Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Théologie de la vie religieuse

Chronique bibliographique

Léon Renwart, s.j.

N°1994-1 Janvier 1994

| P. 47-62 |

La vocation en général, la vie monastique, l’histoire de la vie religieuse et son avenir ; tels sont les thèmes que les livres reçus à la rédaction permettent d’aborder dans notre traditionnelle chronique : « Théologie de la vie religieuse ». On appréciera les analyses fines et la perspective théologique où l’auteur inscrit son commentaire.

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La douzaine d’ouvrages qui nous ont été confiés pour cette chronique peuvent se répartir en trois groupes : quatre volumes s’intéressent à la vie religieuse et à son avenir ; six s’attachent à l’histoire, ancienne ou actuelle ; les autres concernent la vie monastique ; nous leur avons joint une réflexion sur la vocation (en général).

I

Committed by Choice, de Judith A. Merkle, S.N.D. de Namur [1], s’attaque à un défi : expliquer la vie religieuse, son fondement et son avenir dans un temps de crise où chacun de ces thèmes, jadis considérés comme évidents, est remis en question. Trois idées orientent la recherche. Devenir religieux aujourd’hui c’est s’expliquer avec une culture qui n’accorde guère de place à un engagement à vie ni à l’intérêt pour un développement humain intégral. Croître dans la vie religieuse implique une démarche de conversion, individuelle et collective, orientée vers un sens approfondi de la mission, du rôle de la communauté et d’une activité fructueuse dans l’Église et le monde. Enfin, présenter la vie religieuse aujourd’hui requiert un nouveau vocabulaire, capable de parler à des adultes conscients de pouvoir donner un sens à leur vie et au monde qui les entoure.

Une première partie examine la vie religieuse telle que la voit le monde actuel. Celui-ci, spécialement aux U.S.A., approche la société, les activités, le style de vie d’un point de vue individualiste. Aussi faut-il « crever » le mythe et redécouvrir la liberté comme réponse et la valeur d’un engagement à vie. Cette capacité de s’opposer à la culture ambiante apparaît à l’auteur comme un signe de vocation.

La seconde partie étudie les possibilités de transformation qui s’offrent aux communautés. Elles ont perdu leur identité figée de jadis ; à quelles conditions, au lieu de rester, selon l’expression de Max Weber, des « magiciens », soutiens réconfortants du statu quo, deviendront-elles des « prêtres », appelant leurs membres à regarder en face les besoins de ce temps, sans perdre de vue la source transcendante où puiser la force et la lucidité nécessaires ? Découvrir qu’on a la capacité de se transformer et de changer l’environnement doit se faire avec réalisme et sens des limites : tout le monde n’est ni capable ni appelé à tout faire. C’est dire l’importance, pour une communauté, de cette sagesse qui repose en dernière analyse sur un accord, théologiquement fondé, sur le sens dernier à donner à la vie et la manière dont cette conviction affecte les décisions concrètes du groupe. L’auteur énonce une douzaine de principes fondamentaux qui aident à comprendre l’ampleur du renouveau et à s’y atteler courageusement.

Une troisième partie se demande si la vie religieuse et les vœux qui la caractérisent représentent une « route vers le ciel » ou un engagement pour une « nouvelle terre ». Elle opte pour ce dernier : loin d’isoler les religieux dans leur tour d’ivoire, les vœux les provoquent à des attitudes pleines de sens pour notre univers.

Une dernière partie étudie certaines situations courantes dans la vie religieuse : le dépassement de l’individualisme dans le respect des personnes, la marche vers une communauté transformée et transformante, le prix à payer pour garder l’indispensable fidélité à l’Église, la sauvegarde du charisme dans un partenariat qui, loin de le dissoudre, en soit enrichi.

Écrites avec réalisme, ces réflexions attirent l’attention sur un riche secteur de la théologie après Vatican II. L’auteur s’efforce de montrer, même dans les positions antagonistes, la part de vérité que chacune renferme et de suggérer la voie moyenne sur laquelle avancer en évitant les vues unilatérales. Elle marque avec fermeté la nécessité non seulement de penser juste, mais encore et surtout d’agir en conséquence. Inspirées par les grands thèmes rappelés par le Concile, ces pages gagneraient à mettre mieux encore en lumière la source à laquelle elles puisent leur force et leur richesse. À propos de l’aptitude à s’opposer à la culture individualiste ambiante, ne devrait-on pas préciser qu’elle s’enracine dans l’appel à la perfection de la charité adressé à tout chrétien ? La vocation à la vie religieuse le suppose sous une forme déterminée, qui est un stimulant pour les laïcs à mener la même lutte sur le terrain où Dieu les appelle à œuvrer. De même, nous croyons que le choix entre « la voie du Ciel » et celle de la « nouvelle terre », ou plutôt la synthèse de ce que ces deux options ont de valable, se fonde à merveille sur une vue reprise par Lumen gentium, n. 2 : dans l’unique plan divin, l’invitation à partager l’amour trinitaire est première, la prévision du péché n’étant que seconde (pas secondaire). Le Christ s’est incarné pour que nous puissions, comme fils dans le Fils unique, vivre humainement cet amour et transformer par lui notre univers, créé bon mais inachevé. Nous avons tous, religieux compris, à collaborer, chacun selon notre appel, à mener ce monde aussi près que possible de la transformation finale que Dieu seul réalisera à la fin des temps.

Vers l’an 2000 [2] publie le texte intégral des exposés du P. M. Azevedo, S.J. à l’assemblée générale de la Conférence des Supérieures Majeures de France en 1992. L’auteur jette d’abord un regard sur le monde et ses profondes transformations. Pour le reconstruire, nous avons à prendre acte de l’effondrement du socialisme, de l’impuissance du capitalisme libéral à vaincre les distorsions qu’il a engendrées et de la faillite des rapports de l’homme à la nature, que l’écologie dénonce avec vigueur. On ne peut pas ignorer non plus une résurgence généralisée du sacré, du religieux, du spirituel et du mystique, qui n’est pas sans ambiguïté.

Une seconde conférence examine le christianisme et l’Europe aujourd’hui. L’auteur rappelle l’extraordinaire synthèse dont l’Église fut le catalyseur au Moyen Âge. Cette construction ébranlée par la Réforme, le catholicisme s’efforça de la rétablir : l’uniformité dans la foi et les pratiques fut, de Trente à Vatican II, la clé et le critère de cette reconstruction. Entretemps la modernité se bâtissait en Europe autour de trois principes : autonomie radicale de la raison humaine, autonomie de la liberté humaine, recherche insatiable de réalisations et de satisfactions. Ces changements rendent illusoire une nouvelle évangélisation par un retour à la synthèse médiévale. Toute relance du dialogue entre l’Europe moderne et le christianisme devra respecter quatre exigences majeures. L’Église ne peut prétendre être la principale, encore moins la seule force de reconstruction, elle doit s’articuler avec les autres instances valables qui défendent des valeurs humaines (et d’ailleurs chrétiennes). D’autre part, « dans ce monde concret où nous vivons, il n’y a plus place pour une Église ancrée au pouvoir » (51). Celle-ci doit aussi abandonner le vieux présupposé de l’uniformité comme fondement de son unité. Cette attention à la diversité devient plus urgente encore au niveau des cultures : le processus de l’évangélisation passe nécessairement aujourd’hui par la voie de la libération et de l’inculturation.

Sur cet arrière-fond historique, culturel, social et ecclésial, la troisième conférence aborde les conséquences pour la vie religieuse dans l’Europe actuelle. Il lui faut admettre des facteurs évidents : vieillissement considérable de ses effectifs, baisse notable de la natalité et donc du nombre des candidats potentiels, déclin quantitatif et qualitatif de l’éducation à la foi dans les jeunes générations, perte de la visibilité et de la force d’interpellation de la vie religieuse entraînant chez nombre de ses membres le désarroi dans la conscience de leur identité. Aussi l’enjeu central est-il celui de cette identité. Le Concile a rappelé l’appel de tous les baptisés à la perfection de la charité, chacun dans son état. Il ne peut donc plus être question de prétendre à un quasi-monopole de la sainteté, dans un « état de perfection » offrant un chemin évangélique plus parfait. Nous devons retrouver notre identité vraie, celle qui se fonde sur un appel divin complémentaire de celui des autres chrétiens. D’où l’importance des charismes fondateurs non seulement dans leur apport aux besoins et au contexte de leur temps mais, plus profondément, dans leur aptitude actuelle à vivifier une manière spécifique de vivre l’Évangile. Cette recherche fera retrouver la place centrale de Jésus-Christ : la reconnaître et en vivre, comme individus et comme groupes, est la condition indispensable pour que notre témoignage et notre annonce soient crédibles. Jésus nous révèle le Père, qui vit avec lui dans l’unité de l’Esprit. Il nous fait découvrir que notre identité a son fondement dernier dans la libre initiative de la Trinité, qui appelle de notre part une réponse libre et consciente. Par sa vie, sa mort et sa résurrection, Jésus nous assure le salut et le pardon, nous devons donc être des artisans de réconciliation, partout et d’abord dans nos communautés. Par sa vie et son message, Jésus souligne notre responsabilité dans les distorsions apportées par l’humanité au plan divin sur l’univers En complémentarité avec les laïcs et tous les hommes de bonne volonté, nous devons donc lutter pour libérer nos frères humains de l’injustice et de l’oppression et rendre ce monde plus conforme au plan divin. Ajoutons-le en passant, cette optique est riche de conséquences pour la manière de vivre nos vœux et nos engagements : ils ne sont pas une « fuite du monde » destinée à nous mettre à l’abri de ses dangers. Cette identité retrouvée et sans cesse à découvrir davantage, nous avons à la vivre en Église, à notre place, dans la vie de tous les jours comme dans l’attention aux problèmes du monde. « Inculturation et écologie, libération et insertion, justice et simplicité, présence féminine et laïque, voilà des références prophétiques qui correspondent à une vision nouvelle de la vie religieuse aujourd’hui » (81).

Ces textes denses et riches appellent la réflexion, l’approfondissement, la mise en œuvre. On sera spécialement reconnaissant au P. Azevedo de s’être refusé à donner des programmes ou des recettes et d’avoir dégagé les lignes de force de la démarche. Pour le dire familièrement, au lieu d’un corset, il nous fournit une épine dorsale. Merci.

Souliers ferrés et pas feutrés [3] regroupe une dizaine d’articles traduits de la Review for Religious (leurs références précises auraient rendu service). Ce sont des réflexions optimistes, réalistes et courageuses sur l’avenir de la vie religieuse. Optimistes : le titre du recueil, traduction d’un vieux dicton gallois, rappelle que le bruit ne fait pas de bien, le bien ne fait pas de bruit, mais existe et prépare l’avenir. Réalistes, ces pages dénombrent parmi les « bonnes nouvelles » : la conscience retrouvée que la puissance de Dieu se déploie dans la faiblesse des moyens humains (y compris la diminution numérique de nos membres), un renouveau de la prière, la mort de l’élitisme (bien que, çà et là, subsiste ou renaisse l’idée que la vie religieuse est plus parfaite « en soi »), l’ouverture au changement et au mystère, d’où découlent le désir d’apprendre et le bonheur de le faire ainsi que l’amour de la communauté dans la diversité de ses membres. Courageux, ces textes rappellent entre autres que nous avons à témoigner d’un monde en devenir et non à être les témoins nostalgiques de celui auquel nous étions habitués (28), et donc à nous demander, par exemple, si nos congrégations ne se sont pas laissé récupérer par la culture de consommation dans laquelle nous baignons (45) ; ils redisent que religieux et religieuses doivent regarder avec courage et lucidité chacune des facettes de leur vie (78) et prendre conscience que des énoncés prophétiques, qu’ils proviennent d’individus ou de groupes, s’ils y demeurent lettre morte, peuvent devenir un idéal pharisaïque sans portée réelle sur la vie du monde (87). Si certaines contributions sont moins éclairantes ou proposent des solutions moins convaincantes, les questions qu’elles soulèvent sont réelles et dignes d’attention. Pour terminer sur une note d’humour (souvent présente dans ces pages), souhaitons à tous et à chacun ce que Hemingway appelait crûment « un détecteur intérieur de foutaises » (207).

La réunion en 1994 d’un Synode des évêques sur la vie religieuse a fourni au Comité canonique français des religieux l’occasion d’un recueil [4] sur ce thème. On trouve dans cet ouvrage une étude sur l’évêque et les instituts religieux (Mgr Bouchet), le vicaire épiscopal pour les religieux et religieuses (Sr M. Colrat), la visite canonique des moniales (Sr C. Friedlander), les subdivisions dans les instituts (inédit, M. Dortel-Claudot), les unions, fusions et fédérations (le même), l’admission d’un candidat séropositif (inédit, Sr M. Colrat), les religieuses hors communauté (Sr E. de Montebello), les ermites (Sr. C. Friedlander), la consécration des vierges (M.-A. Trapet), les communautés nouvelles (M. Dortel-Claudot).

Pour les non-spécialistes, ces dernières contributions seront sans doute les plus directement intéressantes, car elles offrent des points de repère et des suggestions sur des problèmes neufs ou dans des domaines encore en évolution. Dans la note où Sœur Friedlander situe bien les ermites, ce n’est pas sans tristesse qu’on lit encore, cinq ans après Mulieris dignitatem : « Force nous est de relever la disparité entre hommes et femmes qu’entraîne la pratique actuelle du Saint-Siège. Un moine peut mener la vie érémitique loin de son abbaye pendant de longues années avec la seule autorisation de son abbé, en restant membre de sa communauté. Une moniale, après une période d’exclaustration, sera placée devant les choix douloureux entre le retour dans son monastère ou la sortie de son ordre, quel que soit son légitime attachement à celui-ci. Le moine ermite pourra compter sur l’aide de sa communauté en cas de maladie, de vieillesse ; la moniale devenue ermite diocésaine en sera privée » (177). Dans la contribution riche et nuancée de Maître M.-A. Trapet sur la vierge consacrée dans le monde, nous nous demandons comment concilier que celle-ci « ne change pas sa condition propre dans le peuple de Dieu » (93) avec l’affirmation que « la consécration des vierges a pour effet de changer le statut ecclésial de celle (qui la reçoit) » (203). Une distinction nous aurait-elle échappé ? Dans un texte qui éclaire les problèmes posés aux canonistes par les communautés nouvelles, le P. Dortel-Claudot maintient fermement que « pour l’Église catholique, il n’y a de vie consacrée que s’il y a profession de chasteté dans le célibat pour Jésus Christ » (225). Oserions-nous lui suggérer que c’est là sans doute une utile précision de vocabulaire, sans plus, qui ne touche en rien (il le dit lui-même très nettement) l’égale dignité de tous les états de vie, mariage compris : « Ils sont tous des chemins vers la sainteté de manière identique et selon la vocation de chacun » (ibid.).

Ce recueil rendra de bons services à tous ceux et celles qui souhaitent connaître l’état actuel de la législation canonique dans ce domaine.

II

L’Ordre de Cîteaux a joué un rôle de premier plan dans la formation de la chrétienté médiévale ; il reste l’un des ensembles de congrégations les plus importants du monde catholique. Dans Les moines blancs [5], Marcel Pacaut présente une vue globale de son histoire. Cette réforme, née en 1096 avec la fondation de Cîteaux, connaît des années triomphales au temps de saint Bernard (1133-1153). Au cours d’une longue évolution, durant laquelle les moines abandonnent certains principes originels (tel leur système de production sans échange avec l’extérieur, fondé sur le travail de la terre par tous les religieux), ils s’efforcent d’établir l’équilibre et la cohésion au sein d’un vaste ensemble très différent de la petite congrégation primitive. Du milieu du XIIIe siècle au début du XVIIe, l’Ordre passe par un temps de repli, suivi, durant deux autres siècles, d’essais de restauration et de regroupement, mais aussi d’enlisements. Aussi les mesures prises lors de la Révolution française à l’encontre des Ordres monastiques ne suscitent-elles aucune opposition organisée chez les Cisterciens. Quelques-uns cependant choisissent l’exil, notamment parmi les Trappistes, héritiers de la réforme réalisée par l’abbé de Rancé. Lorsque les circonstances le permirent, l’Ordre reprit et se déploya de nouveau dans les divers continents. Des annexes donnent la liste des abbayes antérieures à 1660 et des établissements actuels masculins et féminins des deux branches de l’Ordre ; des cartes précisent les localisations masculines en Europe au Moyen Âge. Elles complètent heureusement cet ouvrage intéressant.

Les remarques de l’auteur sur les causes des progrès et des déclins de l’Ordre révèlent la place qu’y joua la fuite du monde. « L’installation délibérée loin des lieux habités... ne témoigne pas seulement du désir de fuir le monde, parce que celui-ci est maléfique et qu’il est difficile d’y faire son salut... Elle traduit dans la réalité vécue la volonté d’une rupture totale avec le monde... le mépris de celui-ci ne conduit toutefois ni à le juger ni à le condamner, mais simplement à ne lui accorder aucun intérêt parce que ce qui s’y déroule est futile, passager, non essentiel » (71). À une époque où beaucoup de croyants étaient « désireux d’assurer leur salut en essayant de vivre comme le Christ et, à cette fin, en fuyant le monde dangereux, pernicieux et corrupteur » (23), la rigueur du projet cistercien primitif lui attira de nombreuses vocations. Mais ce succès, qui fit participer les moines à l’essor et à l’enrichisssement ambiant et s’adapter parfaitement aux réalités de la production et du marché aux XIIe et XIIIe siècles, n’alla pas sans détriments au plan spirituel. Dans les réformes successives, le problème reparaît. Le conflit qui divise, à longueur de siècles, les religieux de la stricte observance et les autres sur des points tels que l’abstinence de viande, traduit « en fait l’acceptation ou le refus de la mortification », il oppose ceux pour qui « le monachisme est d’abord le rejet du monde et de ses plaisirs, alors qu’il est pour les autres davantage prière et service » (326). La même différence d’appréciation se retrouve à l’époque moderne. Les réformés « se veulent fermés au monde, parce qu’ils considèrent que la vocation monastique doit d’abord inciter à la pénitence, à la méditation, à la prière... Les religieux de la Commune Observance... considérant que la vie monastique a pour fin d’alimenter dans leurs âmes un élan spirituel qui les pousse à être au service des autres, s’adonnent à des activités qui les mettent en contact avec la société » (355-356). L’auteur voit dans ces divergences « des questions quasiment insolubles » (326). Nous nous demandons s’il n’indique pas, peut-être à son insu, une piste pour les résoudre ou plutôt pour les dépasser. Il écrit : « La doctrine cathare consiste à remettre en question le dogme de la création, selon lequel, du point de vue de l’orthodoxie, Dieu, lorsqu’il a créé l’homme, lui a laissé la capacité de lui désobéir et donc d’être libre... » (243). Cette présentation, courante dans l’Église latine, met l’accent sur le péché et son expiation. Vatican II a rappelé qu’il existe une autre manière de comprendre la création et le don de la liberté : c’est par un amour gratuit que Dieu crée l’univers et dote l’homme de la liberté, qui le rend capable de répondre à l’amour que Dieu lui offre ; la possibilité de pécher qui en découle n’est que le revers de la médaille (LG 2). Placé par le Créateur dans un monde fondamentalement bon, mais inachevé, chacun, selon sa vocation, est appelé à collaborer à l’achèvement de la création dans le Fils incarné, premier-né de toute créature (Col 1,15). Vues sous cet angle, les diverses vocations et leurs renoncements (présents dans toute vie chrétienne) prennent un sens positif : ils sont au service de l’amour pour Dieu, pour les hommes et pour l’univers.

Spécialiste de saint Benoît et de saint Bernard, Dom Jean Leclercq [6] est aussi l’un des meilleurs connaisseurs des développements récents du monachisme en Europe et dans le monde. En huit brefs chapitres, il livre son expérience sur les valeurs fondamentales du monachisme, leur sens pour aujourd’hui, les problèmes qui se posent à ceux et celles qui veulent les vivre dans un monde en transformation, qui s’ouvre au dialogue dans le respect des diverses civilisations. Une brève interview et quelques indications bibliographiques complètent utilement ces pages suggestives.

Les volumes de la collection « Religious Order Series » se présentent sous une élégante reliure noire ornée des armes de l’ordre dont ils traitent.

M. Basil Pennington, o.c.s.o., après un bref aperçu historique sur les Cisterciens [7], décrit la « route » qu’ils offrent à ceux qui cherchent Dieu seul : obéissance, pauvreté, stabilité, opus Dei dans la louange, l’accueil de la parole de Dieu, la célébration de l’office, la prière constante et le silence, le travail et la pénitence. Il expose brièvement l’horaire journalier du moine, la place de l’hospitalité et les adaptations récentes réalisées à la demande de Vatican II, compte tenu de la diffusion mondiale de l’ordre. Dans cette remarquable présentation de la vie cistercienne, on sera spécialement intéressé par les pages consacrées à la lectio divina.

Dans l’ouvrage qu’il consacre aux Croisiers [8], Piet van den Bosch, o.s.c., livre le fruit de ses longues recherches sur l’histoire de son ordre. Comme le signale la préface de l’éditeur, il y soutient, sur l’origine des Croisiers, une thèse qui ne fait pas l’unanimité parmi ses confrères : il les présente comme ayant été à l’origine un groupe d’Hospitaliers, s’occupant des nécessiteux et des pèlerins. Il nous fait suivre, siècle après siècle, les progrès de l’institut, sa réforme au XVe siècle, le déclin, l’influence de la Réforme et du Siècle des Lumières, enfin la renaissance après 1840. Par les nombreux renseignements ici rassemblés sur les implantations européennes des Croisiers, ces pages intéresseront de nombreux lecteurs. Ceux d’Amérique du Nord y trouveront en plus, dans un appendice, l’histoire de l’implantation de l’ordre aux USA et en Indonésie au cours du XXe siècle.

Dans Histoire des commencements, Sœur Ghislaine Aubé [9], fondatrice des Sœurs des campagnes, évoque d’abord « les origines » : sa famille, son enfance, ses activités à la J.A.C.F. (Jeunesse agricole féminine catholique), sa rencontre avec le Père Épagneul, fondateur des Frères missionnaires des campagnes. Elle aborde ensuite « la préhistoire », qui s’étend de sa décision d’entreprendre la création de la branche féminine des F.M.C et la rédaction (au crayon !) du premier projet des constitutions (1944), à l’Annonciation 1947, date de ses premiers vœux. S’ouvre ensuite « la première époque », qui mène l’institut naissant à la fondation du prieuré de Saint-Sulpice. L’auteur laisse espérer, pour un volume suivant, l’histoire de la deuxième époque, aboutissant à l’érection canonique (Annonciation 1962).

Ces pages, simples et profondes, font saisir dans un exemple concret « le renouvellement dont le Concile a ouvert les écluses » (René Rémond). Trente ans après Vatican II, nous avons peine à réaliser quelle espérance pouvait susciter cette fondation : « La vie religieuse, reprise comme à sa source, une vie pauvre, joyeuse et fraternelle, l’audace que donne l’engagement total à la suite du Christ, la simplicité du dialogue avec tous, le contact direct avec la Parole de Dieu et la liturgie de l’Église... (37). Merci à Sœur Ghislaine de nous faire si bien découvrir cette « vocation plus contemplative qu’active » (Mlle Munich), appelée à sanctifier la vie rurale par des existences consacrées à Dieu dans la vie religieuse, à y jouer le rôle d’un ferment évangélique qui aide et stimule les divers éléments du monde rural à être davantage chrétiens selon leur grâce propre et se refuse donc à gérer des œuvres propres (cf. 106).

Femmes de Dieu [10] répond à une question que Mariapia Bonanate s’est longtemps posée : « Comment des femmes normales peuvent-elles faire un choix allant à l’encontre de tout ce qui compte aujourd’hui ? » La réponse lui est venue au hasard d’un premier contact, suivi de beaucoup d’autres. Ils ont amené l’auteur à suivre les traces de plusieurs de ces femmes, à partager leurs journées, leur histoire, le silence de leurs monastères. Ces pages rapportent le récit de visites faites à une douzaine d’expériences, menées d’abord avec un reste de soupçon et pas mal de curiosité, pour finir par déboucher sur de chaudes amitiés. Le livre nous promène en Italie, aux Indes, en Afrique, dans les îles du Cap Vert, en Amazonie, dans la pampa argentine, ailleurs encore. Nous laisserons au lecteur le plaisir de découvrir ces rencontres émouvantes, narrées avec talent et simplicité.

L’intérêt majeur de ces pages vient du fait qu’elles nous paraissent l’illustration « sur le terrain » de l’aggiornamento demandé par Jean XXIII et Vatican IL Cet appel a été entendu de multiples façons. De nouvelles fondations ont pris naissance, telles les Petites Sœurs de Charles de Foucauld. Mais le ferment du renouveau a aussi travaillé les anciennes congrégations et amené des religieuses à quitter la sécurité de leur couvent pour aller « porter l’espoir là où il n’y a plus d’espoir, sans juger, simplement en aimant de façon totalement gratuite » (8)... Les exemples ici rapportés montrent bien ce que ces religieuses ont voulu : écarter toutes les barrières empêchant de « cheminer côte à côte avec les hommes, en partageant leurs attentes et leurs craintes, leurs problèmes et leurs conquêtes » (9). Mais ils indiquent non moins clairement ce qu’il faut garder à tout prix, malgré « les problèmes, les difficultés, les défaites et les limites de nous tous, (ce) quelque chose en plus... (qui) appartient à la foi et demande à être vécu plus que raconté, de la même façon qu’on ne peut raconter Dieu. On peut cependant le suivre » (10). Parmi ces récits, figure celui de Madeleine de Spello : celle-ci « n’est pas une sœur, mais une femme mariée (quelle différence cela fait-il ?) avec son mari et ses filles, qui a fondé une communauté où... elle témoigne chaque jour que l’Évangile, avant d’être un livre, est une réalité » (131). On aimera cette réflexion. Le rappel par Vatican II que tous sont appelés à la perfection, chacun dans son état, n’est pas resté lettre morte. Ce qui fait la grandeur de toute vocation chrétienne, c’est d’être la réponse que Dieu attend de chacun à l’appel qu’il lui adresse. C’est en cela que les témoignages ici rassemblés nous interpellent tous. Comme l’écrit l’auteur en terminant ce beau livre, « lorsque, par une claire matinée de printemps, je quitte Arco pour retourner dans le monde,... je sais que la clôture n’est ni un privilège, ni une mise à l’écart. C’est un bien de l’âme accessible à tous » (259).

III

Au jugement de dom Louf, l’Itinéraire spirituel, de Mère Jean-Marie Howe [11], o.c.s.o., abbesse de Notre-Dame de l’Assomption (USA), fait partie de ces livres qui « semblent couler de source : nés d’une expérience dont ils vibrent encore, ils tendent à communiquer celle-ci... par une secrète connivence » (Présentation). « Le principal propos de ces pages, nous dit leur auteur, est de mettre en lumière la réalité de l’être spirituel ainsi que l’importance de son éveil et de sa croissance dans la vie spirituelle » (XI). Pour nous y introduire, Mère Jean-Marie décrit d’abord l’itinéraire qui l’amena à devenir mère spirituelle. Ce cheminement comporte des aspects intellectuels, mais c’est surtout un cheminement dans le cœur, car la vie doit jaillir du cœur pour pouvoir atteindre le cœur de l’autre. Toute vie spirituelle a deux qualités essentielles : le désir de l’Absolu et une capacité foncière de vérité humaine. Pour que l’immersion (terme particulièrement cher à l’auteur) soit réelle, il y faut la simplicité, qui est distincte de la sincérité et consiste à « être soumis à la réalité » (Ch. Dumont). Tels sont les principes simples, mais fondamentaux, que l’auteur développe en présentant notre capacité de Dieu (notre plus grand trésor et notre pauvreté innée), notre immersion dans le mystère du Christ (avec la distinction, très parlante, entre la nage et l’immersion dans l’eau), le rôle de la Règle de saint Benoît, des vœux et de la lectio divina. Elle conclut en montrant que la descente dans la profondeur fait de celui ou celle qui parvient à ce niveau un « pneumatophore », un porteur de l’Esprit : il ou elle devient un phare d’espérance qui éclaire la nuit de notre marche vers la patrie. Comme Mère Jean-Marie le relève à plusieurs reprises : « L’itinéraire décrit ici s’inscrit dans une perspective monastique, mais je suis convaincue qu’il vaut pour tout chrétien ».

Solitude et communion [12] reproduit les principaux documents mis en œuvre dans la rencontre interconfessionnelle sur la vie érémitique, qui s’est tenue à Saint David (Pays de Galles) en 1975. Le volume y ajoute d’intéressants renseignements sur les ermites celtes, peu connus des lecteurs francophones. Ces échanges font apparaître le mystère central de cette vocation : « être séparé de tous et uni à tous » (Évagre le Pontique). On y découvre un lien très fort entre les différentes traditions chrétiennes. Ces pages mettent en lumière la mission des solitaires dans l’Église et pour le monde. « (Les ermites) veillent à ce que nous ne lisions pas de travers le message de l’incarnation, en pensant que Dieu s’unit à nous selon nos propres critères, sans plus » (85, R. Walls). Comment comprendre ce dernier membre de phrase ? Son auteur continue : « Ils sont appelés à vivre totalement les paroles du Christ : ‘Mon Royaume n’est pas de ce monde’ ». Pour éviter les excès d’une certaine fuite du monde, il faut parler aussi « de la vie solitaire en fonction de l’homme créé par Dieu à son image et à sa ressemblance... (et de) la conviction... que l’univers entier - et non la seule humanité - est impliqué dans cette œuvre créatrice... La dimension cosmique de la prière et de la vie est très fortement mise en évidence dans la tradition érémitique » (29 - A.M. Allchin). Comme le relève la Préface, écrite par la Sœur ermite qui assura la traduction du volume, « l’anachorète peut aider également notre époque à retrouver une relation plus équilibrée avec l’univers matériel... alors que notre société de consommation, plus soucieuse d’exploiter que de cultiver, fait peser sur notre environnement les terribles menaces que dénoncent les écologistes. Par la simplicité et la pauvreté de son style de vie, il incite nos contemporains à se libérer des choses pour les aimer vraiment, selon le dessein du Créateur » (13). Il est intéressant de relever cette vue positive du rôle de l’ermite en faveur de l’univers, que Dieu a créé bon, mais inachevé : il est, lui aussi, à sa manière spécifique, partie prenante de la tâche confiée à l’humanité tout entière par le Créateur.

Les rituels orientaux de la profession monastique [13] sont souvent d’un accès difficile ; il n’existait pas d’étude d’ensemble et les monographies à leur sujet sont dispersées en nombre d’ouvrages et de revues. Ceci amena le P. Raffin à leur consacrer sa thèse de doctorat. Parue en 1968, elle connut une seconde édition en 1974. Celle que voici, revue et mise à jour, y ajoute notamment la présentation du rituel maronite et du rituel syrien-oriental. L’ouvrage se termine par un essai de comparaison des rites et un chapitre qui dégage le sens de la vie monastique en Orient. Cet utile recueil aidera à mieux comprendre la pratique des Églises orientales telle que la révèle leur liturgie.

Called by God [14] (Appelés par Dieu) étudie d’abord le mystère de la volonté divine dans son rapport aux styles de vie vus comme vocations. Les auteurs en distinguent trois types : le mariage, le célibat (voué) et la simple « solitude » (singlehood) choisie à cause du Christ et de l’Évangile. Ils réfléchissent ensuite sur le donné biblique concernant le choix, l’appel et la consécration. Ils recourent abondamment à l’Écriture, qu’ils retraduisent sur l’original (hébreu, grec ou latin) ; ils font de même pour les autres textes cités par eux. Puis ils discutent, à différents points de vue, le développement de la vocation et de la conscience qu’on en acquiert dans l’orientation vers la possibilité d’un engagement à vie. Ils abordent ensuite le choix d’un style de vie commandé par une vocation, l’engagement qui y correspond et leur évolution durant le reste de la vie ici-bas. En conclusion, quelques réflexions présentent la vocation comme un mystère proprement dit. Elle l’est en effet à un double titre : Dieu dépasse tout ce que nous pouvons en dire ; sans que cela fasse tort à sa toute-puissance, il crée par amour des êtres vraiment libres pour qu’ils soient capables de répondre à l’amour qui leur est offert. La conciliation entre ces deux affirmations nous échappe nécessairement ; nous devons nous contenter de « tenir fermement les deux bouts de la chaîne » sans parvenir à comprendre comment ils se relient.

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[1J. A. Merkle, s.n.d. de N. Committed by Choice. Religious Life Today. Collegeville (U.S.A.), Liturgical Press, 1992, 21 x 14, 158 p., 9.95 USD.

[2Vers l’an 2000. La vie religieuse apostolique : défis, enjeux, chances. Paris, CSM, 1993, 24 x 16, 98 p.

[3Souliers ferrés et pas feutrés.. Réflexions sur l’avenir de la vie religieuse. Ottawa, Conférence religieuse canadienne, 1992, 21 x 14, 221 p. 7,50 CAD.

[4Vie religieuse, érémitisme, consécration des vierges, communautés nouvelles. Études canoniques. Coll. Droit canonique. Paris, Éd. du Cerf, 1993, 22 x 14, 253 p., 120 FRF.

[5M. Pacaut. Les moines blancs. Histoire de l’Ordre de Cîteaux. Paris, Fayard, 1993, 24 x 16, 432 p., 160 FRF.

[6J. Leclercq, o.s.b. Il monachesimo occidentale oggi. Coll. Orizzonti monastici, 4. Seregno, Abbazia San Benedetto, 1992, 19 x 12, 95 p., 9.000 I TL.

[7M. B. Pennington, o.c.s.o. The Cistercians. Coll. Religious Order Series, 4. Collegeville (U.S.A.), The Liturgical Press, 1992, 23 x 15, 141 p.

[8P. van den Bosch, o.s.c. The Crosiers. They Share with Everyone. Même coll, 5.1992, 23 x 15, 159 p.

[9Gh. Aubé. Les Sœurs des campagnes. Histoire des commencements. 1946-1948. Naissance d’un charisme. Chatelus-Malvaleix, Prieuré, 1993, 21 x 14, 110 p.

[10M. Bonanate, Femmes de Dieu. Au-delà des grilles dans les monastères de l’an 2000. Paris, Éd. de Fallois, 1993, 23 x 16, 264 p., 125 FRF.

[11J.-M. Howe, o.c.s.o., Itinéraire spirituel. La voie monastique. Coll. Voix monastiques, 7. Oka, Abbaye N.-D. du Lac, 1992, 22 x 14, XII-83 p.

[12Solitude et communion La vie érémitique, un lien très fort d’unité entre les différentes confessions chrétiennes. Coll. Vie monastique, 28. Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine, 1992, 21 x 15, 140 p., 83 FRF.

[13P. Raffin, o.p. Les rituels orientaux de la profession monastique. Nouv. éd., Coll. Spiritualité orientale, 4. Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine, 1992, 21 x 15, 196 p., 95 FRF.

[14M. Th. Coombs ; Fr. Nemeck, .o.m.i. Called by God. A Theology of Vocation and Lifelong Commitment. Collegeville, Liturgical Press, 1992, 21 x 14, 11.95 USD.

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