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Économes de congrégation

Quel rôle prophétique aujourd’hui ?

Nicole Reille, c.s.a.

N°1994-6 Novembre 1994

| P. 385-392 |

Il y a des initiatives concrètes qui donnent plus de force et de lumière (Mt 5,16) à notre présence dans le monde. Celles que propose ici Sœur Reille semblent bien illustrer le rôle prophétique que nous devons chercher à honorer, clairement et courageusement, dans le contexte néo-libéral qui est pour beaucoup dans les déséquilibres économiques et les injustices structurelles de notre monde. Il faut y réfléchir et agir avec discernement. Cet article nous y aide.

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Paul VI interpellait ainsi les religieux et les religieuses dans son exhortation apostolique Evangelica Testificatio en 1971 :

Plus pressante que jamais, vous entendez monter de leur détresse personnelle et de leur misère collective la clameur des pauvres. Cette persistance de masses et d’individus misérables est un appel instant à la conversion des mentalités et des attitudes, tout particulièrement pour vous qui suivez de plus près le Christ.

Or voici qu’aujourd’hui, la majorité des religieuses vivent dans l’hémisphère Nord, où ceux qui ont le pouvoir économique et la richesse tentent de s’organiser autour d’un néo-libéralisme vigoureux, laissant de plus en plus se creuser l’écart avec ceux qui manquent de travail et de formation, ainsi qu’avec l’autre partie de la planète, qui de plus en plus se fragilise et sombre dans le désastre économique.

Les congrégations ne peuvent assister passivement à cette immense déchirure sans chercher quelques manières de réagir.

Je suis, depuis vingt-cinq ans, Économe provinciale en France d’une congrégation internationale et j’ai beaucoup réfléchi et travaillé avec les Économes d’autres congrégations. Aussi je voudrais esquisser ici, à partir de mon expérience et suite à quelques modestes réalisations, le rôle prophétique que pourraient jouer aujourd’hui les religieuses chargées de gestion des biens financiers de leur congrégation, dans les pays industrialisés de l’hémisphère Nord.

En effet, commence à poindre chez les épargnants de ce pays une prise de conscience des enjeux considérables que représentent les investissements financiers pour l’essor ou le déclin de fractions entières de l’humanité. Mais la gestion collective des portefeuilles particuliers, qui s’est développée grâce aux SICAV et aux Fonds Communs de Placements [1], fait écran entre l’investisseur et l’utilisation de ses fonds, si bien que l’épargnant, et nous en sommes, se sent de moins en moins capable d’orienter ses placements par des choix responsables.

Or, en Europe, les congrégations doivent avoir suffisamment de réserves pour faire face au vieillissement inéluctable des communautés et nous confions à des professionnels la gestion de ces placements.

Comment le faire :

  • en demeurant fidèles au charisme propre de nos instituts et à l’option prioritaire en faveur des pauvres que nous demande l’Église post-conciliaire,
  • en restant attentives à l’impact que peut avoir dans le contexte actuel le mode de gestion de nos biens,
  • en osant poser des questions aux acteurs du monde économique dans lequel nous sommes inévitablement plongées.

Depuis plusieurs années en France, religieuses économes de congrégations, associations à but humanitaire, mouvements de réflexion chrétienne, laïcs engagés dans une étude critique de la vie économique, se sont mis à travailler ensemble sur les questions éthiques posées par l’économie mondiale à propos des placements financiers. Plusieurs colloques ont eu lieu sur ce thème. Quelques réalisations ont vu le jour.

J’en signalerai deux :

  • Les placements de partage ou placements humanitaires,
  • Les placements éthiques ou questionnement au monde de l’économie.

Placements de partage ou placements humanitaires

Leur objectif est d’aider à la mise en place d’un système de financement qui permette aux plus défavorisés d’avoir accès aux ressources nécessaires à leur développement et de les gérer eux-mêmes. Plusieurs Fonds Communs de Placement ont été créés dans cette optique. Le premier, Faim et Développement, a vu le jour en France, en 1983, sous l’impulsion du C.C.F.D. Son règlement précise qu’une partie du revenu des parts est attribuée chaque année à la Société d’investissement et de Développement International (SIDI) dont le but est de favoriser la création et l’expansion de petites entreprises dans les pays les plus démunis.

La SIDI s’engage aux côtés de petits entrepreneurs

  • d’une part par un apport en capital ou une garantie financière,
  • d’autre part par son assistance technique et ses conseils.

Elle les aide ainsi à faire démarrer et à développer des activités créatrices d’emplois. Elle travaille en lien avec les associations humanitaires et les banques du pays, de manière à stimuler l’épargne locale à s’investir aussi dans ces projets.

Alors apparaît un partenariat entre épargnants du Nord et épargnants du Sud pour mettre en commun les résultats de leur effort et susciter un développement solidaire.

Il n’y a plus ceux qui donnent et ceux qui reçoivent, il y a plutôt ceux qui mettent en commun une partie de leur épargne. Même si, au départ, l’argent transite par les moyens financiers existants, les souscripteurs, les établissements financiers et les partenaires locaux sont engagés dans une démarche commune de coopération qui peu à peu influe sur le système économique et le transforme.

  • Pour le souscripteur au fonds de placement, il y a un engagement à long terme, donc relativement stable, à un partage régulier de son épargne avec les plus défavorisés. Il bénéficie aussi d’une ouverture aux difficultés de l’hémisphère Sud par l’information qui lui est donnée régulièrement sur les résultats obtenus.
  • Pour la SIDI, il y a l’assurance d’un revenu régulier et donc la possibilité d’une prévision à long terme dans ses engagements de soutien et de garantie.

À côté des organismes de crédit, indispensables aux besoins des États et des grandes entreprises, mais auxquels les pauvres n’ont pas accès, une place est possible pour un réseau solidaire de financement qui associe l’épargne des pays du Nord et celle des pays du Sud, la compétence des banques et l’engagement des associations humanitaires.

D’autres Fonds de partage ont été créés ensuite dans le même esprit, tels :

  • Euro-Solidarité pour susciter la création d’entreprises en Europe de l’Est ;
  • Épargne-Solidarité-Habitat pour aider en France au relogement et à l’insertion sociale des exclus de nos grandes villes.

Il est important de souligner que, par ce moyen, un dialogue s’est noué entre des professionnels de la finance et des chrétiens soucieux de gérer leurs capitaux dans un esprit de solidarité, afin de mettre sur pied, dans le système économique tel qu’il existe, des moyens qui vont à contre-courant de l’optique de la seule performance. Quoique de manière très modeste mais signifiante, ces initiatives essayent de commencer à combler le fossé entre pauvres et riches ou tout au moins à tisser entre eux un réseau de solidarité. Les congrégations religieuses n’ont pas été sans influence sur le démarrage de ce courant.

Placements éthiques, questionnement au monde de l’économie

Dans cette seconde réalisation, les congrégations religieuses féminines sont longtemps restées seules à creuser cette intuition, sous le regard étonné et sceptique de beaucoup, mais soutenues fermement par l’un ou l’autre professionnel de la finance ou chef d’entreprise qui en avaient saisi l’enjeu.

Lorsque l’argent est placé en actions d’entreprises nationales ou multinationales de nos pays industrialisés, n’y a-t-il pas compromission avec un système économique qui engendre l’injustice ? Est-il possible de savoir où l’argent placé est investi, de donner sa préférence à telle stratégie économique, à tel projet d’entreprise qui favorise le développement et le respect de l’homme ?

Une quarantaine d’économes de Congrégations Religieuses ont voulu ensemble relever ce défi.

En 1983, fut créé le Fonds Commun de Placement “Nouvelle Stratégie”, mis en place par une institution financière qui acceptait de mettre à notre disposition sa compétence et ses techniques de gestion, mais laissait aux porteurs de parts du fonds de placement, rassemblés en Association, l’entière responsabilité des critères de choix éthiques. La sélection des actions serait faite par le gestionnaire sur des critères économiques. Une analyse des différents titres serait réalisée ensuite par l’Association pour étudier le comportement éthique de chaque entreprise. Le gestionnaire s’engageait à tenir compte des résultats de cette analyse.

L’Association dénommée Éthique et Investissement permettait ainsi au groupe initial des économes

  • de s’ouvrir à d’autres tout en gardant son identité et son objectif,
  • d’organiser des réunions avec tous les porteurs de parts du fonds de placement,
  • de constituer par son bureau un groupe de travail efficace.

En 1993, l’Association s’est élargie, mais les laïcs n’y sont encore qu’en minorité.

Il a fallu dans un premier temps que les membres de l’Association découvrent l’économie mondiale, sa complexité, ses interdépendances, ses modes de régulation, qu’ils découvrent aussi l’entreprise, ses projets, ses contraintes sociales et économiques et la marge de liberté qui peut être celle de ses dirigeants.

Il y eut donc tout un temps de formation grâce à des chefs d’entreprise, des théoriciens de l’économie, de l’éthique des affaires, des théologiens, des responsables du personnel des entreprises, et aussi des salariés, des représentants syndicaux.

Quelle éthique souhaitent-ils pour leur entreprise ?

Comment l’entreprise peut-elle contribuer au développement le meilleur pour tous ceux qui y vivent et en vivent, aussi bien les agents de l’entreprise, cadres, employés, que ses partenaires, clients, fournisseurs, sous-traitants, familles des salariés, collectivités locales, filiales du Tiers-Monde ?

Ce temps d’écoute et de découverte a permis aux membres de l’Association de cerner un certain nombre de critères qui pourraient les guider dans la préférence à donner à tel ou tel projet d’entreprise confirmé par des réalisations concrètes.

Voici les principaux critères retenus :

  • Politique d’innovation et de croissance créatrice d’emplois nouveaux ;
  • Participation importante des salariés à la valeur ajoutée de l’entreprise ;
  • Mise en responsabilité du personnel dans l’organisation du travail ;
  • Possibilité d’expression au sein de l’entreprise ;
  • Amélioration constante des conditions de travail et de sécurité ;
  • Importance donnée à la formation du personnel ;
  • Emploi de personnes handicapées avec aménagement adapté de leur poste de travail ;
  • Emploi de jeunes peu qualifiés avec contrats d’apprentissage ou stages de qualification ;
  • Mesures d’aide au reclassement en cas de licenciement ;
  • Utilité sociale des biens et services produits ;
  • Mesures significatives en vue de la protection de l’environnement.

Pour les entreprises implantées dans les pays en voie de développement ou non industrialisés :

  • Formation de cadres autochtones ;
  • Transfert de la technologie ;
  • Réponse aux besoins réels du pays ;
  • Part importante de la valeur ajoutée laissée dans le pays d’accueil soit sous forme d’intéressement, soit sous forme d’aménagement des infrastructures dans le pays.

L’examen des entreprises s’est fait au cours de réunions organisées entre les membres de l’Association Éthique et Investissement et

  • tantôt les personnes envoyées par la Direction des entreprises,
  • tantôt les personnes envoyées par les syndicats des mêmes entreprises.

Ces rencontres ont été suivies ensuite, pour les membres de l’Association, d’une évaluation du comportement de l’entreprise sur le plan éthique et d’une décision pour le maintien ou non du titre dans le Fonds commun de Placement.

Beaucoup d’entreprises ont accepté ce dialogue, qui s’est toujours déroulé dans un climat ouvert et cordial. Quelques-unes, pour des raisons diverses, ont refusé.

Notre questionnement sur l’éthique a souvent étonné les dirigeants, habitués à être interrogés plutôt sur leur rentabilité financière que sur leur comportement. Mais ils nous ont presque tous dit, au terme de nos entretiens, que nos exigences éthiques ne les laissaient pas indifférents mais les incitaient à poursuivre et affiner leur projet d’entreprise.

Il a aussi étonné les salariés qui considéraient jusqu’ici les actionnaires comme uniquement intéressés au montant de leurs dividendes.

Pour notre part, nous avons beaucoup appris au cours de ces rencontres. Nous avons mieux saisi les enjeux économiques et humains de la période de mutation technologique que nous sommes en train de vivre. Nous avons pu constater que le développement des personnes était souvent une valeur fondamentale pour beaucoup de dirigeants d’entreprise, malgré des contraintes économiques évidentes.

Cependant, il nous est souvent difficile d’obtenir par ce moyen toutes les informations que nous voudrions avoir et de tenir actualisées celles que nous avons déjà obtenues lors de rencontres précédentes.

C’est pourquoi l’Association Éthique et Investissement voudrait pouvoir passer à une autre étape qu’elle ne peut réaliser qu’en lien avec d’autres organismes, intéressés comme elle au progrès de l’homme dans l’économie mondiale de la fin du XXe siècle :

  • Chaires d’éthique des affaires des Grandes Écoles et Universités,
  • Cercles de réflexion autour des problèmes sociaux et économiques,
  • Associations ayant pour but la réinsertion sociale ou la défense des droits de l’homme,
  • Institutions financières ayant déjà créé des fonds de placement éthiques ou ayant l’intention de le faire,
  • Organes de presse soucieux d’ouvrir leurs lecteurs au sens des évolutions actuelles.

Un centre national de recherche sur l’éthique des entreprises pourrait-il exister en France, comme il en existe déjà aux États-Unis [2] et en Suisse [3] ?

Pourrait-il tenir à jour une base de données sur les comportements éthiques des grandes entreprises françaises et étrangères, évaluant un certain nombre de critères retenus par les différentes institutions intéressées ?

Des commissions étudiant tel ou tel aspect de l’éthique des entreprises ne pourraient-elles se mettre en place et faire circuler leurs rapports ?

Tel nous semble le pas à franchir actuellement pour que soit fiable l’exigence qui soutient la démarche d’un fonds de placement éthique et que demeure permanent et ajusté le questionnement aux grandes entreprises dont les titres composent ce fonds.

C’est à partir des exigences d’une opinion publique plus informée et plus responsable que l’ordre économique mondial pourra s’infléchir vers des valeurs orientées essentiellement vers le développement des personnes. Dans plusieurs pays de l’hémisphère Nord, les congrégations religieuses ont joué un rôle prophétique au départ de ce questionnement adressé aux grands acteurs du monde économique. Puissent-elles contribuer à la mise en place de nouvelles forces de proposition, elles qui, grâce à leur intuition féminine et à leur charisme de religieuses présentes au cœur du monde, ressentent si profondément les blessures de l’humanité lorsque l’organisation du système économique mondial aboutit à l’accumulation des richesses aux mains de quelques-uns et non au mieux-vivre du plus grand nombre.

11 rue de la Chaise
F-75007 PARIS

[1ormes de placements gérés collectivement.

[2Investor Responsability Research Center (I. R. R. C.) Washington.

[3Centre-Info Fribourg.

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