Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La vie religieuse et les frontières

Guy Bedouelle, o.p.

N°1994-1 Janvier 1994

| P. 7-22 |

Prenant à son compte la valeur heuristique du concept de “frontière”, l’historien nous propose ici une lecture du développement de la vie religieuse. Selon le rythme : “défi” - rupture - continuité”, c’est une évolution très vivante qui se déroule devant nous. Elle est riche en enseignements pour notre temps.

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Esquisse historique

Il y a un élément mystérieux dans le développement spectaculaire, le déploiement, pourrait-on dire, de la vie religieuse surtout dans l’Église occidentale. Peut-on suggérer une loi à ce dynamisme, à cette vitalité : la vie religieuse ne s’est-elle pas ramifiée en réponse à des défis successifs, en regardant vers les “frontières” ? Que penser d’une telle hypothèse, quelle en est la validité historique et d’abord la question elle-même ainsi formulée est-elle légitime ?

L’historien connaît peu la notion de frontières, sauf au sens géographique du terme. Assez banalement, il peut dire que la plupart des guerres, en particulier telles que les manuels que nous avons utilisés les décrivent, nous montrent bien que, dans le passé et même encore aujourd’hui (pensons à la Yougoslavie), elles se sont faites pour garantir ou élargir les frontières de tel ou tel pays. Mais ce n’est manifestement pas cela le sens de la question. Le seul endroit connu d’un élargissement de la notion en un véritable enjeu politique est l’usage que l’on a fait de ce mot aux États-Unis au XIXe et au XXe siècles : la frontière de l’Ouest qui ne cessait de reculer, grâce aux épopées de la conquête et de la ruée vers l’or, plus sordides que ne le font croire les westerns au cinéma, qui appartiennent à la mythologie américaine.

Mais il faut se rappeler que le Président John Kennedy avait, dans son programme, inscrit l’expression “Nouvelle frontière”, qui avait un contenu social. De même que le XIXe siècle avait conquis la frontière géographique de l’espace, de même le XXe siècle devait conquérir les avantages sociaux pour toute la population.

Donc le mot a un aspect symbolique, une charge affective, un champ de références, des connotations qui ne sont pas neutres et nous rapprochent de notre sujet, qui est la vie religieuse tout entière, car l’idée de frontière ne concerne pas seulement les instituts missionnaires.

Ce champ sémantique, comme on dit un peu pesamment, est fort riche et comporte un certain nombre de notions avec des connotations de marge, donc de marginalités, d’aventures, de dangers, de situations limites, d’avant-garde, d’appels plus larges, de transgressions, de défis, de nouveautés. Un historien aime à se pencher sur les textes et peut voir, dans cette expression séduisante de “frontières”, à la fois bien des richesses mais aussi des dangers, car le déplacement sémantique, si on n’y prend garde, peut entraîner des glissements de la pensée. La notion de frontière a ses limites ! D’ailleurs elle est au moins ambivalente, car elle peut être vue comme instituant un champ clos, intérieur, à sauvegarder, ou comme une invitation à être dépassée.

Le Père Loew, lorsqu’il parle du développement de la vie religieuse, des Pères du Désert à la Mission Saints Pierre et Paul, évoque toujours l’idée d’un arbre, une autre image qui, elle aussi, a ses connotations, impliquant une généalogie, une sorte d’arbre de Jessé, où ce qui prime est la vision du déploiement, de l’engendrement, en raison de l’activité prolifique de la nature qui multiplie les branches.

Mais il est une autre manière, inverse comme le revers, c’est de considérer, en se basant sur les faits, l’aspect de rupture, de sauts. Après tout, c’est en quittant une forme déjà établie et souvent prospère, en refusant ou en inventant, que la vie religieuse s’est renouvelée et multipliée. Donc, il y a les deux tensions : il y a développement, pas nécessairement homogène.

À partir du moment où, selon un mot d’ordre qui fut celui du Concile Vatican II et qui a lui-même une autre histoire, il faut opérer un retour aux sources pour retrouver l’intuition des fondateurs, il est légitime et nécessaire de scruter aussi le moment de rupture, son occasion, ses raisons profondes, l’analyse qu’il a requise. Pourtant, de cette vision plus harmonieuse, il faudra quand même garder la référence première de la vie religieuse, celle qui lui donne son unité à travers les siècles, l’Évangile, et plus précisément ce qui déborde bientôt du Nouveau Testament : l’imitation des Apôtres comme centre de la Vie Consacrée.

Le Père Vicaire, historien de saint Dominique, a bien montré en son temps, dans un petit livre très dense [1], comment ce thème de l’imitation des Apôtres, issu de l’admiration suscitée par les sommaires des Actes des Apôtres, a constitué un des éléments permanents de référence pour la vie religieuse au cours du temps : “Ils mettaient tout en commun”.

Certes imiter les Apôtres au cours des siècles demande du discernement, une nécessaire adaptation, de l’audace également, surtout quand des normes juridiques, canoniques, seront venues régler les grandes lignes et parfois les détails de la vie consacrée. Mais la référence ultime reste ou devrait toujours rester l’Évangile lui-même. Il n’est pas rare que l’appel à l’Évangile pur et simple constitue précisément, dans l’histoire de la vie religieuse, le moyen d’affirmer une exigence plus grande. Et le cas limite, peut-être, est celui des ermites de Grandmont, qui furent fondés dans le Limousin par saint Étienne de Muret en 1124 - ces Grandmontains qui refusent toutes règles ou plus exactement les conflits qu’entraînaient les interprétations des Règles essentiellement entre Clunisiens et Cisterciens. “Qu’avons-nous besoin d’une règle ? N’avons-nous pas la règle des règles : l’Évangile ?”. Moyennant quoi, Grandmont a dû, dans les années qui suivront, se doter de coutumes et se nourrir des maximes et des sentences de son fondateur [2].

Pour conduire cette esquisse historique, il me semble juste de préciser et de retenir trois composantes au moment de l’émergence des grandes familles religieuses :

  • L’élément de défi, de requête extérieure ou intérieure qui suscite l’initiative.
  • L’élément de rupture, par rapport à l’institution ou même au cadre plus largement institutionnel où naît le désir d’innovation.
  • L’élément de continuité qui, au-delà des principes généraux de la vie consacrée, en assure une continuité spécifique par le type de fondation qui en permet l’intégration, l’adoption et le succès.

À partir de quelques repères historiques, on peut retracer plusieurs étapes de l’évolution de la vie religieuse occidentale, depuis le XIIe siècle jusqu’à maintenant. La vie religieuse, c’est-à-dire la vie consacrée, sera considérée ici dans son ensemble, sans tenir compte de distinctions d’ordre juridique ou canonique proposées par le Code de Droit Canon.

La naissance des cisterciens

Pourquoi commencer par la fin du XIe et le début du XIIe siècle ? C’est qu’il semble y avoir, malgré la diversité des règles et des traditions, une relative homogénéité durant le premier millénaire. Certes, on n’avait pas les mêmes observances, en raison des climats, des modes de vie et des mentalités. L’ascèse du bain de mer, par exemple, n’était certainement pas la même dans la mer d’Irlande, à Iona, ou bien à Lérins, dans la baie de Cannes, en Méditerranée ! Bien des traits, en effet, distinguent le monachisme irlandais du monachisme lérinien. Mais le cadre mental, les grandes références aux modèles des Pères d’Égypte ou de Palestine, sont présents partout. Ce n’est pas un hasard si les monastères sont fondés par des expéditions monastiques qui rayonnent sur toute l’Europe. Rappelons-nous les moines irlandais, fondant en Allemagne ou en Suisse, ou, au contraire, saint Patrick séjournant à Lérins, ou encore, Cassien faisant le lien entre l’Orient et l’Occident.

Une autre homogénéité du premier millénaire va être obtenue par l’unification voulue par les Carolingiens et réalisée d’abord par saint Benoît d’Aniane autour de la règle de saint Benoît ; et, dans un second temps, par l’extraordinaire réseau d’abbayes et de prieurés dépendant de l’abbaye de Cluny avec une centralisation. C’est pourquoi le départ pour Cîteaux de saint Robert de Molesmes et de ses compagnons en 1098 revêt une telle importance dans l’histoire de la vie religieuse.

Après le mouvement d’unification de la vie monastique cénobitique, Cîteaux marque le moment d’une distance, manifestée par rapport à une forme de vie qui a fait ses preuves mais qui semble prise pour l’instant au piège de la société ambiante. Le défi que ressentent les réformateurs de l’Abbaye de Molesmes est constitué par les engagements, les liens féodaux, les nécessités temporelles, les retombées liturgiques et spirituelles engendrés par la place sociale tenue par le monastère de Cluny et les monastères clunisiens du XIe siècle.

Il faut mesurer, en effet, le rôle que Cluny et ses abbés ont joué dans la réforme grégorienne. Hildebrand s’est servi des clunisiens comme légats, comme évêques réformateurs, pour acquérir enfin une certaine indépendance du système d’investiture laïque, enjeu de la réforme grégorienne. Mais c’est à ce prix que Cluny est devenue une puissance de chrétienté.

Il ne faut pas oublier également que la vie monastique assurait alors le système éducatif et social inexistant en l’absence de structures étatiques : éducation des jeunes enfants ou assistance sociale aux pauvres. On a pu calculer les dépenses extraordinaires, en proportion du budget, que faisait la seule abbaye de Cluny en fourniture de denrées ou de repas pour les pauvres : c’était une organisation sociale [3].

Le monachisme clunisien avait également un très grand rôle pastoral par la prière pour les morts, réponse à un véritable besoin social de l’époque. Mais tout cela avait pris des proportions quantitatives qui semblaient porter atteinte à l’intégrité et à la pureté de la vie monastique. Il fallait désengager la vie religieuse de tous ces contacts avec le monde.

La rupture cistercienne est donc celle du retour au désert. On connaît les caractéristiques et les exigences cisterciennes : revalorisation du travail manuel, de l’ascèse, du silence et de la solitude, qui explique le choix de ces sites sauvages à défricher, à l’écart des hommes et invitant les moines au face à face avec Dieu.

Mais la méthode choisie pour opérer cette rupture est intéressante en elle-même. C’est une relecture de la Règle de saint Benoît, une réinterprétation, dans le sens de l’exigence, de la sobriété, y compris dans l’architecture, la liturgie et le vêtement. S’agit-il d’un littéralisme de la règle ? d’un fondamentalisme ? Un littéralisme ? Plutôt un parti-pris. Tout ce qui n’est pas prévu par la Règle est interdit comme superflu ou nuisible.

Cet argument a silentio sera refusé par Cluny dans les nombreuses et pas trop fraternelles querelles entre les deux branches issues de la Règle de saint Benoît, malgré les efforts de purification proposés par Pierre le Vénérable. L’organisation institutionnelle issue de la Charte de Charité entend substituer le service mutuel des abbayes mères aux abbayes filles à la dépendance plus monarchique due à l’abbé de Cluny.

Mais l’unité d’observance et sa rigueur sont exigées. Paradoxalement il y a décentralisation institutionnelle mais, du point de vue de l’observance, une plus grande uniformité est voulue pour garantir cette rupture, fondement même de la fondation.

Le génie de Cîteaux c’est, paradoxalement, d’avoir misé sur la continuité. Ni Fontevrault ni Grandmont n’auront le rayonnement des cisterciens. Car, en fait, la réponse et la réforme cisterciennes consistaient à avoir intégré tout un mouvement de retour au désert qui est plus large que Cîteaux, de l’avoir intégré dans l’arbre monastique occidental, en gardant la règle de saint Benoît relue, revue, réinterprétée certes, mais en gardant l’expérience pluriséculaire du monachisme occidental.

Les ordres mendiants

Un siècle après, naissent et prospèrent, nouvelle sorte de “religion”, les ordres mendiants, qui vont même se substituer aux cisterciens dans les grandes missions. L’exemple le plus flagrant est l’échec des légats cisterciens envoyés en Languedoc en 1205 pour ramener à la foi catholique les cathares. Ils seront remplacés par une petite troupe qui a reçu cette tâche du Pape et est composée de l’évêque d’Osma en Castille et du sous-prieur de son chapitre, Dominique.

Le défi qui est à l’origine des ordres mendiants, est le monde nouveau qui se constitue au tournant du XIIe et du XIIIe siècles. Monde où l’expansion démographique fait se peupler les villes sans dépeupler les campagnes. Monde urbain en développement économique qui multiplie les intermédiaires et les marchands, et accentue les inégalités sociales. Monde où on souffre davantage de la faim. Monde qui recherche son autonomie par rapport à la société très sacrale qui est celle de l’Occident depuis les carolingiens. Monde qui se constitue en nations, en communes indépendantes, se libérant du joug des contraintes féodales. Monde enfin qui engendre des mouvements et des sectes semblant plus aptes à répondre aux besoins nouveaux et aux questions éternelles, plus aptes que l’Église un peu amollie, où la prédication a perdu de sa vigueur. Mais un monde qui a aussi engendré dans sa soif de spirituel et d’authenticité évangélique un mouvement très large au-delà même des frontières de l’Église, mouvement qui déborde en tout sens et réclame à grands cris la pauvreté de l’Église de nouveau attachée par les facilités de son enracinement social. C’est pourquoi les cathares d’une part, avec leur réponse dualiste à l’éternel problème du mal et leur affectation de chasteté, de pauvreté et de pureté mais aussi les vaudois qui exigent, sous peine de schisme, la pauvreté dans l’Église, séduisent les esprits.

C’est ce monde-là que, par des charismes différents mais providentiellement complémentaires, saint François et saint Dominique, vont évangéliser et ramener à la foi dans les vingt premières années du XIIIe siècle.

La rupture, dans l’un comme dans l’autre cas, s’opère avec la richesse et le pouvoir. Pour imiter le Christ pauvre, François refuse les possessions, les revenus, et laisse un testament si radical du point de vue de la pauvreté qu’il va engendrer des difficultés incessantes parmi ses héritiers du XIVe et du XVe siècles. La fraternité prend également chez les premiers franciscains des accents nouveaux.

Dominique, lui aussi, insiste sur la pauvreté. Par exemple, il refuse les évêchés qu’on lui propose, non parce qu’il ne veut pas servir l’Église dans l’épiscopat, mais parce qu’il lui paraît, à l’époque, trop proche du pouvoir féodal. C’est pourquoi François et Dominique créent des ordres nouveaux en ce qu’ils sont urbains pour la plupart, sans pour autant négliger les campagnes ; mendiants, donc dépendants comme les pauvres de l’époque, comme les pénitents, comme les pèlerins (trois catégories qui sont très proches de la mentalité et de la réalité sociale du XIIIe siècle) et largement itinérants pour la prédication.

Lorsque le bénédictin Mathieu de Paris, observateur attentif de son temps, s’écrie en voyant les premiers dominicains : “ils ont pour cloître l’univers et l’océan pour clôture”, ce n’était certainement pas un compliment dans sa bouche ! Au milieu du XIIIe siècle, les séculiers, dans leur bataille théologique, universitaire et ecclésiologique contre les mendiants, leur reprocheront ce côté hybride de leur état. Si vous êtes des moines, restez dans vos cloîtres ; si vous êtes des séculiers, ne soyez pas exempts et ne mendiez pas à notre détriment !

Le Père Chenu a, en son temps, largement mis l’accent sur la genèse de l’esprit démocratique et urbain dans les ordres mendiants à partir de l’expérience des communes libres d’Italie et des corporations de métier, dont les universités naissantes sont une forme élaborée et durable. Avec raison, il a voulu voir la modernité de ces ordres mendiants à travers leurs institutions, leurs constitutions. Mais il ne faut pas pour autant oublier la continuité spirituelle qui les a fait reconnaître immédiatement par l’Église.

Pour François et Dominique, cette continuité vient de leur référence à la forma apostolorum - expression technique du temps - qui est comme la traduction institutionnelle de l’imitation des Apôtres prêchant dans la pauvreté et l’incertitude du logis et du couvert. Des deux saints, Dominique est le plus attentif à la tradition institutionnelle, moins novateur que synthétique ou, plus exactement, novateur par sa synthèse.

La décision de Latran IV, en 1215, de ne pas multiplier les règles de vie, ne s’applique pas à saint François qui en a déjà rédigé une, et des plus radicales, en 1209. Dominique, lui, choisit la règle de saint Augustin, qui l’enracine dans son propre terreau, ce qu’il a déjà vécu, expérimenté et qu’il aime : la tradition canoniale. Du point de vue des observances, il emprunte beaucoup à Prémontré et même littéralement ; des formules fulgurantes sont prises dans le trésor de Grandmont. Mais Dominique ajoute des innovations qui s’insèrent dans l’ensemble et le rendent apte au nouveau monde du XIIIe siècle : l’étude et la dispense de l’observance pour l’étude et l’apostolat. Le système est totalement électif pour les Supérieurs, la représentation de la base est assurée dans les institutions capitulaires, etc.

Si les ordres mendiants sont dirigés vers les frontières, elles sont celles d’un double choc, ressenti par François et Dominique, celui de l’hérésie d’une part, des cathares et des vaudois nombreux en Italie et en Languedoc, et d’autre part, celui des peuples qui ne connaissent pas le Christ, l’Islam pour saint François, et les païens du Nord rencontrés par Dominique au cours de son voyage au Danemark.

La frontière qui les attire et les motive est celle de la foi ; annoncer la foi à ceux qui l’ont perdue ou à ceux qui n’ont pas pu la recevoir. Par la parole et l’exemple, les ordres mendiants sont donc essentiellement missionnaires.

Les jésuites

Il est évidemment banal de rappeler que le XVIe siècle n’est plus le Moyen Âge. L’Église de ce temps n’est plus l’Église médiévale. La théocratie n’est plus de mode et elle n’est même plus possible car, après la servitude d’Avignon et le scandale du Grand Schisme, la papauté est tenue en tutelle par le conciliarisme et a fini par se discréditer elle-même dans le luxe et dans le lucre de la Renaissance.

Certes, la chrétienté a réagi par un renouveau de ferveur des laïcs, par la constitution de confréries, de Tiers-Ordres, des groupes d’“amis de Dieu”, par une spiritualité exigeante, plus incarnée et plus dévote. Mais en quarante ans, de 1480 à 1520, l’Europe a connu trois bouleversements aux conséquences immenses : l’imprimerie a démultiplié le savoir, la découverte par l’Espagne et par le Portugal de Nouveaux Mondes a démultiplié l’espace, la Réforme de Luther va-t-elle démultiplier l’Église ?

En apparence la conversion d’Ignace de Loyola répond plutôt à un défi intérieur qu’extérieur. Mais, par miracle, le bouleversement du cœur va répondre aux grandes interrogations, aux grandes attentes de son temps. Les “Exercices”, qui ont leurs racines dans la dévotion moderne mais d’abord dans l’Évangile, vont devenir un instrument étonnant pour donner du réalisme à ceux qui ont l’idéal de se transformer intérieurement, et par eux à l’Église. Comme toujours, le premier défi est donc celui de la conversion personnelle ; viennent ensuite les moyens qui s’adaptent aux requêtes du temps.

Les éléments de rupture avec la tradition, tiennent surtout à ce qu’Ignace et ses premiers compagnons brouillent les catégories reçues. Us ne sont pas cénobites mais pourront vivre ensemble. Ils sont clercs mais ne dépendent pas d’un évêque. U y a déjà eu la tentative des Théatins, jalousement protégés par Paul IV, mais la nouvelle Compagnie fait preuve d’une disponibilité, d’une humilité, d’une efficacité telles que les jésuites sont les instruments intelligents du monde nouveau qui est alors enfanté et qui est le monde moderne. Us sont dès la première génération, au milieu du XVIe siècle, sur toutes les frontières. Mais là encore, la continuité les hante en nous donnant une leçon qu’il faudra méditer. Les fondations religieuses sélectionnent ou plus exactement mettent en relief, dans la tradition, ce qui convient le mieux à leur destin et à leur vocation ecclésiale.

Il est clair que les choix de saint Ignace et de la Compagnie, choix ecclésiologiques, théologiques et pastoraux, sont une réponse consciemment donnée à la situation du temps. Face à une Église qui veut sincèrement se réformer, qui a commencé à le faire mais s’essouffle dans ses tentatives dispersées, les jésuites comprennent qu’il faut s’appuyer sur le ministère d’unité et de gouvernement de la base. Saint Ignace va s’appuyer sur une papauté qui est assez largement discréditée.

Avec le Concile et au Concile de Trente, les théologiens jésuites contestent les réticences des conciliaristes attardés, soutiennent le rôle du Pape et deviendront ensuite les artisans d’une ecclésiologie pontificale dont nous pouvons contester les termes mais non l’efficacité au moment décisif de la Réforme catholique.

Autre choix, plus proprement théologique : celui de l’optimisme catholique, du libre-arbitre contre le pessimisme tragique de Luther et de Calvin ; celui d’un humanisme, modéré par le christocentrisme ; celui d’une confiance en l’homme parce qu’il est sauvé ; celui d’une coopération avec la grâce dans une synergie divino-humaine.

Les choix pastoraux suivent par voie de conséquence, s’appuyant largement sur l’imprimerie et sur la diffusion des catéchismes. Les jésuites constituent en Europe un réseau de collèges, d’imprimeries et de congrégations mariales qui animent ce qui n’est plus la chrétienté mais la catholicité [4].

À toutes les frontières, on les trouve, jusqu’à leur suppression, qui est un hommage à leur efficacité. Frontières géographiques jusqu’en Chine ou au Paraguay ; frontières de la science (de grands mathématiciens sont jésuites), frontières de la théologie aussi dans leur lutte contre le jansénisme. Sans minimiser le rôle des ordres anciens et nouveaux et, plus particulièrement l’extraordinaire apostolat populaire des capucins, il faut reconnaître que les artisans de la réforme catholique, en première ligne, ce sont les jésuites.

Les nouveaux instituts

Ils vont jouer un rôle différent des fondations précédentes. Ils ne vont plus pouvoir se présenter de la même manière. Il s’agira moins de remplacer que de diversifier la réponse au défi apostolique, de l’affiner, de lui donner une efficacité plus minutieuse. Ceci est d’abord vrai de la vie religieuse féminine, qui s’est jusque-là conformée aux modèles monastiques traditionnels, rappelés par le Concile de Trente au point d’entraver les intuitions prophétiques de François de Sales et de Jeanne de Chantal. Mais Vincent de Paul et Louise de Marillac permettent à la vie religieuse de s’établir dans des domaines où elle n’avait pas droit de cité.

Voilà la rupture essentielle du XVIIe siècle dans la conception de la vie religieuse. Elle est désormais, sans exclusion de la précédente, tournée vers l’apostolat en y adaptant ses moyens et ses modes de vie. La vie religieuse masculine, après des fondements posés par les jésuites, rencontre le défi des grandes priorités de Réforme catholique : à savoir la formation des prêtres et la formation chrétienne des masses rurales, qui ont été expressément voulues par le Concile de Trente.

La plupart des fondations, en France par exemple, au XVIIe et au XVIIIe siècles sont aimantées par cette double tâche. Les lazaristes, les sulpiciens, les eudistes, les montfortains, les sociétés de vie apostolique en sont des exemples. Le cas des Frères des Écoles Chrétiennes est plus significatif, peut-être en ce qu’il répond à un défi spécifique : l’éducation de la jeunesse et la formation de ses éducateurs ; l’une des tâches n’allant pas sans l’autre et l’efficacité apostolique devant maintenant se plier à des médiations nouvelles.

C’est là l’élément de rupture. Inventer et adopter des moyens inédits pour s’adapter au but poursuivi, et non changer un mode de vie religieux, même si ce dernier en subit les conséquences. Il s’agit donc d’une adaptation de plus en plus précise et nécessaire au but apostolique poursuivi. La pédagogie nouvelle de saint Jean Baptiste de La Salle, avec le recours au français dans l’éducation et non plus au latin, à l’enseignement simultané, avec l’idée d’une École Normale pour les professeurs, apparaissent des activités profanes plus que religieuses. Du point de vue institutionnel, l’état laïc des frères, dans un cadre d’austérité, de prière et de vie commune, est lui aussi nouveau. C’est à cette lumière qu’il faut considérer la question de l’habit porté par les Frères, que saint Jean-Baptiste de La Salle veut clairement distinguer de ceux des ecclésiastiques : “S’ils avaient l’habit de prêtres, Messieurs les curés les emploieraient dans les fonctions ecclésiastiques et ils négligeraient de surveiller les enfants”.

Institut de religieux laïcs, l’œuvre des Lassaliens est nouvelle et pourtant la continuité avec l’action éducatrice des jésuites et des oratoriens est réelle. La greffe sur l’arbre apostolique de la vie consacrée est constituée par une spiritualité : celle de l’École Française, toute centrée sur le mystère du Christ. Mais précisément, désormais, les traditions se font moins par les observances, la liturgie, les institutions, que par un esprit, par un climat spirituel soutenu par les sacrements et les dévotions.

La frontière ici est celle qui, dans le grand mouvement de la vulgarisation du savoir, sépare la culture de l’ignorance, la foi de la superstition ou de la foi mal éclairée. Il faut replacer cette évolution dans le grand débat sur la christianisation de la France (et peut-être de l’Europe) à l’époque moderne qu’avait lancé Jean Delumeau, il y a quelques années. Il faut noter que la vie religieuse a été consciente, à l’époque, de la nécessité d’enseigner, d’implanter la foi dans une intelligence plus éveillée, capable de résister à la superstition. Les congrégations de l’Âge classique ont eu toutes cette intuition.

XIXe et XXe siècles

Il serait artificiel d’isoler un exemple, car comment rendre compte de l’extraordinaire efflorescence de création de la vie religieuse consacrée, en tout domaine et en tout lieu, dès que le choc du joséphisme puis de la Révolution Française a passé ? Le choc a été très rude. Pendant une quarantaine d’années, la vie religieuse a été suspectée, calomniée, ridiculisée, et parfois complètement effacée du paysage social. De la suppression des jésuites à la commission des Réguliers, de l’interdiction des vœux de religion en 1790 à la sécularisation, l’épreuve de l’anonymat, de l’exil, de la clandestinité, a marqué pour longtemps la vie religieuse surtout masculine, puisque des religieuses ont été finalement un peu mieux tolérées que les religieux. Cette évolution est celle du XIXe finissant et du XXe siècles, le rôle de l’Église ne cessant de se marginaliser dans la vie sociale.

Or, en même temps, avec la complexification croissante de cette même vie sociale, qui fait que les terrains d’évangélisation se multiplient, sans compter l’expansion extraordinaire des puissances européennes dont la colonisation ouvre autant de champs de missions, tout cela crie vers l’Église. C’est pourquoi le défi de ces deux siècles est celui d’une présence qui se substitue à une absence.

À partir du moment où la vie religieuse est tolérée, puis même encouragée, quitte à être de nouveau persécutée en quelques endroits, au tournant du XIXe et du XXe siècle, il y va de la responsabilité de l’Église de se rendre présente en autant de lieux, de contextes, de mentalités et de modalités qu’il est possible, et ceci vaut pour le XIXe, le XXe siècles jusque dans les années récentes, selon des climats différents. On ne peut qu’admirer l’ingéniosité des fondateurs et des fondatrices, leur attention aux problèmes sociaux, économiques et culturels du monde contemporain qui naît au XIXe siècle : qu’on pense à Don Bosco et aux salésiens devant la jeunesse pauvre, qu’on pense à Jean-Émile Anizan, et aux Fils de la Charité pour la mission ouvrière, qu’on pense à toutes les congrégations missionnaires féminines et masculines.

Une des expériences les plus remarquables est l’évolution des assomptionnistes d’Emmanuel d’Alzon dans la double direction de la présence en Orient et de l’apostolat de la presse avec la création du “Pèlerin”, de “La Croix” transformés par le Père Vincent de Paul Bailly. Il y a là une rencontre exceptionnelle entre la vie religieuse et le moyen de communication le plus moderne et le plus influent des deux derniers siècles : la presse. Il est vrai que les augustins de l’Assomption ont plutôt été créés pour l’enseignement, mais c’est précisément cette capacité d’adaptation qui constitue désormais la rupture. Même si le cadre de vie à l’intérieur est resté toujours classique, il n’y a plus guère de limite. Il y a des dominicaines des prisons depuis la fondation de Béthanie par le Père Lataste en 1866, comme il y a des religieux ouvriers actuellement. La rupture se situe donc dans le déploiement même de la présence de l’Église.

Quant à la continuité, elle est assurée moins par un mode de vie que d’une manière plus essentielle, plus spirituelle, par la permanence juridique des trois vœux de religion. On aboutit ainsi tout naturellement à une théologie de la vie religieuse qui, au fond, a plutôt été implicite pendant des siècles. Vatican II en rappelle les grands traits et appelle à un aggiomamento.

Conclusion

Il serait présomptueux de vouloir présenter une synthèse qui offrirait une grille d’explications de la vie et de la mort des instituts religieux. Quelques constantes sont à mettre en évidence : il ne faut jamais oublier l’extraordinaire créativité, la capacité d’invention et d’adaptation apostolique de la vie religieuse occidentale, sous-tendue par combien de dévouement, d’abnégation, de sacrifice et d’oubli de soi au cours de tous ces siècles. Cette créativité est doublée par une non moins extraordinaire permanence de tout ce qui a été créé. Certes, il y a un certain nombre d’ordres, d’instituts, de congrégations supprimés ou qui se sont éteints, exactement comme des familles s’éteignent dans la vie sociale. Mais pour la plupart, les charismes qui se sont incarnés dans la vie religieuse ne se sont pas succédé mais forment au contraire une gerbe de plus en plus abondante. Et lorsque le charisme de fondation n’a plus tellement de raison d’être, le champ apostolique est si vaste qu’il peut permettre une adaptation. Si des ordres ont été fondés pour l’action aux frontières, ce sont bien ceux qui étaient destinés au rachat des esclaves comme les mercédaires ou les trinitaires. Il leur a fallu trouver une traduction différente de leur charisme.

La relation entre créativité et permanence tient au fait qu’à l’intérieur d’un cadre formé par les éléments stables de la vie religieuse, il y a la possibilité de sélectionner, de mettre en lumière dans la tradition, tel ou tel aspect, d’accentuer des traits déjà explicites ou implicites. La vie religieuse contribue à la beauté multiforme de l’Église et lui donne du sens.

Nous avons vu en effet qu’aux différentes époques, l’Église, par la vie religieuse, montre la variété de ses dons et la profondeur de l’Évangile, et nous pouvons revenir à cette notion de frontières, en la replaçant dans sa complexité et sa richesse.

Tout à la marge, dans le vieux fonds monastique permanent, qui est le fondement, l’Église montre que sa parole lui vient d’ailleurs, qu’elle n’est pas du monde, qu’elle la trouve dans le face à face du désert ; et sans cela aucune vie religieuse n’a d’enracinement : frontière avec le monde.

Ensuite, par la voie des ordres mendiants, l’Église sait que sa prédication doit ressembler le plus possible au modèle de l’Évangile, suite humble du Christ, fidèle transmission du message : frontière avec l’installation, l’accommodement.

Avec le XVIe siècle, l’Église montre non seulement qu’elle se sait constamment à reprendre, à réformer, à renouveler mais qu’elle est capable de le faire, avec dynamisme et optimisme, en s’appuyant sur les pasteurs que le Seigneur lui donne : frontière dans l’Église et au-delà de l’Église.

Aux XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, l’Église connaît son ministère d’enseignement de la parole de vérité, qui s’adresse aux intelligences des plus humbles et des plus faibles : frontière de l’ignorance et de l’éducation.

Au XIXe et au XXe siècles, l’Église approfondit son devoir d’être présente aux besoins multiformes des hommes quels qu’ils soient : frontière de la présence et de l’absence.

En bref, l’Église, par la vie religieuse, accomplit sa mission, qui est celle que le Christ lui a confiée. Le pape Jean-Paul II l’a très bien dit dans les paragraphes consacrés à la vie religieuse dans l’Encyclique Redemptoris Missio du 7 décembre 1990, paragraphes 69 et 70. “L’histoire atteste les grands mérites des familles religieuses dans la propagation de la foi et dans la formation de nouvelles Églises depuis les antiques institutions monastiques et les ordres médiévaux jusqu’aux congrégations modernes”.

En résumé, les frontières auxquelles sont confrontées les familles religieuses sont celles de l’Église elle-même. Toutes celles qui séparent le désespoir de l’espérance du salut.

“Albertinum”
Place Georges Python, 1
CH-1700 FRIBOURG, Suisse

[1M.-H. Vicaire. L’imitation des Apôtres. Moines, chanoines et mendiants, IVe-XIIIe siècles. Paris, Le Cerf, 1962.

[2Etienne de Muret. Enseignements et sentences. Paris, P.E.V., 1989, distribué par les Amis de S. Sylvestre et l’Abbaye de Grandmont, F-87240 Ambazac.

[3J.-P. Torrell et D. Bouthillier. “Des morts et des pauvres”, dans Sources, XIV, mars - avril 1988, 49-59.

[4L. Chatellier. L’Europe des dévots, Paris, Flammarion, 1987.

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