Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La vie religieuse entre l’Europe et le Tiers Monde

Pier Giordano Cabra, s.f.n.

N°1992-5 Septembre 1992

| P. 288-292 |

Brève communication proposée à l’assemblée de l’U.C.E.S.M., cette réflexion nerveuse aura un premier mérite : nous forcer à élaborer, à discuter, à percevoir en tout cas les points cruciaux évoqués avec pertinence par l’auteur. Le second sera de nous stimuler dans la poursuite humble et courageuse des objectifs qu’il esquisse. Si tout reste « en pointillé », c’est que l’histoire nous invite à l’engagement.
Texte d’une communication de la Commission théologique lors de la Ve Assemblée de l’Union des Conférences Européennes des Supérieurs Majeurs (UCESM), 16-22 novembre 1991. Cette Commission est constituée par un groupe de dix-huit religieux européens, professeurs dans des Universités Pontificales ou responsables du gouvernement central de leur Institut. Le Président en est le P. G. Cabra, le secrétaire, l’Abbé V. Gambino.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

La situation

Sur le plan du nombre

La vie religieuse « prend couleur ». On passe d’une majorité européenne à un accroissement du nombre de religieux dans les pays « de couleur » du Tiers Monde. Face à une vie religieuse vieillissante en Europe, on voit grandir, dans le Sud, une vie religieuse jeune. Les Instituts non missionnaires accroissent leur présence dans le Sud : pour s’y consacrer au service des pauvres, pour aller, eux aussi ad Gentes, pour retrouver des vocations. L’avenir semble appartenir au Tiers Monde, où l’on peut prévoir un progrès de la vie religieuse face à un déclin prévisible du côté de l’Europe. On constate par conséquent une migration des religieux des pays du Sud vers le Nord. Si, jusqu’à présent, le problème était l’inculturation de la vie religieuse européenne dans le Tiers Monde, il s’agit maintenant d’inculturer les religieux du Sud dans la culture occidentale.

Sur les plans culturel et théologique

 L’Amérique Latine se caractérise par l’amour préférentiel pour les pauvres. Cette vision, qui prévaut actuellement, s’inspire des courants de la théologie de la libération comme instrument qui permet d’interpréter la lutte contre la misère et de la rendre opérante. La vie religieuse a investi ses forces durant ces dernières années dans le « Continent de l’Espérance » et exerce dans l’Église une grande influence. En ce moment on voit s’affronter des vues unilatérales et des incompréhensions. On remarque ces tensions dans la CLAR.

 L’Afrique possède un sens très fort de la communauté, de ses racines locales et de la dimension cosmique de la religion. La réflexion théologique s’y concentre sur les problèmes d’inculturation, sur ceux de la « pauvreté anthropologique » et de la libération face aux complexes ancestraux.

 L’Asie a le goût de la prière, de la contemplation, elle étudie le problème des méthodes de prière, des pratiques ascétiques (Inde), de la sagesse (Chine). La vie religieuse se trouve confrontée à ces dimensions, et en reste inévitablement marquée.

 L’Europe n’a pas en ce moment une théologie assez vivante pour favoriser l’approfondissement de la vie religieuse ; ou bien la vie religieuse est passée sous silence ou bien elle se trouve réduite à sa plus simple expression Par contre, les propositions qui viennent de certains secteurs de la théologie féministe sont très novatrices, provocatrices même. Par ailleurs souffle d’Europe de l’Est un vent à la fois « nouveau et ancien ».

On peut dire que la vie religieuse actuelle, sur les plans culturels et théologiques, doit faire face à un triple défi : celui qui vient d’Orient et l’invite à s’ancrer davantage dans le mystère, celui du Sud qui l’appelle à s’ouvrir à la pauvreté du Tiers Monde, enfin celui qui naît de la mentalité occidentale et veut trouver des voies nouvelles pour évangéliser les « nouveaux païens ».

Les réalisations

Jusqu’à présent, c’est la vie religieuse européenne qui a été exportée au Tiers Monde, avec ses qualités et ses défauts. Elle était plus sûre d’elle-même avant le Concile, mais elle était aussi plus rigide ; maintenant elle se pose davantage de problèmes mais elle est également devenue plus souple.

On a constaté que le charisme de nombreux Instituts s’épanouit « mieux » aujourd’hui dans le Tiers Monde parce qu’il y est susceptible d’une application immédiate, sans les médiations complexes souvent nécessaires dans l’Europe laïcisée.

Beaucoup d’instituts sont devenus de fait « multipolaires » : les provinces du Tiers Monde se révèlent créatrices d’une nouvelle sensibilité et d’une nouvelle manière d’envisager la vie religieuse.

Quant à la multiplication des vocations, elle pose des problèmes de discernement ; toutefois il semble que l’avenir de la vie religieuse dans le Tiers Monde soit garanti pour les prochaines décennies, mais sera différent du modèle européen.

Les objectifs

Le processus de décentralisation doit être mené selon trois critères : l’enrichissement réciproque, le renforcement de l’identité propre, une attention privilégiée donnée aux jeunes.

L’enrichissement réciproque

À la base, il faut être convaincu que la situation nouvelle, qui se caractérise par la croissance de la vie religieuse dans le Tiers Monde, doit être la source d’un enrichissement réciproque. Toute région géographique, toute culture a ses dons à offrir aux autres régions. Par exemple : le Sud a le sens de la fête, de la célébration, du merveilleux, tandis que le Nord a le sens de la régularité, de la dignité du quotidien.

Dans le Sud, la vie religieuse apparaît comme plus proche des gens, plus spontanée, plus fraternelle, plus créative, tandis que le Nord porte en lui une grande tradition spirituelle créatrice de cette solide formation qui soutient la fidélité tout au long d’une vie. L’« échange des dons » peut et doit se faire, bien qu’on ne puisse passer sous silence son coût plutôt élevé au plan psychologique comme au plan humain. C’est une des croix de notre époque ; mais une croix féconde autant qu’inévitable. La vie religieuse a, en ce domaine, un rôle d’avant-garde qui doit servir d’exemple pour les autres secteurs de l’Église et de la société. Il est important de donner à la société européenne une information correcte sur les vrais problèmes du Tiers Monde. L’internationalité des Instituts et le prestige des missionnaires rend la vie religieuse apte à remplir cette mission de sensibilisation.

Le renforcement de l’identité de la vie religieuse

Face aux problèmes du Tiers Monde et aux défis de la sécularisation, la vie religieuse en Europe doit conserver sa propre identité et s’efforcer d’éviter deux périls dont nous allons parler :

  • La superficialité spirituelle : la vie religieuse ne peut se maintenir sans une vigueur spirituelle qui lui fasse considérer l’Évangile comme un absolu qui lui fasse prendre au sérieux les vœux, le combat spirituel, la sainteté. C’est pourquoi la vie religieuse sent le besoin de maîtres spirituels, de « mystagogues » qui sachent conduire aux plus hauts degrés de la perfection évangélique. Les chrétiens éprouvent aussi de plus en plus le besoin de guides spirituels et les cherchent, avant tout, parmi les religieux.
  • L’individualisme : le religieux sent le besoin humain de jouer le premier rôle, il aime le travail indépendant, se laisse difficilement intégrer dans des projets communs. Il faut au contraire cultiver avec plus de conviction la fraternité et la solidarité comme éléments constitutifs de la vie religieuse. La vie communautaire n’est pas une « option libre », elle est un aspect essentiel de la vie religieuse propre à surmonter l’individualisme.

L’attention privilégiée aux jeunes

Les nouveaux « territoires de cette mission » sont les jeunes, dans le Tiers Monde comme en Europe. La télévision imprime en eux sa marque, elle tend à uniformiser leurs modèles et leurs comportements dans toutes les parties du monde.

La vie religieuse européenne pourra affronter sa tâche d’échange et de dialogue avec la vie religieuse du Tiers Monde si elle se préoccupe avant tout de sa propre robustesse spirituelle, de l’importance donnée à la vie fraternelle et de son attention à la jeunesse.

Conclusion

L’Europe se trouve à un carrefour où elle rencontre problèmes et défis. Mais le rôle de la vie religieuse en Europe n’est pas achevé, pas plus que sa mission. Une vie religieuse qui enverra moins de missionnaires mais qui saura communiquer les énergies spirituelles à la base de toute mission. Les chemins de la sainteté passent encore à travers cet engagement de communion et de mission. En un monde qui s’unifie, il y a là un grand « signe » et une importante vocation.

Via Piamarta, 6
I-BRESCIA, Italie

Mots-clés

Dans le même numéro