Spiritualités de religieux et de prêtres séculiers
Pour une relecture de saint Thomas d’Aquin à propos des états de perfection
Camille Dumont, s.j.
N°1992-6 • Novembre 1992
| P. 344-358 |
Le titre de cet article va peut-être étonner. Et la question qu’il aborde, être jugée dépassée. Pourtant, dans le sillage de la théologie de l’Église communion de Vatican II, il n’est pas sans profit de toujours méditer comment l’appel à la perfection de la charité informe singulièrement la vie des fidèles qui en goûtent la saveur et cherchent, selon leur voie propre, à y répondre. L’effort demandé ici pour relire Thomas d’Aquin dans le texte, avec ce que son vocabulaire peut avoir d’apparemment suranné - mais de spirituellement si précis - sera certainement récompensé d’une meilleure compréhension et d’un plus grand amour de la diversité des états et des voies que fonde et oriente l’unique Charité divine.
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Relecture
Nous disons « relire » saint Thomas parce qu’est tombée en désuétude la distinction entre l’état de perfection de l’évêque et celui du religieux, telle qu’il la propose en résumant la tradition antérieure, dans son opuscule « La perfection de la vie spirituelle », repris ensuite, selon le genre littéraire de la Somme, dans les questions sur les « états de vie » [1].
Cette distinction était encore courante au siècle dernier, par exemple dans le Traité du droit des réguliers de l’abbé Bouix (1808-1870) [2]. Le P. Arthur Vermeersch en 1906 est le premier, semble-t-il, qui jeta un regard critique sur une expression devenue routinière, en remettant en cause l’idée de perfection « acquise » des évêques [3]. La position du même P. Vermeersch se retrouve évidemment dans son Commentaire du Code, dont la première édition est de 1921 [4]. La théologie morale de Génicot-Salsmans, jusqu’en 1946, date de la dernière édition, vulgarise ce langage. On ne parle plus de perfection « acquise » mais de perfection « à exercer » et l’explication est donnée : les évêques, et inadéquatement les prêtres ayant charge d’âmes, « sont obligés de poser les actes de charité spirituelle parfaite vis-à-vis du prochain » [5]. Nous verrons que c’est bien là l’idée de saint Thomas.
Quoi qu’il en soit du vocabulaire, une autre évolution va se dessiner et, cette fois, selon un transfert de sens. À partir d’un certain moment, le terme « état de perfection » s’applique exclusivement à la vie religieuse. Rompant avec la tradition des deux états (évêque, religieux), le P. Carpentier pourra dénombrer « trois états de perfection » : religieux au sens strict, instituts séculiers, sociétés de vie commune sans vœux publics [6]. Dans le langage officiel, il en sera de même. En décembre 1950, se tient à Rome un « Congrès des états de perfection » dont le thème unique est celui de la vie des religieux, et où il est affirmé « nettement que l’état de perfection est constitué fondamentalement, non par le sacerdoce, mais par les trois conseils évangéliques » [7]. Le pape Pie XII y disait aussi : « Il est contraire à la vérité d’affirmer que l’état clérical réclame de ses membres, en vertu de sa nature, ou du moins en raison d’un certain postulat, l’observation des conseils évangéliques ». La conclusion qui découle de là est on ne peut plus claire : l’état clérical « ne peut s’appeler un état de perfection [8] ».
Relance d’un débat
En évacuant ainsi totalement la notion d’état de perfection de l’évêque (et analogiquement des prêtres ayant charge d’âmes), il nous paraît que l’on a, sans le vouloir, ouvert la porte à de nouvelles ambiguïtés à propos de la spiritualité des prêtres non-religieux. On sait que de nombreuses querelles ont marqué à ce sujet les soixante-dix dernières années, au moins depuis les écrits spirituels du Cardinal Mercier et les interventions de l’évêque de Namur, Mgr Charue [9]. Notre intention n’est aucunement de revenir sur ce passé. L’actualité relance le débat : il est bien connu que le thème fut abordé lors du Synode de 1990 sur la formation des prêtres [10]. Nous écrivons ici d’ailleurs avant d’avoir pris connaissance du document de conclusion que l’on attend du Saint-Père. Mais, vivant depuis plusieurs années au contact de séminaristes diocésains, nous avons ressenti davantage la nécessité de revoir la question, en dehors de toute controverse, nous référant simplement à la source thomiste qui nous paraissait en toute hypothèse utile à consulter.
On le constate en effet, dès que l’on propose à des séminaristes des chemins de formation ascétique selon les valeurs de l’Évangile - obéissance à la volonté du Père à l’imitation de Jésus, unification de l’affectivité disposant une liberté à assumer le « célibat consacré », humilité biblique des anawîm ou pauvreté dans le sens du Magnificat et des Béatitudes, fraternité dans le lien avec un presbyterium apostolique -, on crie tout de suite à la confusion des valeurs : « vous formez vos futurs clercs comme s’ils étaient des religieux [11] ».
Ne pourrait-on dépasser les problématiques douteuses, les imprécisions de vocabulaire, surtout les comparaisons absurdes dont la tendance orgueilleuse vise à rabaisser un état afin de lancer une publicité plus efficace en faveur de l’autre ? Nous croyons qu’un regard sur les anciens textes d’une longue tradition ecclésiale, résumée dans la Somme, peut être profitable.
La dialectique de servitude et de liberté
Au premier contact avec le discours de saint Thomas sur les états de perfection, on ne laisse pas d’être surpris de se trouver plongé dans un contexte social totalement différent du nôtre, celui qui, au Moyen Âge encore, s’établit sur le vieux droit romain du Digeste et du Décret de Gratien. Qui peut comprendre aujourd’hui, à l’heure où l’on proclame les droits individuels de tout homme, que la distinction la plus originaire entre les états sociaux se tire de l’opposition entre liberté et esclavage (183,1) ? C’est cependant de là qu’il faut partir.
La définition précise de l’état dans lequel se trouve un individu humain sera donc la suivante : c’est le type de personnalisation qui le concerne selon qu’il est, en regard du droit, libre ou dépendant (sui iuris, alieni iuris), et cela de façon stable. Par conséquent, tout discours concernant l« ’état » de quelqu’un dans la société consistera, en fait, à établir à son propos une dialectique du rapport de maître à esclave [12].
Les fondements théologiques de ce discours, quand il s’agit d’états en perspective de société ecclésiastique, Thomas les pose de façon magistrale :
Dans le domaine spirituel, il existe une double servitude et une double liberté. D’un côté, il y a servitude du péché et service de la justice. De l’autre côté, liberté (libération) à l’égard du péché et liberté (écart) (à l’égard) de la justice (183,4).
Notre traduction souligne immédiatement combien cette dialectique - qui est paulinienne (cf. Rm 6,20-22) - se montre complexe : c’est qu’en effet, dans l’ordre spirituel, les termes « esclave-libre » ont un sens polyvalent. Aussi Thomas a-t-il soin d’expliquer. « Servitude du péché » veut dire inclination au mal par suite de l’habitude de péché. Selon l’analogie directement inverse, « servitude de la justice » signifiera inclination au bien par habitude de la justice. Jusque-là, pas de difficulté car, à ce plan, l’analogie est stricte. Mais si l’on entre dans l’autre logique, celle de la liberté, on s’aperçoit qu’il ne saurait en être de même. En effet, le mal est de soi une non-valeur, et donc être libéré de l’inclination au mal représente un bienfait inestimable. En revanche, si l’on dit qu’être libre par rapport à la justice, c’est ne plus être retenu par l’inclination au bien, ne tombe-t-on pas dans une étrange liberté ? Il s’agit plutôt d’une discordance (nous disions ci-dessus un écart), par rapport à la liberté selon son inclination normale, « car l’homme, selon sa raison naturelle, est incliné à la justice » (183, 4). La conséquence est importante : seule la liberté par rapport au péché est une vraie liberté, se posant pour elle-même précisément comme vouée à la justice [13]. En un mot, dans le domaine spirituel, le couple maître-esclave est totalement sublimé et dépassé (Col 3,11) : c’est l’esclavage de la justice qui est la liberté chrétienne maîtresse d’elle-même.
Double commandement, double projet de servitude
Il est aisé de construire à partir de là une doctrine des « états de perfection », c’est-à-dire des manières d’être, officiellement et de façon stable, obligé envers la justice (perfection de la charité) telle que la propose l’Évangile.
Parce qu’il y a un double commandement de l’amour (envers Dieu, envers le prochain, Mt 22,37-40), deux possibilités existeront pour la « liberté de service ».
Ceux et celles que l’on classe parmi les « religieux » se lient directement à Dieu par les voeux de religion. L’exercice de la religion est un acte de justice, et non premièrement de charité, car le voeu pose une obligation (obsequium, allégeance, vassalité, alliance) du « moi » au « toi ». Il est, en principe, public (il doit l’être pour la vie religieuse au sens strict) et donc reconnu par une solennisation qui le rend officiel dans l’Église ; il est, en outre, émis pour toute la durée de la vie.
Mais l’existence du second commandement « semblable au premier », qui est d’aimer ses frères pour Dieu, ouvre la possibilité de s’engager autrement dans les liens d’un service ecclésial permanent. C’est ainsi que les évêques, en tant que pasteurs du troupeau, s’obligent par l’ordination solennelle à mettre toute leur vie au service d’une portion de l’Église. Par le fait de la catholicité, ils sont du même coup engagés à l’égard de la totalité du troupeau dont le Christ est l’unique Pasteur.
S’il y a deux « états » distincts de liberté de service, les signes extérieurs par lesquels on les reconnaîtra publiquement seront aussi diversifiés. Le religieux s’oblige à la pratique (exercitium, disciplina) de la charité parfaite, en contractant avec Dieu le pacte de ce que saint Thomas appelle les trois voies de perfection (Opusc., ch. 11). Ces voies consistent dans l’utilisation de moyens signifiant effectivement l’allégeance directe à Dieu. Ces moyens apparaissent, à première vue, comme des renoncements ou refus ; mais ils sont, d’après la dialectique surnaturelle de la liberté, les conditions indispensables de la « servitude totale de la justice », c’est-à-dire de la perfection en acte. Je me défais de mon lien aux biens matériels, je renonce aux affections qui engagent le corps (et donc au mariage) : ainsi, même extérieurement parlant, on me voit libre pour le Royaume. Bien plus, en mon intériorité, je veux être « esclave à la manière du Christ » (Ph 2,6-8), et le signe en est le renoncement à mes choix particuliers : désormais je ne veux plus seulement obéir aux préceptes communs du Décalogue (ce qui est suffisant pour demeurer dans la perfection de la charité de précepte, laquelle n’est rien d’autre que l’obligation de se garder en « état » de grâce), mais je choisis, par voeu et une fois pour toutes, de suivre aussi les directives qui me personnaliseront dans une mission concrète à la suite du Christ, imposée par la médiation d’un représentant autorisé du Seigneur.
L’évêque, en ce qui le concerne, épouse en quelque sorte une portion du Peuple de Dieu. Telle est la part qu’il s’est engagé par l’ordination, à « aimer comme soi-même ». Il ne s’appartient donc plus et c’est dans la « servitude » à l’égard de son Peuple qu’il trouvera sa pleine libération pour Dieu. La visibilité de ce don de lui-même se marque immédiatement par les oeuvres qu’il accomplit : ne se possédant plus en propre, il fait de toute sa vie un signe du Pasteur, et son obligation la plus stricte est de donner sa vie pour son troupeau, y compris en acceptant le martyre. Son attitude par rapport aux biens matériels sera commandée par le même souci de présence aux autres, surtout aux pauvres. Son désir des affections corporelles sera équilibré et proportionné à la règle qu’il s’est imposée, à la suite du Christ, de faire un seul corps avec son Église. Là-dessus se fonde et se construit harmonieusement son renoncement au mariage. Cette continence en vue du Royaume signifie le refus de se consacrer à l’amour d’un être unique pour n’aimer plus que le corps ecclésial et lui dispenser pleinement l’abondance des biens purement spirituels (184, 2, ad 3).
Il apparaît donc avec évidence que ces deux états se situent sur des plans très différents. S’ils rentrent génériquement dans la notion d’ état, c’est uniquement selon leur commun dénominateur de « servitude libératrice » ; mais les fins et les modalités d’expression en sont très diverses. Demandons-nous alors en quel sens on doit les dire états « de perfection » et, comme on le précise parfois, l’un de perfection à acquérir, l’autre de perfection acquise.
En fait, cette dernière précision ne se rencontre ni dans l’ Opuscule sur la perfection ni dans la Somme. La pensée de saint Thomas, en revanche, se montre très précise concernant le rapport à la perfection. Les religieux sont dans l’état de perfection (même s’ils ne possèdent pas actuellement le plus haut niveau de charité) parce que leur liberté s’est engagée pour toujours à prendre les moyens ou « voies de perfection ». Ainsi la vie religieuse devient « un exercice et une discipline par lesquels on parvient à la perfection de la charité » (186, 2 et 3).
Quant à l’état épiscopal, il n’est pas ordonné à l’acquisition de la perfection ; il a pour fin de gouverner les autres, « sur la base de la perfection que l’on a » (186, 3, ad 5). Le texte latin ne dit pas plus que cela : ex perfectione quam quis habet. Le traducteur force donc le sens lorsqu’il écrit : « sur le fondement de la perfection supposée acquise » [14]. Ces mots donnent à penser que l’évêque n’a plus rien à acquérir quant à sa perfection spirituelle propre. On en vient alors, par routine, à la distinction très ambiguë de perfection à acquérir (les religieux) et de perfection déjà censée acquise (les évêques).
Or saint Thomas, répétons-le, n’emploie jamais ces expressions. Il dira certes que « l’état épiscopal exige au préalable la perfection de la vie » (185, 1, ad 2). Mais cela ne signifie rien de plus que la formule proposée dans les Épîtres pastorales, où il est dit que le candidat-évêque doit être « irréprochable » (1 Tm 3,2 ; Tt 1,6). Et, comme toujours, l’exemple-fondateur se lit dans l’Évangile. Avant de l’investir de la mission pastorale, Jésus demande à Pierre : « M’aimes-tu plus que ceux-ci ? » (Jn 21,15-17) ; mais l’apôtre ne se glorifie pas lui-même, il remet au jugement du Seigneur le pauvre amour pénitent dont il fait l’expérience (185, 3). Aussi bien, à la question de savoir quelles qualités doit avoir un prêtre pour qu’on puisse l’élever à l’épiscopat, Thomas répondra avec son bon sens habituel :
Celui qui nomme un évêque n’est pas tenu de choisir le meilleur absolument parlant dans l’ordre de la charité, mais bien le meilleur pour le gouvernement de l’Église ; quant à celui qui est choisi, il suffit qu’il ne constate rien en lui-même qui rendrait illicite l’acceptation de son office de prélat.
Par ailleurs, ce que l’évêque acquiert en plénitude par sa mission pastorale, c’est d’être un perfector (184, 7 ; 186, 5, ad 3), c’est-à-dire d’être un agent de perfection pour les âmes dont il a la charge [15]. L’évêque obtient aussi, de par son état, un magisterium perfectionis (185, 8), qui le rend supérieur aux religieux quant au grade et selon son office ; c’est une supériorité analogue à celle du maître sur ses élèves, de celui qui exerce l’enseignement par rapport à celui qui le reçoit. Il ne s’agit nullement de supériorité dans l’ordre de la charité.
Parmi les commentateurs de la Somme, Suarez a expliqué les choses exactement dans le même sens. Essayant de clarifier un peu la question, il posera la distinction suivante : « état de perfection à acquérir », par la mise en acte d’un travail personnel, l’assiduité à une école (Thomas disait un « exercice », une « discipline ») où l’on s’applique à apprendre et acquérir la perfection ; « état de perfection à exercer, où l’on s’oblige à mettre en oeuvre des gestes perfectionnant les autres, même si on ne se met pas soi-même à l’école de la perfection de par le fait de cet état [16] ». Ainsi, dira-t-il, l’évêque n’est pas en marche pour apprendre et pratiquer avec plus d’efficacité ; il est au terme (in termino) en ce sens qu’il a reçu par son ordination tout ce qu’il faut pour accomplir sa mission de perfectionnement des autres [17].
Dans la même foulée, on comprend qu’un juriste aussi exigeant et précis que le P. Arthur Vermeersch ait voulu poser un point final à la discussion en revenant aux formules authentiques de saint Thomas. Dès 1906, nous le disions, il faisait la critique de la notion de « perfection acquise ». Il reprenait la conclusion dans son Epitome de 1921, et c’est le même texte que nous retrouvons jusque dans la dernière édition de 1963. Nous en transcrirons la littéralité, clôturant ainsi un débat qu’il nous est impossible de prolonger dans le cadre de cet article. On a en traduction littérale ceci : l’état dit de perfection acquise est un état qui, « librement assumé et correctement exercé, propose l’exercice de la parfaite charité, mais ne la confère pas de soi [18] ».
Quelques corollaires
Dans l’ordre actuel des choses, étant donné les positions prises dans le discours officiel de l’Église d’aujourd’hui, il n’est sans doute pas indiqué de revenir à la nomenclature ancienne des deux états de perfection, épiscopal et religieux. Il n’en reste pas moins que le fondement de la spiritualité des prêtres non religieux ayant charge d’âmes réside en leur mission de pasteur qui les voue à donner leur vie pour le troupeau à eux officiellement confié de manière permanente. Cette proposition permet, à notre avis, de dépasser les antiques querelles qui ont tant sévi autour de la spiritualité des prêtres appelés séculiers. Quelques brèves remarques sont à suggérer en conclusion de cette « relecture » de saint Thomas.
La différence d’état entre religieux (clercs ou laïcs) et les prêtres-pasteurs [19] ne provient pas :
- du plus ou moins haut niveau de charité que requerrait l’un ou l’autre état : tous sont tenus, en premier lieu de par leur baptême, ensuite par le fait du choix de leur état, de se maintenir dans les voies de la persévérance et de prier ardemment afin d’y progresser ;
- ni du fait que la perfection intérieure des religieux serait seulement « à acquérir », tandis que celle des évêques est « déjà acquise » : nous avons vu que ce genre de formule était à rejeter ;
- ni du fait que les uns prononcent des vœux publics (au sens canonique) et les autres pas.
La différence réside dans les termes mêmes fixant le contrat public et permanent d’obligation : à Dieu directement, au Peuple de Dieu, selon la différence qui s’énonce dans le double commandement de l’amour.
Un laïc non consacré devra aussi, bien entendu, observer le double commandement de l’amour et, ce faisant, il peut avoir au cœur une charité dépassant celle d’un religieux ou d’un évêque. Mais il ne se lie pas d’une obligation officielle et permanente - laquelle est, dans le fond, comme on l’a toujours montré, une anticipation de l’eschatologie comme acte de Jugement du Royaume. Cependant le mariage sacramentel, vécu comme symbolique des épousailles du Christ et de son Église, est une analogie des états de perfection. Il s’y rencontre aussi un don officialisé (forme canonique) et stable (indissolubilité), d’une personne à une autre (unicité). Mais on ne peut le considérer comme un état de perfection - au sens élaboré ici - parce qu’il n’est pas réellement une servitude libératrice : on n’a pas le droit de se faire esclave d’un être humain singulier ; le don de la liberté ne peut aller qu’à Dieu le Maître souverain et à la totalité de l’Église en tant que celle-ci est le Corps du Christ. Voilà pourquoi, dans la tradition ancienne et chez saint Thomas, il ne saurait exister que deux états de perfection : ces deux-là seulement visent le terme absolu qui demeure eschatologique et ne prétend pas d’abord construire une société humaine.
Du fait qu’il y a une double expression du commandement de l’amour, on ne saurait tirer la moindre opposition entre les chrétiens qui, dans leur engagement de service total, ont directement Dieu en vue et ceux qui mettent en premier lieu la perspective du don de soi au prochain dans l’Église.
Aucun religieux n’envisagera son état de perfection comme le repliant sur son individualité (c’est l’erreur de toutes les tendances prédestinatianismes, fixées sur la conscience d’un salut personnel privilégié). Tout religieux, même contemplatif par vocation, et soumis à la clôture, rayonne sur la totalité de l’Église. Assez d’exemples sont là pour en fournir la preuve.
Réciproquement, le prêtre-pasteur n’a aucune chance d’être vraiment donné à son peuple, s’il ne l’aime d’un amour qui vient de Dieu et y conduit. Tôt ou tard, il succombera à la tentation d’activisme, à moins qu’il ne devienne un pur fonctionnaire des actes ministériels. Au contraire, même retraité ou malade, un curé uni au presbyterium de son diocèse sera encore un membre actif, par la prière et la souffrance, du pastorat universel de la sainte Église.
Cette similitude de vie dans la diversité des états (similitude fondée sur l’unicité de l’objet formel de la charité pour Dieu et le prochain) donne à entendre que prêtres-pasteurs et religieux sont invités à un même programme de perfection intérieure, sans tomber pour cela dans la confusion des valeurs et des rôles. Mais pour mieux saisir cela, il conviendra sans doute d’expliciter davantage deux considérations nouvelles.
En guise de conclusion : deux idées à repenser
La reprise de contact avec saint Thomas nous invite à repenser au moins deux questions. Nous ne ferons ici qu’expliciter les termes selon lesquels on les posera aujourd’hui. Bien des éléments de réponse se trouvent déjà dans les documents de Vatican II et les conclusions qu’on en a tirées. Mais notre but n’est pas d’en rappeler les acquis ; nous nous en tenons à notre projet d’entendre à nouveau une voix qui était l’écho de la tradition.
Les conseils évangéliques
On entend parfois des réflexions selon lesquelles les religieux seraient comme les « spécialistes » des conseils évangéliques du fait que leur engagement se caractérise par les trois vœux. Cette manière de parler est imprécise. D’abord il y a, dans l’Évangile, bien plus que les trois conseils devenus classiques. Saint Thomas traitant de l’amour du prochain dans son Opuscule sur la perfection discerne aussi une charité fraternelle « de conseil » [20]. Ce qui est vrai, c’est que la consécration des religieux postule au minimum les trois moyens de renoncement que sont la pauvreté, la chasteté, l’obéissance. Cela ne bloque pas pour autant la voie des autres conseils ordonnés à l’engagement envers le prochain. Thomas nomme comme perfection de charité de conseil : l’amour des ennemis, le don de sa vie pour les frères même en dehors de la nécessité, la communication de biens purement spirituels dans la ligne du « cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice... » (Mt 6,33).
Or ces trois « conseils » recoupent, en un certain sens, ceux qui se traduisent dans les vœux de religion. Qu’il y ait là plus qu’une coïncidence, nous l’avons déjà insinué en rappelant que le double commandement de l’amour est sous-tendu par un objet formel unique. Le moment est venu d’éclairer cela dans le concret, toujours en nous référant à la source thomiste.
La perfection de la charité à l’égard du prochain se pratique de trois manières.
Premièrement selon l’extension, en aimant non seulement ses amis et ses proches, mais aussi les autres et jusqu’à ses ennemis. Deuxièmement selon l’intensité : non seulement on abandonne les biens extérieurs pour se livrer au prochain mais encore on renonce à ce qui touche notre corps et même notre vie. Troisièmement selon les effets : au-delà des biens matériels, on prodigue les valeurs spirituelles et même sa propre personne (184, 2, ad 3 ; Opusc., ch. 14).
Traduisons cela autrement. L’extension, c’est la manière de renoncer à sa volonté propre dans la disponibilité de tout soi-même en vue d’une mission qui n’a pas de limite ; l’intensité indique à quelle profondeur se creuse la consécration corporelle allant, s’il le faut, jusqu’au martyre ; l’efficacité montre que l’on ne veut plus rien pour soi, mais que l’on est purement et simplement « mangé, dévoré » par les autres, selon ce que disait saint Paul : « Je me dépenserai pour vos âmes » (2 Co 12,15) [21]. Sans faire aucune accommodation arbitraire, ne peut-on voir ici une analogie avec les trois vœux de religion ? Alors que ceux-ci proposent des renoncements libérateurs, les trois conseils de charité au service du prochain décrivent comme l’avers positif de ces abnégations. Ce sont, en effet, trois formes de liberté : volonté disponible, corporéité unifiée même dans la mort, dépassement du matériel dans le spirituel par la visée unique du Royaume quand tout le reste est donné de surcroît.
Bref, l’évêque - et analogiquement, comme nous allons le dire, le prêtre ayant charge d’âmes directement ou non - module à sa manière l’obéissance, la chasteté et la pauvreté qui sont, par excellence, (non pas d’abord des vertus réservées aux religieux mais) les attitudes bibliques anticipant l’eschatologie du Royaume. Lui interdire d’envisager pareil programme de vie, sous prétexte qu’il n’est pas un religieux, c’est le réduire au statut d’un pieux fidèle, simplement doté d’un pouvoir sacramentel (un « office » selon la terminologie de saint Thomas). Dans cette situation, on ne saurait comprendre de quel droit l’Église lui demande de consacrer toute sa personne par le choix délibéré de la continence parfaite [22].
Le rapport du prêtre diocésain à son évêque
En principe, l’état de perfection fondé sur l’obligation aux conseils de charité à l’égard du prochain ne concerne que les évêques ayant la plénitude du sacerdoce. Eux seuls, en effet, sont indissolublement liés à la part du troupeau qui leur est confiée ; et nous avons vu que la stabilité ou permanence entre constitutivement dans la notion d’état. Doit-on pour autant reléguer les simples prêtres (de « second rang ») en dehors de cet état de service libérateur qui est le statut épiscopal ?
Faisons deux remarques. Premièrement, il convient de se replacer dans le contexte historique. On sait comment, au XIIIe siècle, de sévères critiques se sont élevées contre les religieux et particulièrement les nouveaux Ordres de mendiants. Thomas d’Aquin fut chargé, en diverses occasions, d’écrire contre l’erreur délétère « de ceux qui détournent les fidèles d’entrer en religion » [23]. L’un des arguments des adversaires était que la perfection des séculiers (les perfectores comme nous l’avons vu) est bien supérieure à celle des religieux. De célèbres docteurs se trouvaient impliqués dans la querelle, Guillaume de Saint-Amour et Siger de Brabant, pour ne citer que les plus connus. Contre eux, Thomas - qui était religieux, ne l’oublions pas - a toujours défendu l’idée que les simples prêtres ne sont pas dans l’état de perfection (cf. Opusc., ch. 20-25 ; 184, 6).
Toutefois une seconde remarque s’impose. Si Thomas, face aux adversaires, maintient une position absolue, cela ne l’empêche pas, surtout dans la Somme, où la controverse n’est pas au premier plan, de saisir les nuances de l’Ordre sacramentel. Il raisonne alors davantage dans la perspective hiérarchique du Pseudo-Denys. Il voit l’ordonnance des causes supérieures enclencher la succession des causes inférieures, pour le service et la beauté de l’Église (184, 4). Mais qu’en est-il pour le simple prêtre ?
Dans la Somme, saint Thomas admet que les simples curés ont une charge d’âmes en ressemblance directe avec celle des évêques. Cependant l’obligation pastorale ne leur incombe pas dans la même mesure : elle ne leur est pas imposée principaliter, mais secundario (184, 6 ad 3 ; 8, ad 5). C’est un premier pas pour aller vers une certaine participation au « rôle », donc à la mission, si l’on admet que celle-ci personnalise le sujet. Mais le simple prêtre n’est pourtant pas, absolument parlant, dans un état de perfection. Suarez ira cependant plus loin en proposant de dire que le prêtre est dans l’état de perfection au moins « inchoativement [24] ».
La question demeure donc ouverte, et nous ne voulons, avons-nous dit, qu’en poser les données. Mais il est certain qu’aujourd’hui, dans une ecclésiologie renouvelée, aussi bien la nature de l’épiscopat que l’attachement d’un presbyterium local à son évêque ont pris une nouvelle dimension. On va très clairement dans la ligne d’une participation effective de la charge presbytérale à la mission perfective de l’évêque, d’une communion spirituelle de tous au même état de perfection et, par conséquent, d’une réelle analogie intrinsèque entre l’obligation du second commandement, incombant à l’évêque et celle qui, par la coresponsabilité sacramentelle, conduit le simple prêtre dans sa voie de perfection intérieure. Impossible de développer ici toute la théologie sacramentaire impliquée dans ces affirmations. À notre avis, c’est pourtant là qu’il faut voir les fondements les plus sûrs d’une spiritualité de prêtres non religieux, voués de près ou de loin à la charge des âmes.
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[1] L’opuscule De perfectione vitae spiritualis est rapporté par les critiques à l’année 1269. Il précède donc d’environ deux ans les questions 183 à 189 de la Secunda secundae. Nous citons cette dernière par la référence à la question et à l’article ; l’opuscule De perfectione est indiqué par le sigle Opusc. et le numéro du chapitre.
[2] M.-D. Bouix, Tractatus de iure Regularium (1. éd. 1857), vol. I, sect. I, ch. 4.
[3] A. Vermeersch, De religiosis Instituas et Personis. Tractatus canonico-moralis, Bruges-Rome, 1906, t. I, ch. 1, n° 19.
[4] A. Vermeersch et J. Creusen, Epitome iuris canonici, Malines-Rome 1921 ; nous citons d’après la dernière édition de 1963, revue par les PP. É. Bergh et I. Greco, t. I, 478, n° 585, 2.
[5] É. Génicot et J. Salsmans, Institutiones Theologiae moralis, 16. éd. Bruxelles, 1946, vol. II, n° 72.
[6] R. Carpentier, Témoins de la Cité de Dieu, Coll. Museum Lessianum, Section théologique, Paris-Louvain, Desclée De Brouwer, 4. éd., 1956, 78-79.
[7] Cf. Revue des Communautés religieuses, 1951, 181.
[8] Pie XII, Discours aux membres du Congrès des états de perfection, A.A.S., vol. 43, 1951, 26-36. Nous reprenons la traduction de la Nouvelle Revue Théologique, 1951, 181.
[9] Le Cardinal Mercier (La vie intérieure, appel aux âmes sacerdotales. Retraite prêchée à ses prêtres, t. I, 1919) énonçait chaleureusement d’excellentes recommandations pour ses prêtres, mais son vocabulaire concernant leur « vie religieuse » prêtait à confusion ; voir à ce sujet le compte rendu de J. De Guibert dans Revue d’ascétique et de mystique, 1920, I, 280-288. L’évêque de Namur, André-Marie Charue, pour mettre un terme à des propagandes abusives exaltant la vie religieuse au détriment de la spiritualité des prêtres diocésains, avait demandé des explications au Saint-Siège, à la suite du discours de Pie XII au Congrès des états de perfection (Annus Sacer) ; il reçut une réponse, datée du 13 juillet 1952, qu’il communiqua à son clergé, cf. Mandements de 1952, t. II, 121-123.
[10] Interrogé par un journaliste belge à son retour du Synode, le Cardinal Danneels donnait à entendre que des questions avaient été débattues sur ce point critique de la formation des séminaristes.
[11] Dans une recension du livre du Cardinal Lustiger, Le choix de Dieu, on trouve écrit - mais dans un contexte plus global accusant avec force les arêtes de la pensée du Cardinal - que celui-ci a »une conception du prêtre et de son style de vie qui en fait un quasi-religieux« , cf. Études, mars 1988, 407.
[12] On se rappellera utilement que, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime en France, il existait trois États : noblesse, clergé, tiers État ; il s’agissait d’une situation de liberté par rapport à l’imposition fiscale.
[13] Tout ceci n’est évidemment pas une invention de saint Thomas. La notion de liberté a peccato ou liberté des enfants de Dieu se trouve chez Pierre Lombard avec référence à Rm 6, 18-20, et aussi allusion à la liberté johannique (Jn 8,36). L’ensemble remonte, il faut s’y attendre, à saint Augustin : « On n’a la liberté pour être juste que si l’on est libéré du péché et que l’on commence à être esclave de la justice » (Enchiridion, 30 ; Bibl. August. vol. 9, 158-159).
[14] Cf. in loco, A. Lemonnyer, édit. Revue des Jeunes, 265.
[15] On se rendra compte des ambiguïtés possibles si l’on recourt au latin. Le génitif pluriel perfectorum est le même pour l’adjectif perfectus et pour perfector. Dire des évêques qu’ils sont in statu perfectorum se traduit aussi bien : dans l’état des parfaits, que dans l’état des agents de perfection.
[16] »Status perfectionis acquirendae, id est, qui sit veluti studium in schola in qua doceantur homines perfectionem addiscere et obtinere ; status perfectionis exercendae, id est, in quo obligetur quis opera perfectionis exercere, etiamsi ex vi illius status perfectionem propriam acquirere non doceatur« , F. Suarez, De religione, livre I, ch. 14, n° 1 ; Opera omnia, éd. Vives, 1859, vol. 15, 67.
[17] Ibid. ch. 15, n° 5 (Vives, 72).
[18] Episcopus est in statu perfectionis acquisitae, i.e. qui, si libere assumitur et rite exercetur, exercitium perfectae caritatis praebet, sed per se perfectam caritatem non confert”, A. Vermeersch ; J. Creusen, Epitome iuris canonici, t. I, 478, n° 585, 2.
[19] Nous introduisons ce terme « prêtre-pasteur », en faisant abstraction de la différence entre les évêques et les presbytres, sur laquelle nous aurons à revenir. Dans la perspective actuelle, c’est la qualification de « pasteur » qui révèle l’identité du prêtre en tant qu’il participe au sacerdoce du Christ comme ministre ordonné.
[20] Cf. Opusc. ch. 14 : « De perfectione dilectionis proximi quae cadit sub consilio ».
[21] Le terme grec dapanaô sort directement du vocabulaire de la vie économique des échanges de biens matériels. On n’oubliera pas cette note "d’appauvrissement’’ volontaire, lorsque l’on dit qu’un apôtre se dépense pour le salut des âmes.
[22] L’Église latine maintient que le « célibat consacré” (Pie XII), la »continence parfaite et perpétuelle« (Droit Canon, 277, 1) va dans la droite ligne du don intégral que le prêtre fait comme pasteur. Les moralistes ont discuté pour savoir si cette volonté de »célibat ecclésiastique« était un vœu implicite. Les auteurs récents tranchent plutôt pour l’affirmative (cf. Génicot-Salsmans, vol II, n° 29). Saint Thomas écrivait : »Dans l’Église occidentale, lors de la réception de l’ordre sacré, on émet le vœu de continence qui est l’un de ceux qui sont du ressort de la perfection" (184, 6).
[23] C’est le titre de l’opuscule : Contra retrahentes a religionis ingressu, que l’on date de 1270.
[24] F. Suarez, op. cit. ch. 17, n° 4 (Vivès, 85).