Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La spiritualité de la petitesse vécue en communauté

Jean Vanier

N°1992-5 Septembre 1992

| P. 318-332 |

Note de la rédaction (mai 2021) : la publication de cet article est évidemment antérieure aux révélations concernant la personne de Jean Vanier communiquées par l’Arche en février 2020. La rédaction renvoie le lecteur au communiqué officiel publié sur le site de l’Arche en France à la même époque.

À sa manière si juste et si simple, Jean Vanier nous donne ici de goûter la tendresse du charisme propre à l’Arche. En harmonie avec d’autres formes de radicalisme évangélique, il manifeste la générosité de l’Esprit pour notre temps.
Extrait de Le pauvre au cœur de l’Arche, Trosly-Breuil, La Ferme, 1991.

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Le but de l’Arche est de vivre en famille avec des personnes qui ont été rejetées, considérées comme folles, méprisées, mises de côté par la société. C’est le mystère de nos communautés, et il met en évidence les contradictions que nous vivons. Ceux que la société regarde comme n’ayant aucune valeur, coûtant trop cher, inutiles, nous les regardons comme précieux et importants pour Dieu et pour la société.

Nous découvrons qu’ils ont un don d’amour et de simplicité à communiquer au monde et à l’Église. Ils sont ouverts d’une façon toute spéciale à l’amour de Jésus. Ils ne crient pas pour le pouvoir, les richesses ou le prestige ; ils crient pour la tendresse, la compréhension et l’amitié. C’est le paradoxe qui est au cœur du Nouveau Testament.

Dans sa première lettre aux Corinthiens, saint Paul écrit :

Ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre la force ; ce qui dans le monde est sans naissance et ce que l’on méprise, voilà ce que Dieu a choisi ; ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est, afin qu’aucune chair n’aille se glorifier devant Dieu (1 Co 1,27-29).

Et au sujet des différents membres du corps de l’Église :

Les membres du corps que nous tenons pour les plus faibles sont nécessaires ; et ceux que nous tenons pour les moins honorables du corps sont ceux-là mêmes que nous entourons de plus d’honneur. Ainsi nos membres indécents sont traités avec le plus de décence ; nos membres décents n’en ont pas besoin. Mais Dieu a disposé le corps de manière à donner davantage d’honneur à ce qui en manque (1 Co 12,22-25).

Le message de Jésus, proclamé dans les Béatitudes et dans tout l’Évangile, renverse les valeurs du monde :

Heureux les pauvres, malheureux les riches ; heureux les affamés, malheureux ceux qui sont rassasiés ; heureux ceux qui pleurent, malheureux ceux qui rient ; heureux ceux qui sont haïs, malheureux ceux qui sont respectés ; heureux ceux qui sont méprisés, malheureux ceux dont tout le monde dit du bien (cf. Lc 6,21-26).

La descente dans la petitesse

Il a fallu du temps aux disciples de Jésus pour admettre le mystère de la petitesse et de l’humilité, et entrer dans son amour spécial pour les faibles et les pauvres. Si souvent, comme nous, ils cherchaient à être importants. Il a fallu que Jésus leur enseigne le chemin de la petitesse comme chemin de l’amour.

Une discussion s’éleva entre eux : lequel d’entre eux pouvait bien être le plus grand ? Mais Jésus, sachant ce qui se discutait dans leur cœur, attira à lui un petit enfant, le plaça près de lui et leur dit : « Quiconque accueille ce petit enfant en mon nom, c’est moi qu’il accueille, et quiconque m’accueille, accueille celui qui m’a envoyé ; car celui qui parmi vous tous est le plus petit, c’est lui qui est grand » (Lc 9,46-49).

A ce moment les disciples s’approchèrent de Jésus pour lui demander : « Qui donc est le plus grand dans le Royaume des Cieux ? » Il appela un petit enfant, le plaça au milieu d’eux et dit : "En vérité je vous le dis, si vous ne retournez à l’état des enfants, vous ne pourrez entrer dans le Royaume des Cieux. Qui donc se fera petit comme ce petit enfant-là, voilà le plus grand dans le Royaume des Cieux” (Mt 18,1-4).

Et de nouveau, pendant le repas pascal :

Il s’éleva entre eux une discussion : lequel d’entre eux pouvait être tenu pour le plus grand ? Il leur dit : « Les rois des nations leur commandent et ceux qui exercent l’autorité sur eux se font appeler bienfaiteurs. Pour vous, il n’en va pas ainsi ; au contraire, que le plus grand parmi vous se comporte comme le plus jeune, et celui qui gouverne comme celui qui sert. Quel est en effet le plus grand : celui qui est à table ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Eh bien, moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert » (Lc 22,24-28).

Et il y a ces paroles de Jésus tressaillant de joie sous l’action de l’Esprit Saint :

Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux habiles, et de l’avoir révélé aux tout petits (Lc 10,21).

Pour comprendre l’Arche et sa spiritualité, nous devons comprendre que Jésus apporte un ensemble de valeurs toutes nouvelles ; il apporte une nouvelle vision du monde, une nouvelle manière de comprendre ce que c’est qu’un être humain.

L’esprit du monde, c’est de vouloir accéder au pouvoir, de chercher à être important, grand, estimé ; de monter en grade ; d’avoir de l’influence ; d’entrer dans la compétition de la société et de gagner. C’est pourquoi il y a tant de disputes, de rivalités et de guerres, tant de peurs, de jalousies, de haine, d’agression et d’oppression. Chacun, chaque groupe, veut être le premier, le meilleur, le plus estimé.

Au contraire, Jésus appelle ses disciples à descendre l’échelle, à prendre la dernière place : « Quand tu es invité, va te mettre à la dernière place (...). Tout homme qui s’élève sera abaissé, et celui qui s’abaisse sera élevé » (cf. Lc 14,10-11).

C’est la même vision que Marie proclame dans son chant de louange, le Magnificat : « Il disperse les orgueilleux, dans les préméditations de leur cœur ; il renverse les puissants de leur trône, il exalte les humbles » (Lc 1,51-52).

Dans sa lettre aux Philippiens, Paul parle de la manière dont Jésus est descendu, et il demande à ses disciples de suivre le même chemin, d’agir comme Jésus a agi :

Lui, de condition divine,
ne retint pas jalousement
le rang qui l’égalait à Dieu.
Mais il s’anéantit lui-même,
prenant condition d’esclave,
et devenant semblable aux hommes.
S’étant comporté comme un homme,
il s’humilia plus encore,
obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix !
Aussi Dieu l’a-t-il exalté... (Ph 2, 5-8).

Oui, Jésus a pris le chemin qui descend : il a lavé les pieds de ses disciples, il s’est fait leur serviteur, et il appelle chacun de nous à vivre la même béatitude en nous lavant les pieds les uns aux autres, en devenant serviteurs les uns des autres.

Mais comme il est difficile de descendre ! Comme il est difficile d’exercer l’autorité comme responsable de foyer, ou directeur de communauté, comme fondateur ou comme coordonnateur et en même temps d’être proche des plus faibles et des plus pauvres ! Comme il est difficile de prendre la dernière place et d’être humble ! Comme il est difficile de subir l’humiliation ! Comme il est difficile d’accepter de devenir petit et d’être présent aux autres, surtout aux plus petits et aux plus faibles ! Que de fois, personnellement, je cherche ma satisfaction dans les honneurs ou les louanges ; je cherche à m’affirmer ; je cherche le pouvoir et j’ai peur d’être mis en face de mes erreurs, ou d’être rabaissé. Il y a une part de moi-même qui aime le pouvoir, qui aime gagner et être reconnu. Il y a une lutte en moi, et je pense que c’est la même chose en chacun de nous. Dans la foi nous sommes prêts à suivre Jésus, à prendre le chemin qui descend, mais nos instincts et nos besoins psychologiques font que nous voulons toujours prouver quelque chose, nous voulons gagner et être reconnus.

La descente dans la petitesse, la souffrance et le rejet, entraîne souvent en nous la dépression, la colère et la révolte, particulièrement quand cela nous est imposé par les autres et par les circonstances. Pour changer totalement de direction - ne pas chercher à monter l’échelle, mais plutôt à descendre -, il faut un changement du cœur, une transformation, une conversion, qui, dans l’Évangile, s’appelle une metanoia et qui implique une renaissance : « À moins de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut entrer dans le Royaume de Dieu » (Jn 3,5).

Cette descente dans la petitesse n’est pas du masochisme, un besoin de se punir ou de se dévaluer. Elle n’est pas motivée par la peur ou la timidité. Ce n’est pas de la contre-culture en révolte contre la société. Nous y sommes attirés par Dieu. Nous y sommes appelés pour une rencontre d’amour, pour un cœur à cœur avec lui et avec les autres. Ce n’est pas une fuite du monde, mais une nouvelle manière d’être dans le monde.

Cette descente dans la petitesse ne veut pas dire que nous refusons de développer nos dons, mais plutôt que nous désirons les utiliser pour servir les faibles et les pauvres, et pour leur être présents. C’est donc un mouvement positif : nous sentons intuitivement et dans la foi qu’il y a là un trésor caché ; c’est le lieu de la rencontre avec Dieu et les autres. Ce don ou cet appel de Jésus est fait aussi bien à ceux qui sont compétents et forts qu’aux faibles et aux pauvres. C’est la « Bonne Nouvelle ». Nous ne sommes pas emprisonnés dans un monde d’inégalités, d’injustices, d’oppression, de haine et de guerre, ni dans un monde de dépression. Il est possible de briser le cycle de la peur, de la violence, de l’oppression et des relations brisées si présentes dans notre monde. L’amour est possible ; la communauté est possible ; il est possible d’accueillir ceux qui sont différents et de vivre en communion avec eux.

La spiritualité de la petitesse vécue en communauté

La communauté, terre de croissance

Pour vivre cette spiritualité de descente, nous avons besoin d’une communauté. Nous ne pouvons pas faire cela tout seuls. Nous avons besoin d’un milieu de vie qui nous soutienne et fortifie nos choix, notre désir de suivre Jésus et de le rencontrer dans le pauvre et le faible. La spiritualité de l’Arche est une spiritualité de communauté avec, au centre de la communauté, le faible et le pauvre.

La communauté est la terre, le milieu dans lequel chaque membre peut grandir humainement et spirituellement. Elle porte les personnes et les soutient dans leur croissance et dans leurs choix fondamentaux.

La communauté est un lieu d’amour, de partage et de fête, un lieu de souffrance et de croissance, un lieu d’appartenance, un lieu où nous découvrons peu à peu qu’il n’est pas dangereux de devenir vulnérable, et que nous pouvons laisser tomber les barrières qui protègent notre cœur - que nous pouvons être nous-mêmes. Elle est un lieu où nous vivons continuellement le mystère de la mort et de la résurrection.

Je crois que la communauté est la réponse à la guerre, à l’injustice et à une compétition malsaine. C’est la réponse à la peur qui pousse les gens à fuir dans leur quant-à-soi et à construire des barrières autour de leur cœur. C’est le lieu où nous pouvons commencer à aimer nos ennemis, comme Jésus nous demande de le faire. C’est le lieu où le message de l’Évangile peut s’enraciner.

Les paroles de saint Paul à la communauté de Philippes, qu’il aimait beaucoup, montrent clairement les exigences de la communauté et de la croissance personnelle en communauté :

Mettez le comble à ma joie par l’accord de vos sentiments : ayez le même amour, une seule âme, un seul sentiment ; n’accordez rien à l’esprit de parti, rien à la vaine gloire, mais que chacun par l’humilité estime les autres supérieurs à soi ; ne recherchez pas chacun vos propres intérêts, mais plutôt que chacun songe à ceux des autres (Ph 2,2-5).

Et dans la lettre aux Colossiens :

Vous donc, les élus de Dieu, ses saints et ses bien-aimés, revêtez des sentiments de tendre compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur, de patience ; supportez-vous les uns les autres et pardonnez-vous mutuellement, si l’un a contre l’autre quelque sujet de plainte ; le Seigneur vous a pardonné, faites de même à votre tour (Col 3,12-14).

Vivre la communauté, c’est mourir à ses petits intérêts personnels pour croître dans l’appartenance à un même amour. C’est découvrir nos blessures, nos ténèbres, nos peurs, nos dépressions, nos jalousies, nos sentiments de culpabilité, mais c’est aussi accepter tous ces sentiments en sachant qu’il faut du temps pour guérir et que Dieu est présent dans notre pauvreté. La communauté implique une sagesse, une réflexion profonde, des moyens de discernement et un travail en commun, de nouvelles manières d’exercer l’autorité en serviteur. La communauté implique la soumission et l’obéissance mais aussi la possibilité de dialoguer avec l’autorité et de l’interpeller quand c’est nécessaire. Vivre la communauté implique l’accueil de ses imperfections et des blessures qu’elle porte. Mais la vie en communauté réclame aussi que soit donné à chacun l’espace personnel dont il a besoin pour grandir, se reposer, prier, se retrouver et être lui-même.

Comment vivre la communauté à l’Arche, alors que nous sommes un centre professionnel régi par la législation du travail, alors que nous sommes aussi des employeurs qui donnent des salaires ? Il y a danger pour nous de devenir de bons administrateurs, des éducateurs, des travailleurs sociaux, et d’oublier les exigences essentielles de la communauté : l’amour, le partage, le pardon, la tendresse et la célébration.

Donnons-nous à chacun l’espace nécessaire pour grandir spirituellement, grandir en sagesse, alors qu’il y a tant à faire ? Aidons-nous chacun à découvrir le sens de l’appartenance qui nous lie les uns aux autres, avec l’amour et le soutien mutuels que cela entraîne ? Approfondissons-nous assez le sens de la famille que nous formons ensemble avec toutes nos communautés de la région et du monde ?

L’identité spécifique de l’Arche

Pour comprendre et vivre la spiritualité de l’Arche, il faut bien connaître le milieu dans lequel elle est vécue, le milieu qui nourrit les valeurs de l’Évangile. Alors, quels sont les éléments spécifiques des communautés de l’Arche ?

Des communautés de foi et de compassion

Les communautés, dans l’Église, sont généralement fondées sur une même foi. L’Arche a quelque chose de spécifique à ce sujet. C’est une communauté de foi mais aussi une communauté de compassion. Ceux qui sont accueillis - les personnes ayant un handicap mental - ne sont pas extérieurs à la communauté ; ils sont une partie essentielle de la communauté. Ils deviennent et ils sont frères et sœurs les uns pour les autres et pour les assistants. Ensemble nous constituons une famille. Les personnes qui ont un handicap, aussi bien que les assistants, n’ont pas forcément la même foi ; ils ne vivent certainement pas tous leur foi au même degré. Ils ne sont pas tous venus à l’Arche pour des raisons spirituelles ou religieuses. Leur désir d’appartenir à une communauté passe parfois avant celui de faire partie d’une Église et d’une communauté de foi. C’est comme pour les enfants : ils vivent d’abord en relation avec leurs parents, ils ont un sens d’appartenance à leur famille avant de sentir qu’ils appartiennent à une Église.

La spiritualité de communion à l’Arche implique donc un profond respect des personnes telles qu’elles sont, avec leur croyance. Nous sommes liés par notre humanité commune avant d’être liés par la même foi. Nos communautés sont donc appelées à vivre de façon marquante d’autres célébrations que l’Eucharistie, les sacrements ou d’autres fêtes religieuses. Nous sommes appelés à célébrer notre unité et notre alliance de multiples manières.

L’Arche est une communauté de foi mais aussi une communauté de compassion où nous accueillons des personnes qui ont été rejetées et blessées, et leur donnons une place sans considération de leur origine religieuse. L’Arche est fondée sur la souffrance, sur des corps brisés. Nous existons pour accueillir ceux qui ont connu la souffrance du rejet et qui sont parfois bloqués dans l’angoisse. Ce n’est donc pas étonnant qu’il soit difficile de vivre dans nos communautés !

Des communautés thérapeutiques

Nos communautés sont aussi des communautés thérapeutiques. Beaucoup de personnes ayant un handicap viennent à nous très blessées, désespérées et révoltées, enfermées dans leur souffrance. Notre but est de les aider à cheminer vers la guérison et la libération intérieures. Pour cela, l’amour et une atmosphère de famille sont essentiels, de même que la prière et une vie spirituelle, mais l’aide compétente de professionnels, de médecins, de psychologues et autres thérapeutes est aussi vitale, spécialement pour ceux qui ont des troubles de la personnalité. Notre corps, notre être, avec tous ses mécanismes psychologiques, est merveilleusement organisé. Il constitue la « terre » dans laquelle sont implantées la grâce et la présence de Dieu. Nous devons aimer cette terre, y être attentifs. Si elle est bien cultivée, les semences de grâce et d’amour pousseront mieux. Si nous n’acceptons pas les lois de cette terre et spiritualisons trop les difficultés, nous risquons de vivre dans un monde imaginaire : la religion devient une drogue qui nous permet de fuir la réalité de la souffrance, au lieu de nous aider à y faire face et à l’intégrer dans l’amour. Jésus est venu pour nous apprendre à aimer les autres tels qu’ils sont et à être ainsi ancrés dans le réel.

Une des réalités que je considère comme très importantes dans une communauté thérapeutique, c’est ce que j’appelle la triple autorité : le directeur de la communauté, le prêtre, pasteur ou guide spirituel, et le médecin ou le psychiatre. S’ils sont vraiment en communion les uns avec les autres, et compétents chacun dans son domaine, la communauté sera un lieu de libération. J’ai toujours pensé qu’il était dangereux que le directeur de la communauté veuille être le thérapeute et le prêtre (ou le guide spirituel). Cela peut entraîner un manque de liberté pour les membres de la communauté.

Des communautés qui respectent profondément le rythme de notre humanité

Sans aucun doute il y a le danger à l’Arche de donner trop de travail aux assistants, de les surcharger, de les mettre dans des situations de stress et de crises continuelles. Sans un bon accompagnement, ils peuvent se sentir obligés d’être ce qu’ils ne sont pas et de porter ce qu’ils ne peuvent pas porter. Ils peuvent être poussés par un idéal, en ignorant leurs besoins fondamentaux et ainsi ils s’épuisent.

Si nous sommes appelés à être attentifs aux besoins humains fondamentaux des personnes ayant un handicap, nous devons l’être aussi pour les assistants. Ils doivent être bien accompagnés et aimés pour pouvoir faire des choix libres et accepter les deuils impliqués par ces choix, pour trouver la formation, le repos et la détente, la nourriture spirituelle et intellectuelle dont ils ont besoin.

Le Verbe s’est fait chair pour affirmer la beauté de notre humanité, même si c’est une humanité blessée. Nos communautés sont appelées à être profondément humaines, pour que chaque personne puisse se réaliser et cheminer vers l’unité intérieure, vers l’unité entre l’esprit et la chair, entre la tête et le cœur, entre ce qu’elle dit et ce qu’elle vit ; pour que la sexualité puisse être intégrée dans les relations communautaires et que la joie jaillisse de la réalité et des liens qui nous unissent.

Mais je voudrais attirer l’attention sur le fait que nombre des assistants qui arrivent actuellement dans nos communautés ignorent les valeurs religieuses ; leur connaissance du christianisme est superficielle. Beaucoup viennent de familles éclatées ; ils sont sans structures intérieures. Ils peuvent être « spirituels » et avoir un idéal élevé, mais ils ont des difficultés dans les relations et dans la vie communautaire. De quelle formation de base ont-ils besoin pour pouvoir vivre la spiritualité de l’Arche telle que je l’ai définie ? Nos communautés doivent aussi être thérapeutiques pour les assistants appelés à rester à l’Arche ; ils ont besoin de vivre une spiritualité et de trouver le soutien approprié qui les aidera à vivre et à voir clair dans les moments de fragilité personnelle.

Des communautés d’une grande diversité

Puisque nous sommes des communautés de compassion et des communautés thérapeutiques, qui respectent les besoins humains, il est nécessaire qu’il y ait de la diversité parmi les membres : des gens mariés et des célibataires, d’autres, non mariés, qui cherchent leur voie, des prêtres, des pasteurs et des guides spirituels, des amis, des membres associés, les membres du Conseil d’administration et, bien sûr, les personnes ayant un handicap. Tous ces membres peuvent ne pas avoir la même foi, la même culture, et appartenir à des races différentes. Leurs besoins peuvent être extrêmement différents mais ils sont unis par un but commun : l’amour, le respect et l’accueil des plus faibles et des plus pauvres. Nous sommes tous appelés à la spiritualité de l’accueil et de l’amour, une spiritualité qui reconnaît notre humanité commune. Jésus est le frère aîné de toute personne vivant dans le monde ; il aime et il appelle chacune à grandir dans l’amour et à dire « oui » à Dieu et à sa vision d’amour.

Pour qu’une communauté soit vraiment « une », il faut accepter les différences ; il faut reconnaître les dons et les besoins différents. La différence n’est plus alors regardée comme une menace, mais comme un trésor. Ceux qui sont appelés à fonder leur propre famille doivent découvrir la place des familles à l’Arche, leur spiritualité spécifique et leur mode de vie. Ceux qui sont appelés par Jésus à vivre le don du célibat pour le Royaume doivent aussi trouver le soutien dont ils ont besoin et la spiritualité qui leur est propre.

Chaque membre de la communauté doit être aidé à grandir selon son appel et sa mission, selon les dons qu’il a reçus et qu’il est appelé à exercer au service de toute la communauté.

À travers tout cela, nous sommes appelés à vivre une spiritualité de l’unité, du pardon, de la réconciliation ; nous sommes appelés à la maturité nécessaire pour bâtir la paix et résoudre les conflits. Le fait même de vivre en communauté avec des personnes qui sont différentes, nous donne à tous l’occasion de grandir dans ce domaine.

Toutefois, nous ne pouvons sous-estimer la difficulté d’aimer des personnes qui sont différentes. Dans notre société, la présence des personnes ayant un lourd handicap provoque chez beaucoup un état de choc : ils se sentent mal à l’aise, impuissants et incapables de communiquer avec elles. Ce sentiment d’impuissance peut faire naître l’angoisse, une peur profonde et des blocages psychologiques. Il ne faut pas s’étonner d’avoir besoin d’aide et de la puissance de l’Esprit pour surmonter ces peurs et entrer dans une relation de communion et d’échange. Nous avons tous besoin d’être aidés à accueillir la différence.

Si facilement nous nous sentons menacés par ce qui apparaît « étrange », étranger, et à cause de cela, nous avons de la difficulté à voir la présence de Dieu en celui qui est différent.

Des communautés qui sont des lieux de célébration

Nos communautés sont appelées à être des lieux de célébration. La célébration est un cri d’action de grâce qui jaillit de l’unité et, en même temps, elle signifie notre désir et notre recherche, ensemble, de cette unité. Notre Dieu est un Dieu de l’unité. Il a un très grand désir d’unité entre ses enfants. Toutes les formes de division, de haine et d’oppression blessent son cœur. À l’Arche, nous sommes appelés à célébrer notre humanité commune, à célébrer le faible et le pauvre qui nous appellent à cette unité et qui en sont la source. La spiritualité de l’Arche est une spiritualité de pardon et de célébration.

La célébration eucharistique est, bien sûr, essentielle à l’Arche. C’est le sacrement de l’unité, une célébration de l’unité. Le faible et le pauvre nous conduisent à l’eucharistie ; leur corps brisé appelle le corps brisé et ressuscité du Christ, et réciproquement, l’eucharistie nous conduit au corps brisé du faible et du pauvre.

Dans les communautés inter-confessionnelles, chacun appartient à sa propre paroisse ; l’eucharistie ne peut être que rarement vécue en communauté. Cependant, il est important dans ces communautés, comme dans toutes nos communautés, de célébrer ensemble notre amour commun pour Jésus et pour sa parole, de célébrer notre unité et notre humanité commune, de célébrer les jours de fête et les anniversaires, avec beaucoup d’attention et de joie, en se servant de tout ce qui est beau dans la création pour exprimer notre joie et notre action de grâce.

Les communautés centrées sur les personnes qui ont peu de capacités intellectuelles ou rationnelles mais une grande simplicité de cœur, sont appelées à célébrer la vie, l’amour et l’unité, avec beaucoup de conviction et d’authenticité. Ces célébrations sont des manifestations de l’amour de Dieu et de l’amour que nous avons les uns pour les autres. Elles sont une partie nécessaire de la vie communautaire, une nourriture essentielle du cœur et de l’esprit ; elles jaillissent de l’appartenance et, en même temps, la créent. De cette façon toutes nos communautés sont appelées à être au moins prophétiquement « eucharistiques » fondées sur la présence plus ou moins cachée de Jésus.

Des communautés liées, d’une nouvelle manière, aux Églises

Jésus appelle l’humanité à une nouvelle vision de l’amour. Il a confié cette vision à l’Église, mais l’Église s’est divisée et séparée ; l’unité a été brisée. Cela a commencé aux Xe et XIe siècles quand l’Orient et l’Occident ont rompu toute forme de dialogue. Puis aux XVe et XVIe siècles, l’unité a été rompue de nouveau en Europe de l’Ouest. Beaucoup de gens ne peuvent comprendre ces divisions ; elles sont la cause d’une profonde souffrance. Et la plus grande souffrance est précisément celle qui naît autour du sacrement de l’unité, l’eucharistie.

Les personnes ayant un handicap ont encore plus de difficultés que les autres à comprendre ces divisions. Elles en sont blessées. Jésus a dit que le monde reconnaîtrait qu’il a été envoyé par le Père à l’amour que ses disciples auraient les uns pour les autres et à leur unité. Mais cette unité a été brisée ; alors le monde ne peut pas croire. C’est pourquoi l’unité et la recherche de l’unité sont tellement essentielles. La vision de Jésus, la Bonne Nouvelle pour le pauvre et la Bonne Nouvelle du pauvre, ne peut pas être révélée et crue s’il n’y a pas d’unité. Mais l’unité est déjà là quand nous la cherchons ensemble. Ce n’est pas encore une unité de fait, mais c’est une unité d’intention, de désir et de communion, qui fait que nous nous aimons, que nous nous apprécions les uns les autres, et que nous cherchons tous à être tels que Jésus veut que nous soyons.

Cependant l’Arche ne veut pas être une nouvelle Église. Le document du Conseil International (février 1990), sur la situation œcuménique de l’Arche aujourd’hui, dit clairement que nous sommes appelés à être source d’unité entre les Églises. C’est pourquoi l’Arche doit être liée aux différentes Églises, et c’est un motif de souffrance, car cela entraîne une certaine expérience de la division qui est toujours douloureuse. Pourtant, si nous voulons être crédibles pour nos Églises, il faut que les membres des différentes Églises représentées à l’Arche soient vrais et fidèles à leur Église. Et pour cela nous devons être centrés sur nos Églises locales et nos paroisses.

Nous sommes appelés à découvrir combien il est beau de vivre ensemble et de ne faire qu’un tout en appartenant à différentes confessions. Cela ne veut pas dire que nous cherchons à faire une synthèse de toutes les croyances, mais que chacun désire ardemment vivre le message de l’Évangile et suivre Jésus sur le chemin de l’amour et de l’humilité. Cela demande que chacun soit enraciné dans sa propre Église ; qu’il révèle aux autres le charisme de son Église. Ainsi nous apprenons à voir comment le Saint-Esprit est à l’œuvre dans les autres, à apprécier ce à quoi ils croient et l’Église qui les a fait naître dans l’amour de Jésus.

La spiritualité de l’Arche implique que, appelés par Jésus, nous osions entrer dans ce lieu de souffrance qu’est la séparation, mais pour ressusciter ensemble dans l’espérance de la réalisation de cette unité. Certes, il y a une difficulté particulière pour les membres de la communauté qui n’appartiennent à aucune Église. Comment pouvons-nous les aider à s’enraciner dans une Église et à découvrir la force des sacrements et le rôle du prêtre ou du pasteur ?

Une spiritualité de confiance

Je dois reconnaître que l’Arche a été mal fondée. Quand j’ai commencé avec le Père Thomas, aucun de nous ne savait ce que serait l’Arche. C’est en commençant à vivre avec Raphaël et Philippe que je l’ai découvert peu à peu. Les premières communautés n’ont pas été beaucoup guidées. Les semences ont été jetées en terre et ont grandi sans l’aide de jardiniers expérimentés.

Avec les années, nous savons un peu mieux ce qu’est l’Arche. C’est quelque chose de totalement nouveau. Il reste beaucoup de questions sans réponse. Ensemble nous essayons d’y répondre. Mais quand on a trouvé la réponse à une question, beaucoup d’autres surgissent qui attendent une réponse !

Je crois que nous sommes un peu comme le peuple juif qui a été conduit d’Égypte - à travers la mer Rouge et le désert jusqu’à la Terre promise. Nous sommes tous en voyage. Je crois que Jésus a appelé l’Arche à l’existence. Je crois qu’il nous guide, même s’il y a des moments où nous sommes infidèles, où nous réalisons « notre » projet et non celui de Dieu, même si nous sommes lents et si nous avons la « nuque raide ». Il est là, avec nous, il nous conduit sur le chemin, à travers nos fragilités, nos défauts, notre entêtement et notre fécondité.

La spiritualité de l’Arche implique que nous agissions comme des lapins et non comme des girafes. Les girafes voient loin devant elles ; les lapins doivent flairer leur chemin. Nous flairons notre chemin, et nous irons dans la bonne direction si nous continuons à manger à la même table que les pauvres, à vivre avec eux, à les écouter ; si nous continuons à manger à la table de Jésus, si nous sommes en communion avec lui ; si nous sommes en communion avec nos Églises.

Si tu donnes ton pain à l’affamé, si tu rassasies l’opprimé, ta lumière se lèvera dans les ténèbres, et tes ombres deviendront plein midi. Yahvé te guidera constamment, dans les déserts il te rassasiera. Il te rendra vigueur, et tu seras comme un jardin arrosé, comme une source d’eau dont les eaux sont intarissables. Et tu bâtiras sur des ruines antiques, tu édifieras sur des fondations antérieures. On t’appellera Réparateur de brèches, Restaurateur des demeures en ruines (Is 58, 10-13).

L’Arche
F-60350 TROSLY-BREUIL, France

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