Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

« Écoute Israël » : une charte de la vie religieuse

Sœur Miriam, r.a.

N°1994-5 Septembre 1994

| P. 276-289 |

Dans ce très bel article sur la « demeure en Dieu » propre à la vie consacrée, l’auteur fonde bibliquement, avec une grande pénétration spirituelle, les traits essentiels qui formeront, après son indispensable révélation comme sequela Christi, la figure chrétienne de la vie religieuse. On n’oubliera certes pas les médiations ecclésiales (Pères de l’Église, charisme des fondateurs, déterminations canoniques même, etc.) mais, ce texte fervent, comme en les surplombant, nous conduit vers un point d’incandescence premier où l’Unique invite à l’allégeance totale : « de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. »

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« Écoute Israël : le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est Un. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force... » (Dt 6,4-5).

Instituer une réflexion sur « le Shema Israël [1] et la vie religieuse » pourrait étonner plus d’un lecteur. Pourquoi creuser des textes de l’Ancien Testament pour y chercher les fondements d’un état de vie qui n’avait pas encore vu le jour à l’époque de sa rédaction ? Vatican II a rappelé que la vie religieuse « a sa source dans la doctrine et l’exemple du divin Maître », le Christ (PC 1 [2]). À l’exception d’une citation du Psaume 39 (PC 14), les documents conciliaires ne s’appuient pas sur l’Ancien Testament. Les Lineamenta préparatoires au synode sur la vie religieuse ne le font pas davantage. Nous, qui sommes religieux, nous le sommes à la suite de Jésus, afin de vivre comme lui et lui être conformes (cf. PC 5). Pourquoi, dès lors, chercher nos racines en dehors de l’Évangile, qui est notre « règle suprême » (PC 2a) ?

Jésus accomplit les Écritures dans notre vie

À cause de Jésus

Or précisément, parce que nous voulons suivre le Christ de plus près, être comme lui, nous avons à nous pencher sur la Parole de Dieu, qui fut pour lui la voix de son Père. Car la Bible de Jésus, c’est ce que nous appelons l’Ancien Testament - il n’a jamais lu une seule page du Nouveau ! De cet Ancien Testament, il dit : « N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Mt 5,17), c’est-à-dire « réaliser » et « donner un surcroît de sens » à ces paroles vivantes. En accord avec la tradition juive, les Pères de l’Église affirmaient que toute la Torah, tous les Prophètes et tous les Écrits de Sagesse parlent du Messie. Ainsi s’exprime, par exemple, saint Augustin : « Le Nouveau Testament est caché dans l’Ancien, et dans le Nouveau, l’Ancien est dévoilé [3] ». Aucun chrétien, et le religieux moins que tout autre, ne peut faire l’économie du Premier Testament, et cela par fidélité à Jésus.

Les Écritures et la vie religieuse

Si notre vie religieuse est vie avec et dans le Christ, nous devons nous attendre à trouver les Écritures accomplies par lui dans nos vies. Effectivement, l’Écriture Sainte devrait être pour nous la parole fondatrice, comme aussi la lampe qui éclaire notre route. Réciproquement, la vie religieuse devrait être un midrash, c’est-à-dire une « illustration vivante » de cette parole.

Disons brièvement l’essentiel de cette perspective. En choisissant son peuple Israël et en lui donnant la mission de « sanctifier son Nom » parmi les nations, Dieu en fait une figure et une annonce de la vie religieuse, destinée à manifester aux hommes par quels liens d’amour Dieu se lie à l’humanité.

Comme l’histoire religieuse d’Israël, la vie religieuse est Alliance, récit de l’intervention de Dieu dans le temps et l’espace, et donc enseignement pour tout homme de bonne volonté ; elle est mystère d’élection d’un petit nombre en vue du salut de tous. Elle est l’histoire de la fidélité de Dieu en relation avec des libertés humaines souvent infidèles. Création et libération, désert et manifestation de Dieu, promesse et exigence, adoration et apostasie, don et pardon : ces catégories présentes dans la Torah forment et informent toute vie religieuse dans le Christ.

Ce qui est vrai de tout le peuple est vrai aussi de certaines personnes que Dieu se choisit pour une mission déterminée. Ainsi la mission des prophètes en Israël fut d’être et de poser, dans la vie des gens, des signes de la part du Seigneur. De la sorte, Isaïe pouvait affirmer : « Moi, et les enfants que m’a donnés le Seigneur, nous devenons signes et présages en Israël » (Is 8,18). Par leur vie entière, aussi bien que par des actes ponctuels et par la transmission de la parole reçue de Dieu, ils rappelaient l’Alliance et en dénonçaient les abus. Or Vatican II a fait remarquer : « La profession des conseils évangéliques apparaît (...) comme un signe qui peut et qui doit attirer efficacement tous les membres de l’Église à remplir courageusement les devoirs de la vocation chrétienne » (LG,44).

De quoi la vie religieuse est-elle signe ? Du Royaume à venir, de l’unique nécessaire, de la fraternité universelle, de la préférence divine pour celui qui est pauvre et faible, de la fidélité du Seigneur dans la durée... et cette liste est loin d’être exhaustive. Comme les prophètes, la communauté religieuse signifie ce qu’elle dit : elle est symbole d’un au-delà d’elle-même.

Après la Torah et les Prophètes, la troisième collection des livres de l’Ancien Testament n’est pas homogène ; on l’appelle simplement « les (autres) Écrits » [4]. Mais ces livres, eux aussi, éclairent la vie religieuse et s’actualisent en elle. Ainsi, par exemple, les Psaumes invitent à une relation privilégiée avec Dieu et la supposent. On peut y suivre tous les méandres de l’intériorité humaine. Dans les Écrits nous est transmise la Sagesse, ou « savoir-vivre » de l’Alliance. On y rencontre le désarroi devant la souffrance, voire la révolte et le découragement, mais aussi l’exemple réconfortant de ceux et celles qui nous ont précédés. On y découvre la quête amoureuse de Dieu, désiré et cherché comme le Bien-Aimé de l’âme. Ces réalités sont fondamentales dans la vie religieuse et prennent corps en elle.

Pourquoi privilégier le Shema Israël ?

Si tout l’Ancien Testament éclaire la vie religieuse, le fait de privilégier le Shema Israël dans notre réflexion n’est pourtant pas fortuit. D’abord, il se conforme au choix de Jésus. Un jour, un scribe lui demanda : « Quel est le premier de tous les commandements ? » Jésus répondit : « Le premier, c’est : Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est l’unique Seigneur ; et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, et de tout ton esprit, et de toute ta force... » (Mc 12,28-30).

Ensuite, la tradition juive rejoint Jésus dans la priorité qu’elle accorde au Shema. Ses trois paragraphes constituent l’élément fondamental de la prière juive, « la moulure de la liturgie » [5]. Alors que la prière publique suppose le rassemblement d’au moins dix hommes, la récitation journalière - deux ou trois fois - du Shema est obligatoire, même quand on est seul ; elle peut être faite à toute heure, de minuit à minuit - et surtout à minuit, l’heure des ténèbres et de l’épreuve ! - Dans la plupart des bibles hébraïques, la dernière lettre du premier mot et la dernière lettre du dernier mot de la phrase sont écrites en gras : Shema Israël, YHWH Elohénû, YHWH ˋèhaD. Ensemble, ces deux lettres forment le mot ˋèD, c’est-à-dire « témoignage ». Rappel discret de la raison d’être du peuple d’Israël : l’affirmation du Dieu unique, témoignage pour lequel tout juif doit être prêt à donner sa vie.

Au plan littéraire, le Shema récapitule les Écritures. Les deux premiers paragraphes de cette prière sont tirés du Deutéronome, comme nous l’avons vu. Or « le livre du Deutéronome est un carrefour » [6]. Il est littéralement la « deuxième Loi » (deuteros nomos) : il relit tout ce qui précède et, dans une vaste fresque appelée « formulaire d’alliance », il réunit histoire, loi prêchée et confrontation prophétique. Tout est traité à partir de l’expérience vécue entre un Dieu qui tient sa promesse et un peuple infidèle. Le Deutéronome montre la Loi et les Prophètes en train de s’accomplir dans le quotidien, au cours d’une histoire non encore achevée.

Le livre des Nombres, dont un passage est repris dans le troisième paragraphe de la prière du Shema, renvoie au séjour du peuple élu dans le désert du Sinaï et en marche vers la Terre promise. C’est l’aube de l’Alliance, où Israël a vécu sa lente et longue initiation - nous pourrions dire son noviciat-, afin de pouvoir assumer sa mission. Le croyant qui proclame aujourd’hui le Shema rejoint par sa prière et l’expérience originelle de l’Alliance, et sa relecture prophétique. Il se tient donc à l’intersection des Écritures et au cœur de l’Écriture.

Le Shema Israël comme lumière pour la vie religieuse

Dieu UN, source de l’unité

Le Shema Israël éclaire plusieurs facettes de la vie religieuse. Il en fait ressortir l’essence. Dieu Un, les vœux, la personne et la communauté, la formation et/ou l’éducation, les signes et le témoignage : une méditation du Shema peut aviver notre compréhension de ces éléments qui constituent notre vie. Pour développer ce point, nous parlerons d’une manière générale, mais chacun pourrait faire à cette lumière la lecture de ses propres constitutions, et y découvrir l’actualité du texte biblique.

« YHWH notre Dieu (est) l’unique YHWH » ou « YHWH notre Dieu (est) un seul YHWH » (Dt 6,4). Le Dieu Un, l’unique Créateur, est la source de l’unité de tous les peuples et c’est vers cette unité en lui que tend l’histoire (Cf. Is 66,24 ; Za 8,23 ; 14,9). Il est la source de l’unité du peuple élu et de l’Église : « N’avons-nous pas un seul Père ? Un seul Dieu ne nous a-t-il pas créés ? » (Ml 2,10). Notre solidarité avec l’Église universelle, notre communauté de destin en congrégation internationale s’enracinent dans cette unité et la proclament.

Le Dieu Un est l’unique source de l’unité dans nos communautés religieuses locales. N’est-ce pas la certitude de son appel à tous et à chacun qui fonde notre appartenance, notre confiance et notre joie communautaires, au-delà des agacements provoqués par nos différences ? Sans l’unique appel de Dieu, nous n’aurions probablement jamais connu la plupart de nos sœurs ou de nos frères !

Le Dieu Un est aussi l’origine et la fin de notre unité personnelle. Puisque nous sommes faits à son image, l’unité de notre cœur vient de lui. Certes, les sciences humaines nous donnent de bons outils pour nous aider à nous unifier, à nous épanouir, et nous serions sots de les mépriser. Cependant, prendre les moyens pour la fin, c’est tomber dans le piège de l’idolâtrie dont le Shema (Dt 11,16-17) - nous décrit les conséquences catastrophiques.

Jésus nous rappelle que Dieu est « l’unique, et qu’il n’y en a pas d’autre que lui » (Mc 12,12) ; une formule rabbinique dit aussi : « rien d’autre, rien de pareil ». C’est dans le Dieu Un qu’est enracinée la consécration totale de notre être, par les voeux. Une jeune fondatrice du XIXe siècle écrivait : « C’est déjà beaucoup de se consacrer corps et âme à Dieu ; le faire pour moindre que lui, c’est être étrangement trompé sur la dignité de l’âme chrétienne et de Jésus Christ qui habite dans cette âme [7] ». Seul le Dieu unique peut exiger l’homme tout entier.

Le Shemaˋ et l’obéissance

Le mot Shema, que nous traduisons par « Écoute ! » est un mot-clé de la Torah, et surtout du Deutéronome, où il est employé plus de 80 fois. Il signifie écouter, entendre, obéir, apprendre, faire attention, accueillir. C’est le sine qua non des rapports entre le Seigneur et son peuple. La surdité, dans la Bible (cf. Is 42,18 ss), est surtout un problème spirituel. On écoute parce qu’on est disciple, fils (Dt 4,36). Écouter, c’est recevoir la parole de Dieu jusqu’à l’inculquer aux fils, et faire passer l’expérience acquise comme on a fait passer à ses enfants la vie qu’on a reçue. Dans le Shema, l’écoute/obéissance est à la fois un impératif (Dt 6,4) et une invitation adressée à la liberté de chacun (Dt 1,13) en vue de la bénédiction suprême : l’intimité avec le Seigneur (Nb 15,41). Le jeu entre le nous (Dt 4,6) et le tu (Dt 4,5-9 ; 11, 14b et 20) ou le vous (Dt 11,13-14a, 16-19a ; Nb 15,39-41) montre à quel point l’écoute/obéissance est à la fois personnelle et communautaire.

Que faut-il écouter ? À qui faut-il obéir ? Au Seigneur, certes, mais dans le Shema, c’est surtout Moïse qui parle (excepté en Dt 11,14-15 ; Nb 15,38-41). Au début du Deutéronome, on lit : « Moïse parla aux fils d’Israël suivant tout ce que YHWH lui avait ordonné pour eux » (Dt 1,3). Mais une tradition juive fait remarquer que le texte emploie la construction « YHWH notre Dieu » (au lieu de ton ou votre Dieu plus habituels dans le Deutéronome) pour montrer que Moïse veut s’inclure dans la proposition qui suit.

Or l’obéissance religieuse est d’abord l’accueil de la parole d’un autre, afin de recevoir une parole de Dieu. Elle nous propose de « faire quelque chose », d’agir peut-être au delà de nos propres lumières, en vue d’une bénédiction. La bénédiction qui nous est promise est celle de la conformité au Christ Jésus qui, pour nous, s’est fait obéissant jusqu’à la mort. Notre obéissance est personnelle et communautaire. Elle est faite du libre engagement de chacun. C’est ensemble, supérieurs et communautés, que nous nous efforçons d’écouter le Seigneur. Sans un cœur de disciple - de part et d’autre - accueillant et attentif, on trouverait éventuellement une discipline de caserne, non pas l’obéissance religieuse. C’est au sein d’une communauté que nous faisons vœu de suivre le Christ selon une règle précise : sans la communauté, sans la règle, sans nos supérieurs, nous n’aurions pas la chance de répondre à l’appel que nous avons reçu. Tout comme dans le Shema, l’obéissance à la suite de Jésus nous est proposée comme un chemin de vie et de bonheur.

Le Shema et la chasteté religieuse

Dans les quatre premiers livres de la Torah, le mot hébreu pour « aimer » (âhab) est aussi polyvalent qu’en français. Il s’applique aux relations parentales, conjugales ou sociales aussi bien qu’à une préférence pour le gibier (cf. Gn 22,2 ; 24,67 ; 27,4). Seul Ex 20,6 l’applique au rapport de l’homme avec Dieu. Mais le rédacteur deutéronomiste, dans le sillage des prophètes, et pénétré du langage de l’Alliance, l’emploie près de vingt fois pour décrire les relations entre le Seigneur et son peuple. L’amour du Seigneur pour les siens fonde l’obligation humaine de l’aimer : « Il aimait tes pères » (Dt 4,37) ; « Le Seigneur vous aime » (Dt 7,8-9) ; « Le Seigneur ton Dieu t’aime » (Dt 26,6). C’est pourquoi Israël est appelé à aimer à son tour.

Peut-on commander l’amour ? Oui, car dans le contexte de l’Alliance, l’amour est décision, préférence absolue, engagement. Il est de l’ordre de la volonté plutôt que de l’affectivité ou du sentiment. L’amour dont parle le Deutéronome suppose et le respect et le service (cf. Dt 6,13 ; 10,12 ; 11,15). Ce n’est pas « un état d’âme ».

Comment faut-il aimer ? Avec l’intégralité de son être : « de tout ton cœur et de toute ton âme et de toute ta force » (Dt 6,5). Le cœur est le siège de la volonté, de l’intelligence, de la vie morale et religieuse [8]. L’âme désigne d’abord l’haleine, le principe vital, d’où l’intimité de la personne. Quant à l’expression : « de toute ta force » (littéralement : ton « extrême »), elle signifie à la fois l’avoir et le pouvoir ; elle inclut les mains et les pieds, l’œuvre et la conduite. Aux versets 6 à 9, la triade cœur/âme/force du v.5 est davantage élaborée : le cœur, la bouche et la gorge (organe de l’haleine), les yeux, les mains, les pieds. Si l’on veut aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa force, tout le domaine du visible, de l’audible, du tangible doit porter le sceau de cet amour. Il devrait structurer la pensée, la parole, l’agir.

Et nous ? Nous avons reconnu l’amour de Dieu pour nous ; nous avons voulu « ne rien préférer à l’amour du Christ » [9]. À son invitation, nous nous sommes engagés à vivre le célibat dans la chasteté qu’exige le don total de nous-mêmes au Seigneur : corps, cœur, esprit. Dieu, et Dieu seul, est devenu - ou est en train de devenir - l’Unique pour nous. Certes, cela concerne notre affectivité, nos puissances sexuelles, mais le célibat pour le Royaume exige davantage. Désormais, tout doit être à lui, pour lui : « il n’y a plus d’action, ni de parole, ni d’instant de notre vie sur lesquels le Bien-Aimé n’ait droit » [10].

La chasteté dans le célibat considérée à la lumière du Shema ne nous laisse guère de temps pour un repli sur nous-mêmes. Elle est plus qu’une série d’interdits ou de restrictions, même si elle suppose des heures de renoncement et de souffrance. Elle est promesse et chemin : un jour, tu aimeras. Le Cantique en exprime l’échange affectueux : « Je suis à mon Bien-Aimé et vers moi se porte son bon plaisir » (Ct 7,11). Et le livre des Nombres ponctue : « Je serai Dieu pour vous » (Nb 15,41).

Le Shema et la pauvreté religieuse

Au premier abord, le Shema ne parle pas de pauvreté. Il parle des biens. Mais une traduction commentée du premier paragraphe interprète « de toute ta force » comme « de toutes vos richesses » (Targum Neofiti). Un autre (le Targum Jonathan) ajoute : « et même s’il reprend votre âme et toute votre richesse » [11]. On aime avec son avoir ; un dicton américain parle de « mettre ton argent là où est ta bouche » pour parler d’engagement cohérent.

Le deuxième paragraphe de la prière développe le thème des biens de la terre comme don du Seigneur. Il y a la pluie, bénédiction de Dieu par excellence, car sans elle, pas de vie. Il y a le blé, qui sert à faire le pain fruit de la terre et du travail humain ». Nourriture de base, symbole du nécessaire quotidien, il est souvent lié au partage (cf. Gn 18, 6 ; Is 58, 7 ; Ps 41, 10). Le vin est une boisson de l’ordre de la gratuité ; il n’est pas indispensable, mais on le boit le jour du sabbat. C’est un des éléments du festin messianique. La vigne est une terre de choix, réclamant beaucoup de travail et de soin. L’huile, qui est à la fois parfum, médicament et aliment, est signe de bénédiction, de bonheur eschatologique.

Le risque du don, c’est l’oubli du donateur. Dt 6,10-12 traite la question du point de vue de la mainmise : on s’approprie ce que l’on a reçu. Le Shema (Dt 11,11) touche la problématique de l’idolâtrie : le service et l’adoration d’autres dieux, de dieux étrangers. Il s’agit alors d’un amour mal placé : « qui sert mal périt », dit un adage rabbinique jouant sur les mots. Le Shema n’a pas attendu les écologistes pour comprendre que les rapports entre l’homme et son Dieu ont des conséquences graves pour toute la création, l’homme en tête (cf. Dt 11,17).

Comme religieux, nous suivons l’exemple de Jésus : « De riche qu’il était, il s’est fait pauvre, afin de nous enrichir par sa pauvreté » (2 Co 8,9). Très peu parmi nous manquent du nécessaire ! Loin de là.

Mais est-ce le but de notre vœu ? Les biens matériels sont de vrais biens, et un religieux qui les mépriserait serait peut-être davantage manichéen que chrétien. Si nous renonçons à posséder, c’est pour tout recevoir avec action de grâce, et pour demeurer dans l’abandon filial au Père. La mise en commun des biens, et leur partage à l’extérieur de la communauté, supposent une fraternité universelle à cause du Dieu Un, Père de tous. Notre dépendance par rapport aux supérieurs pour l’usage de n’importe quel bien signifie notre dépendance totale à l’égard de Dieu, le donateur de tout, et notre refus de saisir ce qu’il veut nous prêter. Dans le Deutéronome, le peuple est intendant de la Terre promise, et non son possesseur.

La pauvreté religieuse est surtout une affaire d’amour, car le Dieu unique cherche l’homme tout entier.

Le Shema, signes et témoignage

Les signes et le témoignage jalonnent les trois paragraphes du Shema. Le précepte : « Tu attacheras (mes paroles) comme un signe sur ta main, et sur ton front comme un bandeau » (Dt 6,8 ; 11,18) se réalise de manière littérale grâce aux phylactères ou tefillîn. Ce sont deux petits boîtiers en cuir contenant les versets du Shema écrits sur parchemin. Ces boîtiers sont fixés à un ruban de cuir noir que l’homme se lie autour du bras gauche et autour de la tête, pour la prière des jours de semaine. Qui a vécu en milieu juif connaît aussi les mezûzoth, petits étuis en métal ou en bois, portant eux aussi les versets du Shema, qu’on encastre dans le linteau de la porte d’entrée de la maison et sur les portes de la ville (quand elles existent !). Ils signifient la place que le Shema - et toute la parole de Dieu - prend dans la vie privée comme dans la vie publique.

Un autre signe est la tsitsith, houppe ou frange aux bouts d’un vêtement porté par les hommes. Sa vue doit rappeler à celui qui le porte tous les commandements du Seigneur (Nb 15,39-40). C’est un objet en soi inutile, porté en signe de fidélité et comme aide-mémoire. En fait, la proclamation du Shema constitue le témoignage suprême. On raconte que les Romains étaient en train de torturer Rabbi Akiba, mort martyr pour sa foi en 135. L’heure de la récitation du Shema étant arrivée pendant que les soldats lui arrachaient la peau, lui, souriant, se met à prier. Ses disciples, atterrés, l’interpellent. Il réplique : « Toute ma vie, je me suis préoccupé de ce verset : ’Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ta vie’- c’est-à-dire même s’il prend ta vie -. J’ai essayé de l’aimer de tout mon cœur, en lui référant toutes mes affections ; j’ai essayé de l’aimer de tout mon argent, en donnant aux pauvres ; mais il ne m’avait pas encore donné d’expérimenter en vérité que je l’aime de toute ma vie. Alors, maintenant que cela m’est donné, comment ne serais-je pas joyeux ? » On raconte qu’il est mort en prononçant les mots : « Le Seigneur est Un ».

À la plupart d’entre nous, pareil témoignage ne sera sans doute pas demandé. Pourtant, il n’est pas indifférent que la vie religieuse se soit développée après la reconnaissance officielle de la foi chrétienne, comme le relais du martyre, témoignage ultime. La vie religieuse est signe de la fraternité universelle. Nous nous voulons frères et sœurs de tous, et être ainsi des signes de réconciliation. L’habit que portent certains est signe de leur consécration à Dieu, et par là expression concrète de l’invitation que Dieu adresse à l’humanité entière : invitation à entrer toujours plus dans son intimité. Les heures de prière, les veilles, la persévérance dans l’attente, proclament que Dieu existe et qu’il est Seigneur. La joie en communauté, quand elle transparaît à l’extérieur, est signe de la présence de Jésus au milieu des siens.

Mais par-dessus tout, la vie religieuse est signe du monde à venir, où tous vivront unis, sans propriété privée, sans donation en mariage, heureux de faire la volonté de Dieu et de chanter ses louanges.

Ce signe n’est pas chose privée : c’est pourquoi notre profession est publique, et nos communautés ont un caractère de visibilité. Il s’agit d’être signe, de rendre témoignage au Dieu unique. On rejoint là le devoir de « sanctification du Nom » donné à Israël comme grâce pour toute l’humanité.

La formation et l’éducation d’après le Shema

À deux reprises (Dt 6,7 et 11,19), le Shema parle de la parole reçue comme une instruction à donner. Le verbe que l’on traduit habituellement par « répéter » (shânan) a la connotation d’imprégner, d’inculquer. C’est peut-être un dénominatif de Shén, qui signifie la dent, la flèche acérée. Il s’agit en effet d’un enseignement efficace, pénétrant, capable d’atteindre les fils comme de l’intérieur. Or cette flèche est tout ensemble une foi à professer, une instruction à donner et un pardon à recevoir. Si nous, religieux, par timidité ou pusillanimité, évitons de transmettre notre foi, de partager ses valeurs, et même le charisme précis de notre congrégation, c’est souvent parce que nous n’y croyons pas assez. Pourtant, personne ne vit à la hauteur de sa foi, de ses valeurs. Sans le pardon - au moins implicite - accordé pour l’écart entre la parole et les faits, l’idéal et la vie, il n’y aurait pas de formation ou d’éducation religieuse possible.

Quel signe avons-nous du fait que le pardon nous est effectivement offert ? La vie, tout simplement : nous sommes encore là ! Cette intuition du rédacteur deutéronomiste rejoint celle de saint Ignace. Dans ses Exercices Spirituels (n° 60), il suggère au retraitant de s’étonner que les créatures l’aient laissé vivre, que la terre ne l’ait pas englouti, alors qu’il a péché. Dans l’action de grâce au Seigneur pour l’avoir conservé en vie, le retraitant décide de se corriger, avec l’aide de la grâce de Dieu.

Par le Shema, tout Israël, et chacun de nous avec lui, est interpellé : « Écoute, Israël... Tu aimeras YHWH ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. » Ce commandement requiert l’engagement de l’homme tout entier : intelligence, volonté, agir, et il suscite sa liberté. Mais comme le commandement du Seigneur au jardin d’Éden, comme nos constitutions religieuses, le Shema révèle les limites de cette liberté.

Nous sommes capables de refuser la source de notre liberté. Nous le faisons souvent. Or notre liberté a la même origine que notre vie : si nous renions la vie, nous devrions mourir. Mais comme nos premiers parents, nous ne sommes pas morts dans notre désobéissance ; notre liberté perdue, car détournée de sa source et de sa fin, nous est rendue dans la confiance du pardon. Et le signe que nous sommes pardonnes, c’est que nous sommes vivants, et en train de transmettre ce que nous avons reçu. Disons les choses autrement : si aujourd’hui nous vivons d’un charisme, d’une tradition religieuse confiés une fois pour toutes à nos fondateurs et fondatrices, c’est parce que quelqu’un a bien voulu nous les transmettre, et que nous avons bien voulu l’écouter. Cette parole, ce charisme nous juge car il exige le don total de nous-mêmes à celui qui nous a tout donné. Mais, à notre tour, nous pouvons laisser le Seigneur nous convertir et transmettre le don et le pardon aux jeunes qui viennent nous rejoindre. Nous pouvons aussi nous l’approprier. Dans le premier cas, c’est un chemin de vie, dans l’autre, une mort certaine, comme l’indique le choix entre vie et mort demandé à Israël (Dt 30,15-20). Effectivement, Dieu nous invite à « choisir la vie » en la transmettant.

En guise de conclusion

Une jeune femme qui vient de faire profession perpétuelle dans la vie religieuse décrit l’impact décisif qu’a eu sur elle la méditation du Shema :

C’est comme si tout d’un coup j’avais la vision de l’unité de Dieu. Comment dire ? Un, c’est-à-dire entier, sans partage. Je comprenais alors sa façon d’agir, sa fidélité qui jamais ne se dément, son amour plénier, son engagement total envers nous. Mais en même temps que j’étais émerveillée par cette plénitude de Dieu, je réalisais que cela avait aussi une incidence sur la réponse que l’homme est appelé à donner à cet amour. Et plus précisément, je réalisais avec acuité que si l’amour de Dieu pour moi est tel, ma réponse doit être totale pour répondre à cette plénitude. Il veut tout de moi, car il m’aime.
Merveille de cet amour total, mais effroi devant une telle exigence qui réclame tout, absolument tout, pas seulement en mots, mais en vérité. J’en avais une telle conscience que je ne pouvais biaiser.
Après un moment de recul, « non, Seigneur, ce n’est pas possible », la vision de cet amour total m’a envahie et j’ai dit oui. Alors j’ai remis mes désirs et mes projets, puis, comme par appels successifs, ma volonté, mon intelligence, puis ma mémoire, le plus difficile. Et cela dans la joie mais aussi avec tremblements, consciente du sérieux de la situation, du sérieux de Dieu dans sa demande et dans le respect de la réponse.
« Le Seigneur est Un » et j’étais appelée à entrer dans cette unité, dans cette intimité, en vérité. La peur qui m’avait toujours habitée de me dissoudre en autrui, de ne plus exister, du néant, remontait à la surface, mais là, la peur était vaincue par l’attrait de l’Amour, et j’ai accepté par avance de me dissoudre en Dieu, de me laisser submerger par Lui, de vivre dans son unité et par Lui.
Je rendis alors grâce à l’Esprit Saint de m’avoir ainsi envahie pour aller plus profond, en eaux profondes, alors que je lui demandais de me montrer sur quel rivage accoster.
C’est ainsi que je sus, de certitude inébranlable, la voie que le Seigneur m’indiquait (Sœur Anne).

Rue Mitoyenne,
B-4840 WELKENRAEDT, Belgique

[1Dans la Bible juive, et spécialement dans la Torah, les livres de l’Écriture ou les portions de texte sont cités au moyen des premiers mots du document. Ainsi, pour le Shema Israël, nous entendrons le passage de Dt 6,4-9, auquel la tradition priante d’Israël a rattaché Dt 11,13-21 et Nb 15,37-41.

[2Nous citerons le Décret sur l’adaptation et le renouveau de la vie religieuse par les lettres PC du document latin, qui a pour titre : Perfectae caritatis.

[3Cf. Patrologie Latine 34, 623.

[4Voir dans la T.O.B., Ancien Testament, l’ « Introduction aux autres Écrits ». Paris, Cerf, 1975, 1255.

[5Shalom Ben Chorin. Le judaïsme en prière (Patrimoines, judaïsme). Paris, Cerf, 1984, 41.

[6Voir F. Garcia Lopez. « Le Deutéronome. Une loi prêchée », dans Cahier Évangile 63, Paris, Cerf, 1988, 6.

[7La Bienheureuse Marie-Eugénie de Jésus. Correspondance, lettre n°1418 du 27/7/1842.

[8Cf. P. Mourlon Beernaert. « Cœur - langue - mains dans la Bible. Un langage sur l’homme », dans Cahier Évangile 46, Paris, Cerf, 1983, 9-10.

[9Règle de saint Benoît, Prologue.

[10Rancé, A. de, (Abbé). De la sainteté et des devoirs de la vie monastique, 1683.

[11Voir R. Le Déaut. Targum du Pentateuque. T. IV : Deutéronome (Sources chrétiennes n°271), Paris, Cerf, 1980, 74-75.

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