Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

In illo tempore

Agnès Timár, o.cist.

N°1993-3 Mai 1993

| P. 178-189 |

En harmonie fondamentale avec cette polyphonie que les articles précédents nous faisaient entendre, nous écoutons maintenant une voix. Une voix extrêmement simple, grave et claire. Une voix qui chante au fond d’un cœur donné sans réserve, sans reprise non plus, entièrement. Voix qui monte depuis le temps des catacombes, qui résonne à chaque époque de notre histoire et qui encore hier, et qui encore aujourd’hui se glisse à travers les barreaux de nos modernes prisons et éveille au plus intime de qui veut bien l’entendre un accord souvent inouï de nos âmes distraites. Une voix qui surgit là où l’extrême de l’amour est reçu en partage pour l’honneur le plus haut qui peut nous échoir : tout confier, sans réserve, à Dieu seul, en pure offrande filiale et fraternelle, au prix même de la mort.

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Un jour, qui sait ? dans quelques siècles, un étudiant en histoire ou en sociologie, à la recherche d’une thèse de doctorat, s’interrogera sur la persécution de l’Église en Hongrie, entre 1948 et 1988 : il s’étonnera de trouver peu d’informations sur les femmes et les religieuses qui en auraient été les victimes. Pourquoi ? Auraient-elles occupé dans la société une place insignifiante ? Mais les registres de l’époque les mentionnent en grand nombre, étudiantes et enseignantes, dans les facultés. Ou bien les persécuteurs les auraient-ils épargnées dans un bel élan de magnanimité chevaleresque ? Il n’en fut pas ainsi. Je puis en témoigner [1].

Je suis de celles qui ont été arrêtées et condamnées à deux reprises entre 1961 et 1966 et j’ai passé ainsi en tout cinq ans et demi en prison. À la Section d’instruction de la police d’État, j’ai passé sept mois la première fois, trois mois la deuxième. J’ai traversé la comédie judiciaire de deux procès « de conception » ; j’ai été dans la prison du commandement de la police à Pest, au Dépôt central, à la prison des femmes à Kalocsa et quelquefois à l’hôpital des prisons de Pest.

L’arrestation, la détention préventive, la prison sont de toute façon des situations limite de la vie humaine, dans lesquelles le témoignage rendu de soi-même est décisif. Situation qui n’est pas sans analogie avec le pas irréversible de la mort : que l’on s’y soit préparé ou non durant sa vie, une erreur de comportement ne pourra pas être réparée et les conséquences ne sont plus susceptibles de correctif. La manière de vivre ces moments-là n’est pas indifférente.

Quand les moniales de la « Maison de Notre-Dame » ont commencé leur vie religieuse communautaire en 1955, dans des circonstances tout à fait différentes des cadres habituels de la vie religieuse, je cherchais des directives dans l’Évangile et dans la Règle de saint Benoît, mais aussi dans la littérature des origines. Nombre d’écrits des premiers siècles traitent de la vie consacrée. J’ai trouvé les premières Règles, des traités de virginitate, et j’ai lu, émerveillée et recueillie, les Actes des martyrs des persécutions. J’étais suffoquée quand j’ai découvert le poids de la présence, près de mon berceau, de quatre des martyrs de l’Église primitive : j’ai été bercée par la foi et l’inébranlable confiance du pape Fabien, du jeune soldat Sébastien, d’Agnès, la petite Romaine déjà si mûre à treize ans, et d’Agathe, un peu plus âgée, si pure.

Je ne dirai pas que notre arrestation, la nuit du 6 février 1961, était pour moi inattendue. Quelque part au fond de moi-même je savais que cela arriverait un jour, tout comme je sais aussi qu’un jour je mourrai. M’y suis-je préparée ? Oui. J’ai détruit les lettres reçues ; j’ai caché d’autres écrits dont je pouvais avoir besoin plus tard. J’ai introduit dans notre vie des règles de prudence. Je savais que c’était à faire, mais que rien ne pourrait empêcher d’arriver ce qu’on préparait contre moi - plus exactement : ce que prépare pour moi mon Christ, lui-même obéissant pour nous jusqu’à la mort, la mort sur la croix.

L’ai-je désiré ? Cela, alors, non.

En avais-je peur ? Je ne sais. Probablement oui, mais pas au point de modifier le cours de mes journées. En fait je n’avais pas le temps de penser au problème. J’avais à vivre et à prier, c’était là l’urgence, il ne restait plus de temps pour les choses inutiles. J’ai vécu et agi selon l’exigence de mes vœux. Il en fut ainsi soir et matin, jour après jour.

Cette nuit-là, autour de minuit, j’ai été réveillée par une sonnerie persistante et énergique. En pyjama, je suis allée ouvrir, sans m’étonner. Dix à douze hommes ont pénétré dans l’antichambre. Ils avaient en main un ordre de perquisition et d’arrestation et me recherchaient. Dans mon cerveau embrumé de sommeil il fut quand même clair qu’il valait mieux que je réveille les autres au lieu de le laisser faire par ces hommes, et qu’il fallait à tout prix protéger le Saint Sacrement... Les policiers en civil ont rempli l’antichambre étroite, ils se gênaient mutuellement, ce qui m’a permis d’alerter les autres : « Levez-vous, la police est là, ils vont perquisitionner... »

Des matelas par terre, l’une après l’autre, surgissaient les têtes de filles châtain, blondes, noires... Nous étions comme perdues, titubant de sommeil et ne sachant comment réagir. Il s’est passé un moment avant que nous commencions à nous habiller, car naturellement ces messieurs sont restés là.

C’est curieux, la sélection que fait la mémoire entre les images. Certaines scènes sont ineffaçables : le frémissement d’un visage, des clins d’œil et des plis de vêtement sont toujours aussi vivants après des dizaines d’années, tandis que d’autres détails, plus essentiels pour l’histoire, s’effacent comme s’ils n’avaient pas existé.

Je ne sais combien de temps a passé entre le moment de leur irruption, et celui de mon arrestation. Je me rappelle seulement la tension dont le souvenir raidit encore aujourd’hui mes muscles, tandis que je montais la garde devant le tabernacle, probablement en pyjama. Une détermination extrême a pris corps en moi : je ne laisserai pas toucher au Christ... À un moment, l’un d’eux, qui semblait être un des principaux, s’est approché, il sentait peut-être que je ne bougerais pas. « Je vous prie, lui dis-je, ici, c’est un tabernacle, qui contient le Saint Sacrement. N’y touchez pas ». J’ai fait la génuflexion, j’ai ouvert la porte. L’homme a regardé, il se peut même que plusieurs l’aient fait, mais personne n’a touché le ciboire ni l’ostensoir. Alors j’ai refermé la porte du tabernacle, j’ai fait de nouveau la génuflexion, et ils m’ont arrêtée sur-le-champ, comme j’étais, en pyjama.

En un rien de temps les événements se sont précipités. Ils me pressaient : je dois m’habiller, aller avec eux à Pestujhely où j’ai mon domicile habituel. J’ai pu me rendre compte que deux de mes sœurs ont été arrêtées, mais ils m’ont interdit de leur parler. Quelqu’un m’a passé le manteau de cuir de l’une d’entre nous. C’était un mois de février froid. Je ne pouvais rien prendre avec moi, ni dire adieu, sinon du regard.

La nuit était déjà avancée quand la voiture est arrivée à Pestujhely. Les hommes m’ont empoignée, ils ont pressé le canon d’un revolver contre mes côtes, c’est ainsi que nous avons traversé le jardin. Malgré tout, je n’avais pas le sentiment de vivre un drame, mais d’être spectatrice plutôt qu’actrice de ce qui se passait.

Dans la vieille maison de la famille où j’avais passé mon enfance, je n’avais qu’une seule chambre à ma disposition. Inhabitée, elle servait de dépôt. Ils l’ont mise sens dessus dessous, ont enfourné dans un sac, sans trier, n’importe quel bout de papier, des photocopies qui avaient servi d’emballage, des notes écrites à la machine ou à la main, des lettres, des livres... J’étais incapable de graver dans ma mémoire ce qu’ils emportaient. Puis de nouveau ils m’ont poussée dans la voiture et, vers trois heures du matin environ, nous sommes arrivés à Pest.

L’arrivée à la prison reproduisait bien ce qu’on voyait dans les films et les romans sur la Gestapo : portes d’acier s’ouvrant à grand bruit, consignes, multitude de policiers et le mouvement, comme celui d’une chorégraphie inconnue, qui me pousse comme un objet. Grilles, couloirs, fouilles, ascenseur... Couloirs, grilles, nouvelles fouilles... On m’enlève montre, stylo, lacets... De nouveau grilles, système clos de couloirs, de nouveau, encore... comme si nous y avions déjà passé... de nouveaux gardiens... Enfin on me pousse dans une cellule et on fait claquer la porte. Dans les romans de prison ce « bruit dramatique » de la porte claquée est présenté comme un tourment existentiel. Je n’ai pas un tel souvenir. J’étais seulement lasse et embarrassée, ne sachant pas ce que j’avais à faire. Il y avait là deux lits en fer fixés dans le béton, avec planches, paillasse et couvertures, ainsi qu’une toilette. Au bout d’un temps le gardien est revenu et m’a dit de me coucher : je pouvais prendre toutes les couvertures si j’avais froid. Je me souviens de la drôle de figure de l’homme quand je l’ai remercié et lui ai demandé de laisser encore un peu la lumière car je ne trouvais pas le commutateur. Effectivement il n’a pas éteint la lumière cette nuit-là, mais pendant tout le temps où j’ai été dans cette prison, la lumière est restée allumée toute la nuit, mais alors je ne le savais pas.

Je me suis couchée tout habillée, car je n’avais rien d’autre avec moi et je me suis endormie en priant. Je fus réveillée en sursaut quand on a ouvert la porte d’un coup de pied : « Debout » !

Tel fut le début de la détention préventive de sept mois, en attendant les années passées à la prison de femmes de Kalocsa.

On m’a beaucoup interrogée sur mes souvenirs de prison. Dans mes récits, chaque fois, je choisissais ce qui pouvait être utile au questionneur, ce qui pouvait le rapprocher de Dieu. Je n’aime pas me raconter. Même ce qu’on qualifie d’« héroïque », d’« extraordinaire », voire d’« effroyable » n’est pas intéressant. L’important, c’est l’action de la grâce. Mais qui s’y intéresse ? Et à qui a-t-on envie d’en parler ? La seule chose qui vaut la peine d’être racontée, c’est l’alliance, l’alliage de la grâce et de la fidélité humaine. Un jour, peut-être, on pourra raconter.

Quand je fus amenée à la prison de la Section d’instruction, on y pratiquait de façon routinière les méthodes d’enquête de la Gestapo et du G.P.U. Avec nous, on n’a jamais usé de violence physique proprement dite. Mais n’importe quoi aurait pu se passer : les menaces le donnaient à entendre. Jusqu’où ont-ils été avec telle ou telle ? Cela dépendait de beaucoup de choses, mais très peu des détenus eux-mêmes, livrés sans défense à la merci du système. Pour nous, religieuses, on devine à quel registre puisait une des menaces les plus odieuses : « Nous enfermerons avec vous deux condamnés privés de femme depuis des années, et vous verrez ce que deviendra votre virginité » ! De tels propos, avec leurs innombrables variantes, sont classiques : on les trouve déjà dans les Actes des martyrs des premiers siècles. Agnès, Agathe, Lucie, Perpétue, Félicité, Blandine et tant d’autres : jeunes filles, femmes, matrones, esclaves romaines ont connu avant nous la prison, lors des persécutions périodiques. Pour l’essentiel, deux millénaires n’ont pas changé grand chose ni au langage ni aux méthodes. Ce qui adviendrait pour moi, je savais que cela ne dépendait ni de moi, ni d’eux, mais du seul Dieu de miséricorde dont la bonté et la force me protègent et qui ne me chargera pas au-delà de ce que ma faiblesse peut porter.

Les filles deviennent femmes encore jeunes dans les régions méditerranéennes. Pour moi, avec mes trente-trois ans en 1961, je n’en paraissais guère que vingt-cinq. Les autres étaient encore plus jeunes que moi. Nous étions donc proches, par l’âge, de ceux et celles dont parlent les Actes. Ignace d’Antioche, Polycarpe de Smyrne n’avaient pas de toilettes dans leur prison. Celui que les soldats ont arrêté à Gethsémani n’a pas été emmené dans une voiture. Les tanières qui faisaient office de prison étaient plus froides et plus sombres. Par contre cela se passait plus vite : il n’est guère fait mention de longues années passées en prison. Les différences qu’on peut relever touchent moins l’essentiel qu’on ne pourrait le croire au premier abord. La souffrance, la fidélité, voire les procédés, dans leurs grands traits, étaient passablement les mêmes.

À cause de son ampleur même, la comédie de violence mise en œuvre contre nous était disproportionnée ; c’était une erreur de la part du pouvoir : assez vite, il est devenu manifeste que nos pauvres personnes ne méritaient pas un tel déploiement d’attaques insensées, d’une violence et d’une haine délirantes.

Sans cesse nous revenaient les paroles de l’évangile de la Passion, comme aussi les dialogues des Actes des martyrs. Le débordement de la rage et de la haine nous a fait comprendre que toute tentative de défense était inutile et déraisonnable. Dans cette histoire, c’était le monde de Dieu et le monde du Malin qui s’affrontaient. Nous n’avions d’autre rôle et Dieu n’attendait de nous rien d’autre que de tenir, fidèles et inébranlables, là où il nous avait placées.

Très vite, quelques options simples ont pris corps en moi et Dieu m’a fait la grâce de les vivre. Ce à quoi je tenais et qui m’a donné force et paix jusqu’à la fin, concernait en fait trois choses qui ont été le fondement de toutes mes prises de position intérieures :

 Ce qui est l’essentiel de ma vie : ma foi, mes engagements de religieuse, je ne le renierai jamais, ni en paroles, ni en actes, ni par omission.

Cela paraît simple, mais cela voulait dire que, dans la pratique, j’ai fait le choix de la « vie », de la vie surnaturelle contre la « survie », la préoccupation de m’en tirer, d’en réchapper... Vivre l’Évangile est possible en toute circonstance, même en prison, à condition d’accepter qu’on peut en mourir. En ce sens la prison n’est pas plus dangereuse que la vie elle-même, puisque tous nous mourrons un jour. Dans cette situation limite qu’est la prison, encore plus qu’ailleurs, il ne vaut la peine de vivre que face à l’éternité.

- Je ne voulais pas oublier un seul instant que la persécution n’était pas l’effet de nos faits et gestes personnels : elle nous vise tous, les chrétiens, avec tous les moyens possibles et impossibles.

Vérité apparemment banale mais qui entraîne des conséquences pratiques. Cela signifiait que nous ne pouvions pas laisser entrer en nous la méfiance, le soupçon qui nous auraient dressés contre ceux et celles avec qui nous sommes unis dans une même appartenance fondamentale. La communion des saints était une expérience très forte. C’est elle qu’on essayait de briser par toutes sortes d’astuces et de manipulations odieuses. Cette union fondamentale est restée notre force et notre paix.

 Notre mission est d’être là où Dieu nous a mises, et cette mission est supérieure à toutes celles que nous aurions assumées de notre gré.

J’ai voulu acquiescer de tout mon être à cette mission. Les tâches d’hier et d’avant-hier n’existaient plus. L’avenir inconnu excluait tout projet, mais dans le présent j’avais à dire oui, fidèlement, à des tâches indiscutables et inévitables.

Ces options, il s’agissait de les vivre selon un programme quotidien rigoureux et strict, qui ne souffrait de dérogation que du fait des interrogatoires, ou de rares « promenades » dans la cour. Celle-ci, d’une surface de huit mètres sur douze, était entourée d’un mur de béton haut de quatre mètres. Dans cette cage bétonnée, la détenue marchait en rond, les mains derrière le dos, pendant environ vingt minutes, afin que le système de détention préventive soit en règle aussi avec les exigences de l’hygiène. En mars, les vêtements que j’avais lors de l’arrestation, minces et usés, ne m’empêchaient pas de grelotter, et pourtant j’étouffais dans la fumée du chauffage urbain concentrée dans la cour. En juillet, lorsque je franchissais la porte pour la promenade, une fois toutes les trois ou quatre semaines, c’est la chaleur qui se dégageait du béton qui m’agressait dans tout mon corps et la lumière crue éblouissait la rétine habituée au clair-obscur, mais cela faisait du bien de pouvoir bouger.

Dans la cellule où heureusement j’étais seule, je suivais strictement et consciencieusement mon horaire de religieuse : j’alternais prière et travail, gymnastique et effort intellectuel, selon les heures marquées par l’ombre qui s’allongeait. Ma mémoire retient difficilement un texte mot à mot ; il m’a donc fallu un effort persévérant pour reconstituer les psaumes et réunir, dans un ordre plus ou moins fantaisiste, les débris de la liturgie de l’office et de la messe. L’alimentation laissait à désirer ; aussi, pour prévenir la préoccupation lancinante de la faim, je me privais de quelque chose à chaque repas ; ainsi je vivais la pure et belle joie de la liberté intérieure. Le pain bis, de seigle ou d’orge, se prêtait bien au modelage. Dès le début j’ai confectionné un calendrier et j’ai continué à marquer la date tous les jours, afin de ne pas perdre la notion du temps. Plus tard, le modelage de figurines de deux ou trois centimètres de haut remplit ma cellule de joie et de présences presque vivantes, personnelles. Pendant l’instruction, livres, papier et de quoi écrire me furent refusés, mais les idées que j’avais trouvées dans les nombreux journaux de détention parus après la guerre m’ont aidée à trouver de quoi les remplacer. L’outil effilé fait de mie de pain séchée, qui pouvait ressembler au Stylus des Romains, était apte à piquer les lettres dans le papier de toilette. C’est ainsi que j’ai noté les nouvelles et les faits de la journée. Comme je n’avais pas où les cacher, je les détruisais au fur et à mesure. Ces notes ne m’ont pas moins aidée, par le travail et la joie qu’offraient le fignolage des mots et la rédaction.

Le temps de l’instruction fut suivi de la préparation immédiate du procès qui comportait, selon la procédure, des confrontations. L’existence de celles-ci nous était totalement inconnue, encore moins pouvions-nous savoir ce que cela signifiait, et cependant leur importance, pour nous, était énorme. Non pas au niveau juridique - c’était une comédie - mais au niveau surnaturel et affectif : après de longs mois nous avons pu enfin nous revoir et une communication a pu s’établir entre nous. L’amour mutuel nous apportait une force et un courage inouïs.

Après la comédie du procès, on nous a transférées à la prison dite d’exécution de la peine. Pour les femmes, c’était Kalocsa. Pour la première fois, celles qui ont été condamnées à la même époque dans ces affaires d’Église se sont rencontrées : c’était d’une beauté fantastique et rappelait l’ambiance des prisons des premiers siècles chrétiens. Nous étions quatorze, âgées de vingt-sept à soixante-quinze ans. Nous avons vécu d’octobre 1961 à mars 1963 dans cette prison avec les condamnées politiques. Celles-ci, à l’époque, purgeaient, pour la plupart, de longues peines, suite à l’insurrection de 1956. La majorité était faite de jeunes qui avaient participé aux combats de rue. Il y avait aussi quelques femmes plus âgées, condamnées à deux ou trois ans, pour « agitation » ou tentative d’émigration.

Ces dix-huit mois n’ont pas été durs, car nous étions ensemble, nous avons pu nous entraider et, bien que rarement, recevoir des nouvelles de la maison. Les « visites » autorisées tous les deux mois étaient quelque chose de très particulier. De chaque côté d’un fort grillage, encadré de deux matons, on pouvait s’entretenir de sujets concernant la famille, mais il fallait hurler, tant était bruyant le brouhaha, ou, si le maton était complaisant, parler tout bas... L’histoire, extérieure et intérieure, de ces années a été relatée par la littérature contemporaine sur les prisons.

En mars 1963 nous avons été libérées avec amnistie générale. Commença alors dans notre vie une intense période de trois ans. Nous savions que nous serions de nouveau arrêtées, inévitablement, mais, au moins jusque là, nous voulions donner dans tous les domaines : enseignement, formation spirituelle, approfondissement et mûrissement des personnalités, tout ce que nous étions capables de donner et tout ce que les plus jeunes étaient capables de recevoir. Des signes menaçants répétés nous donnaient la certitude que l’arrestation surviendrait. Nous ignorions le jour et l’heure, mais nous nous préparions, conscientes de notre responsabilité devant Dieu. Cette préparation se situait au niveau spirituel et moral, car les premières expériences avaient montré avec évidence que la « prudence » humaine n’avait aucun sens.

La deuxième fois, j’ai été arrêtée le 14 avril 1966. Cette fois-ci j’étais seule femme dans la section d’instruction. À la prison de Kalocsa non plus, il n’y avait aucune autre religieuse, ni laïque engagée emprisonnée à cause de sa religion ou de ses convictions. Une deuxième arrestation et un deuxième emprisonnement sont supportés plus facilement en un sens, mais la tâche est beaucoup plus difficile à accomplir. La comédie de l’arrestation et de l’instruction est déjà connue pour l’essentiel, et ne représente donc pas un choc. Quant à l’instruction, si elle avait un aspect moins dramatique, ce dépouillement n’empêchait pas que ses suites étaient plus graves. Le « travail de l’instruction » s’est réduit en vérité à la rédaction d’un seul procès-verbal. La seule construction du scénario a demandé trois mois. La question qui faisait la base du procès était : « Quelle est la différence entre votre genre de vie actuel et celui d’avant 1961 » ? J’ai répondu sans me douter de rien : « Aucune ». - « C’est bien. Vous avez donc continué le complot pour lequel vous avez été condamnée en 1961” Telle fut la base du procès, le fondement du jugement. Dans l’exécution de la peine, on a ajouté les deux ans remis par l’amnistie de 1963. Ce qui m’a valu trois nouvelles années de prison à partir d’avril 1966. Le motif réel était exclusivement notre vie religieuse en communauté, mais j’ai été condamnée pour »complot visant à déstabiliser l’État". C’est en vertu des paragraphes afférents à ce délit que le jugement fut prononcé et exécuté par réclusion. Je dois dire qu’abstraction faite de ma personne, qui devait en subir les conséquences, ce jugement m’a bouleversée, car il était, implicitement, la confession d’athéisme de l’État. Sinon, il est d’une ridicule et stupide perversité de qualifier ainsi la vie religieuse et la prière communautaire d’une douzaine de jeunes femmes.

Après ma deuxième libération, dans les années 70, la glace s’est fissurée : nous avons profité des occasions pour élargir nos possibilités d’action. Nous avons acquis à Kismaros deux champs contigus, semés de luzerne, au bord des forêts de Börzsöny et nous y avons élevé une construction en bois que nous avons déclarée « remise d’outils ». Elle est devenue notre « monastère d’origine », à l’image des premières cabanes des fondateurs de Cîteaux. La communauté y trouvait une possibilité encore jamais connue pour sa vie monastique. Le confort manquait : ni électricité, ni eau courante, ni chauffage. Mais nous avions de quoi célébrer de joyeuses liturgies de Noël, et plus d’une fois la flamme de la Vigile pascale et la jubilation de l’Exsultet ont jailli dans la nuit solitaire au flanc du coteau. Au cours des deux décennies suivantes, nous avons acheté, l’une après l’autre, les terres en friche qui nous entouraient. Les années 80 ont amené progressivement une nouvelle détente. Au prix d’efforts surhumains nous avons bâti, en deux ans, le « nouveau monastère », dont la surface de douze mètres sur douze est jusqu’aujourd’hui l’espace vital des moniales.

Durant les trente années de persécution, nos perspectives ne nous ouvraient aucun espoir de pouvoir jamais vivre en liberté notre vie monastique. Dans la fidélité de tous les jours nous sommes toujours allées jusqu’aux limites extrêmes du possible et notre seul espoir a été la parole du psalmiste :

Que sont nombreux, Seigneur, mes adversaires,
nombreux qui se lèvent contre moi,
nombreux qui disent à mon sujet :
« Pas de salut pour lui près de Dieu » !
Mais toi, Seigneur, tu es un bouclier pour moi...
(Ps 3, 2-4).

Aujourd’hui, avec la liberté recouvrée, nous sommes débordées par les tâches qui se présentent. Tâches belles et vivifiantes, même lorsqu’elles semblent dépasser nos forces. L’expérience nous rassure : nous ne serons pas laissées à nous-mêmes par celui qui nous a fait traverser à pied sec la Mer Rouge. Le psalmiste nous réconforte, nous encourage encore aujourd’hui :

Espère dans le Seigneur et garde son chemin,
et il t’élèvera, et tu hériteras de la terre...
J’ai vu l’impie, comme il se pavanait
et comme cèdre feuillu s’étalait.
J’ai repassé, et voilà, il n’était plus,
Je le cherchais et même sa place a disparu...

Pour les justes, le salut vient du Seigneur ;
force il est au temps de la détresse.
(Ps 36, 34-39).

Monostor PF10
H-2623 KISMAROS, Hongrie

[1Il faut rappeler que le régime communiste au pouvoir en Hongrie à partir de 1948 a supprimé et interdit en 1950 tous les instituts religieux, à l’exception de quatre concessions motivées par l’attachement de la population aux collèges tenus par les religieux et que le régime n’osait pas supprimer complètement. Les instituts religieux étaient considérés comme le principal moyen du pouvoir de l’Église ; aussi, sur ce point, le régime restera intraitable jusqu’au moment de son écroulement. Des religieux qui dirigeaient des noviciats clandestins, découverts, ont été jugés pour « complot contre l’État » et emprisonnés. Les jeunes filles qui, autour de Mère Agnès menaient une vie religieuse, dans des conditions d’extrême précarité et avec une infinie prudence, savaient ce qu’elles risquaient.Néanmoins les choses ont changé après l’insurrection de 1956, du fait de la « déstalinisation » opérée à l’époque par Khrouchtchev. En Hongrie, Rakosi, pire que Staline si possible, a été remplacé par Jànos Kàdàr qui, dans la mesure (apparemment de plus en plus large) où Moscou lui laissait les mains libres, s’efforçait de rendre l’atmosphère respirable et d’obtenir le consensus de la population pour une politique économique assurant un meilleur niveau de vie pour tous. Mais ce changement, surtout au début, était peu évident et l’on avait beaucoup de peine à y croire. Effectivement, il n’y avait aucune garantie de réel changement : le pays est resté livré au bon plaisir des dirigeants de Moscou et un renversement des tendances pouvait du jour au lendemain ramener le stalinisme.Comment ne pas se rappeler cette nuit de juin 1950 où la police a envahi tous les couvents en même temps, a emmené tous les religieux et toutes les religieuses pour forcer, par cet odieux chantage, l’épiscopat à signer des « accords » qui ligotaient l’Église ? (Guy Luzsénszky, B.P.-0105 - 69591 - L’Arbresle - France).

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