Le Père Damien De Veuster
Gianni Bracchi, o.c.d.
N°1995-5 • Septembre 1995
| P. 300-317 |
Alors que la Belgique vient de célébrer avec Jean-Paul II et en grande assemblée d’Église la béatification de Joseph (Damien en religion) De Veuster (1840-1889), nous sommes heureux de proposer cette méditation sur la sainteté singulière de ce religieux au corps et au cœur brûlés de charité. Ce sera pour nous l’occasion de nous unir dans la louange et l’action de grâce à nos sœurs et frères dont l’habit de consécration et de service est marqué du sceau béni des Sacrés-Cœurs.
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À la mort du Père Damien De Veuster, le Times écrivit : “Ce prêtre catholique est devenu pour toute l’humanité un ami”. La renommée l’avait déjà accompagné tout au long de sa vie, depuis le jour où il s’en était allé pour la léproserie de Molokaï n’emportant avec lui qu’un bréviaire et un crucifix. Trois jours après son arrivée sur l’île, le journal de Hawaii, l’ Advertiser, déjà le définissait “un des plus nobles héros chrétiens”. Lors de son décès, pour honorer sa mémoire, plusieurs protestants se rendirent à la messe dans la cathédrale catholique.
Ce furent plutôt ses proches confrères qui prirent ombrage de tant de louanges : l’histoire de l’Église, celle de tous les jours, n’était-elle pas pleine de généreux missionnaires qui sacrifiaient leur vie ? Pourquoi mettre de cette façon l’accent sur un jeune Flamand de 33 ans qui acceptait de s’en aller vivre parmi les lépreux ? De plus, il s’agissait d’un malentendu : l’évêque l’avait envoyé à Molokaï pour peu de temps : une quinzaine de jours, peut-être, juste pour débuter : le temps d’organiser parmi les missionnaires disponibles des relèves sur l’île maudite.
“Sans déprécier le dévouement du Père Damien (c’est son Père Provincial qui parle), je dois vous dire, à la louange de nos pères, que plusieurs d’entre eux avaient demandé de se dévouer au service des lépreux. Nous n’avions nulle intention de n’envoyer à Molokaï qu’un seul prêtre et le Père Damien n’y a pas été envoyé pour y rester définitivement”.
Ce qui est sûr cependant, c’est que sa décision d’y rester produisit une impression extraordinaire ; la presse parla d’un choix qui ne se terminerait que par la mort. Le Père Damien ne se préoccupait pas de le démentir. Il savait, au fond de son cœur, que ce serait pour toujours. Il l’avait immédiatement écrit à ses supérieurs : “Vous connaissez ma disposition. Je veux me sacrifier aux pauvres lépreux”. Il avait reçu une réponse ambiguë : “Rien n’est décidé ; sauf que vous pouvez demeurer à Molokaï pour poursuivre votre dévouement jusqu’à nouvel ordre”. Une semaine plus tard, le Provincial écrivait à ses supérieurs : “Considérant les circonstances qui conduisirent le Père Damien là-bas, l’heureux effet que son apparition avait exercé sur le public et la nécessité d’administrer les sacrements aux mourants, nous sommes pour ainsi dire obligés de l’y laisser”.
Damien s’y attendait. Ce fut ainsi qu’il devint : “le Père Damien des lépreux”.
Né le 3 janvier 1840, baptisé Joseph, (Damien sera son prénom en religion), il était le septième et dernier fils de la famille De Veuster, résidant dans le village de Tremelo, près de Louvain. À treize ans, Joseph étant suffisamment fort pour travailler à la ferme, on le retira de l’école. Il travailla cinq ans à la campagne : il était fort, râblé, infatigable. Mais quand son frère Auguste entra chez les Pères des Sacrés-Cœurs dits de Picpus, (deux de ses sœurs étaient devenues religieuses), Joseph aussi commença d’élaborer le même projet.
Il reprit ses études, et manifesta à ses parents sa décision d’entrer chez les Pères des Sacrés-Cœurs. “Ne me retenez pas... !” leur disait-il, à la manière passionnée qui le caractérisera toujours.
Fin 1863, sa congrégation choisit les îles Hawaii comme terrain de mission. Le frère de Damien était désigné pour partir en mission ; mais il tomba malade, et Damien, avec une certaine audace, réussit à le remplacer. “C’est mon tour”, dira-t-il. Après un voyage de six mois, le jour de la saint Joseph 1864, les missionnaires débarquaient à Honolulu.
L’archipel des Hawaii, lieu du printemps éternel, venait de découvrir une nouvelle malédiction : la lèpre, après les fléaux du choléra, de la variole, de la rougeole, de la syphilis, connus depuis les années précédentes. À cette époque on n’avait pas encore, du point de vue médical, une connaissance bien précise de la lèpre. Le Père Damien se trouvait à Molokaï depuis un mois, lorsque quarante-huit pasteurs protestants signèrent un rapport disant : “Face à cette maladie incurable, répugnante, touchant les forces vives de la nation, le risque surgit que notre peuple hawaiien devienne, en quelques années, une nation de lépreux ! Nous sommes au bord d’un horrible précipice vers lequel nos pieds glissent rapidement”.
Le drame était encore plus profond qu’il n’y paraissait : les indigènes considéraient tous ces désastres comme la malédiction apportée par les étrangers, les blancs, qui avaient envahi les îles avec leur commerce. Les blancs, à leur tour, accusaient les natifs, connus pour leur promiscuité sexuelle sans frein. D’ailleurs, le préjugé selon lequel la lèpre était le quatrième stade de la syphilis était très répandu.
Le conflit prenait encore plus d’ampleur quand il s’agissait de décider comment endiguer l’épidémie. Les autochtones accordaient beaucoup plus d’importance aux relations de famille et d’amitié qu’aux avantages à attendre d’un isolement des malades. Tandis que les collaborateurs occidentaux du roi faisaient pression pour une ségrégation absolue et rigide de tous les lépreux et de tous les cas suspects. Ainsi les scientifiques, les hommes politiques et les autorités religieuses (notamment les calvinistes) prêchaient la ségrégation comme un devoir moral. On pouvait lire dans un document de l’Association Evangélique Hawaiienne que les missionnaires se devaient “d’enseigner et de convaincre le peuple entier d’obéir à la loi de Dieu et d’isoler les lépreux, ainsi que de montrer à chaque lépreux qu’en s’attachant à son peuple et en refusant de partir, il péchait contre la vie des autres et contre la loi de Dieu”.
Les enseignements de l’Ancien Testament étaient repris à la lettre : la lèpre était une malédiction divine et devait être traitée comme telle. C’est pourquoi on avait créé la colonie de Kalawao, sur l’île de Molokaï, choisie pour son inaccessibilité qui en faisait une prison naturelle. On l’appelait “l’enfer”, ou “le cimetière des vivants”. À partir de 1866, un bateau chargé de lépreux partait, chaque mois, de la capitale Honolulu.
Dans chaque district, la police enlevait de force hommes, femmes et enfants suspectés de lèpre et les envoyait au centre de rassemblement où un médecin décidait de leur sort. Les malades se dérobaient souvent : les groupes familiaux se réfugiaient dans les villages les plus perdus, ils allaient même jusqu’à se cacher dans les cratères éteints des volcans ; on s’opposait à la police les armes à la main.
Il n’était pas rare de voir des amis et des parents feindre d’être malades afin de pouvoir accompagner les lépreux qui leur étaient chers : on alla jusqu’à permettre aux conjoints sains qui le souhaitaient de partir avec leurs malades. Les blancs ne parvenaient pas à comprendre de telles attitudes : pour eux la solution du problème de la lèpre était liée à une “absence de tout contact” ; pour les Hawaiiens, le contact humain, voire physique, gardait une valeur essentielle, bien plus importante que n’importe quel danger.
La colonie des lépreux avait été ouverte en 1865. Avant 1873, l’année de l’arrivée du Père Damien, aucun blanc n’y avait séjourné. Il y avait bien eu un médecin de passage, qui examinait les lépreux en soulevant leurs vêtements du bout de sa canne, pour ne pas toucher les malades ; ainsi qu’un pasteur protestant, qui se rendait occasionnellement à Kalawao, mais qui prêchait à l’abri d’une véranda, à bonne distance et en toute sécurité, sans approcher physiquement ceux qu’il voulait toucher spirituellement. C’est pourquoi, à Molokaï, l’on voyait des malades qui, en riant, jetaient à terre le contenu des flacons de médicaments et utilisaient les bouteilles pour y conserver leur tabac : ils ne pouvaient vraiment pas faire confiance aux blancs.
Parmi les lépreux l’intérêt et la solidarité étaient limités à leurs conjoints : tous les autres étaient des ennemis. La colonie des lépreux était un enfer, non seulement par ce qui arrivait à leurs corps, mais bien plus encore pour ce qui arrivait à leurs âmes et à l’ensemble de leur société.
Rien que la dégradation des corps était déjà horrible à voir. Nous ne pouvons pas percevoir la sainteté du Père Damien, si nous ne reconstruisons pas, avec un peu de réalisme, le contexte dans lequel il a accepté de vivre. Nous sommes en train de raconter la vie d’un homme qui, au milieu de tant d’horreurs partagées pendant des années, a tellement imprégné de sa charité ce milieu humain ravagé, que certains malades arriveront à dire qu’ils n’auraient pas souhaité guérir si cela impliquait l’éloignement du Père Damien.
La lèpre, disaient les rapports médicaux de l’époque, paraissait utiliser “une espèce de cruauté intelligente” : car l’ulcération commençait d’abord par s’étendre sur toute la superficie du corps, pour s’attaquer finalement aux organes vitaux. De cette manière, le malade était réduit à assister, de son vivant, à cette dégradation.
L’on disait que chaque lépreux conservait précieusement deux objets : un miroir et un couteau. Un miroir où il pouvait épier jour après jour sur son visage, “avec une obstination morbide”, la progression du mal ; un couteau, pour égaliser les bouts des doigts, au fur et à mesure qu’ils devenaient insensibles. Dès l’arrivée de nouveaux lépreux, les anciens s’empressaient de leur inculquer la maxime suprême qui régissait la colonie : “Ici, il n’y a pas de loi !”
En 1873, quand le Père Damien, âgé de 33 ans, arriva à la léproserie, la colonie comptait six cents malades, outre leurs accompagnateurs encore sains ; trois cents Hawaiiens étaient décédés avant son arrivée. Il y serait le seul blanc.
Le missionnaire débarquait, comme nous l’avons dit, avec pour tout bagage, un bréviaire et un petit crucifix ; les premières semaines, il vécut en plein air, dormant sous un pandanus et mangeant sur une roche plate.
Il choisit immédiatement de s’immerger dans ce monde de putréfaction. Ce qui le bouleversait le plus c’était l’odeur fétide, persistante, qui lui serrait la gorge ; il la percevait comme une espèce de brûlure. Pour résister, il se mit à fumer la pipe. Il comprit, par instinct de charité, que les malades ne l’auraient jamais accueilli, s’il avait commencé à se protéger, à prendre des précautions, à éviter tout contact, à montrer de la répugnance.
Dès sa première homélie, il choisit de s’adresser à ses fidèles en disant : “nous autres lépreux”. Il disait “avoir confié l’affaire de sa santé à la Vierge Marie et à saint Joseph...”. Ses supérieurs lui écrivaient toujours de se garder de la contagion, mais il savait qu’il était inutile d’être à Molokaï en restant “un blanc”. Il était difficile pour un prêtre de “se refuser à toucher” quand il fallait déposer l’hostie consacrée sur des langues rongées par la maladie, ou oindre avec l’huile sainte des mains et des pieds gangrenés, ou bander avec tendresse des plaies sanieuses. L’on racontait qu’un jour, pendant que le Père Damien soignait une plaie particulièrement répugnante, le malade lui dit : “Faites attention, mon père, vous pourriez vous contaminer ! Mon fils, lui répondit-il, si la maladie m’arrache mon corps, le Bon Dieu m’en donnera un autre !”
Mais s’il agissait de cette manière, ce n’était pas seulement pour respecter la sensibilité des Hawaiiens ou celle, plus aiguë encore, des malades. Il suivait, pour ainsi dire, “la sensibilité de l’Église”, qui est, par définition, “le Corps du Christ”, où tous les sacrements et tous les gestes sont des signes d’un contact physique, d’une contagion positive, entre l’humanité du Christ et notre humanité souffrante. Voilà la raison et la méthode d’être proche de l’homme. “Le Christ est la route principale de l’Église, dit Jean-Paul II. Sur cette route qui conduit du Christ à l’homme, sur cette route où le Christ s’unit à chaque homme, l’Église ne peut être arrêtée par personne”.
Voilà le Père Damien mangeant avec ses lépreux, trempant les mains dans le plat commun, buvant aux tasses qu’on lui offrait, prêtant sa pipe si on la lui demandait, jouant avec les enfants lépreux qui se jetaient par grappes sur ce bon géant. Il écrivait à la fin de sa deuxième année de présence :
C’est bien dans les larmes que j’ai l’honneur de semer la semence divine au milieu de mes pauvres malades. Des misères tant morales que physiques, à crever le cœur, m’entourent du matin au soir. Je tâche cependant de me montrer toujours gai afin de relever le courage de mes infirmes. Je leur montre la mort comme la fin de leur misère, comme un passage au Paradis, s’ils veulent bien se convertir. Aussi un grand nombre voit approcher le dernier moment avec résignation et même quelquefois avec joie. Pendant le courant de cette année, j’ai eu la consolation d’en voir mourir dans de bonnes dispositions au moins une centaine.
Tel était le sens de sa mission et de son apostolat parmi les lépreux : les préparer à mourir, pour rencontrer le Christ. Il n’y avait rien de plus humain à faire : la mort était l’évidence quotidienne et inexorable.
Le cheminement pédagogique habituel dans toute autre communauté chrétienne (apprendre à bien vivre, afin d’apprendre à bien mourir) était impossible à Molokaï. Damien retourne l’itinéraire. Aux lépreux il apprend à bien mourir, pour qu’ils puissent redécouvrir le sens, la dignité, la joie de vivre, au cœur de cette apparence de vie, enfermée dans leurs corps pourris. Il commence donc à “célébrer la mort”, à donner à la mort une dignité humaine et chrétienne.
Si l’on songe qu’à son arrivée, les cadavres gisaient abandonnés sans sépulture, la proie des porcs, on pourra facilement comprendre la nouveauté révolutionnaire qu’il propose en créant un cimetière. “Ce beau jardin des morts, disait le Père Damien : une palissade blanche, une grande croix, de la terre sacrée...”. Le sens de la dignité provoqué par ce simple fait fut tel qu’aucun lépreux ne voulait plus mourir comme une bête.
Le pasteur protestant écrivit au “Comité d’hygiène” pour se plaindre de l’influence “diabolique” du prêtre catholique, qui “braconnait” aussi chez les protestants mourants, pour les convertir.
Le prédicateur papiste, pouvait-on lire textuellement, s’est aperçu que les cadavres posent un problème : on les laisse en plein air et ils sont mangés par les porcs. Comme il veut convertir les gens à sa religion, il a demandé une série de piquets à Honolulu, pour construire un cimetière : c’est comme un filet prêt à attraper le poisson ignorant qui se trompe de chemin. Voilà le genre de cimetière qu’il a construit !
Mais il était clair que tous finissaient par confier leur âme à celui qui, avec tant de tendresse, s’occupait de leur corps.
Outre le cimetière, le Père Damien créa la “Confrérie funéraire”. Elle se consacrait à construire des cercueils en bois et à accompagner le défunt au cimetière, en priant, au son de la musique et au rythme des tambours. Les vêtements des membres de la confrérie étaient particulièrement beaux. Climat du Moyen Âge ? Peut-être. Mais l’enterrement était une cérémonie qui se répétait au moins trois fois par semaine ! Tel était le choix : la dignité des célébrations paraliturgiques, ou l’obscénité vulgaire des corps abandonnés.
La manière d’accorder la vie et la mort, à la léproserie, reposait sur la décence et la sociabilité garanties par la “Confrérie funéraire” et par les sacrements de l’Église. À l’extérieur de cette fragile communauté, l’horreur était brutale.
Le Père Damien avait même voulu construire le cimetière près de sa maison, il s’y était réservé l’endroit le plus proche de la grande croix. Il écrivit dans une lettre à son frère :
L’autre jour j’ai dû me fâcher : quelqu’un avait commencé à creuser une tombe près de la grande croix, juste à l’endroit que je m’étais réservé depuis longtemps pour moi-même. À force d’insister, j’ai gardé ma place vide. Comme le cimetière, l’église et le presbytère ne forment qu’un parc, je suis le gardien, pendant la nuit, de ce beau jardin des morts, tous mes enfants spirituels. Je trouve mes délices à y aller réciter mon chapelet et méditer sur le bonheur éternel, dont le grand nombre d’entre eux jouissent déjà, ainsi que sur le malheur éternel de ceux qui n’ont pas voulu m’obéir. Je vous avoue, mon cher frère, que le cimetière et la case de mes mourants sont mes plus beaux livres de méditation, tant pour nourrir mon propre cœur que pour préparer mes instructions.
En 1880, après sept années passées à Molokaï, tous les lépreux qu’il avait connus à son arrivée étaient morts, mais la colonie s’était entièrement repeuplée.
Après la célébration de la mort, venait celle des gestes qui accrochent les hommes à la vie. La plus grande fête sur l’île fut la “Fête-Dieu”. Les processions solennelles parcouraient tous les chemins de la léproserie ; elles étaient si imposantes qu’elles finirent par émouvoir également les protestants, habitués à s’y opposer et à les mépriser comme idolâtres. Le Père Damien avait même introduit la pratique de “l’Adoration perpétuelle”. Les tours de garde, de jour et de nuit, n’étaient pas faciles à observer ; mais quand un “adorateur” ne pouvait pas occuper son poste à l’église, il s’agenouillait, pour prier, sur son grabat.
Le plus émouvant, pendant les offices, c’était la chorale. Les Hawaiiens ont une sensibilité musicale remarquable. C’était une chose unique au monde de voir exécuter, à la perfection, dans une léproserie, une messe de Mozart, même si l’organiste devait jouer un morceau de bois attaché à la main, même si le chœur devait souvent changer de chanteurs en raison de la maladie qui les atteignait à la gorge. Quand la princesse régnante se rendit à Molokaï, elle pleura d’émotion, touchée par la douceur et la beauté de ces chants, exécutés par un chœur de malheureux. Mais eux, blessés, cessèrent de chanter, croyant qu’elle pleurait d’horreur. À un visiteur de passage, ces chants rappelaient ceux des Hébreux pleurant à Babylone au souvenir de leur Jérusalem lointaine.
Il y avait aussi la “Confrérie de la sainte Enfance” pour les enfants abandonnés ; celle “de Saint Joseph” pour les visites aux malades à domicile ; celle “de Notre-Dame” pour l’éducation des filles. Ces appellations spirituelles ne doivent pas nous faire oublier qu’il s’agissait de toute une organisation sociale, d’autant plus solide qu’elle était ancrée dans la foi et qu’elle seule existait.
Que dire de la construction d’églises et de chapelles : c’était une passion que le Père Damien avait cultivée depuis ses premières années d’expérience missionnaire, quand il portait, tout seul, sur ses épaules des poutres que quatre Hawaiiens réunis ne seraient pas arrivés à déplacer !
À tout cela, il faut encore ajouter toutes les œuvres qu’il entreprit dans l’île, se faisant tantôt ingénieur, tantôt architecte, terrassier, maçon ou charpentier. Il construisit un petit port afin de faciliter l’accès des bateaux, réalisa les voies de communication entre le port et le village, deux aqueducs avec leurs réservoirs d’eau respectifs, une série de magasins, une cantine, une maison d’accueil pour les nouveaux arrivants, deux dispensaires, deux orphelinats, un centre de formation pour les jeunes filles. Il parvint à mettre en chantier la construction d’un hôpital, où il pensait pouvoir expérimenter de nouveaux traitements importés du Japon et de Madagascar.
Tels étaient ses “hobbies”. Le temps qui lui restait après avoir rendu visite aux malades et après la constante attention spirituelle, ne lui apportait aucun repos. Il répétait en paraphrasant saint Paul : “Je me suis fait lépreux avec les lépreux. Puissé-je les gagner tous au Christ...”.
La “Commission Ministérielle d’Hygiène” qui l’avait d’abord combattu, finit par lui offrir la charge de Surintendant de Molokaï, avec un salaire annuel de dix mille dollars. “Vous m’offririez cent mille dollars pour faire ce que je fais, répondit-il, je ne resterai pas là cinq minutes pour cet argent. C’est uniquement Dieu et le salut des âmes qui me retiennent ici. Si j’acceptais le moindre salaire pour mon travail, ma mère ne me reconnaîtrait plus pour son fils”. La princesse régnante le nomma Commandeur de l’Ordre royal.
Mais son problème, c’était sa solitude de prêtre : depuis le début, il avait demandé à ses supérieurs de lui envoyer un confrère : pour pouvoir se confesser, pour partager vie et travail. Ils ne voulurent pas l’écouter. Les lois, destinées à limiter la diffusion de la lèpre, étaient devenues très sévères : quiconque entrait dans l’île y entrait pour toujours et ne pouvait plus en sortir.
Les autorités sanitaires empêchèrent le Père Provincial, venu rendre visite au Père Damien, de débarquer. Le Père Damien, vint à sa rencontre dans une barque, mais n’eut pas l’autorisation de monter à bord. Les deux prêtres ne se parlèrent qu’à distance ; Damien, en criant depuis sa barque, se confessa en français. Le Père Provincial se pencha à la rambarde du navire pour lui donner l’absolution.
Un confrère audacieux, transgressant les consignes, se rendit sur l’île, lui apportant quelque réconfort. Le Père Damien, lui-même, fit quelques sorties rapides et lutta jusqu’à ce que fût abolie la disposition susdite en faveur des missionnaires qui se rendaient sur l’île pour cause non de maladie mais de ministère.
Après huit ans de solitude, un Père lui fut envoyé. Mais ce fut une croix supplémentaire : c’était un confrère plein de soupçons touchant la moralité du Père Damien et en proie à toute sorte de difficultés à l’égard de sa Congrégation. N’avait-il pas été envoyé là-bas parce que personne n’était jamais parvenu à le supporter ? À Molokaï, il n’était jamais d’accord sur rien de ce que le Père Damien avait réalisé. Celui-ci, qui arrivait à aimer les lépreux, ne parvenait pas à s’entendre avec ce compagnon qui démolissait systématiquement tout son travail. Il s’en ouvrit, à sa manière souvent impulsive et hyperbolique, à ses supérieurs, allant jusqu’à rédiger une lettre-ultimatum :
Mon grand désir, c’est de vivre en union avec mon confrère, ce qui cependant n’est pas chose facile. Si ma conduite vous déplaît, étant ici mal vu du Père Albert, je quitterai bien volontiers Molokaï. Si vous ne travaillez pas pour adoucir le tempérament insupportable du Père Albert, vous me verrez bientôt chez vous, même sans obédience.
Cet incident cachait un autre conflit, plus pénible encore : les supérieurs n’appréciaient pas le Père Damien et n’étaient pas satisfaits de sa conduite. “Il fait tout à sa tête. Mis à part sa vertu et son zèle, écrivait le Père Provincial, c’est un prêtre qui a échappé au moule de Louvain. De plus, il manque de bon sens et de savoir-vivre”.
Tout au début, ils avaient été agacés par le bruit, excessif à leur sens, qui entourait son entreprise. Ils avaient continué à voir son action d’un mauvais œil, laissant entendre que des flots d’argent lui passaient par les mains ; qu’il était trop indépendant dans ses prises de décision ; qu’il n’était pas très rigoureux quant aux solutions apportées aux problèmes pastoraux ; qu’il aspirait à devenir une sorte d’évêque indépendant au sein de sa colonie de lépreux. De plus, certaines protestations publiques que le Père Damien avait adressées au “Ministère de la santé” à propos du traitement réservé aux lépreux, avaient mis la mission tout entière en difficulté avec le Gouvernement.
Le Provincial fit pression sur l’évêque, qui écrivit au Père Damien :
D’après ce que je puis lire dans les journaux, le monde est sous l’impression que vous êtes à la tête de vos lépreux, leur procureur, leur médecin, leur infirmier, leur fossoyeur, etc., comme si le Gouvernement ne comptait pour rien.
Cela pourrait, à bon droit, offenser le Roi. La mission catholique doit aussi encaisser des critiques et ses autorités doivent se taire, afin que le héros puisse briller avec plus d’éclat.
Le Père Damien, déconcerté, lui répondit : “De la part des étrangers, de l’or et de l’encens ; de la part de mes supérieurs, de la myrrhe”.
L’évêque s’en offensa et répliqua :
Après l’or et l’encens, la myrrhe n’était pas de votre goût et vous me l’avez lancée au visage, avec le fond de fiel que vous aviez dans le cœur. Espérons qu’il ne vous en reste plus. Pour ma part je n’ai jamais cessé d’admirer votre héroïsme et d’en parler. Si j’ai trop compté sur votre humilité, je le regrette.
Le Provincial en rajouta et écrivit à Rome que le Père Damien s’était monté la tête, s’était “intoxiqué de louanges”, qu’il était en train de devenir “dangereux”. En réalité, le Père Damien, était simplement devenu “lépreux”.
Il s’en était aperçu, par hasard, un soir où, fatigué et pensif, après sa tâche apostolique, il avait plongé les pieds dans un bassin d’eau chaude : il avait immédiatement vu rougir la peau et se former des ampoules. Etonné, il avait touché l’eau de la main : elle était bouillante. Il avait totalement perdu la sensibilité des pieds : il comprit tout à coup qu’il avait contracté la lèpre. Il écrivit au Supérieur général :
Ne soyez pas trop surpris, ni même trop peiné d’apprendre qu’un de vos enfants spirituels soit décoré, non seulement de la Croix Royale, mais aussi de la plus lourde et de la moins honorable : la lèpre. Le Seigneur a voulu que j’en fusse stigmatisé. Il n’y a plus de doute, je suis lépreux : que le Bon Dieu soit béni.
Avec un ami écrivain il était plus explicite encore :
Je suis attaqué moi-même par la terrible maladie. Les microbes de la lèpre se sont nichés dans ma jambe gauche et dans mon oreille. Ma paupière commence à tomber. Bientôt ma figure sera endommagée, je le suppose. Je reste calme et résigné, je suis même plus heureux parmi mon monde. Le Bon Dieu sait ce qui est mieux pour ma sanctification et dans cette conviction je dis tous les jours fiat voluntas tua : “que ta volonté soit faite”.
Voilà le nœud de la question : la sainteté !... selon la forme choisie par Dieu. Car la sainteté commence par l’homme, qui offre tout ; mais c’est Dieu qui la perfectionne. Dieu qui arrache tout, qui accepte tout !
Damien disait : “Au milieu de mes amis malades, je joue au malade moi-même”. Il appelait ses paroissiens : “mes membres malades”. C’était son identification avec le Corps du Christ, souffrant dans les membres malades de son Église.
La nouvelle que “le héros de Molokaï” était devenu lépreux fit le tour du monde et suscita une vague de solidarité : les louanges et les offrandes se multiplièrent ; ce qui rendit plus aigus encore les problèmes de relation avec ses supérieurs.
À la demande du Père Damien de se rendre à Honolulu, pour un contrôle médical, le Provincial répondit par un refus catégorique : le fait de quitter la léproserie et de paraître dans la capitale, maintenant que sa lèpre était devenue visible, serait de nature à provoquer des difficultés politiques pour la mission catholique tout entière. Le Provincial donna à cette dénégation tout le poids d’une décision prise par le Conseil de la mission. Il ajouta aussi son point de vue, disant que si Damien faisait ce voyage, ce serait la meilleure preuve qu’il était “égoïste et sans délicatesse ni charité”.
Il y avait peut-être des raisons pour justifier de telles dispositions (le risque de la quarantaine pour tous les missionnaires !) mais le ton était inhumain. Damien, affecté, confiait à son évêque :
Ce refus absolu, exprimé sur un ton de gendarme plutôt que sur un ton de supérieur religieux, me fit, je l’avoue franchement, plus de peine que tout ce que j’ai eu à souffrir depuis mon enfance.
L’interdiction fut-elle levée ? En tout cas, le 10 juillet, Damien partit pour Honolulu et séjourna pendant une semaine à l’hôpital. Il avait sans doute forcé la main de ses supérieurs et cela l’affligeait. “Il était si découragé, affirme la supérieure des Sœurs des Sacrés-Cœurs, venue le visiter, qu’il ne songeait plus à retourner à Molokaï, tellement il en avait gros sur le cœur”.
Sa présence ne provoqua aucune remontrance, aucune sanction : au contraire, le jour de son départ, le roi vint le remercier. L’évêque aussi le rencontra et reçut sa confession. Après l’absolution l’évêque, ému, les larmes aux yeux, sans aucune crainte de la maladie du Père Damien, l’embrassa. “J’ai rencontré un saint, dira-t-il. Fougueux, véhément, mais un saint”.
Le 17 juillet, Damien regagna son île, pour ne plus en sortir.
Le problème de ses rapports avec ses supérieurs n’était pas résolu. “Je ne croyais pas être tombé si bas dans l’opinion de mes supérieurs”, écrivait-il. Tandis que la presse mondiale poursuivait ses louanges, le Père Provincial se faisait de plus en plus sévère. “J’ai pris la résolution de n’avoir plus rien à faire, jusqu’à nouvel ordre, avec vous”.
Il continua de sermonner Damien qui, une fois de plus, lui avait demandé un confrère. “Soyez plus résigné ; aussitôt qu’on apprendra que vous êtes dans l’impossibilité d’administrer les sacrements, vous aurez quelqu’un. Avant d’écrire à vos supérieurs, faites une méditation sur l’humilité”. Damien dira à son Supérieur Général : “C’est cet abandon de tout confrère de notre Congrégation, qui m’est bien plus pénible que la lèpre”.
Son affaiblissement devint sensible, les tensions avec les responsables de la mission provoquent un fléchissement de son dynamisme. Le docteur Moritz constate, je cite, “qu’il devient anormalement calme et qu’une mélancolie permanente s’installe en lui... Il reste immobile, silencieux, le regard perdu dans l’espace... C’est étrange à décrire, mais par moments il a le sentiment hallucinant d’être indigne du ciel”.
Dans le journal personnel du Père Damien on peut lire les conseils qu’il se donne à lui-même :
Prions pour obtenir l’esprit d’humilité, de façon à désirer le mépris. Si l’on est méprisé puissions-nous nous en réjouir. Que les louanges des hommes ne nous impressionnent pas. Ne soyons pas satisfaits de nous-mêmes ; soyons reconnaissants envers ceux qui nous causent de la peine et nous traitent avec mépris et prions Dieu pour eux. Pour y parvenir il faut, outre la grâce, une grande abnégation de soi et une mortification continuelle ; ainsi on se trouve transformé dans le Christ crucifié. Saint Jean de la Croix priait toujours ainsi : “Seigneur, que je sois méprisé par amour pour toi.” Faisons de fréquentes méditations sur le mépris que le Christ endura devant Pilate - le visage couvert de crachats - la couronne d’épines - le roseau - le manteau écarlate - la préférence donnée à Barabbas, etc.
À Noël 1887, un Anglais, Edward Clifford, peintre et écrivain, aimanté par la personnalité du Père Damien, vint faire son portrait. Il témoigne :
Les symptômes de la maladie étaient manifestes : les mains et le visage boursouflés avec des espèces de furoncles naissants, le front enflé et ridé, le nez un peu affaissé, sans sourcils, les oreilles fortement agrandies...
Le Père Damien, en se voyant, s’exclama : “Je ne savais pas que la maladie avait tant progressé”.
Au coup de cafard des mois précédents, succéda une grande paix ; Damien parlait d’un “étrange bonheur”. La maladie n’entrava pas son activité : il était tout à la fois prêtre, médecin et architecte. Il avait enfin obtenu le soutien désiré ; d’abord un prêtre du diocèse de Liège, puis trois religieuses fransciscaines et surtout un jeune Père de sa Congrégation.
On peut suivre le récit du déclin du Père Damien, à travers leurs témoignages. “La maladie qui jusqu’alors avait défiguré l’extérieur d’une manière affreuse, parut se retirer, ou pour mieux dire avança vers l’intérieur, livrant la dernière attaque. Elle ravagea alors, d’une manière terrible la gorge, les poumons, l’estomac... Mais il était si patient”.
Au terme du carême de 1889 le Père Damien s’aperçut du changement affectant sa peau :
Voyez-vous mes mains ? toutes mes plaies se ferment, la croûte devient noire : c’est signe de mort, vous le savez. Voyez également mes yeux : j’ai vu tant de lépreux mourants, je ne me trompe pas, la mort n’est pas loin. J’aurais beaucoup désiré voir une dernière fois Monseigneur, mais le Bon Dieu m’appelle à célébrer les Pâques avec lui. Que Dieu soit béni.
Il écrivit à son ami Clifford :
Votre lettre, si pleine de sympathie est venue apporter un peu d’adoucissement à mon état assez misérable. Je m’efforce de mon mieux de porter, sans trop me plaindre les misères de la maladie qui est, après tout, un agent dont la Providence se sert pour me détacher de toute affection terrestre, et activer en même temps le désir de l’âme chrétienne d’être unie à celui qui est sa vie unique.
Le 2 avril, il reçut l’extrême-onction.
Que Dieu est bon, dit le P. Damien, de m’avoir conservé assez longtemps pour avoir deux prêtres à côté de moi pour m’assister dans mes derniers moments ; et puis de savoir les bonnes sœurs à la léproserie. L’œuvre des lépreux est assurée, je ne suis donc plus nécessaire, je peux m’en aller.
“Il était couché à terre sur une pauvre paillasse, comme le plus simple des lépreux, et nous eûmes du mal, continue le témoin, à lui faire accepter un lit”. “Son attachement à la Congrégation fut admirable. Que de fois m’a-t-il dit : ‘Père, vous représentez ici pour moi la Congrégation, n’est-ce pas ? Disons ensemble les prières de la Congrégation. Qu’il est doux de mourir enfant de la Congrégation des Sacrés-Cœurs’”.
Le dimanche des Rameaux, le Père Damien eut une petite amélioration ; c’était le prélude de la mort.
Prêtre de l’Église catholique, missionnaire de la Congrégation des Sacrés-Cœurs durant presque vingt-cinq ans, curé d’une colonie de lépreux pendant seize ans, lépreux lui-même depuis quatre ans et quelques mois, il s’éteignit à 49 ans, le lundi saint, 15 avril 1889, sans aucune lutte, comme s’il s’endormait.
Le Bon Dieu avait tout accepté, tout pris, tout purifié.
La vie du Père Damien fut jalonnée simultanément de renom et de mépris, d’estime et de refus, de vénération et de soupçon, d’amour et de rancune : comme si le Seigneur avait choisi cet impulsif et généreux enfant de la terre flamande pour en faire un signe de contradiction inamissible pour la conscience de l’humanité, pour la vie de l’Église.
Le Père Damien n’était ni le premier ni le seul missionnaire à donner sa vie pour les lépreux : mais c’est Dieu, qui, dans sa sagesse, crée l’événement de la sainteté, en jauge la fécondité ; et cela, pour le salut du monde.
Père Damien, homme de Dieu, ami des hommes, priez pour nous.
Avenue de la Toison d’Or, 45
B-1060 BRUXELLES, Belgique