La vie religieuse en Amérique latine
Un voyage aux sources
Anne-Marie Helguera, r.a.
N°1993-3 • Mai 1993
| P. 158-165 |
Lors de sa réunion annuelle, notre revue sollicite toujours de ses conseillers une contribution visant à faire mieux connaître les situations de la vie consacrée qu’ils représentent. L’an dernier, s’y ajoutaient les témoignages d’invités que nous avions appelés à cet effet. C’est ainsi que nous pouvons offrir à nos lecteurs comme un tour d’horizon, si limité soit-il, de la vie religieuse aux quatre coins de notre planète. Douloureusement éprouvée en bien des régions, l’Afrique trouve, dans le rapport de Sr. Mutonkole, un éclairage zaïrois très sensible et bien représentatif. Sr. Helguera, venue d’Argentine, nous conduit avec émotion aux “sources” de la vie religieuse latino-américaine. À l’occasion d’un retour en son Extrême-Orient natal, Sr. Takahashi nous informe avec précision sur la vie religieuse japonaise en lien avec une Église qui, sous bien des aspects, accuse des traits propres aux sociétés industrialisées. Enfin, revenant d’une récente mission d’information pour son Institut, le P. Zabé nous livre ses réflexions à propos de la situation nouvelle de la vie religieuse en Europe centrale et de l’est. Un panorama contrasté, avec ses ombres et ses lumières. Surtout, un témoignage pluriel de la diversité vivante de l’engagement de la vie consacrée au service de l’Évangile dans la mission de l’Église universelle.
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Une Église particulière au carrefour de l’histoire
L’Église en Amérique latine vit à nouveau le temps des martyrs. Nous sommes entourés d’une nuée de témoins (membres de communautés de base, « délégués de la Parole », dirigeants de mouvements populaires, religieux et religieuses, prêtres, évêques...) qui ont donné leur vie pour le service de l’Évangile et de la communauté des hommes [1]. Nous sommes à un kairos, un de ces carrefours de l’histoire, où nous rejoignons nos origines : comme jadis les moines du désert, la vie religieuse d’Amérique latine doit prendre le relais des martyrs.
Ce voyage aux sources a commencé dans le droit fil du Concile. Vers 1965, beaucoup de religieuses et, quoique en moindre proportion, de religieux sont allés vers les pauvres. Dans notre continent, majoritairement catholique, il s’agissait d’aller vers le peuple engendré par l’Église dans le baptême, vers cette multitude de fils et de filles qui ont gardé la foi comme un trésor caché sous les gestes simples d’une religiosité populaire profonde. Rencontre bouleversante qui, pour nos communautés religieuses, fut et reste un chemin de conversion à l’Évangile, où le peuple de Dieu redevient un véritable lieu théologique, la source d’une nouvelle vitalité ecclésiale.
C’est ainsi que naquirent, dans l’Amérique latine de ces années-là, des communautés de base. C’étaient des communautés à taille humaine - une trentaine de personnes venant des quartiers populaires des grandes villes et des milieux pauvres de la campagne -, elles se réunissaient dans les maisons, comme celles des premiers chrétiens. On y partageait la vie et ses problèmes, on cherchait ensemble des solutions. Et bien vite, la soif de la parole de Dieu qui habitait ce « peuple de pauvres et d’humbles » (So 3,12) poussa les religieux à former parmi eux des animateurs, capables de partager le pain de la parole.
En 1968, Medellin confirma ce mouvement des communautés ecclésiales de base et opta, de manière claire et évangélique, pour les pauvres. Option reprise par Puebla et Saint-Domingue. On a pu affirmer : « Nous assistons à la renaissance du christianisme comme mouvement historique » [2].
Martyrs, communautés de base, pauvres, parole de Dieu, nous sommes bien au cœur des sources de la vie religieuse ; elles ne sont pas enfouies dans le passé, elles sont devant nous, comme un appel et une tâche.
Le mouvement biblique prend de plus en plus d’extension ; il s’agit de « rendre la Bible aux pauvres » ; on crée donc des cercles bibliques où sont lues une page de la vie et une page de la Bible ; cette lecture donne naissance à une communauté qui prie et s’engage à des actions concrètes. Après les premières expériences, une feuille de route, remise aux animateurs, permet une évaluation du chemin parcouru. Grâce à la publication de petites brochures où la Bible est lue « dans le contexte de la vie » [3], elle redevient le « Livre du peuple ». L’interprétation qu’en fait le peuple est tissée de rapprochements de situations, d’images, d’une « praxis », parce qu’elle est vécue comme une parole active qui naît de la vie et dans la vie. On ressent bientôt le bienfait d’un retour à l’exégèse symbolique des Pères de l’Église et à la lectio divina des moines, ce qui est l’amorce de nouveaux travaux.
La vie religieuse en Amérique latine
Le déplacement vers les pauvres : jalons d’une conversion
La vie religieuse en Amérique latine suit un chemin de conversion à l’Évangile lu à partir des pauvres. On peut indiquer plusieurs jalons pour la génération de l’immédiat après Concile :
- Un déplacement géographique : en ces trente dernières années, 15 % des religieux et religieuses sont allés du centre vers les périphéries urbaines ou les zones rurales. Ce déplacement est marqué au début par la force inspiratrice de Populorum progressio : c’est un cri de solidarité avec les pauvres, cri d’indignation face à l’injustice qui les accable.
- Un déplacement social : ce « déménagement » nous change de milieu. Nos amis et connaissances ne sont plus du côté des puissants. Nous nous trouvons du côté des pauvres et commençons à voir la réalité à partir du « revers de l’histoire », à partir de l’expérience du peuple et non de celle des « vainqueurs » qui ont écrit l’histoire. Cette étape est marquée, au début, par beaucoup d’engagements sociaux et politiques pris par les religieux sans avoir toujours l’approbation des supérieurs. Malgré cette tentation d’activisme et d’un certain sécularisme, les départs de la vie religieuse seront moins nombreux qu’en Europe, parce que le peuple nous veut hermanitas et nous renvoie à notre vocation. C’est une période où la vie religieuse fait l’apprentissage de la « science des pauvres » qui permet de durer et de vivre au milieu des conflits.
- Le changement culturel : alors commence - commence seulement - un changement des mentalités. Evangelii nuntiandi nous y appelle. L’Amérique latine, du fait de la colonisation et du métissage, est un continent biculturel. Ce pourrait être une richesse, si la culture dominante - celle qu’on enseigne dans nos écoles aux programmes encyclopédiques, celle que véhiculent les mass-media, celle de la compétitivité - ne nous donnait un complexe d’infériorité face à nos racines criollas.Tout un travail de synthèse est à faire pour que, avec notre peuple, nous osions être ce que nous sommes, affirmer nos valeurs de solidarité, d’accueil, de foi en Dieu et de sens de l’homme. Pour cela, il faut, dans nos assemblées, donner la parole non seulement à la classe moyenne, celle qui a façonné notre mode de vie, mais aussi aux pauvres. Ce sont eux qui gardent dans leur cœur la mémoire de notre identité culturelle et ils le font de façon telle qu’elle ne se limite pas à certains aspects de l’existence mais englobe toute la vie. Le progrès, pour nous, doit partir de là, un progrès pour tous. Rendre la vie religieuse accessible au peuple, lui rendre la Bible, la liturgie, est une exigence impérative de la catholicité. Cette synthèse en est encore à ses débuts, mais elle grandit dans certaines communautés et devient une tâche urgente pour celles qui ont en charge la formation initiale à la vie religieuse.
- Vers une nouvelle spiritualité : l’activisme des premières années a vite montré ses limites. Les problèmes sont toujours présents, plus grands encore ; durer face à eux, comme font les pauvres, demande une confiance totale en Dieu. C’est ainsi que les pauvres nous ont évangélisés et continuent de le faire. La découverte de la Parole, puissance agissante de Dieu dans nos vies, nous a poussés à approfondir le texte biblique, à prier davantage, personnellement et en communauté. Le visage de la communauté religieuse a changé : elle cherche des relations humaines vraies et fraternelles et veut être un lieu d’accueil et d’animation pour les communautés chrétiennes.
En fait, c’est la relation Église-monde qui se transforme. La vie religieuse l’avait traduite successivement par la fuga mundi ou par une demi-clôture permettant une action apostolique sur le monde. Maintenant, le réveil des peuples appauvris a secoué l’Église et le Concile nous appelle à faire nôtre la cause de l’homme. Nous avons répondu en adoptant un nouveau style de vie, le style simple que Charles de Foucauld a choisi pour devenir « frère universel ». Membres de congrégations religieuses aux charismes divers, nous voulons être pour nos frères une présence accessible, proche, qui témoigne, dans la pauvreté, l’amour que Dieu a pour tous les hommes. Et ce style de vie devient à son tour un appel. Appel à renouveler la spiritualité de nos instituts dans la fidélité à nos fondateurs et à notre temps. Appel qui, en Amérique latine, acquiert une coloration propre : celle qui lui vient de son insertion dans un peuple qui lutte pour sa libération. Le défi pour nous est de réunifier les divers éléments du charisme : spiritualité, vie communautaire, prière, apostolat, dans un ensemble cohérent, pour que notre génération puisse passer à la suivante un flambeau allumé. En effet, les quatre jalons que nous venons de retracer suivent l’itinéraire d’une génération, celle qui a reçu de plein fouet la Pentecôte rafraîchissante et brûlante du Concile. Toute la vie religieuse latino-américaine n’a pas suivi le même chemin, mais ceux qui l’ont parcouru ont débouché sur le carrefour où l’Église rencontre le cœur et la vie de nos peuples.
Inculturation de la vie religieuse en Amérique latine
Car une nouvelle génération est là. Les semeurs que nous sommes ont la joie de constater que la moisson blanchit déjà les champs. S’il est vrai que l’Église a fait une option pour les pauvres, il est vrai aussi que les pauvres ont fait une option pour l’Église. Ils se sont engagés dans divers ministères des communautés de base, et ils ont demandé leur place dans la vie religieuse. Il ne s’agit pas, comme ce fut le cas en d’autres moments de notre histoire, d’une recherche de promotion qui finit par une perte d’identité sociale et culturelle. Loin d’oublier les leurs, nos nouvelles sœurs veulent s’engager auprès d’eux pour être témoins de la présence vivante et active de Dieu dans leurs vies. Ces vocations populaires, qui forment 80 % de la jeunesse religieuse latino-américaine, sauront donner à la vie religieuse un visage nouveau, « criollo », à condition que nous sachions leur transmettre le flambeau allumé, ce flambeau reçu d’autres générations et que nous avons dû mettre à l’heure de notre temps. Car l’inculturation de la vie religieuse, comme celle de toute l’Église, est l’œuvre de plusieurs générations. Chacune a son rôle à jouer et est un chaînon indispensable pour maintenir le lien vivant entre la tradition et le moment présent, lien qui ouvre les portes à l’avenir. L’ aggiornamento nous a demandé de renouveler différents aspects de notre vie : notre insertion dans un quartier, la façon de gagner notre vie, notre style de vie communautaire. Le passage de grandes communautés à de petites communautés a eu d’énormes répercussions. Nous avons vécu alors un temps d’éclatement et nous avons senti le besoin de refonder la vie religieuse, d’insérer tous ces éléments dans une nouvelle unité, de réaffirmer les grands axes de notre vocation dans une réponse à la réalité que Dieu nous donne de vivre, bien différente de celle qu’ont vécue nos fondateurs.
Prenons un exemple : le monastère bénédictin de l’Annonciation du Seigneur, fondé en 1960, par les moines partis de Tournay, en France, pour l’Amérique latine ; l’ecclésiologie de Vatican II mettait alors l’accent sur les Églises locales, ce qui a remis en cause, pour ces moines, le principe de l’exemption sur lequel Cluny avait bâti la vie bénédictine au Moyen Âge. Ils ont osé aller jusqu’aux sources de la tradition monastique, et s’insérer dans l’Église locale, au service des pauvres. Une pastorale rurale - devenue la CPT (Commission de la Pastorale de la Terre) - naît et se développe à partir du monastère. Ce fut la source de bien des tensions ; cette génération paya le prix de toute œuvre nouvelle ; certains moines retournèrent en France, d’autres se sécularisèrent, seuls deux moines restèrent pour aller de l’avant. Le projet communautaire se précise alors avec une nouvelle génération de souche brésilienne : il s’agit de « vivre la vie monastique selon la Règle de saint Benoît, en donnant une importance fondamentale à l’oraison liturgique et personnelle et en inculturant le monachisme dans la culture et la réalité brésiliennes ». En 1975, les moines quittent la zone devenue socialement et ecclésialement conflictive et vont à Goias Velho, où les appelle l’évêque Don Tomás Balduino. Dix ans après, ils inaugurent leur monastère actuel, bâti à la périphérie de la ville, près d’une rivière, dans un quartier simple, pour permettre une vie monastique insérée parmi les pauvres. Quelques jeunes se joignent à eux. Le nombre maximum de frères a été fixé à quinze pour garder le style d’insertion et ne pas être obligé de construire de grandes bâtisses. Une petite communauté de voisins se constitue et forme une « école de foi » ; elle aide à l’alphabétisation, à l’apprentissage du travail artisanal ou du travail de la terre ; elle fait aussi du théâtre et cherche à annoncer l’Évangile au cœur de la vie. Parfois ces voisins participent aux offices du monastère, qui devient un véritable « laboratoire de liturgie », où naît un nouveau petit bréviaire : L’Office divin des Communautés répandu par tout le Brésil [4].
L’inculturation de la vie bénédictine est bien amorcée en Goias. Avec son accent sur l’accueil de la Parole, l’écoute du Seigneur, la conversion constante du moine. Avec ses piliers : la communauté fraternelle comme mystère de foi et sacrement de la présence de Dieu ; l’étude biblique ; la prière personnelle, communautaire et liturgique ; le Ora et labora enfin, cette harmonie qui marque toute la vie du monastère. On ne sépare pas la mystique de l’action, ce qui est « spirituel » des choses simples et quotidiennes. Le moine est invité à regarder ses instruments de travail comme « vases sacrés de l’autel ». Et l’économie est organisée de telle sorte que, de fait, les frères vivent la communauté de biens et « que soit coupé dans sa racine le mauvais vice de la propriété privée ».
La vie religieuse apostolique a devant elle la même tâche « refondatrice » que les moines de Goias. Développant les activités pastorales, elle a plus de choix à faire et de limites à assumer pour être une communauté insérée parmi les pauvres.
L’option pour les pauvres : chemin, à travers les conflits, vers la communion
Si 15 % des religieux et religieuses se sont effectivement déplacés vers les pauvres et sont devenus, pour l’ensemble, un signe à forte charge utopique, il reste à voir comment les 85 % restants s’articulent avec cette minorité dynamique.
L’option pour les pauvres est en fait assumée par toute la vie religieuse latino-américaine. Beaucoup de communautés qui travaillent dans les institutions scolaires, orphelinats, hôpitaux, œuvrent pour les pauvres depuis leur fondation. Elles prêtent main-forte aux communautés insérées dans bien des situations limites, sans pour cela viser à un changement de mentalité ou de forme de vie. Le rejet de ces changements s’est parfois manifesté avec force, surtout de la part des supérieurs majeurs. Des jeunes choisissent ce type de communauté, qui leur donne des sécurités que la vie familiale et politique leur a refusées.
Certaines congrégations vouées à l’éducation essayent de bâtir, avec des laïcs, des projets scolaires capables de faire prendre conscience à la classe moyenne de la situation sociale, ou de développer un réseau de solidarité parmi les familles ouvrières qui fréquentent leurs écoles. Le renouvellement de la vie religieuse a fait son chemin parmi elles dans la simplicité et les rapports fraternels. La tentation d’activisme, freinée par les garde-fous que sont les structures, est un danger. Les vocations sont moins nombreuses que dans le groupe précédent.
Nombre de ces groupes ont à la fois des communautés insérées et des communautés qui vivent et travaillent dans une œuvre apostolique. Une fois les conflits initiaux surmontés, le dialogue est devenu riche pour les deux côtés et les transferts de religieux se font plus facilement d’une de ces réalités à l’autre. Le sens du corps grandit à l’intérieur de l’institut et révèle une communion croissante. Issues surtout des milieux populaires, des vocations de plus en plus nombreuses viennent se joindre à ces groupes.
À ce panorama s’ajoutent des données connues de tous. Le conflit entre la CLAR (Conférence latino américaine des religieux) et le CELAM (Conférence des Evêques latino-américains). Un conflit de pouvoirs que le Saint-Siège trancha en nommant lui-même la direction de la CLAR - à l’encontre des statuts de celle-ci et sans tenir compte des noms proposés par l’Assemblée Générale. Ce conflit douloureux est le reflet de nos conflits internes. Les religieux insérés parmi les pauvres étaient particulièrement soutenus par la CLAR. Les religieux opposés à cette insertion et les évêques qui y voient la mise en place d’une « Église parallèle » ont fait monter à Rome leurs griefs. La CLAR, en tous ses membres, a accepté dans la foi et l’obéissance la décision de Pierre. Mais la blessure demeure ; à la veille du Synode sur la vie consacrée, les religieux d’Amérique latine sont plongés dans un grand silence. Nous savons bien - notre peuple souffrant nous l’a appris - que c’est ainsi que nous devons travailler maintenant à la communion. En silence et bien près des sources...
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[1] Voir la longue liste, encore incomplète, que présentent les deux volumes : Le sang des justes - Essai de martyrologe latino-américain, Paris, Dial, 1983 et 1992.
[2] Vincent Cosmao, dans Foi et Développement, n° 117-118, mai 1984 ; revue publiée par le Centre Lebret, Paris.
[3] La citation est de Puebla, n° 1001, et les premiers « Cercles bibliques » furent l’œuvre de Carlos Mesters, O.C.D., avec une équipe d’animateurs du Brésil. Les brochures ont la même origine, maintenant Centre d’Études bibliques de Belo Horizonte. Le mouvement s’est étendu depuis le Mexique jusqu’à l’Argentine.
[4] Ed. Paulinas, Sâo Paulo 1988. Cf. Celebrar o Deus da Vida. Tradiçâo litúrgica e inculturaçâo de Marcelo de Barros Souza, o.s.b. Ed. Loyola, Sâo Paulo, 1992.