Un Synode des Évêques sur la vie consacrée
Jean-Marie Lustiger
N°1993-2 • Mars 1993
| P. 72-78 |
Convoqué pour les évêques du monde entier, le Synode sur la vie consacrée et sa mission dans l’Église et le monde est primordialement un événement par lequel les pasteurs sont invités à s’interroger, sur leur rôle et leur responsabilité, à ce propos, dans la vie du Peuple de Dieu. Le Cardinal Lustiger, lors de la réunion du conseil de rédaction de notre revue, nous a fait l’honneur de partager sa réflexion. C’est par elle que, très heureusement, nous inaugurons la série promise des articles : « Vers le Synode 1994 ».
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Le Synode de 1994 sur la vie consacrée et sa mission dans l’Église et dans le monde s’annonce comme un événement qui comportera sans doute sa part de surprise. Un événement, puisque les évêques vont considérer la vie religieuse et consacrée à la lumière de la foi et dans le présent de l’Église. Une surprise peut-être, si l’on se réfère à ce qui s’est passé au récent Synode sur la formation des prêtres. Tâchons de nous rappeler l’originalité propre à ce Synode des évêques, avant de nous arrêter à quelques aspects qui seront, d’une manière ou d’une autre, abordés par lui.
Un synode des évêques
Il est juste et bon que les évêques traitent d’une vocation qui se situe au cœur de l’Église, puisqu’elle est un don fait à l’Église et pour elle, l’Église étant pour Dieu et pour le salut des hommes. Considérer la vie religieuse en son centre, en sa nature fondamentale, c’est, dans le chef des évêques, proposer d’emblée une perspective qui dépasse les tensions historiques ou géographiques entre des figures diverses de l’Église, comme l’autorité épiscopale et les institutions religieuses, supposées plus charismatiques. Ce déplacement du centre de gravité, explicitement voulu par le Pape, ne cherche pas à résoudre les conflits en les niant, mais il introduit un principe de discernement et de formulation des questions qui demande de se situer plus radicalement. Les tensions peuvent provenir de divers pôles et créer des contentieux plus ou moins latents selon les pays. Mais c’est par rapport au bien commun de l’Église et donc aussi de la vie religieuse que les évêques ont à se situer.
Si l’on déracinait la vie consacrée de la vie ecclésiale, en disant par exemple : un synode sur la vie religieuse aurait dû être composé de religieux et religieuses - mais cela n’aurait plus été un synode d’évêques ; aurait-ce même été un synode ? -, on oublierait que les évêques ne sont pas des préfets, mais que leur rôle est structurellement sacramentel. C’est la constitution sacramentelle et apostolique de l’Église qui se trouve assumée ainsi. Un Congrès mondial des religieux ne pourrait apporter le discernement autorisé qu’apportera le Synode des évêques. Celui-ci, évidemment, se mettra à l’écoute des intéressés eux-mêmes. Le Synode n’aura d’ailleurs pas pour objet de réformer tel ordre ni de savoir si telle décision interne à la vie religieuse ou consacrée doit être prise. Il ne peut le faire et ne le fera pas. La vie religieuse et consacrée garde son organisation interne qui, dans sa structure, garde une analogie avec les formes associatives ecclésiales, même quand elle est très hiérarchisée, puisque la plupart des supérieurs y sont, d’une manière ou d’une autre, élus par leurs pairs.
L’expérience du récent Synode sur la formation des prêtres est aussi très éclairante. Au commencement des préparatifs, la question de l’identité spirituelle du prêtre, évoquée par les Lineamenta, paraissait à beaucoup comme une sorte de présupposé, que ne devait pas traiter le Synode. Mais le poids du déroulement de l’assemblée a rendu cette question centrale. Les décisions pratiques, peut-être espérées, n’ont pas été tellement fouillées. On s’aperçoit maintenant, une fois la session synodale achevée et les textes publiés, que cette reprise d’une question apparemment résolue a eu plus d’importance qu’on ne le supposait. L’exhortation apostolique post-synodale Pastores dabo vobis a ses imperfections rédactionnelles ou ses limites, mais les chapitres II, III et IV, qui reflètent très fidèlement le consensus du Synode, constituent une reprise doctrinale décisive, préalable à tous les problèmes pratiques que le Synode était bien incapable de traiter, étant donné la diversité des points de vue, des enjeux, des situations. Un tel apport doctrinal est beaucoup plus important qu’un statut plus ou moins normatif, qui, hormis les règles générales habituellement rappelées, eût été bien incapable de gérer la formation des prêtres dans tous les continents.
Il se peut que, pour la vie religieuse et consacrée, une réflexion sur l’identité de son charisme propre dans le temps actuel soit, si Dieu le veut ou le permet, une contribution tout à fait fondamentale. Qu’est-ce donc que cette forme particulière de l’appel à la sainteté, en deçà des formes codifiées qui lui permettent de s’exprimer ? De quoi s’agit-il, par rapport à la vocation universelle de tous les fidèles ? Quelle est sa signification présente et eschatologique dans la vie de l’Église ? Il y a certainement chez les évêques la volonté de puiser dans le trésor de l’Église, depuis les documents conciliaires jusqu’aux textes les plus contemporains, y compris le Code de droit canonique, très original dans sa rédaction et dans sa facture, en particulier pour ce qui concerne la vie consacrée. Ce trésor de formulations peut aider à réaffirmer et réexpliciter l’identité et la spécificité de cette vocation singulière.
Quelques aspects de la question
Tout le renouvellement, tout le bouillonnement créatif auquel on assiste actuellement prend en compte la variété des cinq ou six formes de vie consacrée identifiées par le Code et qui ne sont pas encore suffisamment connues. L’étude et la réflexion sur la place de la vie consacrée dans l’Église prendra assurément en compte son essence, sa spécificité, mais aussi sa variété et sa pluralité actuelle. Certes, l’Instrumentum laboris, qui résulte toujours de larges consultations, et les textes composés durant le Synode, s’élaborent aujourd’hui à partir de données synthétisées de manière informatique. C’est là peut-être s’exposer à manquer le petit coup de génie qui peut rallier la majorité, l’intervention suffisamment déterminante pour que l’assemblée s’y reconnaisse et change en conséquence son dispositif.
D’autre part, on examinera à coup sûr la situation de la vie religieuse à l’intérieur d’un regard d’ensemble à poser à l’égard du monde et de l’Église. Quel bilan peut-on faire depuis le Concile, dans une société qui ne cesse de poser de nouveaux défis pour l’évangélisation ? Et comment s’y exerce la vie consacrée, qui est l’un des éléments décisifs de l’appel à la sainteté dont l’Église est le témoin aussi bien que le sacrement et l’instrument ?
On l’a dit, beaucoup de tensions apparaissent, en certains endroits du monde, entre ce qui est dit institution de l’Église et les religieux. Cela pose tout le problème de la nature de l’Église telle qu’elle a été définie à Vatican II. Mon sentiment est qu’il ne s’agit pas là d’une question de rapports de forces, mais d’un problème à poser en termes spirituels et ecclésiologiques. Les évêques veulent vraiment réagir en successeurs des apôtres et en pasteurs, surtout quand, parmi eux, il y a beaucoup de religieux qui ont une perception aiguë des différents éléments en cause.
Un autre point qui pourrait se révéler sensible porte sur la distinction entre vie consacrée et sacrement [1]. Une vision englobante de la vie religieuse ou de la vie consacrée n’entend-elle pas comme ultérieures ou secondes la condition féminine ou la condition masculine, le sacrement de l’ordre se fondant lui-même dans la condition baptismale ? Dans cette ligne sacramentelle, on comptera l’initiation chrétienne d’une part, le sacrement de l’ordre ensuite. Baptême et sacrement de l’ordre se supposent et se superposent ; mais ils sont irréversibles, en tant que sacrements non réitérables (selon la terminologie thomiste et tridentine, ils confèrent, ainsi que la confirmation, un “caractère”). Dans la ligne anthropologique, on naît homme ou femme, dans une condition singulière unique : on ne peut être l’un et l’autre. Mais il y a aussi un troisième binôme, qui relève d’une détermination spirituelle : on se trouve appelé par Dieu à vivre la condition séculière, dans les circonstances ordinaires de la vie, ou à vivre la consécration, religieuse ou autre, qui relève d’un autre témoignage de sainteté.
Que l’on soit clerc ou laïc ne fait pas nombre avec ce dernier état de vie, ainsi que l’avait rappelé le Concile (Lumen gentium 43). Mais la question, déjà difficile, de la spécificité de la vie conventuelle ou de la vie contemplative se redouble pour la vie religieuse apostolique (qui se compose, on le sait, d’instituts cléricaux et laïcs, cf. Perfectae caritatis 8). L’ordination sacerdotale ou diaconale peut-elle y structurer sacramentellement la vie religieuse ? Un ordre comme la Compagnie de Jésus, sacerdotal par définition et par fondation, même s’il comprend aussi l’existence de frères, ne présente pas le même visage qu’un institut masculin qui comprend dans ses rangs, quasiment à titre de parité, des prêtres et des frères. Dans certains ordres monastiques, on discutera s’il convient d’ordonner tout le monde ou seulement ceux dont le ministère suffira aux besoins du lieu. Qu’en est-il des congrégations apostoliques féminines ? Comment gérer adéquatement de telles questions, en un moment où les évêques sont assaillis de problèmes particuliers sur lesquels ils désirent également être éclairés ?
Ainsi, la situation d’amenuisement de beaucoup d’instituts, dans les anciennes chrétientés, ne pourra manquer d’être évoquée. Et comment faire face aux appels d’air des jeunes Églises, où les situations sont souvent difficiles à analyser ? Le tableau concret est extrêmement diversifié. Les évêques souhaiteront sans doute qu’une prise en compte réaliste fasse droit aux situations concrètes, pour le bien des Congrégations et donc le bien de l’Église.
Des perspectives
L’évangélisation telle qu’elle nous est proposée, à laquelle nous sommes appelés au seuil du siècle qui arrive, représente sans conteste le véritable horizon pour la vie consacrée, désormais définie comme vie ecclésiale. De même, l’engagement radical de l’Église en faveur des pauvres et de la justice de Dieu constitue l’un des critères d’une fidélité de la vie consacrée à l’Évangile et donc à sa tâche au cœur de la mission de l’Église. Mais la spécificité de chaque vocation doit aussi être respectée.
Rien de plus courant, et rien de moins juste, que d’entendre dire, en milieu chrétien, sinon clérical : “on va demander une religieuse”. Qu’est-ce que cela veut dire ? Le charisme de fondation de chaque groupe ou institut n’a-t-il aucune pertinence ? Donnée en vue d’une action déterminée dans l’Église, exprimant une tradition spirituelle qui se transmet de fait, la grâce de fondation s’actualise dans telle pratique, telle manière d’être, telle proximité privilégiée. “Prendre une religieuse” signifie trop souvent recourir à des personnes dévouées, pieuses, sous-rémunérées. “Demander un religieux”, c’est méconnaître la diversité des traditions spirituelles qui ornent l’Épouse du Christ - même si certaines ne se transmettent plus, ou n’existent plus que comme un trésor présent dans la mémoire de l’Église. La tentation inverse serait, pour les consacrés, de se replier sur des privilèges identitaires, au moment où, comme le disait Thérèse d’Avila, “le monde est en feu”.
Dans la ligne de l’aggiornamento demandé par Vatican II, les évêques ont le souci de reconnaître la vocation singulière de la vie consacrée aussi bien que le charisme propre à chaque famille religieuse. Ils veulent aussi discerner les dons, tous les dons de charité et de sainteté accordés à l’Église pour le monde auquel elle est envoyée. L’autorité apostolique a pour mission d’aider aux mutations nécessaires et d’accueillir la grâce faite à l’Église pour la gloire de Dieu.
32, rue Barbet de Jouy
F 75007 Paris
[1] On sait que les vœux de religion sont comptés au nombre des sacramentaux (CIC 1191 s.).