Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Institutions

Une entrée progressive du civil dans le religieux

Jean-Marie Glorieux, s.j.

N°1994-1 Janvier 1994

| P. 23-41 |

Sur un thème difficile et très actuel, ce texte nous propose une réflexion fondamentale. Il est rare de voir proposer - avec une intuition qui suppose une maturation spirituelle profonde – des pistes neuves en ce domaine. La prise en considération de la nouveauté ignacienne reste féconde pour penser et pratiquer « l’accueil du civil dans le religieux ». Rien n’est perdu de la tradition ; tout peut y être encore nouveau. Dans le dialogue.

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Cet exposé, dont on a conservé le style oral et le caractère intuitif, devait mettre en route un week-end de réflexion sur les institutions chrétiennes. Il a été suivi par deux autres communications sur les institutions chrétiennes et les institutions religieuses. Le sous-titre donne une indication : une entrée progressive du civil dans le religieux, c’est-à-dire comment le monde des religieux a reconnu davantage, au cours de l’histoire et dans certaines perspectives, les structures civiles où il prenait corps ; ou bien encore, comment il s’est lié avec une finalité propre à des structures civiles autonomes.

On part de quelques éléments caractéristiques de la vie religieuse (I), afin de souligner la particularité et l’originalité de la spiritualité ignacienne et donc d’une forme de vie religieuse apostolique (II). Il s’ensuit une certaine compréhension du corps propre d’une famille religieuse, œuvres et instruments temporels compris (III) ; corps propre qui est animé par un mouvement de dépassement et d’ouverture au-delà de ses frontières (IV). Enfin on propose une réflexion sur l’échange de la parole dans l’obéissance et dans la direction des œuvres, notamment entre celui qui a une responsabilité de direction ou de supériorat et celui qui travaille dans telle communauté ou dans telle œuvre (V).

I. Quelques éléments de la vie religieuse

Trois aspects de la vie religieuse sont soulignés, qui serviront à caractériser l’évolution exposée dans le chapitre deux.

La recherche de Dieu

Toutes les formes de vie religieuse sont constituées par le sens de Celui qui est semper maior, par la recherche du visage de Dieu. Dans le prologue de la règle de saint Benoît, une question fondamentale est posée à tous les candidats : « Est-ce que tu cherches Dieu ? » Il est ainsi rappelé que la vocation du moine se réfère à cette passion fondamentale [1].

Si l’on veut exprimer cette passion avec un terme qui viendra plus tard dans une prière proposée à la fin des Exercices Spirituels de saint Ignace, on peut dire qu’elle rejoint le sens profond de ces mots : prends, Seigneur, tout ce que je suis ; ce sens sera précisément complété, d’une certaine façon, par ce qu’ajoutera saint Ignace : reçois, Seigneur, ce que je suis. Il y a dans le « prends » toute la pensée de la perfection : être tout entier au service de Dieu, tout entier entre ses mains. « Prends, Seigneur », c’est la dynamique de l’offrande.

Tolstoï y a réfléchi dans une nouvelle peu connue, « La vie du Père Serge » (mise à l’écran dans un film récent Le soleil même la nuit). Il raconte l’histoire d’un jeune officier déçu par la cour et le roi de Naples qu’il servait ; devenu moine, il se rappelait qu’à douze ans déjà, voyant le Saint-Sacrement passer devant lui au cours d’une procession, il avait dit du fond du cœur : « Seigneur, prends, prends-moi tout entier ». Il y a quelque chose de très fort dans cette prière ; c’est la prière de la perfection : que je sois totalement entre tes mains et à ton service. C’est un des ressorts de la Méditation du Règne dans les Exercices Spirituels.

Ces mots, « prends, Seigneur », peuvent être explicités davantage grâce à trois notes rappelées par la figure de Syméon, chaque 2 février, jour souvent choisi pour l’offrande des vœux de religion, puisque Jésus y est offert à son Père.

  • Il y a d’abord la conscience droite, la conscience de justice. On dit en effet que Syméon était un homme juste. Cela suppose une force d’âme que l’on retrouve d’une certaine façon dans la mentalité contemporaine en sa passion de la justice, qui n’est pas étrangère au sens de Dieu chez nos contemporains.
  • Il y a ensuite l’écoute de la parole divine. Toute la vie monastique est traversée par la lectio divina : écoute et méditation de la parole. Car Dieu parle, Dieu se révèle ; et déjà dans cette parole et cette révélation de Dieu, il y a un don de Dieu lui-même. La parole divine n’a jamais été comprise comme une pure communication, un pur média ; elle est déjà un don de la personne même qui parle.
  • Enfin il y a un troisième aspect que Syméon réalise à la fin de sa vie seulement, à un âge avancé : c’est l’accueil du don de Dieu lui-même en notre Seigneur Jésus.

On pourrait sans doute définir autrement les choses ; voilà cependant, rappelés succinctement, quelques aspects de la vie religieuse comme appel à la perfection sous la forme de la vertu, de l’accueil de la parole divine et enfin de l’accueil du don qui nous est fait en notre Seigneur. Saint Benoît attend de celui qui entre dans le monastère cette triple passion, qui est de l’ordre de la chasteté : bienheureux les cœurs purs, ils verront Dieu.

Le travail

Une deuxième caractéristique, fondée sur la recherche de la perfection, est l’engagement dans le travail, œuvre du chœur et travail manuel, sans oublier l’étude et l’enseignement selon les cas. Dans le chœur et le travail sous ses multiples formes sont mobilisées de grandes forces de la personne humaine. Le travail se fonde en effet sur l’ordre de la création ; dans l’histoire de la vie religieuse, sous des formes diverses, il a été tout ensemble au cœur de la pratique du vœu de pauvreté et source de propriété, sinon de pouvoir dans la cité. On reviendra sur ces deux derniers aspects qui illustrent précisément une imbrication, de tout temps, du civil et du religieux.

L’habit

Une troisième caractéristique de la vie religieuse, particulièrement manifeste dans le monastère, est constituée par l’habit, l’habitat et les règles. Il en résulte une sagesse organisée jusque dans toutes ses représentations et ses symboles, qui donne un visage et une institution propres à la vie religieuse. Il est impressionnant de se dire qu’un religieux puisse vouloir garder le même habit, le même habitat avec le vœu de stabilité, les mêmes habitudes, les mêmes règles, la même tradition. Une force considérable se mobilise sous l’autorité de l’Abbé, tête de toute la maison et de tout l’habitat, qui organise toutes choses avec autorité et sagesse.

Cette brève évocation est plus ou moins complète. Elle décrit une vie religieuse traditionnelle qui a été essentielle jusqu’au XVe siècle ; et peut-être même jusqu’à la Révolution française.

II. Saint Ignace

Il faut regarder maintenant la figure de saint Ignace, parce qu’il participa activement à une forte évolution de la vie religieuse. Si l’on revoit saint François et saint Dominique, que saint Ignace a voulu imiter, on remarque que ceux-ci, dans la mutation préalable du XIIIe siècle, se référaient encore, dans un mouvement de va-et-vient, au cadre et à la sagesse du monastère. Saint Ignace va faire éclater ce cadre, notamment par la suppression du chœur et de l’habit.

Le chœur ne fera plus partie de l’œuvre du religieux, même si le Pape Paul IV, qui a toujours eu des difficultés d’entente avec saint Ignace (l’un et l’autre se connaissaient déjà avant que la Compagnie ne soit fondée), a voulu rétablir le chœur dans la Compagnie et l’a imposé pendant quelque temps.

L’habit fut également abandonné, même si on dit que les jésuites ont eu un habit, qui n’était en fait que l’habit du clergé, plus précisément l’habit des étudiants universitaires, presque tous futurs prêtres. Il ne s’agissait donc pas d’abord d’un habit religieux.

Comment saint Ignace a-t-il fait éclater ce cadre du chœur et de l’habit ? Et pourquoi ?

L’intériorisation

Saint Ignace a fait éclater le cadre traditionnel par un premier mouvement d’intériorisation de tout ce qui était antérieur. Il demeure décisif, pour comprendre les conséquences et les discernements ultérieurs, que rien de la force ancienne ne soit perdu. Dans un texte fondamental, qui est la charte conclue entre le Saint-Siège et le groupe des dix premiers compagnons, il y a, au début, un texte très beau ; on lit : « Il aura soin, aussi longtemps qu’il vivra, de tenir le regard fixé d’abord sur Dieu, ensuite sur la nature de son institut » [2].

Il est frappant de voir qu’Ignace rappelle que le premier point est d’avoir Dieu devant les yeux ; la passion fondamentale exprimée par la droiture de conscience, l’écoute de la parole et l’accueil du don que Dieu fait de lui-même en Notre-Seigneur demeure entière ; saint Ignace veut intérioriser cette dynamique profonde de la vie religieuse et ne l’a jamais reniée ; son attrait pour la Devotio moderna et l’Imitation de Jésus-Christ en témoigne.

La liberté de la parole

Le deuxième trait ignacien, auquel on reviendra plus loin, est la liberté de la parole. Parole de celui qui envoie ; parole de celui qui est envoyé. Il y a dans la méditation du Règne, qui est une des grandes méditations des Exercices Spirituels, l’appel proprement missionnaire. Le Christ y invite chaque homme ; il reconnaît en chaque homme comme un chevalier qui n’attendrait qu’une seule chose de son seigneur, une parole de mission. D’autre part, ce chevalier est lui-même un homme qui parle, quelqu’un qui noue un colloque avec son roi et qui n’a crainte de manifester ainsi sa part d’initiative. Si la prière « prends-moi, Seigneur, à ton service » nourrit, pour une part principale, la méditation du chevalier devant son roi, il y a aussi, on l’a vu, le « reçois », « reçois, Seigneur, ce que je suis » ; ce « reçois » n’est pas seulement une nouvelle forme, accentuée et toujours persistante, de la dépendance envers le roi ; il est encore l’expression et la confirmation d’une libre initiative. Le chevalier, dans le face à face avec son roi, est libre ; il s’exprime, il parle et il dit « reçois », reçois ce que je suis, reçois ce que je veux, reçois ce que je te demande ; on a ici quelque chose de ce que saint Jean écrit : « Si vous demeurez en moi... vous demanderez ce que vous voudrez et cela vous arrivera » (Jn 15,7).

La volonté divine

Ce dialogue intime entre le roi et le chevalier peut faire comprendre le pourquoi de cette transformation établie par saint Ignace dans les formes de la vie religieuse. La réponse essentielle est claire : parce que Dieu le voulait. On est au centre de ce que l’on appelle la démarche d’élection, de recherche de la volonté de Dieu, dans un dialogue extraordinaire où saint Ignace ose croire que Dieu parle à l’homme, avec une autorité de plus en plus aimante et cachée, non seulement dans la nature et dans les Écritures, mais encore dans des appels concrets et personnels. S’il a donc transformé la vie religieuse, c’est parce que Dieu le voulait. S’il a abandonné l’habit, c’est parce que Dieu le voulait. Il aimait beaucoup la musique sacrée et le chant des chœurs ; il fréquentait volontiers les monastères aux premiers temps de sa conversion ; c’était pour lui une consolation très sûre, mais il y a renoncé parce que Dieu le voulait.

La référence à la Gloire et à la volonté de Dieu est au principe de cette évolution et de tous les choix qui s’ensuivront. Ceux-ci ne s’inscriront plus dans un cadre de vie organisé, où le Père Abbé est la tête qui commande toute chose. Il y aura dès lors un travail de discernement continuel, propre à la vie dans la « maison de l’obéissance », et qui deviendra parfois tellement intense qu’on pourra s’y trouver emporté de façon impulsive, au détriment du don de sagesse. Il faudra toujours y rechercher, dans l’obéissance précisément, un vrai dialogue avec Dieu, confiant et libre.

Saint Ignace a donc fait éclater, d’une certaine façon, le cadre de la vie religieuse traditionnelle, parce que Dieu le voulait. Chez lui, c’est une conviction ; dans le groupe des dix premiers compagnons, il va y avoir également cette assurance très forte que Dieu voulait cela.

Dans cette ouverture, dans cet éclatement, pourra se déployer le don que Dieu institue et fait de lui-même à l’homme en Notre-Seigneur, don qu’il fait au monde. Il y a dans les Exercices Spirituels une vision fondamentale, que l’on retrouve dans la méditation de l’Incarnation, au début de la deuxième semaine des Exercices, une vision grandiose de tout le mystère de l’Incarnation. Le retraitant est invité à voir le monde entier, ensuite la Trinité et enfin la dynamique mortelle dans laquelle se trouve engagée l’humanité ; à partir de cette histoire, il doit alors méditer sur le don très humble réalisé en Notre-Seigneur Jésus, qui va prendre corps dans le sein de la Vierge Marie.

Saint Ignace va laisser se déployer ce don que Dieu fait de lui-même, don qu’il faisait déjà dans la parole, s’il est vrai qu’une parole est déjà un don de soi ; cependant ici, c’est le don plus aimant et plus caché que Dieu fait de lui-même en Notre-Seigneur « nouvellement incarné » (Ex. Sp. n° 109), don qui est fait au monde.

Le face à face

Saint Ignace a donc abandonné le cadre rural du monastère et la façon de vivre la passion pour Dieu comme une tension caractérisée par un fort renoncement, une forte séparation, un silence très grand. Il est passé à une vie religieuse plus active, plus entreprenante, où le dialogue (et qu’est-ce que le vrai dialogue ?) va jouer un rôle très grand et va placer le religieux en un face à face très audacieux, en Dieu, avec ses frères, notamment le supérieur, et avec le monde. On peut souligner deux aspects de ce face à face.

 Le premier aspect rappelle toutes les personnes qu’Ignace va avoir devant lui et d’abord les premiers compagnons. Il est pour lui indispensable de fonder la Compagnie, non pas seul mais avec des compagnons, qui seront, de surcroît, de nationalités diverses. Il faudra gérer cette diversité, et ce ne sera pas facile. Ils sont dix dès le début, et deux d’entre eux [3] vont lui rendre la vie difficile. À un moment donné, il a d’ailleurs voulu exclure un de ceux-ci, mais les neuf autres l’ont supplié de ne pas le faire.

Il y a donc un face à face très franc, dont il faudra essayer de préciser quelques caractéristiques, vis-à-vis de toute personne avec son tempérament et son histoire. Simon Rodriguez, à la fin de sa vie, a écrit ses mémoires avec attendrissement, car il se souvenait du merveilleux temps des débuts et de ce que les compagnons fondateurs avaient vécu ensemble à Paris ; il avait un peu oublié toutes les difficultés postérieures, qui avaient assombri la franchise et la rudesse du face à face entre compagnons.

 Plus fondamentalement, il y a un face à face avec Dieu et ses saints. En tous les moments importants des Exercices Spirituels en effet, moment solennel de l’élection, méditation des différentes déterminations de la liberté en ses décisions, contemplation pour obtenir l’amour, saint Ignace met l’homme devant Dieu et ses saints. Il est convaincu qu’on ne fait une élection que dans la communion. On ne fait ses choix que devant des personnes et d’abord devant Dieu et ses saints ; et encore devant les pauvres, comme l’Église d’aujourd’hui le rappelle ; et ensuite devant toutes les personnes qui nous entourent, devant toutes les personnes auxquelles on est attaché affectivement.

L’affectivité est une passion qui est un peu comme la trace, la projection et l’ébauche, dans le sol humain, du mystère de l’alliance fondamentale que nous avons avec Dieu et avec les autres. Alliance fondamentale qui nous précède comme un sens et que nous devons réaliser dans la liberté et dans l’amour ; lien qui se vit plus ou moins heureusement et de façon plus ou moins ordonnée, comme le dit saint Ignace, dans tout le jeu des affections. Nous faisons toujours nos choix à partir de ce contexte, de ce tissu d’affections plus ou moins vives pour Dieu, pour les saints, pour les autres, pour les pauvres... C’est à partir de ce milieu, de ce corps, que nous faisons « élection ».

Comme on le voit à la liberté avec laquelle saint Ignace rencontre les princes et les autorités de son temps, liberté pleine d’amitié, de confiance profonde en tous ceux qu’il rencontre, il est convaincu qu’en appeler à la liberté de quelqu’un, même si celle-ci n’est pas encore parfaite, c’est toujours mieux que d’agir à côté ou sans elle. On l’observe dans ses relations, aussi bien dans la Compagnie qu’à l’extérieur de celle-ci. Dominique Bertrand montre cela très bien : en appeler à la liberté de quelqu’un, c’est toujours plus fécond que d’agir dans un vis-à-vis impersonnel, finalement toujours violent [4].

Quand on n’en appelle pas à la liberté, on laisse toujours les finalités dans le vague. C’est l’élection, c’est la liberté s’engageant et disant « Seigneur, reçois ceci, reçois cela » (on peut dire cela à son supérieur...), qui fait que les fins fondamentales sont précisées et déterminées. Tant qu’on ne s’engage pas vraiment, tant que, par exemple, on agit plus par pression psychologique sur un inférieur ou un supérieur, même avec les objectifs et plans les plus intelligents ou avec l’exhortation répétée pour une union (subjective) des cœurs, on ne sait pas vraiment ce que l’on veut. Voilà le mystère de la liberté tel que saint Ignace le voit [5].

Il y a donc toute une série de face à face qui ne seront plus rassemblés dans le seul vis-à-vis avec le Père Abbé. Peut-être que dans nos vies religieuses, il n’y a pas si longtemps de cela, les choses ont encore été vécues ainsi et ont entravé cette sorte de franchise et de richesse du face à face, en vérité, avec Dieu, les saints, les compagnons et toutes les autorités rencontrées. S’ouvre ici l’espace, la demeure, du discernement communautaire apostolique.

On peut comprendre comment ce vis-à-vis multiple des libertés, où les risques sont grands d’aboutir à des impasses ou à des factions rivales, pose alors de façon irréductible la question de l’accueil de l’autorité et de la plus grande gloire de Dieu et notamment celle du sens et de l’amour de l’Église, du vœu d’obéissance spéciale au Saint-Père, de l’obéissance au Supérieur, etc.

Des dynamiques propres

Ce face à face avec les personnes va se caractériser également par une prise en compte des réalités déjà évoquées, à savoir la propriété et le pouvoir. Illustrons cela par deux exemples où saint Ignace a été original dans sa façon précisément d’assumer le réel, le civil, ce qui est humain, ce qui est de l’ordre de la nature.

 Le point le plus simple touche l’ordre de la pauvreté. Au lieu de bâtir un système homogène de pauvreté, où tous les religieux vivent dans un grand renoncement, à charge pour l’un ou l’autre de s’occuper de la gestion et de la finance, saint Ignace a instauré franchement deux systèmes de pauvreté. Il n’a jamais peur de mettre les choses en tension, en différence ou en vis-à-vis et de laisser se déployer chacune avec ses potentialités propres. Il a donc instauré deux systèmes de pauvreté. Une pauvreté mendiante comme celle de saint François et de saint Dominique, pauvreté des maisons professes, où tous les membres devaient exercer leurs ministères gratuitement et vivre grâce à la générosité des fidèles. La mise en application de ce régime fut toujours problématique ; on la retrouve aujourd’hui, non plus communautairement mais individuellement (pourquoi ?), dans le fait que dans certains ministères de la Compagnie, on ne fait pas de contrat préalable, on ne dit pas que l’on veut bien remplir tel ou tel service en fixant à l’avance un prix. On en retrouve également quelque chose dans la gestion de ces gros « instruments » que sont les églises, où il faut vivre des dons et des collectes et où il n’y a aucun contrat, aucune fondation, aucune somme d’argent mise de côté, dont les intérêts pourraient stabiliser les rentrées. Saint Ignace avait précisément beaucoup réfléchi à la pauvreté mendiante des églises attachées à nos maisons ; il y a été très strict et c’est sans doute pour cela que les seules pages conservées de son Journal Spirituel traitent de ce point.

Cependant saint Ignace a voulu un autre système de pauvreté, qui a été conçu principalement à partir de l’engagement dans les collèges et de leur institution ; il y a voulu un système bien organisé, avec des fondations et des propriétés. Il disait aux villes et aux princes qui l’appelaient pour la fondation des Collèges, que les jésuites ne viendraient pas s’ils n’avaient pas l’assurance d’avoir tant d’argent, tant de revenus, etc. L’œuvre des collèges supposait donc une grande organisation où l’on voit saint Ignace se lancer avec audace ; il gère des fonds, les fait passer d’un pays à l’autre, etc. Il est très réaliste au niveau de l’argent et l’on trouve dans ses lettres une réflexion plaisante disant qu’en Espagne et au Portugal, on peut faire beaucoup de choses (sous-entendu, parce que là il y a beaucoup d’argent), alors qu’en Italie, on ne sait pas très bien ce que l’on peut faire (sous-entendu, parce que l’Italie n’avait plus d’argent à cette époque). Le Père Dominique Bertrand souligne bien l’engagement dans les questions d’argent, dans le souci de la gestion des œuvres importantes [6].

Mis en route de façon déterminée par l’avènement des Collèges, ces deux systèmes de pauvreté vont être constamment confrontés l’un à l’autre ; la vie des compagnons sera tantôt nourrie par la démarche de la prédication dans la pauvreté, tantôt assurée par une gestion organisée des biens. Saint Ignace a donc voulu établir deux pôles dans la pratique de la pauvreté et renoncer à un système homogène ; il s’ensuit une tension qui demeure importante dans la pratique actuelle de la pauvreté : l’affaiblir serait néfaste pour le vœu.

 Dans ce même chapitre des conséquences de l’assomption de l’humain, revenons au pouvoir, c’est-à-dire aux personnes. Saint Ignace en effet va placer à côté de lui un personnage qu’il va appeler le procureur ; un personnage avec lequel il va former comme un duo et qui va gérer toute l’administration de la correspondance et des finances. Le premier grand personnage qui jouera ce rôle sera Alphonso Polanco, fils d’un riche commerçant de Burgos.

Ces deux personnalités vont travailler de concert et de façon très étroite ; chacun va intervenir avec une autorité et une compétence propres en même temps qu’avec une grande connivence. Polanco, qui avait compris l’esprit de saint Ignace, va lui apporter d’autant plus librement ce qui lui est propre. Saint Ignace va de même travailler avec son secrétaire de façon très libre, en une sorte d’émulation du talent de l’un et de l’autre. Il y aura toujours certes une prédominance du Père Général Ignace et une autorité religieuse in loco Christi d’autant plus reconnue que le pouvoir du procureur est grand et reconnu lui-même dans la confiance. Celui-ci va assumer davantage ce qui est civil dans la vie religieuse elle-même et saint Ignace va assumer davantage ce qui est de l’ordre de la vie sacerdotale et religieuse. Mais cela se fera sans définir de façon stricte ou étroitement juridique les rôles ; sans jamais les réduire à des catégories sociologiques. Saint Ignace veut une connivence beaucoup plus profonde.

Une dernière remarque termine ce deuxième chapitre. On sent que saint Ignace est passé d’un certain type d’homme religieux à un autre type d’homme ; il veut délibérément entrer dans la collaboration avec toutes les bonnes volontés, au service de la Mission du Christ et de l’Église. C’est Dieu qui a voulu qu’il en soit ainsi. Bien sûr, cela s’inscrit dans une évolution historique et l’on peut expliquer la chose de façon culturelle, mais qui peut déclarer, au vu de l’évolution historique qui a marqué la vie de l’Église et donc la vie religieuse, si ce sont les circonstances historiques qui ont commandé les grandes mutations ou si c’est l’Esprit Saint qui les a suscitées ? Pour saint Ignace l’ensemble s’inscrit dans la recherche de la volonté de Dieu.

Autrement dit, on pourrait penser qu’il y a avant tout un sens de l’histoire, qui se réalise comme nécessairement. Par exemple, on dit qu’il faut collaborer davantage avec les laïcs ; c’est évident et déjà réalisé dans les hôpitaux et dans les écoles érigées par les religieux. Cependant, si l’on n’inscrit pas cette collaboration, cette entrée en collaboration, dans une vraie recherche de la volonté de Dieu et dans la fidélité à la manière de penser et d’agir qu’elle institue, on risque de se laisser prendre par un sens de l’histoire trop exclusif ou trop limité. On se mettrait par exemple devant les yeux différents visages de l’homme, celui de l’homme monastique, enfermé dans la solitude, seul à seul avec Dieu, et d’autre part celui de l’homme ouvert au monde ; en suite de quoi on disposerait ces aspects de façon hiérarchique. Mais en établissant cette sorte de hiérarchie, au nom de quoi le fait-on ? Si l’on établit une hiérarchie entre la solitude et le travail de collaboration, qu’est-ce que cela veut dire ? Certes, des anthropologues réfléchissent dans ce sens-là, quand ils essayent de comprendre le cours de l’histoire ; ils disent qu’il y a eu tel accent, et que maintenant il y a un autre accent. Mais qu’est-ce que cela veut dire dans une recherche de la volonté de Dieu ? Ainsi dans le cas de la collaboration avec les laïcs ; on a pensé à juste titre dans beaucoup de familles religieuses que c’est un sens de l’histoire, sens de l’histoire affermi par le Concile et par le synode sur la vocation des laïcs, comme encore par la diminution du nombre des vocations religieuses ; ce serait donc une option pour le réalisme, etc. Mais a-t-on toujours été à ce moment prémuni contre une sorte de mise au pas figée ou idéologique ? A-t-on assez regardé, en tout cas du côté de la vie religieuse, comment il fallait vivre cela, comment il fallait passer d’un moment où la vie religieuse assumait la bonne part du travail au moment où il faudrait entrer avec les collaborateurs dans une vraie recherche de la volonté de Dieu ?

Pour illustrer encore ce point, on cite un livre de Jean Lacouture sur les Jésuites [7]. Lacouture a été séduit par l’histoire de François Xavier, qui pendant sept ans a travaillé en Inde jusqu’à en avoir le bras fatigué de baptiser. Cependant Xavier s’est finalement enfui, en écrivant au roi du Portugal, très favorable à la Compagnie : "... Moi, Seigneur, je sais ce qui se passe ici. Je n’ai donc aucun espoir que les ordres et prescriptions que Votre Altesse doit envoyer en faveur de la chrétienté soient obéis en Inde. C’est pour cela que je pars au Japon, presque en m’enfuyant, pour ne pas perdre plus de temps que je n’en ai perdu... » [8]. Et il part ainsi, lui qui a donné toute sa passion, toute sa vie et sa puissance de vision à cette épopée de l’évangélisation des Indes ; il part pour le Japon, dans une toute petite barque ; avec sept personnes il accoste le monde du Japon. Au début il vient encore comme un nonce très pauvre, habillé comme un ascète, mais après réflexion sur son insuccès, il s’habille de façon plus distinguée et apporte des cadeaux, dont une horloge qui séduit les Japonais ; bref il emploie les moyens humains du dialogue, de la bienveillance, de la compétence et de l’avoir ; ce qui nous vaut des pages extraordinaires d’actualité rapportant ses entretiens avec les bonzes de Yamaguchi ; il écrit notamment que ceux-ci ont un sens profond de la justice. Lacouture est séduit par ce retour à l’humanisme des études parisiennes, mais peut-être que, sans jamais renier son admiration, il cède à une idée plus abstraite, en suggérant que ce passage de l’Inde au Japon constituerait une évolution historique fondamentale où pâlirait le premier moment ; ce serait pourtant oublier la puissance de la personnalité de François, telle qu’elle s’est une première fois exprimée en Inde. Toute cette passion, saint François l’a gardée ; il n’a pas opéré un pur passage ; il a intériorisé une passion pour Dieu qui demeure un axe majeur, traditionnel, sinon incontesté, de la vie religieuse ; ce qui lui a permis de la traduire dans la liberté d’un dialogue et d’un face à face avec toutes les réalités humaines, civiles, financières, etc. Ce fut une œuvre de discernement spirituel et non d’abord le fruit d’une idée de progrès ou de réalisme.

III. Le corps propre

Quel est alors le visage propre de la vie religieuse, sa représentation ou sa visibilité ? On peut songer à la façon dont le couvent représentait le corps propre de la vie religieuse traditionnelle ; il faudra l’entendre encore dans le sens où l’on peut y inclure les œuvres. Il y a au moins deux aspects.

  • Selon un premier aspect, on parlera des maisons et des collèges. La question est aujourd’hui délicate. Compte tenu d’une présence des chrétiens et des religieux, appropriée à l’aujourd’hui, par insertion dans la société, faut-il ne reconnaître, comme corps propre, que le bâtiment des maisons et renoncer à l’institution concrète de bâtiments d’œuvres reliés à un habitat de la communauté religieuse ? On veut rappeler ici que le fait de supprimer ou fonder une maison n’était jamais pour saint Ignace un acte négligeable. Dans n’importe quel endroit du monde, cela devait et doit encore remonter jusqu’à Rome. Il n’y a que le Père Général qui puisse prendre cette décision. Tout bâtiment de communauté ou d’œuvre est vraiment pensé comme faisant partie du corps de la Compagnie. Il y a là un donné concret, matériel, chargé d’une grande signification. Investir dans le bâtiment constitue de facto la mise en branle d’un dynamisme propre, qui doit être apostolique.
  • Mais il y a un deuxième aspect important de ce corps propre ; c’est celui d’une manière de faire instituée et consignée dans un ensemble d’écrits. Saint Ignace converti a parcouru les routes d’Europe et de Terre Sainte et a fréquenté les Universités pendant seize ans ; après quoi, enfermé dans une petite chambre à Rome, il va rédiger des Constitutions, écrire des lettres, des Instructions pour les missions. Il va donner à ses compagnons tout un ensemble de paroles disponibles dans l’écrit. Mystère de l’incarnation de la parole, à la fécondité duquel il croit ; incarnation de tout un ensemble de paroles, paroles du face à face, devenues comme mortes, mais disponibles dans un écrit, notamment dans les lettres de mission. Dans les Constitutions, il précise que cela va déterminer un modo de proceder, une manière d’agir. Voilà le corps propre où le jésuite s’engage et qui est un peu comme son habit, son habitat, offrant des orientations pour le discernement. Les textes sont très abondants et les Constitutions, pièce gigantesque et fondamentale, s’enrichiront dès avant 1600 de pièces plus détaillées comme le ratio studiorum des collèges. Le sens des lettres de mission demanderait à lui seul de nombreux développements.

IV. Une disposition d’ouverture

On veut rappeler brièvement que le corps propre ainsi entendu est fondamentalement ouvert sur le monde, sur d’autres personnes. Ce point est important pour comprendre et situer nombre de réalités actuelles.

Très tôt en effet, en 1608, au cours de la sixième Congrégation Générale de la Compagnie, une question significative s’était posée sur les collèges. Saint Ignace les avait d’abord conçus, avec d’autres compagnons, pour la formation des jésuites. Ils allaient confirmer ce génie propre, à savoir la capacité de dialoguer avec la liberté d’autrui ; ce qui impliquait humanisme, respect, franchise, débat et compréhension fidèle de ce qu’un autre pense et cherche ; bref, dialogue d’homme à homme, dans l’intelligence et le respect des forces et des rôles de chacun. Plus précisément, saint Ignace avait eu l’intuition que, s’il est bien de débattre et dialoguer, il y a un sens évangélique à mettre cet art au service de la force en germe de celui qui est enfant ou en formation. Une expression revient quelquefois dans ses écrits : c’est des petits qu’on fait les grands [9]. Il a donc fait le choix d’être présent à la jeunesse ; il a voulu consacrer des forces très qualifiées pour former des jésuites, avec le pressentiment que cette décision allait le mettre à la fois sur le chemin de la fécondité et sur celui de l’ouverture : il est plus fécond (et plus modeste) d’éduquer une force lorsqu’elle est encore en germe. En raison même des libertés à respecter et du temps nécessaire à cette œuvre, ce n’était pas non plus sans risque ; comme il y avait eu un risque à se lier aux dix compagnons rassemblés autour de lui.

Comme on peut le penser, cette décision allait rapidement en entraîner une autre : la Compagnie, tout en restant fidèle à sa vocation, pouvait-elle diriger des collèges destinés aussi à des élèves laïcs, voire même ne comptant aucun étudiant jésuite ? Plusieurs Pères n’admettaient pas cette hypothèse, mais la sixième Congrégation Générale, début 1608, a répondu clairement par l’affirmative et la question ne fut plus débattue par la suite. Cette ouverture vers des forces qui vont achever leur croissance ailleurs témoigne d’un esprit caractéristique.

Dans la même ligne et plus récemment, la 31e Congrégation Générale, au moment du Concile Vatican II, s’est posé la question de professeurs non jésuites dans les Collèges. Il y en avait bien sûr auparavant, mais toujours dans l’idée d’une exception. Là aussi, on a répondu par un oui très franc pour la collaboration. On pouvait sans doute encore se prononcer de façon assez tranquille en 1965 et l’on sait combien la question se posé aujourd’hui de façon cruciale. Celle-ci ne se ramène pas seulement à la nécessité d’être réaliste, suite à une modification des données du problème ; elle implique une fidélité renouvelée à une intuition d’ouverture dans les collaborations qui était présente dans l’esprit de saint Ignace comme une capacité de faire vivre une tradition, avec la grâce divine, et de délibérer à tous les niveaux avec l’ensemble des partenaires.

Il faudrait ainsi réfléchir, avec le même esprit d’ouverture et de discernement fécond, à la façon dont les maisons religieuses et leurs œuvres ont assumé la structure civile de l’Association Sans But Lucratif, dont la Belgique par exemple a été prodigue. Quand la loi de 1921 a établi des A.S.B.L., presque aussitôt les institutions, hôpitaux, écoles, etc. ont assumé cette réalité civile avec tout ce qu’elle impliquait comme dynamisme propre. Nul ne peut douter que la solution fût profitable et féconde au point de vue apostolique. En quel face à face nous trouvons-nous aujourd’hui avec l’aspect civil de nombreuses œuvres ?

V. L’obéissance et la parole

La parole donnée fait vivre. Dans la maison de l’obéissance, la rencontre des personnes, tête et membres, en vue de chercher et trouver la volonté de Dieu, doit permettre l’accomplissement de ce sens de la parole. Le Prologue de saint Jean l’offre à la méditation du croyant : « Au commencement était le Verbe,... En lui était la vie... » (Jn 1,1-4). L’expérience le révèle également, grâce à la parole donnée de l’engagement, de la promesse ou du vœu... ; grâce au commandement. Donner sa parole, c’est donner son âme ; il y aura donc aussi, dans ce sens et ce libre accomplissement, place pour les formes infiniment variées, et mélangées, du don de soi... ou de la violence ?

La liberté de la parole qui se donne doit donc se retrouver dans toutes les dimensions de l’obéissance, chez celui qui envoie comme chez celui qui est envoyé. Il faut en effet qu’il y ait une parole qui se donne dans l’acte d’envoyer ; il faut qu’il y ait une mission qui ne s’exprime pas seulement en disant : d’accord, mais en disant : va et emporte avec toi beaucoup ou peu de choses, parle dans telle circonstance, sois réservé dans telle autre, etc. Saint Ignace a des instructions pour les missions qui sont admirables et très développées ; elles disent la manière de faire, le modo de proceder ; c’est un écho des discours de mission du Christ en Matthieu et Luc, en leur chapitre dix. Le Supérieur qui dirait simplement : cherche un travail, ou celui qui dirait : tu as choisi d’aller dans cette direction, soit !, celui-là ne se donne pas et ne confirme pas celui qui est envoyé. Peut-être que dans certains cas il faut agir ainsi ; rappelons-nous Bobadilla qu’il fallait laisser travailler à sa guise, mais qui sentait qu’il y avait chez saint Ignace la délicatesse de celui qui se donne même en un ordre muet... Quand la parole qui envoie n’est pas une parole qui se donne, parce que, par exemple, elle répugnerait à expliciter une mission dans des circonstances difficiles ou donnerait une mission à contre-cœur, celui qui est envoyé peine davantage à vivre la mission. Il est de surcroît préférable que le Supérieur puisse laisser un écrit, étant donné que l’on se donne davantage dans une écriture. Saint Ignace lui-même demandait parfois au Saint-Père avec tout le respect voulu ces « Lettres de mission ».

Il faut donc que la parole qui envoie se donne et, en même temps, qu’en face, chez celui qui obéit, il y ait une parole qui puisse s’exprimer librement, en se donnant. Il faut toujours obéir bien sûr, mais toujours aussi parler. Si l’on obéit sans oser parler, on ne peut pas obéir vraiment.

Rappelons quelques conséquences pratiques entre autres. Dans la délibération fraternelle entre membres d’une communauté et avec le supérieur, il est plus important d’arriver à connaître les vraies données historiques d’une question et à bien connaître et peser les différents arguments, que d’affirmer tout de suite une position. Il ne s’agit pas de favoriser le bavardage (où certains excellent toujours plus que d’autres qui en font leur pénitence), mais de sentir que le travail de recherche et de pondération des arguments est souvent difficile, mais œuvre de liberté et don de soi ; tandis que l’affirmation trop rapide d’une position est œuvre de paresse, sinon de violence. Tout cela demande un respect de la parole proférée et entendue.

Dans le face à face de l’obéissance comme de toute vie en corps, on est toujours ramené à un visage personnel. Ce n’est pas être en face à face que de se trouver devant un triumvirat ou un « triummulierat » de supérieurs ; on n’est pas en face à face devant un fonctionnaire, un bureau ou une A.S.B.L. ; on est toujours finalement renvoyé au visage et à la disponibilité d’une personne.

Une remarque pour conclure. On l’a vu, la perspective de cet exposé est celle d’un dialogue entre des personnes, individus ou groupes, dont les visages ont une diversité venant de la richesse de la nature et de la grâce et représentant en propre tel ou tel trait de celles-ci. Dans ce dialogue, le Christ notre Seigneur en sa Gloire se révèle et est toujours à l’œuvre. Le dialogue est processus d’intégration et source d’unité nouvelle ; il sera toujours mieux de savoir quelle sera cette unité ; par exemple, si elle sera proprement ecclésiale ou non.

On le voit, ces réflexions ont voulu ouvrir des pistes pour approfondir le vis-à-vis de ce que l’on pourrait appeler un rôle plutôt civil et un rôle plutôt religieux, ainsi que quelques aspects de leur évolution. Peut-être a-t-on mis le doigt sur une ligne de partage qui se situe tout aussi bien, sinon de façon croissante, au sein du corps religieux et de ses œuvres ? Que l’on songe aujourd’hui au pouvoir et à la manière de procéder dans les offices de procureur (économe), directeur, inspecteur, coordonateur... ! Face à la représentation religieuse, nulle opposition obligée, mais un défi et un appel à bâtir une maison, où ne sont sans doute pas absents l’adoration, l’obéissance, un sens vrai de l’Église...

Boulevard Saint-Michel, 24
B-1040 BRUXELLES, Belgique

[1Cf. encore dans la Règle de saint Benoît, ch. 7, 1er degré d’humilité.

[2Formula Instituti, n°1 ; cf. Ignace de Loyola, Écrits, Paris, DDB, 1991, 293.

[3Nicolas Bobadilla avait une puissante nature, l’intelligence et le désir d’annoncer la Bonne Nouvelle ; il était indépendant. Saint Ignace s’est résolu à le laisser parcourir la Vigne du Seigneur comme il le voulait,... pour être sûr qu’il lui obéisse. Simon Rodriguez a touché beaucoup plus le mystère de l’obéissance, c’est-à-dire le mystère du dialogue ou de cette nouvelle maison que devait être la Compagnie. Il avait été placé à la tête de la première entité autonome en dessous de saint Ignace, entité constituée comme un corps plus particulier enraciné dans un pays, le Portugal, qui était en pleine expansion et prospérité. À cause de sa façon de vivre les affections humaines et donc le dialogue, cet homme avait développé le culte de sa personnalité, en sorte qu’il a entraîné à la dérive la première et belle province de la Compagnie, soutenue d’ailleurs par un roi attentionné et bienveillant ; il avait presque créé une scission dans le corps universel.

[4Bertrand, D. La politique de saint Ignace de Loyola, Paris, Cerf, 1985, 77 et passim.

[5Ibid, 162 ss.

[6Ibid, 275 ss.

[7Lacouture, J. Jésuites, Paris, Seuil, Tome I, Les Conquérants.

[8Ibid, 132.

[9Bertrand, D. op. cit. 453.

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