Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Comme l’Agneau de Dieu

Cécilia Rouard, s.m.n.

N°1995-2 Mars 1995

| P. 113-118 |

Il serait indécent de vouloir gloser sur ce témoignage qui nous vient du Rwanda martyr. Qu’il nous soit donné d’oser contempler dans nos vies consacrées, lorsqu’elles se laissent conduire sur ces chemins où nous sommes conviés par grâce - là-bas, ici -, la suite humble et souvent “à l’obscur” de Celui en qui la divinité se cache et endure tout en sa très sainte humanité.

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En divers lieux du monde, des religieux, des religieuses, des prêtres et des membres des communautés chrétiennes ont vécu des expériences proches de celles que nous avons vécues au Rwanda, et plus prégnantes parfois à cause du contexte.

Sachant que bien d’autres aspects pourraient l’être, trois points sont ici relevés :

  • la fraternité ;
  • la sérénité devant la mort ;
  • l’Écriture comme force de vie et présence de Dieu.

La fraternité

Membres d’une congrégation internationale [1], lors du chapitre de 1959, les sœurs de la province d’Afrique se trouvaient devant une alternative. Face au nombre croissant de vocations africaines, fallait-il confier à celles-ci la mission dans leur pays et engager les sœurs non africaines dans d’autres champs apostoliques, ou rester unies et éventuellement partir ensemble pour de nouvelles fondations ? Avec une grande unanimité, les sœurs ont choisi de continuer à vivre et œuvrer en communauté internationale, image de l’Église universelle.

Les troubles politiques d’avril 1994 et la guerre provoquaient le retour des ressortissants étrangers et nous amenaient à une détermination renforcée. Sans grande délibération, fidèles à l’esprit de fraternité et de communion dans la mission, nous décidions de “rester ensemble”.

Dans la communauté de Ruyenzi, nous étions cinq, deux sœurs de chaque ethnie et moi-même, belge. Nous avons vécu jusqu’à la fin du mois de juin avant d’être obligées d’évacuer avec l’armée F.P.R.. Comme partout dans le pays, notre région n’a pas été épargnée. Nous avons vu des foules de réfugiés, comme des brebis sans berger, ne sachant où chercher un abri. Des mamans, des enfants, des jeunes filles et jeunes gens blessés, malades, ou épuisés de peur et de famine trouvaient un lieu de repos au centre de santé. Heureusement, nous avions des réserves de médicaments, de nourriture et de vêtements pour les soigner et les nourrir.

Les enfants orphelins, par leur soif de vivre et leur solidarité, nous apportaient tellement de joie et de courage. Cela tranchait avec la présence des soldats armés et des miliciens qui, venaient se faire soigner eux aussi ou nous épier. Le dispensaire n’assurait pas une entière sécurité ; régulièrement, les miliciens entraient pour inspecter toutes les salles d’hospitalisation et arrêter ceux et celles qu’ils devaient éliminer. Certains jours, le climat était particulièrement tendu et les menaces plus exacerbées, car nous soignions indifféremment toute personne dans le besoin.

J’ai la conviction que, dans les circonstances qui étaient les nôtres à ce moment, nous avons été sauvées parce que nous étions restées ensemble. Le Seigneur nous protégeait les unes par les autres. Le caractère international de nos communautés suscitait chez les miliciens une certaine réserve, une réticence dans les actions qu’ils voulaient mener contre nous. Ceci s’est vérifié de la même façon à Kiruhura et à Kibuye, où nous avions des sœurs. A plusieurs reprises, l’intervention de l’une de nous - selon les circonstances - parvenait à repousser les assaillants, à les faire renoncer à leur projet.

La vie fraternelle ne masquait pas qui nous étions individuellement, mais nous vivions la fraternité comme une grâce qui nous fortifiait dans la foi. D’autres chrétiens ont témoigné, jusqu’au prix de leur vie, que la fraternité en Christ est un fondement plus existentiel que la nationalité, la race ou l’appartenance à un groupe quel qu’il soit.

La fraternité dans la vie religieuse s’ouvre à d’autres dimensions. Dans leur fuite, des religieuses d’autres congrégations ont rejoint les nôtres et ont partagé un temps notre vie commune. Un jour, trop nombreuses pour être autour d’une table, elles étaient assises, toutes congrégations confondues, le long des murs d’une pièce. Un milicien a voulu entrer. Sur le pas de la porte, à la vue des sœurs rassemblées, il a reculé : “C’est un lieu saint ici”.

L’appartenance à la congrégation comme à une vraie famille a été éprouvée intensément lorsque notre Mère Générale est venue nous visiter et a prolongé son séjour jusqu’au moment où les sœurs ont été hors de danger.

Les messages qui parvenaient à passer nous faisaient sentir combien nos sœurs des autres provinces nous soutenaient de leur affection fraternelle. Dans l’autre sens, les rares informations que nous avons pu envoyer prenaient aussitôt toutes les directions à travers le monde. Tout un réseau de bonnes relations s’est affermi ; combien de fax ont circulé entre les congrégations !

La sérénité devant la mort

Le réconfort qu’on pouvait éprouver n’occultait pas la réalité de la mort devenue quotidienne. Il fallait l’affronter pour les autres, pour les membres des familles de nos sœurs rwandaises, pour des amis, des collaborateurs, pour soi-même.

Chaque jour, nous nous posions la question : “Viendront-ils aujourd’hui ? Cette nuit ?” Et nous savions parler de la mort avec humour, avec profondeur aussi. On s’y préparait, chacune à sa façon, dans la confiance et l’espérance ; je répétais souvent la prière que, depuis longtemps, je souhaitais faire mienne à cette heure-là.

Si humainement tout nous dépassait, nous n’étions pas seules (Jn 16,32). La présence du Seigneur était tangible, certaines n’ont jamais connu la peur, et aucune de celles qui l’ont connue n’a été submergée par elle.

La mort paraissait quelquefois si proche et inéluctable que, un jour, les sœurs ont décidé de renouveler leurs vœux dans une célébration de prière à la chapelle. L’attitude intérieure d’offrande de soi nous gardait intimement unies à Jésus. Notre vie religieuse n’est-elle pas l’incarnation, jusqu’au bout, de la grâce baptismale, communion au mystère de mort et de résurrection de Jésus ?

Dans son commentaire sur Job, le Cardinal Martini fait cette prière [2] ;

Seigneur, donne-nous de te connaître véritablement, d’une manière nouvelle et plus approfondie. Même à travers les paroles que nous ne comprenons pas, fais que, par l’affectivité et le cœur, nous puissions deviner ton mystère qui se trouve au-delà de toute compréhension....
Pareille vérité dépasse tout et, à cause de cela même, elle est lumière sans frontière, mystère inaccessible et tout à la fois nourriture pour la vie de l’homme à travers ses drames et ses apparentes absurdités.

Jamais nous n’aurons fini de contempler avec reconnaissance Jésus crucifié, “folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs, il est Christ, puissance de Dieu, sagesse de Dieu” (1 Co 1,23).

La méditation des mystères de Marie, par la récitation du chapelet, et la rencontre de ces femmes meurtries par la détresse, nous faisaient communier à la compassion de Marie, mère de Jésus. Pour nous, c’est un lieu spirituel privilégié que d’être avec Marie et, comme elle, présentes là où Jésus souffre et meurt, dans son corps, aujourd’hui.

L’Écriture comme force de vie et Présence de Dieu

La Parole de Dieu était le roc sur lequel nous nous appuyions pour tenir bon au fil des jours. Les passages de l’Écriture que nous offrait la liturgie en ce temps pascal, les Psaumes en particulier, nous interpellaient très fort, car la réalité de notre histoire s’y lisait en filigrane. Chaque parole était comme dite pour nous ce jour-là. Même si notre champ de conscience était envahi par tout ce que nous voyions et entendions, jour après jour, le lieu profond du cœur était nourri de paroles, sources d’énergie et de lumière sur nos chemins.

En voici quelques-unes qui nous fortifiaient dans le combat spirituel :

Qui nous séparera de l’amour du Christ ? La détresse, l’angoisse, la persécution, la faim, le dénuement, le danger, le glaive ?... Oui, j’en ai l’assurance : ni la mort, ni la vie, ni le présent, ni l’avenir... rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ Notre Seigneur (Rm 8,35-39).

Mes brebis écoutent ma voix et je les connais et elles viennent à ma suite. Et moi je leur donne la vie éternelle, elles ne périront jamais et personne ne pourra les arracher de ma main (Jn 10, 27-28).

C’est pourquoi nous ne perdons pas courage et même si, en nous, l’homme extérieur va vers sa ruine, l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour, car nos détresses d’un moment sont légères par rapport au poids extraordinaire de gloire éternelle qu’elles nous préparent (2 Co 4,16-18).

Certaines paroles étaient lumières, elles devenaient aussi exigences nouvelles.

Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent... Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire (Mt 5, 44-47) ?

Soyez tous de mêmes dispositions : compatissants, animés d’un amour fraternel, miséricordieux, humbles. Ne rendez pas le mal pour le mal, ou l’insulte pour l’insulte ; au contraire bénissez, car c’est à cela que vous avez été appelés, afin d’hériter la bénédiction (1 P 3,8).

Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui vous en demandent compte (1 P 3,15)

C’est par votre persévérance que vous gagnerez la vie (Lc 21,19).

Avant de conclure, je voudrais encore évoquer juillet 1994, ce mois d’exode. Sans pour autant connaître la situation précaire des personnes déplacées, nous avons dû quitter notre maison. Les soldats nous proposaient le choix de partir dans une direction ou dans une autre. Après avoir prié, nous nous sommes réunies et chacune s’est exprimée librement ; ce qui faisait l’unanimité, c’était le choix qui nous permette de “rester ensemble” et de trouver les moyens d’accomplir un service, de maintenir un contact avec nos supérieures majeures, pour discerner avec elles. Notre transfert à Nyanza et ensuite à Save, nous a propulsées dans une communauté élargie de plus de deux cents religieuses de quatre congrégations différentes, quelques frères et quelques prêtres. Sous certains aspects, c’était une situation de camp, avec ses préoccupations élémentaires, mais au cœur de celles-ci, la vie religieuse profonde était sauvegardée, et l’Eucharistie, des heures d’adoration, la prière de l’Office qui nous rassemblaient tous contrastaient par leur solennité parfois, par leur intensité toujours, avec l’austérité des conditions de vie. Dans ces contacts entre congrégations religieuses, une fraternité simple et profonde se vivait.

En guise de conclusion

Ces événements tragiques du Rwanda nous ont donné de vivre une expérience imprévisible, et la relecture de ce temps nous fait découvrir à nouveau les dons inestimables de la vie religieuse apostolique.

Il nous reste la question que nous ne pouvons éluder : puisque le Seigneur nous a gardées en vie, qu’attend-Il de nous aujourd’hui ?

Rue des Tanneurs, 57
B-4500 HUY, Belgique

[1La congrégation des sœurs de Sainte-Marie de Namur.

[2C.-M. Martini. Épreuve et persévérance. Méditations sur le livre de Job. Paris, Cerf, 1993, 44.

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