Devant les voies spirituelles de l’Asie
Joseph Masson, s.j.
N°1995-6 • Novembre 1995
| P. 374-390 |
Ce n’est plus, depuis un certain temps déjà, une rareté. Les pratiques priantes ou d’intériorisation spirituelle, venues d’extrême-Orient, font les beaux jours de nombreux centres, voire de monastères, de multiples librairies, de plusieurs rayons de livres dans nos bibliothèques religieuses... Si on peut s’en réjouir, dans l’esprit authentique de la réunion de prière d’Assise (et des autres depuis, organisées par la communauté Sant’ Egidio de Rome), on doit aussi offrir les critères de discernement et les perspectives théologiques nécessaires à une réception honnête et féconde des « voies » de l’Orient. Le texte du P. Joseph Masson, s.j., spécialiste bien connu des religions non chrétiennes, nous offre avec clarté cet exercice de respect indispensable à tout accueil de l’autre en sa différence.
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Depuis plus d’un siècle par ses spécialistes, depuis une cinquantaine d’années pour ses fidèles, le christianisme occidental s’est ouvert aux doctrines, voire à certaines pratiques des religions asiatiques. Ce fait constitue un des aspects les plus profonds de l’intérêt global de l’Occident pour le reste de la planète. Après avoir absorbé les richesses végétales et minérales du monde entier, l’Occident en vient maintenant à prospecter les richesses spirituelles.
À ce grand mouvement multiforme, l’Église catholique n’a pas voulu, ni pu, demeurer étrangère ; dans le domaine des études et contacts interreligieux, elle a posé plusieurs gestes officiels caractéristiques. Le Concile Vatican II a publié une « Déclaration sur l’attitude de l’Église envers les religions non chrétiennes ». Un an plus tard le Pape Paul VI constituait un groupe d’experts de différentes nations, spécialisés dans les diverses religions, comme « Secrétariat pour les non-chrétiens », afin d’assurer directives et rencontres. Récemment, dans un souci de respect et de clarté, le nom de l’Institution a été changé en celui de « Conseil Pontifical pour le dialogue entre les Religions ».
C’est en une telle direction que va cet article d’un des membres du premier groupe du Secrétariat. Il est, faut-il le préciser, adressé aux chrétiens et cela à deux fins : d’une part leur faire soupçonner les richesses du travail de Dieu dans les religions, d’autre part les aider à former des jugements clairs et équilibrés.
En fait deux attitudes extrêmes également dommageables menacent certains chrétiens lors de tels contacts. Les uns, plutôt traditionnels, tendraient à condamner ces contacts comme dangereux pour la foi ; d’autres, inconditionnellement ouverts, seraient inclinés à accepter sans réflexion critique tout apport asiatique, dont la nouveauté les éblouit. Ou encore on peut rencontrer des partisans de la multiplicité des révélations et de la coexistence pacifique de positions parfois contradictoires.
Une dame chinoise qui, après onze années d’instances, a pu finalement obtenir un visa de sortie pour étudier la théologie à Louvain, raconte plusieurs de ses bonnes et mauvaises surprises devant certains chrétiens européens : « Mon étonnement a été à son comble lorsqu’un étudiant m’a dit : Vous, Chinois, vous avez le bouddhisme. Cela devrait vous suffire. Pourquoi porter encore en Chine l’Évangile ? Ce raisonnement me dépasse !... Pourquoi ne pourrions-nous pas, nous Chinois, répandre en Chine notre christianisme ? Le christianisme serait-il le domaine privé des Occidentaux ? » [1]
C’est en chrétiens qu’il nous convient de regarder les religions non chrétiennes. Avec la grande admiration que méritent les efforts sincères de leurs membres et un certain nombre d’heureuses intuitions religieuses, mais aussi en éclairant notre vision et notre conduite aux clartés et inspirations finales de notre foi.
Pour trop de personnes encore, l’hindouisme, le bouddhisme, ou quelqu’autre religion asiatique présentent le clair dessin d’un Credo et de commandements aussi définis que les nôtres, et une structure hiérarchique aussi nette que celle de notre Église. Mais quiconque visite sur place ou étudie en détail se rend compte que la réalité est infiniment plus complexe ! C’est donc en les réduisant à leur contenu essentiel que nous pourrons ici dessiner et juger, dans le monde religieux asiatique, certaines Méthodes, relativement omniprésentes, mais débouchant sur Deux Voies fondamentales, diverses et même opposées jusqu’à un certain point : celle de la Méditation qui voit l’homme puiser en lui-même seul, celle de l’ Imploration, qui le saisit comme recourant, dans son insuffisance, à des puissances supérieures.
Méthodes d’approche
En s’approchant des religions asiatiques, des chrétiens en recherche ont décelé, voire adopté, des méthodes asiatiques qui ont semblé capables de les aider, et qui en fait les ont aidés en certains cas. Le catalogue complet de ces méthodes, présentées par des milliers de maîtres depuis plus de deux millénaires, serait infini.
On ne peut relever que les plus fréquentes, les plus usitées : le retirement en solitude, le renoncement aux abondances et facilités de la vie, le regroupement des pensées sur peu de thèmes voire sur un seul thème ou même sur l’absence de thème formulable, l’adoption de positions et de disciplines corporelles favorables à ce regroupement et à cette concentration : immobilité, postures fixes ou mouvantes, fixation du regard sur des images ou des symboles stimulants...
Il est sûr que tout cela, utilisé raisonnablement et éventuellement avec l’aide d’un conseiller, psychologique et/ou spirituel, peut avoir son efficacité. On nous permettra d’ajouter que, depuis deux mille ans, la tradition chrétienne fait usage de pas mal de ces moyens.
- Fuis (le monde) et tais-toi : c’était déjà la consigne des premiers moines d’Égypte, au IIIe siècle. Ils imitaient en cela une pratique des Apôtres, enfermés pour prier dans la chambre haute. Et plus éminemment encore celle de Jésus lui-même, parti quarante jours au désert ou réfugié plus tard sur la montagne, pour y trouver des plages de silence et de tranquille union à son Père.
- Bonheur du dépouillement, de la pauvreté qui libère, car c’est aux pauvres qu’est donné le Royaume. Cet appel évangélique, certains chrétiens l’avaient entendu bien des fois, avant d’en saisir, de façon neuve, la force et la valeur à travers les dits et les modèles des moines bouddhistes.
- Qu’une seule chose soit nécessaire au chercheur religieux, c’est-à-dire précisément : de ne se préoccuper que de cette recherche même, comme les Apôtres quittèrent tout pour suivre le Christ. Certains chrétiens retrouvent cette vérité sur les lèvres et dans la vie d’un sage asiatique.
- Il n’est pas de méthodes aussi physiques que lesattitudes corporelles et le contrôle de la respiration rythmant les paroles, que l’on ne trouve dans la tradition chrétienne, depuis les temps anciens et jusque chez Ignace de Loyola. Avant que des chrétiens d’aujourd’hui ne les découvrent en d’autres religions. L’ascèse et la liturgie chrétienne en usent.
Dans tout ce domaine des manières psychologiques et physiques de se concentrer pour s’approcher de l’invisible, l’étonnement de certains chrétiens face aux maîtres asiatiques provient trop souvent de leur ignorance des traditions du recueillement chrétien depuis presque deux mille ans.
Mieux vaut du reste que leur attrait pour la vie intérieure se déclenche ainsi que pas du tout et qu’ils soient ainsi amenés à redécouvrir au dehors ce que la tradition chrétienne leur offrait depuis toujours.
Il ne faut pourtant pas se le cacher, ces moyens ont pour effet d’introduire l’Asiatique en deux voies qui ne coïncident pas, en profondeur, avec des données essentielles de notre foi. C’est ce qu’il faut maintenant mieux voir, tout en reconnaissant d’abord la hauteur de ces conceptions et l’héroïsme de leurs meilleurs tenants.
La voie de la méditation
On peut progresser en cette voie selon la tradition hindoue de la prajnâ ou selon la tradition bouddhiste des états supérieurs, nommés dhyâna et zen en japonais [2].
En somme, qu’il s’agisse de la prajnâ ou du zen, on suppose l’homme capable de réaliser sa libération des contraintes terrestres par ses seules forces intellectuelles et morales. Sous la direction d’un maître généralement. Le chercheur hindou s’assied aux pieds d’un gourou ; le chercheur bouddhiste devient upasâka -disciple- d’un moine plus ancien, « arrivé là », c’est-à-dire à l’expérience suprême, et qui peut donc y mener.
Cependant, il serait imprudent pour un chrétien de se livrer sans condition à un maître non chrétien pour que celui-ci le conduise vers un Christ qu’il n’a pas rejoint dans la foi vécue.
Pour un chrétien, il est nécessaire, avant et durant cette exploration, d’avoir un maître qualifié dans l’expérience chrétienne et dans les voies non chrétiennes, pour lui montrer où et jusqu’où il peut cheminer. Faute d’avoir un tel maître, il pourrait lui arriver ce que saint Ignace craint pour un ascète effréné : « détruire la personne ». Les cas ne manquent pas, d’imprudents explorateurs faisant naufrage en des tentations de leur foi ou de leur humilité chrétiennes ou même en des perturbations psychologiques.
Comme toute recherche intérieure, la voie de méditation asiatique ne procède pas sans croyances supposées, ni milieu d’imprégnation. Ici comme ailleurs, avant, pendant et après la recherche pratique, un « contexte » de convictions, de principes, explicites ou implicites, influence le choix des méthodes et l’atmosphère des efforts, avant de conditionner le choix des formulations.
C’est au niveau profond de ces « modes de penser » et de leur impact sur les « façons de dire » que peuvent se révéler, dans l’examen critique, des différences, voire des oppositions entre principes et comportements asiatiques authentiques, principes et comportements chrétiens. Avant de nous en expliquer, rappelons exactement sur quoi portent les considérations de cet article quant à la méthode asiatique de méditation, mais aussi et surtout quant à ses présupposés explicites et implicites.
Cette voie est basée exclusivement sur l’effort personnel. Elle s’appuie sur les seuls ressources et pouvoirs de l’homme seul. Aucun maître ou livre de zen authentique ne connaît l’existence d’une grâce ni n’invite à prier quelqu’un d’autre.
Malgré la ressemblance entre les conseils psychologiques pratiques du christianisme et ceux de l’Asie, ces derniers sont pénétrés d’un esprit d’autonomie et d’autosuffisance, qu’il s’agisse dans l’hindouisme de rejoindre un Plein où l’on se perd ou dans le bouddhisme d’arriver à cet état ultime de l’extinction individuelle dans un nirvana indicible qui supprime la douleur en supprimant la renaissance. L’authentique formule : Brahmâsmi, je suis le Brahman, du monisme hindou, ou la disparition finale de l’homme dans le bouddhisme, et notamment dans le zen, constituent des idéaux irréconciliables avec le bonheur face à face auquel aspire le chrétien.
Cette vue des idéaux rejaillit sur les attitudes. Dans le bouddhisme, selon une comparaison suggestive, l’Arahat, l’homme « digne » de sa nature d’homme, « fonce droit devant lui comme un rhinocéros » sans recourir à personne et en renversant par sa propre force tous les obstacles, toutes les illusions, tous les attraits, toutes les intimidations. Il se conquiert tout seul : par soi, pour soi. On le nomme justement le Vainqueur (Jîna), celui qui s’est (par lui-même) éveillé (buddha).
Ce n’est ni par Dieu ni avec ses frères, ni pour Dieu ni pour ses frères qu’il est libéré...
Ainsi donc, tant dans leurs présupposés que dans leur vocabulaire, les méthodes asiatiques de méditation présentent incontestablement un danger de « refermer » l’homme en lui-même, de le fonder sur lui-même, pour lui-même.
Toutes les méthodes qui ne recourent pas à la prière, et c’est le cas des voies méditatives asiatiques, pourraient à la longue amener certains chrétiens à se confier inconsciemment à eux-mêmes, à oublier que « sans moi, vous ne pouvez rien faire » et ainsi à prier moins, peut-être à ne plus prier. À se distancer du publicain, conscient de ses péchés et de son impuissance. Or, c’est bien lui, souligne le Christ, qui s’en alla justifié.
En même temps que cette concentration abusive en soi-même, pourrait naître le péril d’un certain orgueil, oublieux de notre faiblesse réelle, mais fier de marcher vers une absorption dans l’Un, ou le Mystère final. Unicité (ekatvam) ou vide (s’unyatâ).
Il faut bien se rendre compte de la distance entre cette vue asiatique de la fin dernière et celle que nous présente le christianisme. Au terme asiatique final, il n’y a plus, on l’a noté, de personne humaine ni d’âme individuelle immortelle. Il n’y a plus, non plus, de Dieu unique et moins encore trinitaire, balayés eux aussi dans la solution finale. Il n’y a plus de Jésus Christ, Sauveur pour l’éternité, dans un amour éternel, et réciproque.
Mais, de cette perspective « engloutissante », n’avons-nous pas exagéré le périlleux radicalisme ? On pourrait se poser cette question, surtout si l’on pratique avec fruit ce que certains appellent un « zen chrétien ».
Plusieurs observations peuvent et doivent, être faites à ce sujet.
La première est que le « zen chrétien », s’il ne donnait à la prière humble sa place primordiale dans la méthode pratique, ne serait plus chrétien. Il serait tout au plus le préalable d’ascèse humaine à une démarche ultérieure vraiment croyante et priante.
La seconde observation est que le « zen chrétien », s’il admet la prière au cœur de son effort, n’est plus du zen authentique, puisqu’il renonce à son présupposé de l’homme sauvé par lui-même en ses propres forces.
Et voici la troisième : il est clair que les maîtres (chrétiens) les plus fiables s’efforcent de surmonter ce dilemme et de présenter une combinaison où s’insèrent plus ou moins harmonieusement, d’une part un effort méthodique de l’homme, selon ses capacités naturelles, pour se créer une vie intérieure, et d’autre part l’humble « exercice de la présence de Dieu », accompagné de la demande de sa grâce et de l’ouverture aux autres. Ils espèrent ainsi, à travers certaines démarches pratiques partagées par le zen et le christianisme, conduire leurs disciples à mieux trouver Dieu, le Christ, leurs frères. C’est en chaque cas qu’un discernement pénétrant pourra dire si cette synthèse épanouit la foi, l’espérance et la double charité.
Peut-être serait-il, en certains cas, plus direct et plus facile de se fier aux traditions chrétiennes connues et éprouvées...
La voix de la dévotion priante
Le méditant est donc invité à se sauver par lui-même et sans recourir ailleurs. Et pourtant quiconque étudie l’Asie la voit fourmillant de « trente-trois mille dieux » hindous et constate dans les sanctuaires bouddhistes toute une liturgie d’appel aux bouddhas multiples. La dévotion et l’invocation constituent en Asie un courant bien plus puissant que celui de la méditation héroïque. Fleuve immense, dont les flots franchissent sans hésiter bien des obstacles sociaux : castes et classes.
En entendant ces prières, en contemplant ces hommages, le chrétien a l’impression de se trouver plus près de son propre contexte religieux. Cependant, en vérité il doit réfléchir avant d’applaudir des deux mains ; après avoir recueilli avec sympathie et respect ces manifestations d’une profonde conviction religieuse, il éprouve le besoin de clarifier plus nettement les motifs, les caractères, le sens profond de la piété asiatique.
Les raisons du courant dévot
Les publications de notre temps, faites à la gloire de l’homme, sont ainsi orientées qu’on pourrait, en les parcourant, imaginer l’Asie entière, et plus particulièrement l’Inde, comme figées dans la position méditative du lotus (padmâsana) en vue de l’exploration intérieure. La réalité est bien plus diverse, pour plusieurs motifs qu’on peut énumérer.
– Les hautes spéculations, les efforts souvent héroïques des méditants sont en réalité le fait d’une élite, qu’il ne faut pas confondre ni avec ses contrefaçons charlatanesques ni avec les habitudes religieuses des foules ordinaires, voire des « mystiques » pieux. Ces spéculations ne se vérifient qu’en des tempéraments à la fois vigoureux et contrôlés, pouvant librement disposer de leur propre personne et de leur temps. La vie renoncée méditante ne mobilise pas seulement une « tranche de vie », une partie du temps. Elle requiert constamment tout l’homme.
Aussi le grand nombre des simples ne s’y aventure guère. Elle se contente d’admirer et de vénérer d’en bas ces « Himalayas spirituels », et de se laisser irradier par leur puissance bénéfique.
Les simples gens, quand ils peinent sous le soleil dans leurs champs, ou quand ils parcourent les rues des villes à la recherche d’emplois trop rares et si peu payés, n’ont devant eux qu’un horizon de problèmes : comment détourner les malheurs qui menacent, et déjà les peines d’aujourd’hui ? Comment mener une vie plus ou moins décente et paisible ? Comment apaiser à la fois l’usurier qui réclame ses intérêts et, dans l’invisible, les puissances maléfiques « cherchant qui dévorer » ? Comment surtout échapper, la mort venue, à une inévitable renaissance ? Comment trouver des divinités secourables et gagner leurs faveurs ?
Même un bouddhiste le constatait, expérience méditative essayée : il n’est pas bon de n’avoir personne à invoquer comme recours. En Asie comme ailleurs, l’homme éprouvé par la vie ne se sent jamais assez protégé, n’a jamais au-dessus de lui assez d’êtres tutélaires. Il les invoque, multiples, contre de multiples peines et dangers.
Dans les panthéons surpeuplés, la tradition lui révèle un ordre hiérarchique. Les « grands dieux » (mahâdeva) sont trois. Brahmâ, le premier, le créateur, a déjà rempli son rôle pour l’univers et fini sa besogne, mais les deux autres membres de la Triade (Trimurti) exercent à tout moment leurs fonctions.
Vishnu pénètre et soutient l’univers ; il s’y manifeste sous diverses formes et noms : Râma, Krishna et d’autres. Shiva, selon un rythme éternel, balaie les mondes épuisés pour leur donner des remplaçants neufs dans une danse cosmique à deux temps. L’un et l’autre sont accompagnés d’une troupe, voire d’une armée de puissances mineures.
Dans ce panthéon, le peuple fait son choix. Suivant les penchants de leur tradition, de leur milieu et de leur cœur, les fidèles choisissent une divinité préférée (ishtâ devatâ) sans d’ailleurs nier les autres. C’est à la divinité préférée qu’ira tout leur culte.
Pour le bouddhisme les choses se sont présentées autrement. Le présupposé fondamental est en tout cas que toute réalité, dieux et fidèles compris, est illusoire. Le Bouddha près de mourir a intimé : « Faites vous-mêmes votre salut avec diligence ». Et il a dit aux moines, comme à ses seuls disciples orthodoxes : « Ne vous occupez pas de mes funérailles, laissez les laïcs rendre hommage à mon cadavre ». De fait, dans leur recherche intérieure les moines ne comptent pas, en principe, sur la prière ; leur culte est simplement l’hommage à un disparu.
Mais, en bouddhisme comme en hindouisme, les altières positions autonomes de l’élite ne sont pas atteintes par le peuple, même s’il les admire de loin. Et le « pauvre peuple », cherchant à quels recours adresser ses requêtes, passe, devant le Bouddha historique magnifié et devant les habitants bienveillants des « terres bienheureuses », de l’admiration à la vénération, de la vénération à la confiance, de la confiance à la prière explicite, souvent ardente. Les bouddhas illuminés, flanqués de puissants acolytes dénommés bodhisattva, deviennent pour les fidèles des entités toutes-puissantes et toutes secourables ; les bodhisattva font même un vœu de secourir les fidèles dans leur effort de progrès ; l’un d’entre eux, le plus invoqué, se nomme de façon significative : Amitâyus, Vie infinie et Amitâbha, rayonnante Lumière infinie.
D’ailleurs en profondeur, la diversité des noms et figures des puissances priées importe moins que le fait même de la prière, de la démarche où deux « personnes » se posent l’une en face d’une Autre. À côté de la voie où l’on se sauve soi-même, en voici une autre, dans laquelle le fidèle, qui fait des efforts certes, se sent insuffisant et recourt à quelqu’un, dans la foi et la confiance. Quelqu’un qui, plus ou moins nettement, plus ou moins provisoirement, mais très efficacement, accueille et exauce l’invocation qu’on lui adresse.
Les sentiments du dévot
Sur ce fond de croyance se dessinent des sentiments, des rites assez semblables sous les diversités perceptibles.
Ces sentiments sont sains et sincères ; ils méritent l’admiration. Détaillons-les quelque peu. Mais rendons-nous compte d’abord en quels genres de personnes ils naissent. Pour l’Inde les constatations sont assez surprenantes. On sait qu’en ce sous-continent immense, la société est essentiellement compartimentée par le système des castes : brahmes liturges, nobles guerriers, artisans qualifiés, et shudras méprisés sont traditionnellement séparés par des haies épaisses d’interdits ; on ne peut traverser ces barrières sans encourir non seulement une souillure religieuse mais souvent des vindictes sociales. Même des temples sont interdits à certains groupes inférieurs.
Or, dans l’Asie dévote, comme déjà dans le bouddhisme monastique, ces distinctions et ces tabous sont en principe supprimés : le « vrai brahme », c’est le fidèle croyant, observant, quelle que soit son origine sociale. Il n’y a plus « ni homme libre ni esclave ». Parmi les plus grandes figures du bouddhisme dévot, on rencontre, baignant dans un même enthousiasme, répétant les mêmes prières dans les mêmes pèlerinages, des brahmes de la plus haute classe, des nobles, des artisans et jusqu’à des hors-caste. Semblablement se côtoient des riches et des pauvres, des personnes cultivées et des illettrés totaux. Plus étonnant encore : parmi les leaders les plus admirés et les plus influents, il y a des femmes de tout rang !
Semblablement la décision d’adjoindre ou de substituer la vie d’invocation à la vie de méditation est prise de façons très diverses. Certains fidèles proviennent de milieux pieux, et s’y sont développés sans heurts jusqu’à une dévotion personnelle ardente. D’autres, au contraire, ont opéré, à un moment déterminé de leur vie, un choix déchirant ; ils ont renoncé à une sagesse, une philosophie altières, à une vie familiale paisible, à une haute charge, pour rallier un groupe d’invoquants de toutes origines.
Nonobstant ces différences, la fraternité reste entière. C’est en groupes, en troupes, que les pèlerins se déplacent vers tel sanctuaire de leur divinité préférée, entraînés par des bardes, chanteurs et musiciens, qui entonnent les hymnes sacrées, venues - avec ou sans nom d’auteur - du fond des temps.
Ils marchent vers des sanctuaires qui parfois n’ont rien d’un chef-d’œuvre mais que leur croyance enthousiaste pare de tous les attraits, pour se prosterner devant des statues parfois laides à nos yeux.
Les thèmes de la dévotion
Sur les routes, dans les cours des temples, devant le dieu, leurs thèmes de prières sont classiques et récurrents. Ils y énumèrent leurs multiples désirs d’être « délivrés du mal ». Il s’agit de toutes les misères et de toutes les espérances des hommes en peine : problèmes physiques ou psychologiques, personnels ou familiaux, poids du péché qui voue à l’expiation dans une nouvelle vie, à moins que la divinité miséricordieuse n’intervienne et ouvre au moins les portes d’un paradis qui permette d’arrêter la série des renaissances (punar jâti).
Écoutons quelques-uns des inspirés. [3]
Les pèlerins, en même temps que leurs peines matérielles, exposent aussi fréquemment leur impuissance spirituelle et leurs fautes.
Mauvaise, rien que mauvaise, ma race et tous mes caractères.
Je ne suis grand que dans le péché ; mon bien, c’est le mal.
Mauvais est mon moi intime : le refus d’être pur.
Malheureux que je suis !... Pourquoi suis-je né ?
(Appar. VIIe siècle, shivaïte).
Le traité bouddhique du Lotus de la Bonne Loi présente de son côté un parallèle de la parabole évangélique du fils prodigue quittant son père, plongeant dans la misère des plaisirs mondains et revenant finalement à son père.
Le sentiment du péché et la confusion qu’il suscite pourraient s’achever dans le désespoir mais souvent il se transforme en une confiance dans la divinité choisie : l’inspiré chante :
Votre vilenie, votre culpabilité, ce péché qui vous effraie,
Et aussi vos innombrables douleurs,
Tout cela sera balayé.
(Sambandar, VIIe siècle, shivaïte).
Et voici comment raisonne un bouddhiste japonais :
Si les bons peuvent renaître au paradis,
À combien plus forte raison les mauvais !
En effet le seul droit que possèdent les humains,
C’est d’obtenir miséricorde à proportion de leur misère !
De leur impuissance à se sauver eux-mêmes !
Dès lors plus rien ne peut nous troubler.
(Shinran, 1173-1262, bouddhiste japonais).
La Bhagavadgîtâ, en deux chapitres centraux atteint le sommet. Là, Krishna fait au fidèle cette promesse :
Celui qui me connaît comme sans commencement,
Comme le Suprême Seigneur de l’Univers,
Celui-là n’est pas sujet à l’illusion
Et il est délivré de toute faute (X, 8).
Et le dévot demande humblement :
Si tu penses que je suis capable
De contempler ta face, Seigneur, Suprême personne,
Alors, révèle-moi ton Être immuable (XI, 4).
Le Seigneur, avec autant de clarté que de générosité, répond :
Tu ne peux me voir de ton regard humain
Mais je te donne donc un « Œil divin ».
Contemple mon pouvoir de seigneur (XI, 8).
Alors se réalise la première promesse :
Le sage qui, voyant cela, m’honore dévotement
Est rempli d’amour, jusqu’à déborder (X, 8) !
Cette confiance fait jaillir la prière dans le shivaïte Sambandan, déjà nommé :
Je n’ai nulle vertu. Je ne puis que te louer !
Il fait écho à un traité bouddhiste sur les Paradis (Sanhâvat) dans lequel parle un bouddha disparu mais encore secourable, Amida, que nous avons déjà cité. Le traité proclame :
Tous les êtres qui entendent le traité d’Amida,
Et l’ayant entendu élèvent vers lui leur pensée
En un grand désir plein d’allégresse,
Fût-ce une seule fois, tous ceux-là
Ne pourront jamais déchoir de la plus haute perfection !
(Sukhâvatîvyûha long, sect. 27).
Est-ce donc, poussée au maximun, la foi qui sauve ? Qu’en est-il alors des bonnes œuvres ? Heureusement le texte ne les oublie pas, car il dit ailleurs :
Ceux qui pensent sans cesse au Bouddha,
Et accumulent immensément les bonnes œuvres,
Et prient sans cesse pour renaître dans le Paradis heureux,
Ceux-là, à leur agonie, seront pleins de pensées joyeuses,
Et à leur mort, ils naîtront en ce paradis.
Certes, dans les perspectives dernières de l’hindouisme et du bouddhisme, le Paradis n’est pas encore le dernier séjour, mais il est l’avant-dernier, qui assure la fin des naissances successives et les conditions suffisantes pour arriver au but : dans l’hindouisme la plongée finale dans l’Un, dans le bouddhisme l’accès au Nivârna indicible où, en tout cas, il n’y a plus de douleur.
Réflexions finales
Les citations permettent au moins de deviner quels fleuves immenses d’aspirations, de pressentiments, d’attentes, d’espérances traversent la recherche religieuse asiatique. Et tout autant combien d’efforts sincères et admirables se sont exercés de l’Indus au mont Fuji.
C’est si vrai qu’à l’occasion un chrétien pourrait emprunter pour rafraîchir sa prière et « baptiser » la leur, telle formulation ou telle méthode asiatique, dans un commun esprit de montée vers la fin dernière où « il n’y aura plus ni mort, ni tristesse ni plainte ».
Cependant ces emprunts ne peuvent être faits sans risque ni avec profit que dans une juste vue du sens de ces textes. Ainsi qu’il a été dit pour la voie méditative comme pour la voie dévote, les présupposés fondamentaux de l’Asie hindouiste ou bouddhiste sont différents de ceux de notre foi chrétienne. Pour le chercheur asiatique, tout ce qui est marqué d’une limitation existentielle est provisoire et illusoire.
Au contraire, pour le chrétien, si la nature matérielle, et même le corps humain sont marqués d’une essentielle caducité, ce fut la bonté suprême du Créateur de donner à l’homme une âme immortelle, destinée à parvenir à un face à face interpersonnel d’amour avec Dieu, pour toujours. C’est une bonté de plus de la part de Dieu d’avoir voulu assumer cette nature d’homme et de la conserver, ressuscitée et glorifiée, également pour toujours.
On ne peut « diluer » dans un mélange moniste autosauveur l’affirmation évangélique : en dehors du « nom », de la personne et de l’action historique de Jésus il n’y a pas de salut.
Une fois cette vérité rappelée, que penser du sort éternel des méditants et des dévots que nous admirons ?
- Il est sûr que Dieu seul est capable de sonder les cœurs.
- Selon l’amplitude de son plan il « veut sauver tous les hommes » et apprécie, beaucoup plus généreusement et miséricordieusement que nous, la conduite des asiatiques qui n’ont pas encore perçu comme personnel et décisif l’appel du Christ à l’humanité.
- Il est tout aussi sûr qu’à quiconque fait ce qu’il peut (selon la manière qu’il perçoit), Dieu donne sa grâce.
- Il est certain aussi que la fraternité humaine, surtout en cet admirable domaine, et la charité chrétienne nous font un devoir et nous donnent le pouvoir de porter jusqu’à Dieu dans le respect et la joie tous ces efforts.
Quant à employer les langages et les idées asiatiques pour parler nous-mêmes à Dieu, au lieu de nous inspirer plus directement des méthodes éprouvées et des prières admirables de la tradition chrétienne, mûries deux mille ans en Jésus Christ et dans l’Église, on a dit plus haut qu’il y faut un sérieux discernement sous la direction d’un maître, averti à la fois du christianisme et des spiritualités asiatiques. Il ne s’agit pas en effet de satisfaire une curiosité sans importance, mais d’ajouter utilement un élément de plus, à notre rencontre de Dieu « par Jésus Christ Notre-Seigneur ».
Rue M. Liétart, 31, bte 3
B-1150 NAMUR, Belgique
[1] Revue : Les chrétiens et la Chine, décembre 1992, 6-8.
[2] L’auteur de cet article s’est exprimé en détail sur ces sujets. D’une part en son volume récent : Mystique d’Asie, Paris, Desclée de Brouwer, 1992 ; partie II, ch. 1 : Mystique du Plein Unique, 53-61. D’autre part en son article sur : « Le chrétien devant le Zen », dans la Nouvelle revue Théologique, 1972, 584-599, et en sa contribution sur les mots Yoga-Zen, dans le Dictionnaire de la Vie Spirituelle, Paris, Éd. du Cerf, 1983,1105-1113.
[3] Les extraits se trouvent soit dans : Mystique d’Asie (cité supra, note 2), soit - pour l’hindouisme : Esnoul, A.-M. et Lacombe, O. La Bhagavadgîtâ, introduction, traduction, commentaire, Paris, Seuil, 1977 ; Esnoul, A. -M., Râmânuja et la mystique vishnouîte, Paris, Seuil, 1964 ; Toukaram, Psaume du Pélerin, introduction et traduction par Deleury, Paris, Gallimard, 1956. - pour le Bouddhisme : Le Lotus de la Bonne Loi, introduction et traduction par E. Burnouf, Imprimerie Nationale, 1859 ; H. de Lubac, Aspects du Bouddhisme, II : Amida, Paris, Seuil, 1954. Pour les deux religions, j’utilise aussi des textes et traductions publiés en langue anglaise.