Le synode sur la vie consacrée
L’apport du chapitre II du message final
Jean-Marie Hennaux, s.j.
N°1995-3 • Mai 1995
| P. 140-157 |
Dans le message final adressé par le Synode sur la vie consacrée, le P. Hennaux dégage avec précision et beaucoup de finesse l’importance de son bref mais suggestif deuxième chapitre. On pourra sans doute dire que ce chapitre est fort allusif, mais il donne pourtant d’approfondir l’enseignement déjà présent au n° 44 de Lumen gentium. Sans mettre les développements proposés ici en concurrence avec d’autres chapitres de l’ecclésiologie de Vatican II – notamment ceux qui établissent l’égalité baptismale foncière de tous les fidèles du Christ – l’auteur déploie ici des éléments importants de la théologie actuelle de la vie consacrée. Certes, ceux-ci doivent encore faire l’objet de la méditation et de la réflexion de l’Église sur son propre mystère. Cet article y contribue avec clarté.
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Parmi les neuf brefs chapitres du message final du Synode sur la vie consacrée, le deuxième est sans doute, du point de vue théologique, le plus important.
Deux points y sont mis en lumière :
- la permanence de la vie consacrée dans l’Église ;
- la sacramentalité de la vie consacrée.
Voici les passages les plus saillants :
De la discussion synodale s’est dégagée une distinction importante : celle entre « vie consacrée » en tant que telle, dans sa dimension théologique, et les « formes institutionnelles » que cette même vie a prises au cours des siècles. La vie consacrée, comme telle, est permanente et ne peut jamais manquer dans l’Église ; les formes institutionnelles, au contraire, peuvent être transitoires ; aucune d’entre elles n’est éternelle (II, b).
Si l’Église est « Sacrement » de salut, cela veut dire que les diverses formes de vie consacrée manifestent, d’une façon concrète et visible, la richesse inépuisable de sa sacramentalité, révélant ainsi, aux fidèles et au monde, comment le cœur du Christ est proche de tous les besoins humains. Toute forme de vie consacrée est un « signe » visible qui offre au monde le mystère du salut (II, e).
La Constitution dogmatique sur l’Église du Concile Vatican Il avait affirmé solennellement que « l’état de vie constitué par la profession des conseils évangéliques, s’il ne concerne pas la structure hiérarchique de l’Église, appartient cependant sans conteste à sa vie et à sa sainteté » (Lumen gentium, 44) [1].
Notre intention, dans les quelques pages qui suivent, est de montrer que le chapitre II du message final du Synode de 1994 constitue un moment important de la réception du n° 44 de Lumen gentium, que nous venons de citer. Le Synode ne s’est pas contenté de faire sienne l’affirmation de Lumen gentium. Il l’a, nous semble-t-il, approfondie, explicitée, développée [2].
»La vie consacrée, comme telle, est permanente, et ne peut jamais manquer dans l’Église »
La permanence de la vie consacrée dans l’Église n’est pas présentée par le Synode comme la constatation d’un fait historique ni comme un vœu ou une décision concernant l’avenir de l’Église, mais bien plutôt comme une vérité d’ordre théologique. Son affirmation apparaît dans un paragraphe qui distingue nettement d’une part ce qui « peut être transitoire », ce qui « n’est pas éternel », et d’autre part, ce qui, en vertu de son essence et quoi qu’il en soit de ses réalisations dans l’histoire, « ne peut jamais manquer dans l’Église ». Il s’agit de la mise en lumière d’une nécessité interne appartenant à la nature même de l’Église. L’Église ne peut exister sans la vie consacrée.
On avait beaucoup discuté au Concile la question de savoir si la vie religieuse est une structure de l’Église ou une structure dans l’Église [3]. On avait écarté la première formule entendue au sens d’une appartenance à la structure hiérarchique de l’Église, tout en admettant la seconde. Il en résulta cependant que la rédaction finale du n° 44 de Lumen gentium présente l’appartenance de l’état religieux à la vie et à la sainteté de l’Église dans une certaine opposition à la structure (hiérarchique) de l’Église (« L’état de vie constitué par la profession des conseils évangéliques, s’il ne concerne pas la structure hiérarchique de l’Église... »). Or, comme l’idée de structure est très proche de celle de nature ou d’essence, certains pouvaient comprendre que l’état religieux, pour important qu’il soit dans la vie de l’Église, n’appartient pas à sa nature elle-même ni à son mystère. Si précieux qu’il soit, il demeurerait quelque chose d’accidentel par rapport à l’essence [4] même de l’Église.
C’est cette interprétation qui est rendue difficile, sinon impossible, par le récent Synode. Celui-ci parle bien de la vie consacrée dans son essence et de son appartenance nécessaire à l’essence de l’Église.
Le paragraphe du message précédant celui que nous venons d’analyser doit, lui aussi, être médité :
Au cours de l’assemblée synodale, nous avons pu considérer la vie consacrée comme une expression très précieuse de la vitalité spirituelle de l’Église faite d’une variété attrayante et prodigieuse, d’une correspondance généreuse à d’innombrables œuvres de bienfaisance, de beauté surnaturelle résultant du fait d’être enrichi des dons de l’Esprit. Ainsi, l’Église apparaît comme une épouse parée pour son Époux et, par elle, se manifeste la sagesse multiforme de Dieu (II, a).
La dernière phrase de ce paragraphe contient plusieurs références implicites à l’Écriture Sainte : Is 61,10 ; Ep 3,9-11 et 5,26-27 ; Ap 19,7-8 et 21,2-9.
Les références scripturaires donnent un poids considérable aux affirmations. D’après Ep 3,9-11, l’Église est le lieu où se manifeste la « sagesse multiforme de Dieu » ; elle est en effet l’épiphanie de ce que Paul appelle le « Mystère », c’est-à-dire le dessein éternel de l’amour sauveur de Dieu - mystère tenu caché depuis les origines et révélé maintenant à travers l’Église. Le Synode n’hésite pas à reconnaître la vie consacrée comme une manifestation du « Mystère » et de la « sagesse multiforme de Dieu ». Cela n’est possible évidemment que si la vie consacrée appartient à l’essence même de l’Église.
Il faut noter d’autre part que la vie consacrée est ici contemplée comme « expression de la vitalité spirituelle de l’Église » et comme « résultant des dons de l’Esprit ». Elle est donc mise en rapport avec la mission de la Troisième Personne de la Sainte Trinité. Ce qui est confirmé par le fait que l’Église n’est pas ici considérée simplement comme le prolongement du Verbe fait chair, mais plutôt dans son vis-à-vis d’Épouse par rapport à son Époux (« épouse parée pour son Époux » : cf. Ep 5 ; Ap 19 et 21). C’est l’Esprit qui la constitue ainsi dans la distinction du face à face nuptial. Le caractère nuptial et le caractère eschatologique de la vie consacrée dans l’Église sont ainsi soulignés et rappelés.
La sacramentalité de la vie consacrée
Nous devons apprendre à regarder les diverses formes de vie consacrée pour percevoir, en chacune d’elles, la sacramentalité de l’Église : chacune, en effet, exprime d’une manière plus signifiante que l’autre, un aspect particulier de l’amour qui sauve (II, f).
Ce paragraphe souligne à nouveau l’union intime de la vie consacrée avec le « mystère » de l’Église (le mot latin sacramentum traduit le terme paulinien musterion auquel nous venons de faire allusion).
La « sacramentalité de l’Église » est un thème important de Lumen gentium. Il apparaît dès le n° 1 de la Constitution :
L’Église étant, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain, elle se propose de mettre dans une plus vive lumière, pour ses fidèles et pour le monde entier, (...) sa propre nature et sa mission universelle. (Le thème reparaît en II, 9 et en VII, 48 : « Par le Saint-Esprit, le Christ a constitué son Corps, qui est l’Église, comme le sacrement universel de salut »).
Le Synode des évêques de 1994 invite à contempler la vie consacrée comme une expression de la sacramentalité de l’Église : « Si l’Église est ’Sacrement’ de salut, cela veut dire que les diverses formes de vie consacrée manifestent, d’une façon concrète et visible, la richesse inépuisable de sa sacramentalité » (II, e).
L’Église constitue le signe par excellence (le sacrement) de l’amour sauveur de Dieu. Ce signe comprend celui des diverses formes de la vie consacrée. L’appartenance de celle-ci au mystère ou au sacrement de l’Église est à nouveau affirmée.
On peut dire sans exagération que la définition de l’Église comme sacrement est une des caractéristiques les plus marquantes de l’ecclésiologie de Vatican IL Par elle, le dernier Concile a cherché à exprimer de la manière la plus claire possible « la nature de l’Église et sa mission universelle » (Lumen gentium, 1). Or, c’est précisément à l’aide de cette définition que le récent Synode a voulu caractériser la vie consacrée. Y avait-il manière plus éloquente de montrer que celle-ci appartient à la définition même de l’Église ?
Sacramentalité. Signe et instrument
Cependant, il faut bien l’avouer, la mise en relation par le Synode de la sacramentalité de la vie consacrée avec la sacramentalité de l’Église ne va pas sans étonner.
Nous l’avons appris au catéchisme : « Les sacrements sont des signes efficaces de la grâce divine ». Ils signifient et ils confèrent la grâce de Dieu. Il y a donc dans l’idée de sacrement deux notions complémentaires et inséparables : celle de signification et celle d’efficacité, ou encore, celle de signe et celle d’instrument. Écoutons les explications de Mgr Philips sur l’Église-Sacrement :
Le Concile, écrit-il, définit l’Église comme le signe et l’ instrument par lesquels Dieu élève les hommes à sa propre intimité et réalise ainsi, au sein de son Être éternel, l’unification totale de la race humaine. Signe et instrument ne constituent pas deux entités séparées : c’est à travers le symbole lui-même que s’exerce l’action divine. (...) Signe et instrument ne sont pas davantage des choses à l’état séparé : seul le Christ est le sacrement fondamental, l’Église ne l’est que comme son associée. (...) H. de Lubac est parfaitement en droit d’écrire : « L’Église est ici-bas le sacrement de Jésus-Christ, comme Jésus-Christ lui-même est pour nous, dans son humanité, le sacrement de Dieu ».
Que la vie consacrée soit signe de la sainteté de l’Église - et donc de sa compassion ( »... révélant comment le Cœur du Christ est proche de tous les besoins humains... » : II, e)-, qu’elle manifeste ainsi particulièrement dans l’Église (et non seulement à l’Église, mais au monde) « l’Amour qui sauve », c’est ce que l’on comprend immédiatement à la lecture des paragraphes du message que nous avons cités et auxquels fait écho à nouveau le chapitre suivant [5]. Mais en réalité, le Synode dit davantage : il déduit la sacramentalité de la vie consacrée de la sacramentalité de l’Église (« Si l’Église est ‘Sacrement’ de salut, cela veut dire que les diverses formes de vie consacrée manifestent (...) la richesse inépuisable de sa sacramentalité »). La déduction n’est bonne que si la vie consacrée appartient à la nature même de l’Église.
Osera-t-on dire cependant que la vie consacrée est, en elle-même et par elle-même (c’est-à-dire aussi dans sa dimension purement contemplative, indépendamment de l’activité de ses membres), signe efficace du salut ?
En commentant les affirmations de Lumen gentium concernant la valeur de signe de l’état de vie constitué par la profession des conseils évangéliques, Mgr Philips écrit :
La vie religieuse (...) n’est pas importante parce qu’elle est signe ; elle est signe parce qu’elle contient intérieurement une vertu sanctifiante, dont l’influence s’étend sur toute la communauté croyante. Dans la théologie de l’Église et des sacrements, le signe visible engendre une force qui nous anime, qui nous pousse à l’action, nous entraîne et produit ainsi en nous un début d’exécution. C’est un signe chargé de dynamisme. (...) Le même concept s’applique à la profession religieuse, donc à l’exercice visible et social des conseils évangéliques.
Il n’en demeure pas moins que le plan de Lumen gentium, lumineusement expliqué par Mgr Philips, amène à poser une question au sujet de la sacramentalité de la vie consacrée telle qu’elle est exposée par le message du Synode.
Le mouvement interne de la Constitution Lumen gentium
Les discussions du Concile sur la place de l’état religieux dans l’Église avaient mené les Pères conciliaires, dès l’élaboration du deuxième projet de Lumen gentium (1963), à distinguer clairement deux « ordres » ou deux « plans » :
Dans l’analyse théologique de l’Église, il y a lieu de reconnaître deux ordres de distinction, établis respectivement sur des plans différents : face à la hiérarchie, il y a les simples fidèles ; face aux religieux, les non-religieux. La première distinction repose sur l’institution divine et ministérielle des fonctions sacrées ; la seconde répond à la vocation spéciale de ceux qui prononcent les trois vœux dans leur forme classique. (...) Deux fois deux égale quatre et non trois, même si l’usage courant dans l’Église fait mention de trois catégories : clercs, religieux et laïcs. C’est dans cet ordre que suivant les prescriptions du Droit canonique les groupes se succèdent dans la procession ; ce qui n’empêche pas que le groupe des religieux puisse compter parmi les siens des membres des deux autres catégories. Personne ne s’en émeut puisque la différence de classification ne s’établit pas sur le même plan. Dans le premier cas, il s’agit de la structure même du corps ecclésial ; dans le second, on traite des diverses voies, qui mènent à la finalité propre de l’Église, à savoir la sainteté.
Les débats ultérieurs amèneront au texte final (1964), où « les chapitres se présentent deux à deux, suivant un ordre logique (...) facile à justifier [6] ». Ici encore, il convient d’écouter le rédacteur principal de la Constitution sur l’Église :
Les deux premiers (chapitres) parlent du mystère de l’Église, d’abord dans sa dimension transcendante, ensuite dans sa forme historique. Au cours de l’exposé apparaissent les traits fondamentaux de l’Église comme instrument du salut. (Il s’agit du chapitre I : Le mystère de l’Église, et du chapitre II : Le peuple de Dieu).
Les deux chapitres suivants décrivent la structure organique de la communauté fondée par le Christ. Les pasteurs enseignent et sanctifient, et les laïcs, sous leur direction, participent à la même œuvre de rédemption : voilà les deux volets du diptyque. De là le chapitre III sur la hiérarchie avec, en contrepartie, le chapitre IV sur le laïcat.
Ensuite le schéma consacre son attention à la mission essentielle de l’Église, qui n’est autre que la sanctification de tous les membres du Peuple de Dieu. (D’où le chapitre V sur la vocation universelle à la sainteté dans l’Église et le chapitre VI sur les religieux). À ce niveau, la distinction entre la hiérarchie et le laïcat n’entre plus en considération. La charité parfaite est la seule règle de vie pour chacun, alors que la règle religieuse ne s’adresse pas à tous.
Enfin nous voici arrivés aux deux derniers chapitres : le septième décrivant le développement eschatologique de l’Église dans la splendeur et la communauté des saints ; le huitième et dernier, sur la place et la mission de la Sainte Vierge, Mère du Christ et Mère des hommes, dans la communauté dont elle est le type et la protectrice. Ces deux chapitres aussi se tiennent par la base. Ils fixent tous deux les yeux sur l’apothéose finale où les ténèbres du mystère feront place à la pleine lumière.
Ce « plan », qui déploie la succession des chapitres de Lumen gentium et en montre les liaisons logiques, ne rend cependant pas encore pleinement compte du mouvement interne de la Constitution sur l’Église. Quand il fait l’exégèse du chapitre VII de celle-ci, Mgr Philips écrit :
Selon la conception théologique catholique l’histoire n’est pas intelligible sans la tension eschatologique. (...) L’élargissement (opéré par l’introduction du chapitre VII sur « le caractère eschatologique de l’Église pérégrinante » dans la Constitution) ne nous permet pas seulement de considérer l’Église dans son ensemble, y compris son couronnement final, mais il nous fournit le sens de la marche en avant, au concret, la signification de l’espérance. Ce n’est que maintenant que nous sommes à même de comprendre pleinement le chapitre II sur le Peuple de Dieu en marche. Le deuxième et l’avant-dernier chapitres de Lumen gentium se répondent et garantissent l’équilibre. À présent nous ne considérons plus seulement d’où nous venons et ce qui est déjà réalisé, mais aussi vers où nous nous dirigeons et ce qui nous attend à l’avenir.
Ce chapitre VII conduit tout naturellement au dernier où la Vierge Marie est contemplée, selon la formule du Père Bouyer, comme « l’icône eschatologique de l’Église » : « La Mère de Jésus représente et inaugure l’Église en son achèvement dans le siècle futur » (LG, 68).
Les quatre premiers chapitres de Lumen gentium exposent ce qui est originel et fontal dans l’Église ; les quatre derniers font voir son accomplissement final. On commence ainsi à apercevoir la dynamique interne et le mouvement circulaire qui animent la Constitution sur l’Église.
Mgr Philips fait comprendre ce mouvement circulaire dès son commentaire du chapitre I :
Il est impossible de commenter la consommation de l’œuvre du Christ sans mentionner la mission de l’Esprit Saint. (...) Il (l’Esprit) devait venir pour sanctifier sans cesse l’Église et pour ramener par le Christ les croyants au Père. (...) Lorsque (...) les premiers théologiens et ensuite les grands Scolastiques fondèrent leur doctrine de la création provenant de Dieu et faisant retour à lui, ils mirent expressément ce cycle en rapport avec les personnes divines. L’influx vital jaillit du Père, fontaliter, comme de sa source, vers le Fils et par celui-ci vers l’Esprit qui unit Père et Fils en un commun amour. Par libéralité pure et gratuite l’Esprit fait déborder le don de la vie sur les créatures raisonnables qu’il entraîne dans son mouvement de retour par le Fils au Père des lumières. Ainsi s’achève le circuit de la vie, non sans en avoir imprégné les fidèles transfigurés en créatures-de-l’Esprit, et qui plus est, les avoir fait participer à ce »flux et reflux éternel » dont parle Ruusbroek. Une conception purement statique est impensable, car la vie est mouvement et la vie divine est un courant d’amour entre personnes.
En conséquence, les numéros 3 et 4 du premier chapitre de Lumen gentium sont consacrés respectivement à la « mission du Fils » et à la « mission de l’Esprit ». Ces deux missions inséparables déterminent le mouvement de l’histoire du salut, le mouvement de l’Église et, par suite, le mouvement interne de la Constitution elle-même de Vatican II sur l’Église. Les chapitres I à IV de celle-ci déploient la mission du Fils, les chapitres V à VIII celle de l’Esprit.
Albert Chapelle résume de la manière suivante « le mouvement de la Constitution » :
Les chapitres sont articulés comme de manière à épouser le mouvement de l’Église. Dans un premier temps, nous avons l’Église qui vient de Dieu (ch. I) et s’inscrit dans les sociétés humaines (ch. II) comme une société structurellement, hiérarchiquement constituée en pasteurs et fidèles (ch. III et IV). Dans un second temps, l’Église retourne à Dieu : sa mission est la sainteté (ch. V) et la béatitude (ch. VII). Sainteté que les religieux ont à rendre visible socialement et historiquement dans un état de vie particulier (ch. VI) ; béatitude dont Marie est l’icône dernière (ch. VIII). (...) Ce mouvement de l’Église est la reprise de l’accomplissement du mouvement du monde qui vient de Dieu et est appelé à retourner à Dieu dans l’Histoire du Salut. Ce mouvement de l’Église et du monde exprime le mystère de Celui à l’image et à la ressemblance de qui le monde a été créé et l’Église suscitée : Dieu-Trinité, Père, Fils et Esprit.
À l’intérieur de ce mouvement, animé par les missions divines, la spécificité de l’état de vie constitué par la profession des conseils évangéliques apparaît de manière claire et précise :
La vie religieuse n’est pas un élément de la « constitution fondamentale » de l’Église, en tant qu’elle vient de Dieu et se reçoit du Verbe créateur. La vie religieuse relève plutôt de la mission de l’Église, elle appartient à la réponse de l’Église à Dieu et au retour de l’Église vers Dieu, suscités par l’Esprit. Elle est une réponse au don de Dieu, un fruit de ce don.
Il fallait rappeler cette structure d’ensemble de Lumen gentium pour comprendre la question que peuvent susciter les déclarations du Synode sur la sacramentalité de la vie consacrée, et pour pouvoir y répondre.
La sacramentalité de la vie consacrée, expression de la sacramentalité de l’Église
Les sacrements sont des signes sensibles de la grâce divine. Ils prolongent parmi nous l’économie de l’incarnation rédemptrice du Verbe. Ils rendent présent aujourd’hui le Sacrement primordial qu’est Jésus-Christ lui-même. Ils sont ainsi à la source de l’Église : c’est par eux que celle-ci devient vraiment le corps du Seigneur. Cela nous est rappelé par le numéro 7 du chapitre I de Lumen gentium :
Les sacrements signifient et créent la communauté unique du corps du Christ, parce qu’ils assimilent les croyants à Jésus dans sa mort et sa résurrection. (...) Les rites sacrés (les sacrements) ne sont que le prolongement des mystères du Verbe incarné.
L’Église ne devient Sacrement qu’en dépendance de la présence en elle des sacrements. D’autre part, les principales affirmations de Lumen gentium au sujet de l’Église-sacrement se trouvent aux chapitres I et II [7], c’est-à-dire au début de la première partie de la Constitution, déterminée principalement - nous l’avons vu - par la mission du Verbe.
Or la vie consacrée n’est pas un sacrement, et elle a trouvé son lieu théologique dans Lumen gentium au chapitre VI, c’est-à-dire dans la deuxième partie de la Constitution, placée sous le signe de la mission de l’Esprit. Elle n’est pas à situer du côté des sources de la grâce, mais du côté des fruits.
S’il en est ainsi, comment le Synode peut-il parler de la « sacramentalité » de la vie consacrée ?
La vie consacrée n’est pas un sacrement, disons-nous. Par là, nous voulons rappeler deux choses. Premièrement :
Les vœux ne sont pas sacramentels. Dans les sacrements, le geste du Christ s’exerce dans les signes ; dans la consécration d’une liberté vouée à Dieu, l’Église et les fidèles posent en réalité le geste spirituel qui répond à celui de Jésus-Christ. Les vœux de religion ne sont pas sacramentels, posés par l’initiative du Seigneur Jésus en personne ; ils sont comme l’efflorescence des sacrements.
Deuxièmement : l’assistance à une cérémonie de consécration religieuse, la rencontre d’un consacré ou la mise en présence du signe visible et social de la vie consacrée, ne produisent pas la grâce à la manière d’un sacrement.
Ces quelques précisions permettent déjà d’écarter certaines fausses pistes dans l’interprétation du message synodal sur la sacramentalité de la vie consacrée. Ce message, par ailleurs, permet un approfondissement de la compréhension théologique de la Constitution Lumen gentium en sa structure dynamique et, plus précisément, circulaire. Voyons comment.
Mgr Philips nous a dit que les deux premiers chapitres de la Constitution vont ensemble. Ils traitent du même « mystère de l’Église : d’abord dans sa dimension transcendantale, ensuite dans sa forme historique » [8]. Or, précise-t-il à propos du chapitre II consacré au « Peuple de Dieu », le « Peuple » ne doit pas s’entendre ici
du troupeau des fidèles confiés aux pasteurs, mais de la communauté entière à laquelle appartiennent chefs et laïcs. Dans un certain sens la hiérarchie précède les autres fidèles, car c’est elle qui les fait accéder au Corps du Christ. Mais évêques, prêtres et religieux appartiennent au Peuple de Dieu en tant que rassemblement des croyants.
Il s’ensuit que « l’Église Sacrement du salut », dont il est question dans ces deux premiers chapitres, n’est pas à comprendre comme se réduisant à l’Église hiérarchique (à laquelle le ministère des sacrements est principalement confié), ni même à l’Église considérée en sa « constitution fondamentale », c’est-à-dire en tant qu’elle comprend pasteurs et laïcs ( »premier ordre de distinction » : chapitres III et IV de Lumen gentium). mais vraiment en sa totalité concrète, à la fois christique et spirituelle, c’est-à-dire en tant qu’elle comprend aussi « l’état de vie constitué par la profession des conseils évangéliques, qui appartient sans conteste à sa vie et à sa sainteté » (LG, 44). En d’autres termes, c’est « la communauté entière » de l’Église qui, par son existence même, est Sacrement du salut. La vie consacrée est ainsi un élément indispensable de cette sacramentalité.
L’Église dont il est parlé aux deux premiers chapitres de Lumen gentium comprend donc aussi en son mystère tout ce qui provient en elle de la mission de la Troisième Personne de la Sainte Trinité et dont il est principalement question dans la deuxième partie de la Constitution (chapitres V à VIII) : la sainteté, la béatitude, l’état de vie consacrée, la relation constitutive aux saints et à la Vierge Marie, « figure » personnelle de l’Église. Les chapitres initiaux ne sont pleinement intelligibles qu’à la lumière des quatre derniers - c’est ce que nous avons appelé la circularité du texte. Ils viennent au début, parce que la première partie de Lumen gentium présente l’Église comme venant de Dieu, mais la mission du Verbe (qui organise prioritairement les quatre premiers chapitres) et la mission de l’Esprit (quatre derniers chapitres) sont inséparables Ecclesia de Trinitate (LG, 4).
Le message final du Synode fait implicitement référence à Lumen gentium lorsqu’il parle de la sacramentalité de la vie consacrée en relation avec l’Église-Sacrement, mais si l’on perd de vue l’ensemble de la Constitution et son mouvement interne circulaire, on risque de se méprendre sur ce qui est dit.
Il suffit d’oublier le rapport nécessaire des deux parties de Lumen gentium et le fait qu’elles se reflètent en quelque sorte l’une dans l’autre en s’éclairant mutuellement, pour que la sacramentalité de la vie consacrée, expression de la sacramentalité de l’Église, ne soit plus vue que sous son aspect christique et noétique (la « signification », telle qu’elle se montre à la connaissance uniquement, indépendamment de son dynamisme de grâce, pneumatique et spirituel). On sera alors tenté de négliger la spécificité proprement « spirituelle » de l’état de la vie consacrée et d’abandonner l’acquis définitif du Concile, qui a mis en lumière « deux ordres de distinction » [9] (pasteurs/fidèles et religieux/non-religieux), ainsi que trois conditions ou trois états : les pasteurs, les laïcs, les religieux. On croira plus simple de ne retenir que le premier ordre, et les deux catégories qu’il comprend : les pasteurs et les laïcs, tous les religieux pouvant être classés dans l’une ou dans l’autre [10]. Ce serait là une vue purement matérielle et purement juridique des choses. On aurait perdu la vision fondamentale de Vatican II : le mystère de l’Église en tant qu’il est déterminé par les missions divines [11].
Conclusion
Le Concile Vatican II a affirmé nettement que « l’état de vie constitué par la profession des conseils évangéliques, s’il ne concerne pas la structure hiérarchique de l’Église, appartient cependant sans conteste à sa vie et à sa sainteté » (LG, 44). Le Synode de 1994 sur la vie consacrée a repris cette affirmation et l’a explicitée avec beaucoup de vigueur : »La vie consacrée, comme telle, est permanente, et ne peut jamais manquer dans l’Église » (Message final, II, b) ; la vie consacrée est une expression de la « sacramentalité de l’Église » (II, e et f).
Une lecture attentive de Lumen gentium montre bien que, selon la Constitution, l’appartenance de la vie consacrée à la « vie » et à la « sainteté » de l’Église n’est pas à comprendre comme une non-appartenance à son essence même, ou, en d’autres termes, comme un phénomène accidentel. « Nature et mission » (LG, 1) de l’Église sont inséparables comme le sont la mission du Verbe et la mission de l’Esprit, qui la constituent. La « constitution divine » de l’Église n’est pas réductible à sa « constitution hiérarchique » (en vertu de laquelle certains reçoivent la charge de conduire le Peuple de Dieu, au nom du Christ) ; elle ne relève pas seulement de la mission du Christ, mais aussi de la mission de la Troisième Personne de la Trinité. À l’essence historique et concrète de l’Église fondée par Jésus-Christ appartiennent donc, de toute nécessité, le fait que ses fidèles soient sanctifiés par l’Esprit, la présence de l’état de vie consacrée, la relation aux saints et la symbolisation de la communauté entière par Marie, Mère du Christ et Mère des hommes. Ces réalités dont traitent les quatre derniers chapitres de Lumen gentium ne représentent en rien des éléments accidentels ; ils sont au contraire dans un rapport de nécessité avec l’essence de l’Église.
Voilà ce que le message du récent Synode nous fait mieux comprendre. Il est vrai, prises isolément, ses affirmations concernant la sacramentalité de la vie consacrée pourraient peut-être mal orienter. Parler de « sacramentalité », c’est en effet évoquer nécessairement le Sacrement par excellence, Jésus-Christ. Ne risque-t-on pas ainsi de rattacher prioritairement et comme exclusivement la vie consacrée à la mission du Christ [12], alors qu’elle n’est pleinement intelligible en sa spécificité que par son rapport à la mission de l’Esprit ? Mais si l’on replace ces affirmations dans l’ensemble du contexte du message et dans le contexte plus large - auquel il est fait référence de toute évidence - de la Constitution Lumen gentium, toute ambiguïté disparaît. Le message du Synode nous a livré un véritable approfondissement des enseignements conciliaires.
Boulevard Saint-Michel, 24
B-1040 BRUXELLES, Belgique
[1] Traduction de Mgr Philips, L’Église et son mystère au IIe Concile du Vatican. Histoire, texte et commentaire de la Constitution Lumen gentium, Paris, Desclée, 1968, Tome II, 134.
[2] Dans son ensemble, le message synodal est plus un texte d’exhortation qu’un texte doctrinal. Son chapitre II cependant manifeste nettement une intention théologique. Le Synode parle de « vie consacrée » alors que le Concile n’utilise jamais cette expression brève au sens où nous l’entendons habituellement aujourd’hui (cf. Noëlle Hausman, Vie religieuse apostolique et communion de l’Église. L’enseignement du Concile Vatican II, Paris, Cerf, 1987, 92). Nous ne traiterons pas ici en détail de cette question. Nous tenons beaucoup à l’idée que les vœux et les « autres liens sacrés, assimilés aux vœux par leur nature même » (LG, 44) impliquent une consécration à Dieu et par Dieu (Cf. Jean Marie Hennaux, Le mystère de la vie consacrée. Passion et enfance de Dieu, éd. Vie consacrée, 1992, 53-70). Nous voyons bien aussi les limites du vocable « vie consacrée », pour caractériser un groupe de fidèles, alors que la vie de tous les chrétiens est « consacrée » dès le baptême et par lui. Nous noterons par ailleurs que le vocable « vie religieuse » présentait les mêmes inconvénients : tout chrétien n’est-il pas « religieux » (voué au culte de Dieu) ? Cet état de fait montre au moins deux choses : 1) il est difficile de désigner par une dénomination brève l’état de vie de ceux qui font profession des conseils évangéliques ; 2) il est non moins difficile de les caractériser par un adjectif qui ne conviendrait pas à tous les fidèles. Cela n’est pas sans signification théologique...
[3] Cf. N. Hausman, op. cit., 195, et Mgr Philips, op. cit., II, 119.
[4] On ne s’étonnera pas de notre recours à ce mot d’origine philosophique. C’est celui qu’a utilisé Paul VI dans son discours de promulgation de la Constitution Lumen gentium : « En vérité, la réalité de l’Église ne s’épuise pas dans sa structure hiérarchique, sa liturgie, ses sacrements, ses ordonnances juridiques. Son essence profonde, la source première de son efficacité sanctificatrice sont à rechercher dans son union mystique avec le Christ ; union que nous ne pouvons concevoir en faisant abstraction de celle qui est la Mère du Verbe incarné, et que Jésus-Christ a voulue si intimement unie à Lui pour notre salut (dans La Documentation Catholique du 6 décembre 1964, n° 1437, col. 1543-1544. Nous soulignons).
[5] Afin que l’Église soit un signe éloquent de la grâce victorieuse, Jésus a appelé certains à le suivre de plus près. (...) Ceux qui embrassent la vie consacrée (...) annoncent ainsi, d’abord à leurs propres frères dans la foi, et ensuite au monde, qu’un nouvel ordre de grâce a déjà été instauré par la Croix et la Résurrection du Christ. (...) Ils sont pour le monde, rendu esclave par tant de fausses promesses, un signe du Royaume du Christ qui est amour, paix, pardon et joie » (III).
[6] Mgr Philips, 57.
[7] La brève mention de l’Église-sacrement au début du chapitre VII intervient comme un rappel et souligne, au cours de la deuxième partie de Lumen gentium, le rôle de l’Esprit dans la constitution de l’Église-sacrement. Ce qui n’est pas sans importance, nous allons le voir.
[8] Mgr Philips, op. cit., I, 58.
[9] Mgr Philips, op. cit., I, 57. Cf. plus haut.
[10] D’après ce que l’on peut savoir de ce qui s’est dit au Synode, de telles visées y ont été représentées.
[11] Évidemment, comme la mission du Verbe et la mission de l’Esprit sont inséparables et même se compénètrent, les réalités qui découlent d’elles sont également indissociables et, jusqu’à un certain point, intérieures les unes aux autres. Il s’agit de distinguer les choses sans pour autant les rendre extérieures les unes aux autres. Nous nous permettons de renvoyer à notre article « Laïcat, vie religieuse, Eucharistie », dans Nouvelle Revue Théologique, 1984, 481-492, et à notre livre Le mystère de la vie consacrée. Passion et enfance de Dieu, (Cf. note 3, 32-40).
[12] D’autant plus que la sacramentalité de la vie consacrée est présentée par le message comme révélation du « Cœur du Christ » (II, e). Ce qui est vrai, évidemment.