Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Seul un homme libre peut devenir obéissant

Dominique Nothomb, m.afr.

N°1992-5 Septembre 1992

| P. 301-317 |

Comme la libre obéissance est elle-même dialogue, il n’est pas inutile d’y réfléchir sous la forme ici proposée. La pensée y gagne en nuance, une objection est plus aisément entendue, un léger flottement même laisse quelques questions ouvertes. Il sera toujours bon, tant que nous sommes en chemin, de faire apparaître la mutuelle réciprocité de la liberté et de l’obéissance. Ne s’égalent-elles pas en Christ ?
Le genre littéraire de cet essai est très particulier. Il est inspiré d’un livre du regretté Abbé Alexis Kagamé, prêtre rwandais, mort en 1981, livre intitulé : Philosophie Bantu-Rwandaise de l’Être, Tervueren, Académie Royale des Sciences Coloniales, 1956. Toute la démarche réflexive de l’auteur est proposée sous forme d’un dialogue ente Kama et Gama, entendez : Kagamé et Kagamé. C’est une forme de la palabre africaine qui ne peut aboutir qu’à un compromis, dans l’unanimité. Les interlocuteurs ne sont jamais passionnés. Ils exposent sereinement leurs idées et cherchent progressivement à aboutir à un accord. Ici, le dialogue se passe entre Domo et Noto. Personne ne peut s’y méprendre.

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D’un sujet à l’autre

Domo. - Après avoir écrit un essai intitulé « Seul le riche peut devenir pauvre [1] », ne conviendrait-il pas de proposer une réflexion semblable concernant les deux autres conseils évangéliques ?

Noto. - J’y ai pensé également. Car je suis persuadé que les trois conseils évangéliques (qu’une longue tradition a considérés comme les trois piliers d’une vie consacrée à Dieu à la suite de Jésus) ont une même structure et que l’un ne peut être vécu - et pensé - sans l’autre.

D. - Non seulement ils ont une même structure, mais ils expriment, dans trois domaines essentiels et connexes, une même exigence.

N. - De sorte que ce qui est vécu, et pensé de l’un doit l’être semblablement de chacun des deux autres.

D. - Ainsi, s’il est vrai que « seul le riche (spirituellement) peut devenir pauvre (en esprit et en fait) », il faut pouvoir dire que « seul le libéré, l’homme libéré et libre, peut devenir obéissant ».

Hésitation

N. - Sans cloute. Et pourtant, j’hésite. Je me demande si, dans le cas de l’obéissance, la formule ne doit pas être inversée. On aurait ainsi : « Seul l’obéissant peut devenir libre », devient libre, est libre.

D. - Pourquoi cette inversion ?

N. - Dans le cas de la pauvreté, le pôle positif est la richesse. La pauvreté en est le pôle négatif. C’est le positif qui justifie le négatif, et lui donne un sens acceptable.

D. - Et dans le cas de l’obéissance ?

N. - Il me semble que c’est l’inverse. Ici, le pôle positif me paraît être l’obéissance, tandis que la liberté est plutôt le pôle négatif.

D. - C’est un peu trop vite dit...

L’obéissance, au positif

N. - Obéir est un mot, et un concept, purement positif. En grec, en latin, en néerlandais, en langue rwandaise, et sans doute dans beaucoup d’autres langues, et même en français, obéir est un dérivé de « écouter, entendre, ouïr [2] ». Il s’agit d’un acte par lequel l’homme oriente son attention vers une voix qui s’adresse à lui, s’y fixe, et, lorsqu’il y adhère, il « obéit ». Il y a certes un aspect « passif » dans cet acte, à savoir l’accueil de la voix émise par le locuteur. Mais dans cette passivité, il n’y a rien de négatif.

D. - Il y a pourtant le refus d’entendre les autres voix qui viennent d’autres sources. Ou la décision de ne pas les écouter, ce qui est bien négatif.

N. - Cette décision est seconde. Je ne veux pas écouter les voix discordantes, parce que - et ceci est premier - je veux écouter la voix de la personne aimée.

La liberté, au négatif

D. - Mais la liberté n’est-elle pas aussi une option positive ?

N. - Sans doute, mais, me semble-t-il, dans un second temps. Le premier sens du mot « libre » est négatif. Il signifie : « être sans lien ». La liberté est l’absence d’un lien, le fait d’être « délié ».

D. - De quel lien s’agit-il ?

N. - Comme il y a diverses sortes de « liens », il y a en effet diverses sortes de liberté. Et c’est sans doute faute de distinguer ces sortes de liens que tant de gens s’embrouillent quand on discute de liberté. Essayons de considérer ces sortes de liens qui permettent de distinguer les différentes libertés.

D. - Le lien le plus apparent est le lien physique : une chaîne, les murs d’une prison, les barbelés d’un camp, et ainsi de suite. L’absence de ce lien est donc la liberté physique. En jouissent, par exemple, le chien non attaché, le citoyen qui n’est pas en prison, Jésus quand il circulait en Galilée. Un temps, il en fut privé lorsque « la cohorte... et les gardes le lièrent » (Jn 18, 12).

N. - Un autre lien est psychologique. Les habitudes acquises, la passion, les traumatismes et complexes psychologiques, la faiblesse de la volonté, la peur... sont autant de liens qui enchaînent tant de personnes et les empêchent de vouloir un bien que recherche la tendance la plus profonde de leur être.

D. - C’est de ce manque de liberté psychologique que parle Paul dans le fameux chapitre 7 de l’épître aux Romains : « ... je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais... » (7, 15-23).

N. - Oui, peut-être. Puis, il y a des liens intellectuels : les préjugés inculqués par l’éducation, les certitudes acquises par la pression du milieu, la désinformation, la publicité, le lavage du cerveau, le bourrage de crâne, les slogans politiques, l’idéologie ambiante, et ainsi de suite. Ce sont des liens profonds qui empêchent l’intelligence d’adhérer à la vérité.

D. - Paul parle des hommes qui « tiennent la vérité captive dans l’injustice » (Rm 10, 1-18). Et Jésus a déclaré que seule « la vérité vous rendra libres » (Jn 8, 12).

N. - Il y a ensuite les liens moraux. Ce sont les lois négatives qui me disent : « ne fais pas ceci », mais aussi les lois positives : « tu dois faire cela », « tu es obligé, tu es lié ». Si tu transgresses cette loi, tu mourras.

D. - Ces liens sont donc bons. Ils me montrent où se trouve mon vrai bien. Serait-il avantageux d’en être libéré ?

N. - Évidemment, non. C’est ici la méprise tragique de tant de personnes éprises de liberté. Couper ces liens moraux équivaudrait au suicide.

D. - Même Jésus, dans sa volonté humaine, était ainsi lié, amoureusement lié, à la volonté de son Père, à son « commandement » (Jn 10,18 ; 15,10), etc.

N. - Il y a encore des liens spirituels, mais ils sont de deux sortes. Il y a ceux qui m’attachent au mal moral : le péché, qui est ma mort spirituelle. Le péché me rend esclave. Tout le chapitre 6 de l’épître aux Romains développe cette idée de l’esclavage spirituel dont le Christ, par l’Esprit Saint et le baptême, nous libère. Mais il y a aussi, à l’inverse, le lien spirituel qui m’attache à Dieu, me rend « asservi à la justice » (Rm 6,18), et « asservi à Dieu » (6,22). C’est cela la vie éternelle et le vrai bonheur : « celui qui s’unit au Seigneur n’est avec lui qu’un seul esprit » (1 Co 6,17).

D. - On pourrait évoquer à ce sujet tout le thème johannique de la demeure du disciple en Jésus et de Jésus dans le disciple (Jn 6,56, ; 15,4-10) etc., et la prière de Jésus pour l’unité entre ses disciples et lui (Jn 17,21-23).

N. - Nous devons aller encore plus profondément dans l’analyse de nos « liens ». Il y a enfin un lien ontologique par lequel je suis rattaché, par toutes les fibres de mon être, au Créateur. Et de ce lien, rien ne peut me « libérer ».

D. - Heureusement. Ce serait tomber dans le néant, si on peut parler ainsi.

N. - Et ce lien est la source de la vraie liberté spirituelle du chrétien. Que je sois tellement lié à Dieu, et à Jésus, source d’eau vive et d’amour, que je laisse à leur commun Esprit toute possibilité de faire jaillir, à partir de ce lien profond de mon cœur où il habite, l’élan de l’amour, le don total de moi à Dieu et à mon prochain.

D. - Si j’ai bien compris, la liberté, la vraie et sainte liberté, c’est d’abord l’absence des mauvais liens : physiques, psychologiques, intellectuels et spirituels (mauvais : ceux du péché), mais aussi le maintien et le renforcement des bons liens : le lien moral, à savoir l’obligation morale de vouloir accomplir la volonté amoureuse et vivifiante de Dieu, le lien spirituel bon, à savoir l’union à Dieu par le Saint-Esprit, et le lien ontologique qui soutient ma contingence, donc ma dépendance transcendantale vis-à-vis de mon Créateur.

Libre « de », libre « pour »

N. - Ce qui me rappelle une remarque fort éclairante du Père Häring qui nous invite à ne jamais qualifier quelqu’un de « free » sans préciser : free from and free for. « Libre de quoi (ou de qui) en vue d’être libre pour quoi (ou pour qui). Aucun homme n’est libre de tous les côtés à la fois, même pas Jésus. Si tu es libre, à savoir délié, détaché, affranchi d’un côté, tu es inévitablement lié, attaché, »asservi" de l’autre côté. L’homme n’est jamais une sorte de feuille morte qui voltige au gré des caprices du vent, sans aucune racine, sans but, sans aucune attache, sans aucune consistance. Ce serait le non-sens. Ou la mort. La vraie liberté ne peut conduire à la mort ni coïncider avec elle.

Une parabole

D. - Cela me rappelle la parabole de l’araignée. Il y avait un jour une petite fille araignée emportée par le vent et déposée, dans un pays inconnu, sur un fil isolé descendant d’une branche d’arbre. Elle s’y cramponna, et poussée par son instinct, elle se mit à tisser, à partir de ce fil, une belle toile. Comme beaucoup d’insectes passaient par là. et se laissaient prendre dans les mailles de sa toile, elle grossissait de jour en jour et continuait à agrandir sa toile. Un beau matin, devenue replète, elle décida de se reposer un peu et de faire, sur sa toile, le tour du propriétaire. À chaque nœud, à chaque bout de fil, à chaque ruelle de sa toile, elle se pâmait d’admiration devant sa réussite : « quel beau fil, solide, lisse, argenté », et elle en était très fière. Arrivée au sommet de la toile, elle aperçut un fil assez vulgaire, plutôt vieilli, qui n’était évidemment pas de sa fabrication. Elle n’y reconnaissait pas la qualité de ses propres produits. « Que fais-tu là, fil impertinent, étranger, qui ne sort pas de mon ventre ? Fi, je te coupe » : et de sa plus belle patte, elle le rompit. À l’instant, toute la toile, avec sa logeuse, était à terre, détruite, en morceaux. Moralité : coupez le lien qui vous attache en haut, à votre source, et c’est la ruine et la mort.

Liberté, au positif

N. - Il reste encore un mot important à dire sur la liberté. Nous en avons découvert l’aspect négatif, à savoir « ne pas avoir de lien », et par conséquent les limites : il ne s’agit pas de supprimer tous les liens, mais seulement ceux qui nous aliènent. Et surtout de consolider ceux qui nous construisent. Mais cela nous introduit à considérer l’aspect positif de la liberté, ou plutôt sa vraie définition.

D. - Comment pourrions-nous la formuler ?

N. - La définition que je vais rappeler est très classique, mais nous avons tout intérêt à la garder en mémoire. On dira : la liberté (psychologique, intellectuelle et spirituelle), c’est la capacité de s’autodéterminer en vue du bien. La liberté est une qualité de la volonté, qui est la faculté d’adhérer au bien, de s’y complaire et de le choisir. Ce choix est « libre » dans la mesure où il émane d’une décision.

D. - Comme on l’a dit tant de fois, une telle liberté ne consiste ni dans une sorte d’indifférence ou d’indétermination, comme par rapport à deux chemins égaux qui s’ouvrent devant moi : « irai-je à droite ? ou à gauche ? », ni dans la capacité de choisir soit le bien soit le mal. Dès qu’il y a une hésitation ou un attrait vis-à-vis du mal, il y a un indice du manque de liberté intérieure, une maladie de la liberté, faite uniquement pour s’élancer vers le bien.

Liberté et obéissance

N. - Nous pouvons en venir maintenant à l’objet propre de notre réflexion : liberté et obéissance. Je me demandais au début de notre entretien si c’est la liberté qui produit l’obéissance ou, à l’inverse, si c’est l’obéissance qui conduit à la liberté. Quelle est donc, des deux affirmations qui suivent, la plus vraie : « seul l’obéissant peut être libre », ou « seul l’homme libre peut être obéissant » ?

D. - Sans doute les deux séquences sont-elles également vraies.

N. - Vraies toutes deux, oui. Mais, me semble-t-il, pas également vraies.

D. - Examinons donc chacune d’elles, et comparons.

Le mystère de Dieu

N. - J’insiste pour que le point de départ soit le bon. Dans notre réflexion précédente, sur la pauvreté, la clé du problème se trouvait dans le mystère de Dieu. Or Dieu, avant tout, est riche. Plénitude d’être, de vie et d’amour. Richesse infinie de gloire, de grâce et de miséricorde. Cette richesse infinie et éternelle était la donnée première. Mais puisque cette plénitude d’amour « circule » (périchorèse, circumincession) du Père au Fils dans l’Esprit, puisque dans la relation réciproque du Père et du Fils chacun donne tout et reçoit tout, selon la parole : « tout ce qui est à moi est à toi » et « tout ce qui est à toi est à moi », nous avons découvert, au cœur du mystère trinitaire, ce que nous ne pouvions pas appeler autrement qu’une ineffable pauvreté. Au niveau de notre réflexion, cette pauvreté est seconde. - Dans la suite, nous avons découvert cette même « loi » de la richesse qui produit la pauvreté, soit dans le mystère de la création, soit dans celui de l’incarnation, puis dans toute la vie de Jésus et dans son message. Seul l’homme qui a trouvé le trésor peut, « ravi de joie » vendre tous ses biens et opter, sans se détruire, pour une pauvreté aussi radicale que possible. La pauvreté évangélique est fille de la charité dont la source est « l’amour de Dieu répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » : suprême richesse de l’homme. Seul le riche, comblé de cette richesse-là - « l’insondable richesse du Christ » - peut comme François, Claire, Benoît Labre, Jean-Marie Vianney, Antoine Chevrier, Charles de Foucauld... choisir un chemin d’entier dépouillement.

D. - Il faudrait donc, de nouveau ici, partir du mystère de Dieu. Mais, en Dieu, peut-on retrouver quelque chose qui, analogiquement bien sûr, pourrait être appelé « obéissance » et « liberté » ? Et si ces deux concepts peuvent y être vérifiés (dans le respect de la nécessaire analogie), lequel des deux serait la donnée première ?

Liberté divine

N. - Le concept de liberté s’applique aisément à Dieu. La théodicée (ou la connaissance rationnelle de Dieu) et la révélation biblique s’accordent à reconnaître, en Dieu, une éminente liberté. Rien ne peut contraindre Dieu et personne ne peut le « lier », l’emprisonner ou l’enfermer dans un cadre, un lieu, un temps, une loi ou des limites quelconques. Dieu crée le monde par un acte de suprême liberté, sans que rien ne l’y oblige, et il sauve les hommes d’une manière entièrement gratuite et imméritée. Tous ces choix de Dieu ne visent que le bien, le plus grand bien - non peut-être de chaque créature, mais certainement de celle qui est au sommet de toute la création : l’homme. Il veut le plus grand bien possible de chaque personne humaine, à savoir sa divinisation, sa communion éternelle avec le Père et le Fils dans l’Esprit Saint. Ainsi tous les éléments, négatifs et positifs, de ce que nous avons appelé la liberté se vérifient éminemment en Dieu. Telle est, me semble-t-il, la donnée première.

Une « obéissance » en Dieu ?

D. - Nous abordons alors le point difficile. Cette liberté divine coïncide-t-elle (comme richesse et pauvreté dans le mystère trinitaire) avec ce qu’on pourrait considérer ici (analogiquement) comme une « obéissance » ?

N. - Eh bien, oui. Le mystère trinitaire peut, en effet, être énoncé, comme Augustin et Thomas d’Aquin l’ont fait, à partir d’une analogie avec les facultés de l’âme : l’intelligence et la volonté. La révélation évangélique nous enseigne qu’il y a, en Dieu, une « procession » intellectuelle, celle du Verbe, qui reste immanente, mais qui est aussi l’engendrement d’un Fils personnellement distinct du Père. Puis, une seconde « procession », cette fois selon l’amour, celle d’un élan, d’un souffle, d’un don, lequel, lui aussi, est personnellement distinct du Père et du Fils. Or s’il y a, en Dieu, un Verbe, il y a une écoute. S’il y a un souffle d’amour, il y a une adhésion. Nous avons vu que là où l’écoute devient adhésion amoureuse, il y a un quelque chose qu’on peut appeler « obéissance ».

D. - Si donc « obéissance » veut dire : « soumission d’un inférieur qui subordonne sa volonté propre à la volonté propre de son supérieur », les deux volontés étant distinctes et extérieures l’une à l’autre, alors il n’y a évidemment pas d’obéissance en Dieu. Mais si « obéissance » signifie « écoute » et « adhésion amoureuse de deux Personnes, l’une à l’autre, dans la coïncidence de leur unique volonté », alors il y a bien au cœur du mystère de Dieu une forme éminente de cette « obéissance ». Dans ce cas, la notion d’obéissance, transposable analogiquement à Dieu (donc en faisant usage des trois voies : la position, la négation et l’éminence) comporte trois éléments essentiels : a) l’écoute d’une personne par une autre, b) l’adhésion amoureuse de celle-ci à celle-là, et c) une unité de volonté (unité substantielle, ontologique, numérique en Dieu ; unité morale de deux volontés numériquement distinctes chez des hommes).

N. - Liberté et obéissance - comprise en ce sens - sont finalement coexistantes en Dieu. Du point de vue de notre réflexion, la liberté est la donnée première. L’obéissance (au sens que nous avons dit) est la donnée seconde [3]. En va-t-il de même dans nos rapports humains avec Dieu, ou entre nous ?

Le mystère de Jésus

D. - N’allons pas trop vite et avançons progressivement. Après avoir osé balbutier sur le mystère de Dieu, considérons maintenant le cas de Jésus.

N. - L’Écriture, le dogme et la réflexion théologique ont très clairement professé que l’homme Jésus, ou Jésus dans son humanité, était à la fois libre et obéissant, obéissant et libre. Cela ne fait aucun doute.

Jésus obéissant

D. - Ceux de ma génération, qui ont connu l’avant et l’après Concile Vatican II, ont tous vécu, à ce sujet, une inversion des perspectives. Il y a trente ans, Jésus était toujours présenté comme le parfait obéissant à son Père. Rejoindre Jésus dans ce qui lui est le plus profond, le plus intime, le secret ultime de toute sa vie, c’était le définir comme l’homme dont le projet unique était d’accomplir la volonté de son Père. « Voici, je viens... pour faire ta volonté ». « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé ». « Je suis venu non pour faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé ». « Mon Père est toujours avec moi, parce que je fais toujours ce qui lui plaît... » « Non comme je veux, mais comme tu veux » et ainsi de suite. Telle était, nous enseignait-on, et pensions-nous, la clé qui explique tous les acta et passa de Jésus. La donnée première était bien son obéissance.

Jésus, homme libre

N. - Nous n’ignorions pas cependant la liberté de Jésus. On soulignait volontiers la coïncidence entre son obéissance et sa liberté telle qu’elle est exprimée par exemple en Jn 10, 18. Mais il est incontestable que le vent a tourné. Depuis quinze ans le thème : « Jésus, homme libre » est mis à l’avant-plan et est repris à l’envi par de nombreux auteurs et prédicateurs. Pour nos contemporains, il n’y a aucun doute, la donnée première de la psychologie de Jésus est sa liberté. L’obéissance, dont on parle d’ailleurs assez peu [4], est considérée comme une des conséquences de cette liberté.

D. - Cette perspective est-elle à l’abri de toute critique ? Quelque chose me dit qu’il y a là le risque d’une méprise.

N. - Ou plutôt d’un malentendu. Car dans le sens courant, populaire, du mot « liberté » il y a une telle dose d’autonomie, de non-référence, de non-attachement, de non-engagement, finalement d’improvisation, qu’on risque de se représenter Jésus évoluant sans projet, au gré des circonstances, disponible pour n’importe quoi...

D. - Dans le meilleur des cas, si le sens positif de la liberté prévaut, à savoir l’autodétermination dans le choix du bien, on aboutit (on risque d’aboutir) à une image volontariste de Jésus, et rien n’est encore précis concernant ce « bien » pour lequel il s’autodétermine. Quel est ce « bien » ?

N. - Bref, ce qui manque dans la notion de liberté, c’est une référence personnaliste qui est, au contraire, essentielle à la notion d’obéissance : on obéit à quelqu’un que l’on écoute et à la volonté de qui on adhère. Or, dans la « définition » de Jésus, si on peut parler ainsi, la dimension personnelle est première : il est le Fils du Père.

De nouveau : Jésus obéissant

D. - Nous aboutissons donc à l’idée que ce qui est vraiment premier en Jésus, le Fils de Dieu devenu le fils de Marie, c’est son obéissance au Père. C’est bien parce qu’il est obéissant qu’il est libre, et non l’inverse. Obéissant, il est tellement attaché à la volonté de son Père que tous les autres liens qui pourraient éventuellement l’enchaîner, ou bien disparaissent ou bien (comme le seraient des liens physiques) ne peuvent absolument pas l’aliéner. Il est tellement fixé à la volonté de son Père que « l’autodétermination de sa volonté en vue de faire le bien », loin d’être abstraite ou anonyme, est entièrement personnalisée : le « bien » dont il s’agit c’est le bon plaisir de son Père, en insistant plus sur le Père qu’il aime que sur les actes à poser pour lui plaire. Tout cela n’est que positif et dynamique. C’est dans cette ligne que s’inscrit le projet de toute sa vie entièrement livrée au salut des hommes. C’est cette adhésion, joyeuse ou laborieuse, mais toujours amoureuse, au dessein du Père qui rend Jésus libre par rapport à tout ce qui pourrait entrer en concurrence, ou faire obstacle, à ce dessein de grâce, et à sa réalisation.

Le disciple de Jésus

N. - Faisons maintenant un pas de plus. De Jésus passons à son disciple. Comme on le sait, le Jésus des synoptiques n’utilise jamais, dans ses directives aux siens, un vocabulaire de ce genre : « soyez libres », ou « soyez obéissants ». Mais il y a des équivalents. Il dira : si tu veux être mon disciple, renonce à toi-même, laisse tes filets, quitte tes proches, vends tes biens... Voilà pour la liberté qui coïncide avec le détachement et la pauvreté en esprit. Quant à l’obéissance, il exhorte souvent à « écouter », puis à « garder » et à « mettre en pratique », ce qui équivaut à obéir.

D. - C’est chez saint Paul que les mots « libre », « liberté », et « obéir » sont relativement fréquents. Il parle de l’obéissance de la foi, de l’obéissance à Dieu, de l’obéissance aux autorités légitimes et aux parents, en vue de Dieu. Mais c’est surtout l’idée de liberté qui est très prononcée chez Paul. Une excellente note de la Bible dite « de Jérusalem », en Rm 6,15, condense bien ce qu’il en dit.

Libération

N. - Ce qui me frappe dans l’enseignement de Paul sur la liberté à laquelle tout chrétien est appelé, c’est qu’elle n’est pas une donnée première. Selon lui, l’homme ne naît pas libre, à savoir « libre pour Dieu » (mais bien « libre de Dieu », détaché de Dieu). Il est, au départ, un asservi au péché et à la mort, et non-lié à Dieu. La liberté chrétienne est le fruit d’une libération opérée par le seul Jésus-Christ, le Rédempteur.

D. - Mais l’obéissance n’est pas davantage, pour Paul, une donnée première. Tous, nous avons été enfermés dans la désobéissance (Rm 11,32). Cette désobéissance est aussi un point de départ. Liberté et obéissance n’apparaissent qu’en un second temps, en tant que données et produites en nous par le Christ Sauveur et l’action de son Saint-Esprit.

N. - Notre situation est donc différente de celle de Jésus. Lui, « entrant dans le monde » (He 10,5), donc à l’éveil même de sa conscience humaine, oriente toute sa vie d’homme dans la trajectoire de l’obéissance : « Voici, je viens pour faire ta volonté » (He 10,7-9). Et c’est pourquoi, dans la suite de son existence humaine, ni l’affection de ses parents, ni la pression sociale, ni les préjugés de son milieu, ni le conformisme collectif, ni l’incompréhension et les interventions maladroites de ses disciples, ni les manœuvres des autorités religieuses ou civiles, ni rien d’autre, ne pourront le faire dévier ou aliéner sa liberté.

Pour nous, il n’en va pas de même. Une obéissance, à l’instar de celle du Verbe incarné, ne nous est pas naturelle. Nous ne sommes pas capables, par nous-mêmes, ni de bien écouter l’appel de Dieu, ni d’adhérer à sa volonté, du moins d’une manière amoureuse, joyeuse et constante, sans une préliminaire délivrance de nos chaînes intérieures.

D. - Car, ou bien nous nous soumettons servilement, par calcul ou par peur, ou bien nous murmurons, nous résistons et nous refusons. Psychologiquement, intellectuellement et spirituellement, nous ne sommes pas vraiment libres. Sans une libération intérieure antécédente, c’est bien vrai, nous ne sommes pas capables d’être de vrais obéissants à l’exemple de Jésus.

Libération de la loi

N. - Dans cette question de la corrélation entre la liberté et l’obéissance, il reste une difficulté à dissiper concernant l’affirmation paulinienne au sujet du chrétien affranchi de la « loi ». Je pense par exemple à Rm 3,20 ; 4,15 ; 5,20 ; 7,4-13, etc.

D. - D’excellents exégètes estiment que la « loi » dont il s’agit n’est pas seulement la Loi de Moïse, mais aussi toute loi humaine. C’est pourquoi il arrive que des personnes pieuses se sentent ici mal à l’aise. Si je suis « libéré de la loi », puisque je suis dans un régime de grâce, puis-je donc, pensent-elles, ne plus observer les « lois », celles de l’Église, celles de la société civile, ou celles de ma famille religieuse, suis-je autorisée à désobéir, ou au moins à ne plus obéir ? Si les « lois » n’ont plus de valeur, le désordre et l’anarchie ne sont-ils pas autorisés ?

N. - C’est évidemment un malentendu. Que le chrétien soit « libéré de la loi », cela signifie : a) qu’aucune loi, même celle de Dieu, a fortiori celle des hommes, ne peut délivrer un homme de son péché ; b) que l’observation de la loi, quelle qu’elle soit, ne peut suffire, par elle-même, à donner ou mériter ce salut ; c) que la seule cause (principale) du salut de l’homme est le Christ Rédempteur dont le don de la grâce (éventuellement médiatisé par les sacrements) est reçu de la foi ; d) et que la seule « Loi » qui nous sauve est la « Loi du Christ » (Ga 6,2) ou la « Loi de l’Esprit » (Rm 8,2), à savoir cette force intérieure qui me pousse à aimer Dieu par-dessus tout, de tout mon cœur et de toutes mes forces, et mon prochain comme moi-même. Qui me pousse donc, de l’intérieur, à accomplir la volonté de Dieu, donc à... obéir à ses commandements et à toutes les lois humaines légitimes.

D. - Être libéré de la domination de la loi aboutit à respecter la loi pour ce qu’elle est aux yeux de Dieu, à savoir une parole qui indique où se trouve la volonté de Dieu (1 Tm 1, 8), mais qui ne donne pas la force de l’accomplir, ce que la grâce seule peut faire.

Le conseil évangélique de l’obéissance

N. - Il est temps de revenir là d’où nous étions partis. Il s’agissait de mieux comprendre le conseil évangélique de l’obéissance, pour pouvoir mieux le pratiquer. Notre réflexion précédente concernant la pauvreté avait abouti à l’idée que « seul le riche (spirituellement) pouvait sans se détruire choisir de devenir pauvre » et en être joyeusement capable. À quelqu’un qui n’a pas encore accueilli en lui les richesses du Royaume de Dieu, n’allez pas proposer de se dépouiller de ses biens. Il ne pourrait pas comprendre la valeur de cette démarche et ne pourrait pas y trouver son bonheur. Semblablement, au sujet du conseil évangélique d’obéissance, nous nous sommes demandé si le propos d’obéir à Dieu en se soumettant à une règle de vie et à des supérieurs humains (ce qui est essentiel à l’obéissance religieuse) pouvait avoir un sens pour une personne non préalablement libérée par l’Esprit de Jésus.

D. - Nous voilà donc revenus à la séquence : « liberté spirituelle d’abord, en vue d’une obéissance vraie, ensuite », alors que nous avions hésité, au début de notre réflexion ; nous nous étions demandé si l’obéissance qui, en soi, n’est que positive, ne devait pas être posée d’abord, et si la liberté, qui est un mélange d’éléments négatifs et d’éléments positifs, ne devait pas venir ensuite, ne trouvant son vrai sens que dans une obéissance déjà choisie.

Paradoxes

N. - Notre parcours ne manque donc pas de paradoxes. En contemplant le mystère de Dieu, nous devions affirmer qu’en Dieu la liberté est vraiment première, et que si l’on peut, très analogiquement, parler d’obéissance, ce ne peut être que dans une réflexion seconde. Par contre, en essayant de pénétrer, pour autant que ce soit possible, dans la psychologie de Jésus, nous avons cru pouvoir dire que, chez lui, l’obéissance était l’élan premier. La liberté dont il a fait preuve durant toute sa vie n’en était que le signe, ou la conséquence. Et voilà que, considérant la condition actuelle du chrétien, lequel n’est, au départ, ni libre, ni obéissant, nous avons pensé que ce chrétien devait d’abord être libéré pour être capable de devenir, ensuite, un vrai obéissant.

D. - Je crois que c’est encore plus vrai pour l’obéissance exigée par la profession religieuse. En effet, l’obéissance religieuse - est difficile à comprendre et encore plus à pratiquer, soit du côté de celui qui exerce l’autorité, soit du côté de celui qui s’y soumet. Plus difficile que les vœux de pauvreté et de chasteté dans le célibat. Comment justifier le choix d’obéir à des supérieurs humains et à une règle de vie élaborée par des hommes comme forme de participation à l’obéissance rédemptrice du Christ, comme moyen de sanctification personnelle et comme un élément du signe des réalités dernières et définitives ? Quelle montagne de préjugés et surtout quelles forces de résistance doivent être vaincues pour que cette obéissance apparaisse comme une valeur positive, expression authentique de la charité envers Dieu et envers le prochain ?

Retour à la case départ

N. - Je maintiens donc le libellé du titre de cet essai : « Seul l’homme libre - mieux : libéré - peut devenir, sans se détruire, un vrai obéissant, et y trouver l’épanouissement de sa charité et la joie de son cœur ». En deçà de la liberté spirituelle, ou en dehors de son orbite, une obéissance religieuse ne sera jamais plus qu’une discipline volontariste ou une manœuvre diplomatique, ou une fuite infantile de responsabilité, ou un fardeau pénible. Ne proposons une promesse d’obéissance à des autorités humaines en vue de la perfection de la charité qu’à des personnes déjà en voie de libération intérieure, à celles qui, délivrées (dans une certaine mesure) de leurs préjugés et des requêtes de leur orgueil, ont appris à donner à l’amour de Dieu, répandu dans leur cœur, toute liberté de s’épanouir et de porter ses fruits, dans la joie de l’Esprit Saint.

Et conclusion

D. - Exactement. Mais finalement l’important n’est pas de décider si c’est la liberté qui conduit à l’obéissance, ou l’inverse, mais que la liberté et l’obéissance coexistent et que l’une ne peut être vécue sans l’autre.

N. - Ainsi, une liberté qui ne s’épanouirait pas dans une obéissance amoureuse envers Dieu serait suspecte. Un religieux qui prendrait prétexte de sa liberté spirituelle pour ne pas obéir à ses supérieurs (dans tous les cas où ceux-ci exercent légitimement le service de l’autorité) ne serait, en fait, ni libéré ni libre.

D. - Inversement, une obéissance qui ne s’exercerait pas dans la liberté, donc avec un cœur libéré, libre, serait aussi suspecte. Un religieux obéissant mais qui, en fait, serait lié par la peur, le respect humain, le conformisme social, le désir de plaire ou toute autre réaction intérieure aliénante, ne serait pas vraiment obéissant à Dieu, et alors il ne s’agirait plus d’obéissance religieuse.

N. - L’acte obéissant, surtout dans le cadre du conseil évangélique, ou du vœu d’obéissance religieuse, est l’acte d’une volonté libre. L’exemple de Jésus, ici comme partout ailleurs, est déterminant. Parce qu’il est tout entier aux choses de son Père (Lc 2,49), il se veut soumis à Joseph et à Marie (Lc 2,51). Il donne sa vie de lui-même (il a le pouvoir de la donner et de la reprendre), et il accomplit ainsi l’ordre qu’il a reçu de son Père (Jn 10,18). Suprême liberté et suprême obéissance en lui coïncident. Ce à quoi un chrétien doit viser, c’est d’être tellement libre, psychologiquement et spirituellement, qu’il en devienne, en tout ce qu’il choisit, obéissant au Père comme l’était Jésus. Mais si, pour Jésus, l’obéissance et la liberté étaient des données premières, chez le chrétien elles sont, l’une et l’autre, le fruit d’une libération préliminaire, sans laquelle ni la liberté ni l’obéissance ne seraient possibles. Et c’est pourquoi, chez lui, la libération, donc la liberté, conditionne l’obéissance.

Grand Séminaire Saint Luc,
Bakara
B.P. 1168 N’DJAMENA, Tchad

[1Vie consacrée, 1991,2, 118-129.

[2En grec : acouô et hyp-acouô. En latin : audire et oboedire. En néerlandais : hooren et gehoorzamen. En kinyarwanda (=langue du Rwanda) : kwumva et kwumvira. Ici, la parenté des deux verbes est particulièrement étroite puisque la forme-ira (ici : kwumvira) est l’applicatif du premier verbe (ici : kwumva). L’obéissance est une écoute appliquée à une personne, écoute tellement attentive qu’elle s’attache et adhère à cette personne qui lui parle, et donc réalise ce qu’elle demande. En français : ouïr et obéir.

[3Oserions-nous, en considérant le mystère de l’acte créateur, y découvrir aussi le binôme « liberté et obéissance » comme nous y avions trouvé le couple « richesse et pauvreté » ? L’acte créateur est, à coup sûr, un acte libre. Rien ne contraint Dieu à créer, donc à susciter l’existence d’autres êtres que lui en dehors de lui. Telle est l’affirmation classique. Il y a eu, cependant, des penseurs, et non des moindres, qui ont affirmé que la création est, d’une certaine façon, du côté de Dieu, « nécessaire ». Qu’il est impensable que Dieu, le bien suprême, donc par nature « diffusif de soi », eût pu ne pas créer. Cela semble encore plus vrai dans le cadre de la révélation chrétienne, où Dieu est défini comme amour. Ne pourrait-on pas récupérer ce qui est valable dans cette option en usant d’un concept, évidemment analogique, d’obéissance ? Dieu, dans sa parole créatrice et son esprit créateur, aurait « obéi » à la poussée de son amour, à ce dessein d’amour attribué au Père, en donnant l’existence à des êtres créés. Ceux-ci ne sont existants que parce qu’ils sont aimés et pensés par Dieu Père, Fils et Esprit. Il n’y a, évidemment, qu’une distinction virtuelle, non réelle, entre la liberté (qui est d’ailleurs, elle aussi, conçue analogiquement) de l’acte créateur et « l’obéissance » du Verbe et de l’Eprit dans ce même acte créateur commun aux Trois Personnes divines. - Ces considérations sont trop hésitantes pour pouvoir être introduites dans le texte. Nous les mettons donc en note.

[4Il m’est arrivé d’entendre, lors d’une retraite, un exposé, excellent d’ailleurs, sur « Jésus, homme libre », thème bien à la mode, sans que le mot « obéissance » y soit prononcé. Je ne sais si c’était intentionnel. Le fait est typique d’une mentalité.

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