Religieux, porteur d’espérance pour l’Afrique d’aujourd’hui
Octave Ugirashebuja, s.j.
N°1993-6 • Novembre 1993
| P. 390-395 |
Bref mais interpellant écho du premier Colloque des Supérieurs Majeurs des Congrégations Religieuses œuvrant en Afrique francophone et en Angola, ce texte est pourtant très important. Il pointe, avec pertinence, vers deux des problèmes majeurs que l’Église et la société civile doivent affronter en Afrique aujourd’hui : la démocratie et le rapport aux biens. L’Afrique n’aurait-elle pas des voies nouvelles à nous proposer ?
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Du 16 au 22 novembre 1992, le centre Christus de Remera Kigali, a eu l’insigne honneur d’abriter le premier colloque des Supérieurs majeurs des congrégations religieuses œuvrant en Afrique francophone et en Angola. N’étaient, en fait, convoqués que les Présidents et Présidentes des Associations nationales des Supérieur(e)s majeur(e)s. À l’exception du Togo, du Sénégal et du Burkina Fasso, tout le monde était au rendez-vous. Le thème choisi par les organisateurs et adopté par tous était : Religieux, porteur d’espérance pour l’Afrique d’aujourd’hui.
Il y a un, deux ou trois siècles, les religieux et religieuses d’Europe se pressaient pour évangéliser l’Afrique. Leur geste, il faut honnêtement le reconnaître, témoignait d’une générosité audacieuse. Certains abandonnaient des postes enviables et confortables dans leur pays. Jeunes et beaux, ils partaient pour des régions tellement inhospitalières, à cause du climat et des maladies, qu’on ne leur assurait pas plus de cinq ans de vie. Leur ambition : baptiser les Noirs et leur apporter, en même temps, les bienfaits de la civilisation technique de leurs pays.
On peut, certes, noter que le grand cœur missionnaire n’était pas entièrement étranger à l’aventure coloniale ni à la volonté colonialiste ; cela se verrait dans la manière de considérer et d’apprécier l’homme africain.
Quoi qu’il en soit, ces hommes et ces femmes - Spiritains, Franciscains et Franciscaines, Jésuites, Oblats et Oblates de Marie, Pères Blancs et Sœurs Blanches... - ont véritablement incarné l’espérance de nombreux peuples africains. Et maintenant que l’Afrique se trouve manifestement à un tournant décisif de son histoire, ces mêmes religieux et religieuses, libérés d’ambitions personnelles par leurs vœux et entièrement tendus vers le service de Dieu et de l’homme, ne devraient-ils pas s’interroger sur la nouvelle manière de porter ce flambeau de l’espérance ? Cela est d’autant plus nécessaire que le fait de l’africanisation de la vie religieuse modifie certaines données de la tâche évangélisatrice et impose une nouvelle sensibilité : plus de la moitié des membres du colloque étaient Africains et plusieurs congrégations (de Frères et de Sœurs) sont entièrement autochtones.
C’est donc dans ces sentiments d’un héritage à mettre en valeur dans ce qu’il a de positif que ces religieux se sont rencontrés. Ils voulaient prendre conscience, ensemble et dans la prière, des défis nouveaux à surmonter : ceux de l’afropessimisme à visages multiples, ceux des convulsions politiques que l’on veut bien appeler « processus de démocratisation » et ceux du renouvellement au sein de leurs familles et de leurs Églises particulières. Comme on le voit, la matière ne manquait pas.
Ce rassemblement de hauts responsables de la vie religieuse dans nos pays était en soi un événement et une grâce. Le fait de pouvoir se rencontrer, de communiquer, en toute simplicité et en toute franchise, espoirs et soucis, projets et inquiétudes, et de les confier ensemble à Dieu, justifiait le déplacement. Les contacts noués au cours de ces sept jours se poursuivront entre l’Angola et le Mali, le Burundi et le Tchad, le Bénin et le Rwanda... Des dispositions ont été prises en ce sens à la fin du colloque.
Espérer pour l’Afrique
Mais il est évident qu’un colloque se nourrit surtout de conférences et de débats. Il y en eut de très haute qualité, dont je ne puis malheureusement donner ici qu’un vague écho. Le P. Sidbé Sempore, o.p. nous fit un tableau sans complaisance de l’Afrique d’aujourd’hui, car l’espérance n’est vraie et agissante que quand elle reconnaît la réalité, si désespérée semble-t-elle. Le conférencier nous décrivit assez longuement et avec des données aussi précises que possible la triple faim qui tenaille l’Afrique : faim de pain, faim de liberté et de dignité, faim de Dieu.
À propos de la faim de pain, que l’on peut plus facilement décrire, statistiques à l’appui (victimes de la famine, des maladies et des guerres), le Père fit justement remarquer combien la responsabilité de l’homme est infiniment plus à incriminer que les causes naturelles. Plus que le caractère agressif du climat, c’est la méchanceté, le cynisme, l’ignorance et l’incurie de l’homme qui font le malheur de l’Africain. Ce sont les incohérences politiques, les égoïsmes et les luttes tribales qui font de l’Afrique le continent des réfugiés, des enfants au ventre ballonné, etc.
Plus brièvement le Père nous a présenté la faim (on dirait plutôt la soif) de liberté et de dignité et la faim de Dieu. C’était pour placer notre vocation de veilleurs devant ce triple défi. Nous serons solidaires avec les pauvres dans le partage, l’analyse des causes à éradiquer, la dénonciation de l’injustice. Nous veillerons à être ensemble un facteur de renouveau et une source de nouvelle espérance en nous employant de toutes nos forces à redynamiser la charité, le respect de Dieu et de l’homme, à promouvoir la cohabitation et le dialogue.
Vivre l’ère de la démocratisation
Le rôle du P. Mveng était d’introduire et d’animer le débat sur « Le religieux et la politique, cas de la démocratie ». Après avoir montré, à travers l’histoire profane et l’histoire sainte, la conception du pouvoir politique d’abord comme usurpation d’un domaine réservé à la divinité, acte d’impiété propre aux tyrans, ensuite comme acceptation d’un rôle de berger du peuple, tout inspiré par le service, le conférencier aborde le cas précis de la démocratie.
C’est d’abord une mise en garde contre une certaine mode qui veut que la démocratie soit absolument la meilleure manière de gérer la société. Certains chrétiens iraient même jusqu’à voir dans la démocratie la manière évangélique de gouverner un état. Or qu’est-ce que la démocratie ? Celle d’Athènes où seuls 5.000 citoyens sur 40.000 habitants avaient les droits civils et où il n’existait pas de partis politiques ? Celle de la Russie soviétique, appelée « démocratie populaire », où on ne tolérait qu’un parti totalitaire ? Celle d’Angleterre, qui est une monarchie ? Et nous continuons à crier : « multipartisme », « gouvernement du peuple par le peuple » en nous laissant emporter par les démagogies ambiantes. Il suffit de réfléchir pour voir que la notion de « peuple » et la conception de « parti politique » restent très flottantes, ambiguës et même piégées dès le départ. Un religieux - de par sa vocation même - doit rester vigilant, et disposer d’un certain nombre de critères éthiques, spirituels et évangéliques. Nous savons que Staline, Mussolini et Hitler, pour ne pas parler de certains dictateurs bien de chez nous, se sont présentés et ont été un moment perçus comme l’incarnation du peuple. On connaît la suite.
Il nous faut, par conséquent, concluait l’orateur, rester vigilants, être l’instance critique vis-à-vis de n’importe quelle forme de gouvernement qui oublierait son unique but : le service du peuple. On ne peut s’embarquer dans n’importe quelle galère et c’est pour cela que, devant les vagues politiques qui déferlent sur l’Afrique, nous devons constamment méditer la parole de l’Évangile : Le Fils de l’Homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude (Mt 20,28).
La Sœur Nzenzili devait illustrer le discours du P. Mveng en nous parlant de l’engagement critique des religieux et de toute l’Église dans le processus de démocratisation du Zaïre. Cela ne va pas sans quelques bévues ; mais le peuple fait franchement confiance à l’Église (voir le rôle qu’il confie à Monseigneur Monsengwo). Raison de plus pour redoubler de vigilance.
Solidaires avec les pauvres
M. Laurien Ntezimana, théologien laïc, intéressé depuis longtemps au rôle qu’idéalement les religieux doivent jouer dans l’évangélisation de nos peuples, nous a parlé de la pauvreté évangélique. Celle-ci constitue et focalise le témoignage et le charisme de la vie religieuse selon la béatitude fondamentale : Heureux les pauvres. Être pauvre c’est revêtir l’amour du Christ (côté mystique), et c’est vivre la solidarité avec les pauvres (côté politique). L’orateur développe essentiellement le second volet.
Pour réaliser la solidarité avec les pauvres, il faut être soi-même un « pauvre heureux » : une femme ou un homme concentré sur l’essentiel : aimer Dieu de tout soi-même, avec son corps et son esprit. Et cela signifie s’aimer en toute vérité, aimer les autres sans limite et aimer gratuitement l’immense richesse du créé. Tout le reste lui sera donné par surcroît.
Il ne faut cependant pas confondre le pauvre avec le miséreux ni avec le malheureux. Le miséreux est celui qui ne perçoit pas l’essentiel et qui aspire anxieusement au surcroît qu’il n’a pas. Le malheureux, c’est celui qui est riche du surcroît mais à qui il manque le désir de l’essentiel : l’amour de Dieu et du prochain.
En conclusion de ce bel exposé si riche et si imprévu, l’orateur nous rappelle notre mission spécifique, celle d’être des « pauvres heureux » et d’attirer, par rayonnement, tout le monde à la pauvreté heureuse (évangélique). Celle-ci consiste à quitter l’empire des cent soucis pour entrer dans le royaume des sans soucis. Et c’est vrai que la solidarité avec les pauvres, prise au sérieux, ne peut emprunter d’autres chemins. La lutte pour arracher aux riches leur fortune et en jouir à son tour crée tout simplement une spirale de violence qui emportera, tour à tour, les uns après les autres dans le gouffre de l’absurde et du néant. « Des pauvres, en effet, vous en aurez toujours avec vous » (Mt 26,11). Il ne s’agit donc pas de les « supprimer » (en faire des riches), mais (tout en combattant la misère) de les libérer et d’en faire les princes d’un monde transformé : ceux qui vivent de peu, pratiquent la douceur et la bienveillance, vivent dans l’humilité pour la justice, annoncent un monde nouveau parce qu’ils adoptent les mœurs du Royaume et accèdent à sa béatitude.
Dans la foulée nous avons eu des témoignages émouvants de religieux travaillant au milieu de défavorisés sociaux, de handicapés physiques et mentaux soignés par les Frères de la Charité, de femmes seules, victimes de la prostitution, dont s’occupent les Sœurs du Bon Pasteur, d’enfants de la rue dont se préoccupe le Bureau Social Urbain aidé par quelques religieuses, de l’accompagnement des malades du sida qu’assurent les Sœurs de la Société de Marie et les Filles de la Charité.
Tout cela donne sérieusement à penser. Mon souhait n’était point de vous rapporter tous les actes du colloque, si riches soient-ils. Je tiens à vous laisser méditer cette pensée féconde et neuve - du moins pour moi : « Il est bien facile d’être et de se sentir responsable des pauvres, mais autre chose est d’être solidaire des pauvres dans leur sort et d’y trouver le plein du bonheur ». Le Christ dit : « Des pauvres, en effet, vous en aurez toujours avec vous ». Et c’est notre appel à tous.
En clôturant le colloque, tous ont exprimé leur satisfaction et le désir de renouveler, dans trois ans, ce genre de rencontre, avec la participation de toute l’Afrique [1].
Centre Christus
B.P. 666
KIGALI, Rwanda
[1] On doit regretter l’absence à ce colloque des représentants de la vie contemplative en Afrique. C’est une lacune que l’on veillera à combler lors des prochaines rencontres.