Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La vie religieuse apostolique en Europe occidentale

Joseph Famerée, s.c.j.

N°1994-5 Septembre 1994

| P. 297-301 |

Dans la ligne du texte précédent, ce court essai dégage bien certains éléments de l’équation « vie religieuse apostolique - Europe occidentale aujourd’hui ». Tous ne présentent pas la même importance et certains supporteraient des appréciations contrastées, mais la brièveté de ce qui est proposé ne doit pas nous dispenser de réfléchir aux perspectives qui s’y dessinent.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Une analyse

Après avoir rappelé brièvement certaines caractéristiques majeures de la culture de l’Europe occidentale actuelle, je m’efforcerai d’esquisser à la fois les défis et les chances de la vie religieuse apostolique dans ce contexte.

Coordonnées de la culture en Europe de l’Ouest aujourd’hui

En Europe de l’Ouest, nous connaissons un contexte de modernité culturelle depuis des décennies, des siècles même, mais ce contexte ne fait pleinement sentir ses effets, positifs et négatifs, que depuis les années 60, les golden sixties marquées par l’explosion « libertaire » de mai 68. Depuis lors, les caractéristiques de la modernité se sont généralisées et se sont en quelque sorte imposées à tous comme une évidence culturelle. D’un point de vue chrétien, et plus particulièrement catholique, ce qui frappe le plus, c’est la baisse de la pratique religieuse et du nombre de prêtres ou de religieux, parallèlement à une « conscientisation » de nombreux chrétiens ; c’est la perte d’influence du christianisme et, plus globalement, de l’instance religieuse dans la vie socio-politique et même personnelle. On est entré dans une ère de pluralisme religieux et philosophique, qui facilite l’indifférence religieuse chez nos contemporains, en nous-mêmes peut-être et notamment chez les chrétiens sociologiques. Ceux-ci ne sont pas « contre », mais ils ne sont pas vraiment « pour » non plus ; ils sont de plus en plus nombreux à vivre sereinement leur indifférence religieuse, leur incroyance pratique ou leur agnosticisme : Dieu, pour quoi faire ? Je n’ai pas besoin de lui pour vivre heureux...

L’élément religieux, chrétien en l’occurrence, a perdu sa position sociale dominante naguère encore. Bien sûr, depuis le siècle passé, il y a séparation juridique de l’Église et de l’État, les différentes activités humaines ont conquis leur autonomie par rapport à l’Église, mais, plus radicalement aujourd’hui, le christianisme vécu se privatise, s’individualise et se « désinstitutionnalise » : il a beaucoup de mal à s’inscrire dans une lignée ou une tradition. S’il ne veut pas disparaître du champ social, une nouvelle présence publique doit donc se chercher au-delà des manifestations identitaires ou nostalgiques.

Le scientisme, intolérance de la science vis-à-vis des autres approches de la réalité, et l’étatisme, intolérance du politique vis-à-vis des autres expressions sociales, semblent momentanément et globalement dépassés. Quant à l’individualisme, il constitue un paramètre culturel très vivace, entre autres dans le domaine religieux. Notre culture se caractérise ainsi par un penchant au « subjectivisme » et au relativisme des valeurs. Non pas que rien n’ait de valeur, mais rien n’a de valeur absolue. Le relativisme axiologique signale la fragilité intrinsèque des valeurs modernes, leur inconsistance native, leur dégradation toujours menaçante, ainsi que l’absence d’un lien véritable entre elles, leur morcellement ou leur éclatement. Vivre « cool », tel est le mot d’ordre culturel, si l’on peut dire. Ce dilettantisme du sens et des valeurs, ce nihilisme subtil font partie de l’air que nous respirons en cette fin du XXe siècle.

Défis et chances de la vie religieuse apostolique dans cette culture

En face de cet affaiblissement congénital des valeurs et de leur émiettement, les religieux sont renvoyés radicalement au sens de leur profession religieuse et aux valeurs essentielles de leur vie : le défi est en même temps une chance pour la vie religieuse, celle de laisser tomber irrémédiablement l’accessoire pour retrouver l’unique nécessaire ; nous nous voyons appelés à revivre l’exode et à retourner au désert, les mains vides face au buisson ardent.

Nous sommes ainsi provoqués à redécouvrir plus particulièrement certaines valeurs qui tissent déjà notre vie religieuse, mais à les redécouvrir radicalement et à leur accorder désormais une attention toute spéciale.

 Devant cette fragilisation et cette médiocrité du sens, nous sommes conduits à réexpérimenter la gratuité ou la grâce surabondante et inépuisable du Dieu de notre foi ; nous referons par conséquent l’expérience que, dans notre existence et dans l’univers, tout nous est d’abord donné gratuitement, sans aucun mérite de notre part : notre existence-dans-le-monde vient toujours d’au-delà d’elle-même, gracieusement (« qu’avons-nous que nous n’ayons reçu ? »).

Par cette expérience de la grâce infinie, intensément vécue dans tous les domaines de la vie, nous pourrons peut-être contribuer à ouvrir une voie dans le cœur de nos contemporains vers le Dieu de Jésus Christ, ou du moins leur faire pressentir la saveur insoupçonnée de l’existence humaine. Toute activité humaine (amour, production de biens, exercice du pouvoir et de la maîtrise) vaut plus qu’elle-même et ouvre sur une béance : Dieu seul est « ab-solu », mais un absolu de communion, de générosité et de « dé-maîtrise ». N’avons-nous pas à être ses témoins par notre forme de vie, nos vœux et nos engagements apostoliques, aujourd’hui, en mémoire de Jésus et dans l’espérance du Royaume ? Notre choix de vie voudrait rappeler que Dieu vaut d’être aimé plus que tout et que le Royaume est le bien suprême. Le célibat consacré, en tant que forme de vie, anticipe les relations nouvelles et universelles du Royaume et nous désigne un engagement apostolique prioritaire auprès des isolés et des rejetés. Le vœu de pauvreté signifie notre foi et notre espérance : dès à présent, il est possible de vivre le partage et la fraternité, et un jour viendra où plus personne ne manquera du nécessaire ; ici aussi, un service apostolique prioritaire auprès des pauvres économiques se trouve impliqué dans le vœu. L’obéissance religieuse constitue elle aussi un acte de confiance : il est possible de vivre déjà maintenant des relations d’autorité et de « dépendance » qui ne soient pas écrasantes, dans l’attente active du Royaume, où il n’y aura plus de pouvoir oppressif ; notre obéissance volontaire nous envoie en priorité vers les écrasés et les opprimés de tous les pouvoirs. Cette attestation du Royaume qui vient, avenir toujours ouvert, est en même temps une protestation risquée devant toutes les contrefaçons dont il est l’objet dans le monde actuel. N’est-ce pas rendre témoignage à la gratuité et à la radicalité en un temps où ces deux attitudes semblent minées culturellement ? N’est-ce-pas un service à proposer aujourd’hui par les religieux notamment ?

 Face à la désarticulation du sens, liée intimement à son atténuation, les religieux sont d’abord amenés à éprouver la cohérence de leur propre vie, sa capacité à élaborer de nouvelles synthèses, provisoires et dynamiques, ouvertes aux recompositions demandées par les nouveautés culturelles... Ils tâcheront ensuite de créer de nouveaux liens là où il n’y a que juxtaposition stérile : ils seront des « ponts », des « passeurs », des « intermédiaires », des « médiateurs », des « reliants » ou des « religieux » selon une certaine étymologie du mot religion ; tout spécialement dans cette société éclatée qui est la nôtre, ils s’efforceront d’être des liens entre les personnes ou les groupes de personnes, entre les valeurs différentes, entre les cultures différentes, entre les religions différentes, entre le monde occidental et le Tiers-Monde..., des artisans d’unité donc, de réconciliation, de continuité dans la discontinuité...

Cette perspective nous trace une voie particulière en tant que religieux apostoliques : nous porter aux frontières, à toutes les frontières de notre temps, selon nos possibilités. Frontières internes à notre propre culture, là où se noue ou au contraire se désagrège déjà la possible culture de demain (jeunes, nœuds de décision, monde de l’art, de la pensée et de la recherche scientifique, monde des médias... autant de lieux où une tradition culturelle ou religieuse, aujourd’hui déficiente pour les individus en tant que tels, peut se constituer), marges de notre culture avec toutes les formes d’exclusion qu’elle engendre et engendrera demain si on n’y prend garde, frontières externes à notre culture ou rencontre des autres cultures (l’internationalité de beaucoup de congrégations religieuses peut être ici un atout), toute espèce d’urgence de notre temps ou les avant-postes de l’histoire, dont trop peu de personnes s’occupent.

Tout ce qui précède constitue aussi une condition sine qua non pour que le christianisme soit partie prenante et reconnue telle de l’élaboration du monde de demain, pour qu’il tienne sa place à égalité avec d’autres dans la construction de la société et puisse y faire entendre une voix prophétique : n’est-ce pas cela l’évangélisation, une évangélisation durable et en profondeur ?

Tel est un apostolat possible et, me semble-t-il, vital pour les religieux d’aujourd’hui. Au service de ce projet apostolique, une spiritualité propre et une vie communautaire prennent ici toute leur place. Développer ce dernier aspect serait cependant se substituer à la responsabilité particulière de chaque congrégation ou communauté religieuse.

Rue Eug. Cattoir, 18 B
B-1050 BRUXELLES, Belgique

Mots-clés

Dans le même numéro