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L’Église de Croatie entre le communisme et l’Europe

Ivan Koprek, s.j.

N°1993-2 Mars 1993

| P. 109-114 |

Un cri ne peut être étouffé. Celui-ci, après beaucoup d’autres, exprime ce qui est douloureusement éprouvé du côté de Zagreb. Il ne nous épargne pas. Nous avons déjà offert nos pages à d’autres témoignages venus des communautés religieuses de l’Est et nous estimons de notre devoir de répercuter celui-ci encore. D’aucuns le trouveront injuste vis-à-vis de l’Europe et ressentiront avec peine un jugement qu’on peut dire unilatéral. Mais en quels lieux de justice et d’impartialité pouvons-nous nous tenir pour oser juger nos frères et sœurs dans la détresse ? Écoutons leur souffrance, son écho en nous à tout le moins, et, nous l’espérons, la charité évangélique en sera, de part et d’autre, sans doute mieux honorée.

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La pénible expérience du communisme anti-humain

Il est évident que tout ce qui se déroule actuellement sur le sol de l’ancienne Yougoslavie représente le fruit de cinquante ans de politique communiste et de somnolence européenne. Le modèle d’un état multinational, composé de six nations et de nombreuses minorités, a été un échec dans cette petite partie de l’Europe. Les nations qui vivent ici en sont responsables en partie, mais c’est la faute avant tout de la politique erronée des grandes puissances d’Europe, avant et après la guerre.

Quand, le 25 juin de l’année passée, les Croates ont proclamé leur indépendance et annoncé leur intention de se séparer de l’artificielle Yougoslavie communiste, des protestations se sont élevées dans le monde entier ; des hommes politiques de l’Ouest et de l’Est ont insisté pour que la Yougoslavie demeure une entité, un État ayant acquis une bonne renommée internationale. Soudain, tous se sont mis à pleurer la fameuse « voie yougoslave vers le socialisme », caractérisée d’une façon sommaire par le non-alignement sur le plan international et par l’autogestion des travailleurs sur le plan national. Beaucoup pensaient que cela avait été une « troisième voie », réussie et digne d’admiration, entre le capitalisme et le socialisme. Le monde était séduit, fasciné même, par ces perfides inventions. Peu de gens étaient conscients des vraies conditions de vie cachées derrière la façade de ce fondamentalisme-communiste-yougoslave, ou bien ils refusaient de voir clair.

La propagande de cette ambitieuse forme de communisme yougoslave dépassait même les limites de l’arrogance la plus tranchante. Sur le sol de l’ex-Yougoslavie, le communisme avait détruit l’histoire, arrêté le temps, devenus des instruments de la classe dominante. Tout ce qui était privé ou personnel était condamné à l’échec. Dans l’artificielle Yougoslavie, sous le régime communiste, en même temps que la liberté, avaient disparu la fantaisie, la vérité, la morale, le sens de l’inexplicable, l’ouverture au mystère, la perspicacité, la saine critique et l’intuition. L’héritage de ce régime est particulièrement catastrophique en ces domaines. Il est à peu près impossible de compenser cette attitude générale par des exemples positifs de sacrifice de soi communiste, d’altruisme et d’idéalisme - qualités excellentes, sans aucun doute. Si l’on cherche le sens des responsabilités ou d’autres valeurs morales sur le sol de Yougoslavie, on ne trouve que des coquilles vides, comme dans tous les anciens régimes communistes, où, comme cela a été démontré, les autres valeurs et idéaux proposés étaient aussi des coquilles vides.

Cet échec est celui, par exemple, de la « fraternité et unité » de toutes les nations à l’intérieur de la Yougoslavie. Un système autonome, soigneusement élaboré dans la tête de dirigeants paranoïaques, avec pour unique règle morale l’intérêt du parti au pouvoir et la volonté du Leader, avait pour but de préserver l’avantage majeur - le pouvoir sur le peuple - en mettant en avant le slogan « fraternité et unité ». Derrière la façade de ce slogan, la haine et la violence s’accumulaient et couvaient sous la cendre.

Le Parti avait créé le mythe de l’ennemi et des héros des casernes. On a appris aux généraux, durant leur formation militaire, à haïr tout ce qui était religieux, et spécialement catholique. C’est pourquoi nombre d’entre eux, pendant de longues années, se sont entretués et massacrés. La haine qui éclate aujourd’hui a longuement mûri.

Oui, le communisme s’est montré génial en suscitant la haine et en montrant du doigt des ennemis. Il y a toujours eu quelqu’un ou quelque chose qu’on pouvait stigmatiser comme l’ennemi, ce qui rendait légitime l’élite politique et son droit à user de violence - en paroles ou sur le plan administratif.

La Parti n’a jamais consenti à partager. Son désir était de régner sur toute la vie - intime, privée, sociale, scientifique, culturelle, et même sur la vie de l’Église. Rien ne pouvait trouver place, excepté le Parti. Il devait étendre son autorité sur tout, diriger, juger, défendre et permettre.

Grâce à sa politique étrangère, en équilibre entre l’Est et l’Ouest, sous le déguisement attrayant du libéralisme et de la tolérance, à l’intérieur d’une politique de non-alignement, le système politique communiste yougoslave avait ses admirateurs ; mais dans le pays lui-même, tous ceux qui pensaient autrement étaient persécutés, le pouvoir cherchait un ennemi qui, même s’il n’existait pas, devait être inventé pour permettre au système de fonctionner. Les communistes yougoslaves étaient sûrs d’être seuls à posséder les clés de la vérité et de la justice.

Le climat ainsi créé durant cinquante ans eut pour résultat que les gens ordinaires voulaient avant tout se débarrasser des hommes politiques au pouvoir, de l’État, de la société telle qu’elle existait et de tous les autres éléments qui les régentaient et déterminaient leur sort. Après ce qu’on a appelé le « Printemps croate » en 1971 et ses idées démocratiques, violemment réduites à néant la même année, les intellectuels et ceux qui représentaient l’Église de Croatie ont sombré dans une léthargie politique - exactement ce que les communistes avaient voulu obtenir.

Le rendez-vous manqué avec l’Europe

L’année 1989 entrera dans l’histoire - non seulement dans l’histoire du peuple croate mais dans celle de toute l’humanité - comme l’année où s’est définitivement brisée l’utopie d’une société communiste. Le socialo-communisme européen, fondé sur la lutte des classes et sur une violence sans précédent, dirigée contre les nations et contre les individus, s’est écroulé comme un château de cartes, malgré un système de répression minutieusement organisé. Dans ce contexte, la Croatie s’est tragiquement trouvée au centre de la politique mondiale.

En d’autres pays, la transition entre le communisme et un nouvel ordre politique et social s’était plus ou moins effectuée sans effusion de sang ; mais, comme l’ont montré les événements récents, cela n’a pas été le cas sur le sol de l’ancienne Yougoslavie. Une guerre s’y poursuit. Des civils, femmes, enfants, médecins, prêtres meurent encore tous les jours. Ces régions sont au centre de massacres sans précédents au XXe siècle. Le monde est consterné, les politiciens s’impliquent dans le conflit - en paroles, car, concrètement, rien ne se fait. Il n’y a, peut-on dire, aucun effort, à la mesure des besoins, pour venir au secours des victimes, des réfugiés, des expulsés. Le droit à l’indépendance et à la légitime défense n’est pas reconnu, comme si ces sacro-saints principes étaient tournés en ridicule. Cela montre à quel point l’Europe, dans la majorité de ses représentants et de son opinion publique, s’est réfugiée derrière l’égoïsme et l’hypocrisie. L’expert en science politique M. Duverger a trouvé l’expression adéquate, une « expansion économique » et un « début de la prospérité » de l’Ouest contrastant avec une « pollution spirituelle et une dégradation mentale ».

Le jeune philosophe français A. Finkielkraut a raison quand il accuse l’Europe d’indifférence envers le sacrifice sanglant de la Croatie, envers cette division des pays entre nations légitimes, appelées à participer à l’histoire, ayant droit à la liberté et les autres, inutiles et superflues, dont il n’est pas nécessaire que l’histoire garde le souvenir. Jusqu’à il y a peu, l’Ouest pensait qu’il ne restait que quelques détails mineurs à régler avant de pouvoir établir un ordre mondial parfait, sans se rendre compte que, de l’autre côté de cette même Europe, on luttait douloureusement pour se débarrasser d’une longue intoxication. L’effusion de sang en Croatie, plus qu’aucun autre événement, a montré à l’Ouest, frappé de terreur, qu’il y a des problèmes beaucoup plus importants que les surplus de beurre ou les désaccords dans les tarifs douaniers : elle a prouvé que des nations, jusqu’ici petites, méprisées ou délaissées, ou tout cela à la fois - le rebut de l’Europe -, ont un idéal qu’elles sont prêtes à défendre à n’importe quel prix.

L’aventure qui mène le peuple croate vers l’indépendance a commencé dans une immense confiance envers l’Europe et les règles de la démocratie ; les Croates voyaient l’Europe comme un allié naturel, sûrs qu’elle viendrait au secours de l’agressé et condamnerait l’agresseur, qu’elle serait compatissante envers ceux qui souffrent, les réfugiés, les expulsés, les sans-abri. Les faits, pourtant, montrent le contraire. Des efforts ont été faits, bien sûr, pour apaiser la conscience : une « aide humanitaire » est envoyée alors que la guerre fait rage et que les innocents meurent. Et au milieu des atrocités de la guerre et du flot de réfugiés, l’Europe continue le sale jeu qui lui fait clamer bien haut sa rectitude morale. Des hommes politiques puissants attendent patiemment que les chefs du peuple croate agonisant commettent des erreurs afin de pouvoir, selon un plan combiné au mieux de leurs intérêts, les mettre sur le même pied que leurs agresseurs et les punir de la même manière.

Il semble donc qu’E. Cioran a raison quand il affirme que les pays européens sont faits d’une accumulation d’obsessions. Divisée sous bien des aspects, l’Europe, pendant des décennies, a travaillé à son unification, s’appuyant sur l’un ou l’autre humanisme qui, à la fin, se révèle être une comédie.

Nouveaux horizons et tâches nouvelles

Nombreuses sont les raisons pour lesquelles, en Yougoslavie aussi, le peuple et l’Église ont applaudi avec joie et sympathie les nouvelles tendances démocratiques, voyant en elles une occasion de se débarrasser du joug les empêchant d’agir, librement, avec tous les moyens à leur disposition, pour remplir leur mission dans le monde. Sous tous les régimes socialo-communistes, l’Église a été humiliée et a connu des heures difficiles au cours des cinquante dernières années : depuis la persécution pure et simple jusqu’à la vie sous la contrainte des règles du Parti, dont le programme comportait la destruction de toutes les religions.

Sur le sol de l’ex-Yougoslavie, et spécialement en Croatie, l’Église avait perdu toute influence auprès du gouvernement. Elle avait été dépossédée de tous ses biens et ne pouvait subsister que grâce à l’aide des fidèles et de contributions, généreuses mais sporadiques, d’organisations catholiques internationales, venant surtout d’Allemagne, de Suisse et d’Autriche. La perte de tout pouvoir humain et de toute puissance économique, la diminution de son influence directe dans les domaines social et culturel ont, sans aucun doute, libéré l’Église d’un poids qui ne lui était pas nécessaire pour accomplir sa tâche fondamentale : propager le Royaume de Dieu parmi les nations. Elle en a recueilli un avantage jusqu’à un certain point, parce que des énergies intrinsèques se sont libérées, de nouvelles méthodes de travail ont été élaborées, et la confiance dans la grâce de Dieu a grandi. Le prestige de l’Église s’est accru à mesure que diminuait la dignité morale des leaders communistes et de tous ceux qui voyaient dans le Parti un don du ciel pour réaliser leurs ambitions personnelles en humiliant les autres.

La démocratie et la liberté viennent à peine d’émerger et, même sans compter les destructions de la guerre et la politique hypocrite et erronée de l’Europe, elles doivent encore passer par une période de maturation et d’améliorations ; il faut espérer qu’une ère nouvelle se lèvera pour l’Église de Croatie et que d’éventuels écarts hors du plan de Dieu ne pourront plus trouver d’excuses dans les obstructions d’un régime sans Dieu. De pénibles expériences historiques et la déception envers l’Europe subsisteront, il est vrai. Plus tard, une ère nouvelle, mais non moins difficile, viendra, demandant une stratégie pastorale complètement renouvelée pour faire naître le Royaume de Dieu, ainsi que, de la part des croyants, un plus haut niveau intellectuel et spirituel et un engagement plus intense. À l’intérieur de ce contexte, des changements et une certaine flexibilité des institutions ecclésiastiques devront être recherchés, car les réflexes d’autodéfense de l’Église de Croatie, quand elle devait se protéger contre l’ancien régime, ont de profondes racines.

Mais aujourd’hui, l’Église de Croatie devrait prendre conscience qu’elle n’est plus seule en ces temps difficiles. Elle devrait donc se tourner vers la nouvelle évangélisation, dissuader le nouveau gouvernement d’abuser de son pouvoir, et promouvoir une compréhension œcuménique en même temps qu’un renouveau moral et religieux, à condition que soient mis en avant la liberté, le pardon, la solidarité, la justice et la paix. L’Église de Croatie, comme tout le Peuple de Dieu, ne peut renoncer au droit d’être en tête de ceux qui font le bien, elle se doit de répondre de façon dynamique et judicieuse aux demandes de l’Évangile aujourd’hui, et ce en dépit de l’hypocrisie de l’Europe.

Faculté de Philosophie
ZAGREB, Croatie

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