Le gouvernement dans la vie religieuse après Vatican II (II)
Denis Huerre, o.s.b.
N°1992-4 • Juillet 1992
| P. 247-258 |
Après avoir examiné la relation fondamentale du supérieur à la vie trinitaire (cf. Vie consacrée 1992, 149-162), l’auteur en vient à la relation qui unit le supérieur au corps ecclésial, puis au profès. Ainsi, l’autorité religieuse n’est jamais si autonome, dans l’Église, ni l’obéissance du profès, si libre, qu’elles ne se manifestent comme respect de la liberté de Dieu et de l’homme tout ensemble, “mystère du Seigneur et secret du serviteur”.
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Le supérieur et le corps ecclésial
Si la vie religieuse, voie particulière de sainteté parmi d’autres voies de sainteté, est déclarée charisme pour l’Église et dans l’Église, le rôle et la mission du supérieur seront marqués par l’équilibre difficilement réussi entre ce particulier de la vie religieuse et cet universel de l’Église. Mais l’Église universelle étant elle-même une unité faite de particularités, le supérieur n’est pas isolé devant cette énigme du tous en un, d’un chacun vivant par tous et pourtant spirituellement unique.
Dans sa tâche, le supérieur est tout sauf un isolé : non seulement les frères ou sœurs dont il est le supérieur ont eux aussi la charge du bien commun, mais, pour ce qui concerne le rôle propre du gouvernement qui spécifie le supérieur, celui-ci n’est pas sans aides, ni dans l’institut, ni dans l’Église dont fait partie, à un titre particulier, cet institut.
Sans distinguer pour l’instant les différentes sortes de supérieurs (local, majeur, général), rassemblons-les sous le signe de l’autorité du Christ et de l’Esprit qui devient la leur, nous l’avons rappelé dans la première partie, et prenons le temps d’un regard plus juridique sur cette autorité qui leur vient à la fois immédiatement de Dieu et médiatement par et dans l’Église, corps du Christ. D’emblée nous voici dans une complexité surprenante et pourtant indispensable.
Comme le rappelle le Père Soullard [1], les structures de la vie religieuse découlant de sa nature même, le statut de cette vie religieuse doit être dit structurel, ni octroyé, ni concédé, mais reconnu. Telle est son analyse du canon 586. La vie religieuse sera donc « particulière » non seulement dans sa définition d’état de vie, mais aussi dans ses organes de gouvernement, organes originaux qui constituent une hiérarchie, non pas indépendante mais autonome, et qui, par la combinaison de l’autonomie et de la dépendance, aura sa cohérence propre. Insister sur ce point n’est sans doute pas inutile, l’un des objectifs du Concile et des documents postérieurs étant de remédier à un isolement pernicieux des Instituts religieux.
Hiérarchie de la vie religieuse
Pour mieux comprendre la situation actuelle, un exemple peut être utile, celui d’une communauté monastique au VIe siècle. Elle n’a pas encore le nom d’église, mais cela deviendra vite une habitude : à lire la Règle de saint Benoît, un monastère n’a-t-il pas un chef : l’abbé ; un peuple : les profès ; un clergé : les prêtres du monastère, un lieu bien défini ? Pour Benoît, l’autorité de l’abbé est celle même des apôtres, et il voit une vraie succession apostolique dans l’usage de l’autorité. Le peuple est un peuple de Dieu, vivant de l’Esprit qui inspire chacun des membres, que le profès soit un ancien ou un tout jeune. Quant aux prêtres, bien situés dans leur ministère sacramentel, ils n’ont pas, du fait de leur seule ordination sacerdotale, le charisme du gouvernement ni l’autorité dans le monastère. Et cette église, clairement située géographiquement et socialement, n’est pas « une île », ses liens sont évoqués avec les abbés et les évêques voisins, l’autorité de l’Église romaine est reconnue. L’ensemble a une cohérence claire.
Quoi de nouveau aujourd’hui ? D’abord que l’ecclésiologie s’est beaucoup précisée et, en particulier, l’usage du mot « église ». Église ne s’emploie plus à propos d’un peuple de Dieu que là où il est rassemblé par un évêque. En outre, le Droit de l’Église, le Droit canon, se soucie des distinctions entre instituts religieux, clérical ou laïcal, étant entendu que « l’état de vie consacrée, de sa nature n’est ni clérical ni laïcal » [2]. Ces distinctions s’attachent à préciser la place que, désormais, les clercs ont ou n’ont pas dans le gouvernement d’un institut religieux. Mais quoi qu’il en soit de ce point, tous les instituts religieux auront la même structure de gouvernement, un gouvernement qui s’exercera non seulement par un supérieur, mais aussi et même en première place, par cette institution spécifique de la vie religieuse : le chapitre général.
Ce n’est pas sans raison que Vatican II, dans la rénovation de la vie religieuse, a donné la première importance à cette institution du chapitre général, collège véritable où les profès, en tant que collège, se retrouvent tous, y compris le supérieur, à égalité de vote et de responsabilité, quand il s’agit de prendre les décisions capitales, comme celles de définir ou de modifier le Code fondamental (les Constitutions) de leur institut, de préciser l’extension de l’institut et, en cas de vacance ou de fin de mandat, de procéder à l’élection du supérieur de l’institut.
Appelé chapitre général, ce chapitre qui, par des délégués, représente l’ensemble des profès et traite de l’ensemble des questions essentielles les concernant, est la pièce maîtresse de l’organisation de la vie religieuse et le point de jonction avec l’Église universelle, que l’institut soit de droit diocésain ou de droit pontifical.
Quand l’institut religieux se sera développé et comptera plusieurs subdivisions territoriales, l’institut (reconnu habituellement dès lors comme étant de droit pontifical pour que soit mieux exprimé son caractère universel) connaîtra des chapitres locaux (provinciaux), mais ceux-ci sont tous orientés vers le chapitre général, qui seul se voit reconnaître par l’Église universelle une autorité suprême.
Tous les supérieurs dans l’institut seront donc relatifs, eux aussi, à ce chapitre général et tout autant, le chapitre général étant forcément rare et bref, au supérieur général qui, entre deux chapitres, a l’autorité personnelle de gouverner l’institut, non pas qu’il puisse jamais se substituer à l’autorité collégiale du chapitre dans les matières réservées à un tel collège, mais parce que, ces matières ayant été traitées, il faut vivre et animer l’institut, en particulier confirmer ou ne pas confirmer les élections des supérieurs, interpréter le sens des textes officiels (à l’exception de l’interprétation du Code fondamental réservée au Siège Apostolique), donner les dispenses et, disons, remédier aux accidents de la route.
L’importance du chapitre général se marque à plusieurs détails, tel le fait que le supérieur général élu par un chapitre général est, dans l’Église catholique, un des rares supérieurs à ne pas devoir être confirmé par une autorité supérieure. (Faut-il évoquer le pape élu par le conclave ? Plus modestement signalons le cas de l’administrateur diocésain lors de la vacance du siège épiscopal, ou celui du président de la Conférence des évêques). Élu légitimement, le supérieur général est ipso facto confirmé par son propre oui d’acceptation. Plus important, le vœu d’obéissance, prononcé librement par le religieux, le lie à son institut et à lui seul, étant entendu que le même vœu d’obéissance le lie également au pape en tant que celui-ci possède l’autorité suprême sur toute l’Église. Mais ce cas est unique et permet de dire du religieux qu’il ne doit l’obéissance religieuse (plus étroite donc que l’obéissance demandée à tout baptisé) qu’à l’intérieur de son institut. Est-ce le retour du ghetto ? Nullement, puisque l’institut n’aura reçu du profès son vœu d’obéissance que dans la mesure de la reconnaissance par l’Église de cet institut et des organes de gouvernement auxquels il est fait assez confiance pour que, par exemple, les « relations quinquennales », jadis prescrites, soient tombées en désuétude depuis le document romain du 1er mars 1967 [3].
Autonomie et dépendance
Autonomie très grande, donc, mais qui n’a de valeur qu’à la mesure de la dépendance réelle à l’égard du pape et du collège des évêques qui, tous ensemble, donnant ainsi à l’Église son caractère d’Église apostolique, ont la charge de la gouverner. Les récents documents d’Église, spécialement Mutuae relationes, ont précisé comment la hiérarchie ecclésiastique et la hiérarchie propre à la vie religieuse doivent se conjuguer et manifester l’unité de l’autorité de Dieu confiée à l’Église [4].
Si le collège épiscopal a la charge universelle de l’évangélisation et de l’apostolat, s’il a une fonction propre dans la vie sacramentelle et, éminemment, dans la vie eucharistique ; si, en cela, les religieux sont tous et toujours dans la dépendance des évêques et de l’évêque du lieu ; si, même, les évêques ont la charge de veiller sur le charisme de la vie religieuse donné, comme tout autre charisme, en vue du bien commun universel, ils n’ont pas pour autant en charge le gouvernement interne de la vie des religieux et religieuses, ni le contrôle de cette vie, cela étant du domaine des instances propres à l’institut. À moins que, l’institut n’ayant pas encore de telles instances, l’évêque ne doive jouer un rôle de suppléance temporaire.
On le voit, le supérieur, qu’il soit local, majeur ou général, doit, en permanence, assurer l’équilibre entre le particulier de la vie religieuse et l’universel de la vie ecclésiale à tous ses niveaux concrets. Il n’est évidemment pas seul dans ce cas et, finalement, il partage le sort humain banal qui est d’être en présence de conflits de devoirs ou d’intérêts, tous légitimes, sans omettre les conflits nettement illégitimes que nous n’ignorons pas plus que les autres hommes. Plutôt que de conflits, parlons des contradictions de la vie, de la science qui n’est jamais qu’une victoire momentanée sur l’inconnu, de la philosophie ou de la théologie [5]. Ainsi pour s’en tenir à une question de première importance pour l’Église et pour la vie religieuse, demandons-nous à quel moment, s’il est parlé de l’Église, il faut traiter de ses gouvernants. Faut-il donner la priorité à la communauté des croyants constitués en peuple de Dieu, ou à celui, le pape, qui, dans sa charge, a une voix sans appel exprimant l’autorité qu’il exerce au nom du Christ sur tous et tout dans cette Église qu’il préside ? On sait le regard nouveau du Concile récent : il met en premier plan le peuple de Dieu. Mais on sait aussi les accents, assez différents, soulignés par des documents postérieurs au Concile et par le Code de 1983. La question resterait donc posée de savoir s’il faut privilégier l’aspect communion ou l’aspect autorité, ni l’un ni l’autre ne pouvant évidemment jamais être négligé. Jadis, cherchant comment titrer son étude sur la Règle de saint Benoît, un religieux hésitait entre : « l’abbé et la communauté », ou « la communauté et l’abbé », titre finalement retenu selon cet argument qu’une fois rassemblée par le premier fondateur, c’est la communauté qui demeure tandis que les supérieurs ne cessent de changer. Sur ces questions, il me semble pouvoir signaler l’intérêt de l’étude parue à Strasbourg sur le gouvernement dans l’Église. Les auteurs y analysent les documents romains les plus récents se réclamant clairement de la vision, héritée de Vatican II, de l’Église communion, chevauchant, dirait-on, certaines positions plus « autoritaristes » du Code de 1983 quand il est traité des organismes créés mais en attente de définition encore à préciser : collège des évêques, synodes des évêques, conférences épiscopales, ou bien conseils presbytéraux ou pastoraux des diocèses, ou encore, dans les paroisses, les conseils donnés ou élus [6]. Tout cela a beaucoup d’intérêt pour l’une des constantes partout présente : comment invoquer l’autorité de Dieu et comment la faire servir au bien tant du particulier que de l’universel ?
Les religieux n’ont-ils pas intérêt également, et dans une telle perspective, à étudier le document publié en 1991, Christifideles laid [7], texte témoin, lui aussi, d’une recherche difficile et assez nouvelle sur ces questions d’autorité ?
Si la première partie de cet article voulait insister sur la relation du supérieur avec Dieu, la seconde partie n’aura-t-elle pas invité ce supérieur à être un homme de relation la plus vraie possible avec les membres de l’Église qui ne sont pas religieux, les clercs et les laïcs ? Le refuser serait pratiquement sortir de l’Église et devenir sectaire, invoquant abusivement une autorité autonome alors que les supérieurs religieux n’auraient aucune autorité s’ils se coupaient le moins du monde de l’Église universelle.
Le supérieur et le profès
Le caractère de charisme a donc été privilégié depuis Vatican II pour définir la vie religieuse et cela m’a inspiré les réflexions précédentes sur la relation du supérieur à Dieu, sur sa relation au corps ecclésial. Cet accent charismatique très souligné me paraît renouveler également le ministère du supérieur dans sa relation avec le profès. Si tout supérieur doit assurer des tâches d’administration, celles-ci font partie de son rôle pastoral, ce qui implique un lien personnel là même où il n’y aurait, par exemple, qu’à renvoyer à un texte juridique. Ici encore vont se mêler, très naturellement, le juridique et l’organique, cet ensemble de relations personnelles qui font la vie d’une communauté et d’un institut religieux.
Sans le vouloir, un supérieur prêtait récemment à sourire, déclarant dans une conférence que le supérieur majeur lui semblait être un de ces « décideurs » modernes qui font marcher les choses. Ne serait-ce pas s’en tenir, ce disant, à une vue trop sécularisée rendant mal compte de la vie dans l’Esprit qui est celle de tout religieux, qu’il soit ou pas encore supérieur ? Nous trouvons dans le canon 619 du Code de 1983 l’énumération des onze obligations inhérentes à la charge de supérieur. On a là une sorte de « miroir » du supérieur idéal comme il s’en trouve déjà dans la patrologie quelques exemples, certains plus étendus et faisant d’ailleurs aux réalités temporelles plus de place que ce texte canonique ne le fait. Citons en exemple les deux chapitres consacrés par la Règle de saint Benoît à l’abbé du monastère, ou le livre de saint Bernard De Considerations, sur le ministère du pape.
N’insistant pas ici sur des questions aussi importantes que peuvent l’être la gestion économique, la compétence juridique ou l’information intellectuelle et culturelle, tous domaines qui, à leur manière et bien gérés, éviteront des erreurs de gouvernement et, spécialement, l’autoritarisme qui détruirait l’autorité ; sans même m’arrêter à une question aussi délicate mais, sans nul doute, inhérente à la vie religieuse qu’est « l’ouverture du coeur », je voudrais réfléchir ici sur ce qui semble le plus important dans la mentalité nouvelle issue du Concile en fait de gouvernement : la liberté spirituelle et cela à tout propos.
Dans un livre totalement étranger à la vie religieuse, Finances et solidarité, se lit en exergue : « Nous le savons maintenant : il n’y a pas de solution miracle pour améliorer globalement le monde. La loi de la nature est celle de la jungle : les forts mangent les faibles, les riches écrasent les pauvres et les tentations du pouvoir n’épargnent personne. Nous savons aussi que nous devons opposer à la loi de la nature la loi de l’homme. C’est ainsi que les jardiniers transforment les jungles en jardins » [8]. Si une communauté religieuse est rarement une telle jungle, est-elle toujours un jardin ? Elle est du moins sur le chemin menant du jardin de la Genèse à celui de l’Apocalypse : c’est à une telle rénovation que travaille tout chrétien et, en particulier un supérieur quand il s’efforce, avec ceux qui lui sont confiés, de faire une communauté fraternelle en Christ, comme l’indique d’emblée le canon 619, chose certes la plus difficile qui soit, et la plus urgente, car c’est en elle que se manifeste au mieux la liberté spirituelle.
Parlons donc de liberté. Elle peut s’étudier sous de multiples aspects, et si je n’en retiens que trois qui me semblent prépondérants, liberté et obéissance, liberté et dialogue, liberté et décision, je voudrais, en citant d’abord le Prieur de la Chartreuse de Montrieux, souligner avec lui que liberté ne signifie jamais évasion du monde, mais recherche concrète de Dieu dans des conditions qui s’imposent, nouvelles à chaque époque de l’histoire. Je le cite donnant « trois exemples très actuels, qui agitent beaucoup le monde, mais pour lesquels les réponses définitives ne sont pas encore trouvées. D’abord il y a le problème écologique de la préservation de l’environnement. Ensuite, celui de la tolérance et des incompréhensions mutuelles à beaucoup de niveaux. Et enfin l’évolution difficile mais certaine vers l’unification planétaire [9] ». Il conclura que la vie du chartreux (et cela vaut pour toute forme de vie religieuse) se situe là : « au cœur des grands mouvements du monde actuel ». Ayant, par cette allusion cartusienne, nettement affirmé le réalisme humain de la vie religieuse, nous pouvons nous intéresser particulièrement à la liberté comme objectif premier d’un gouvernement dans la vie religieuse.
Liberté et obéissance
Les deux mots s’appellent l’un l’autre, l’obéissance est affaire de liberté et le supérieur qui demande l’obéissance ne fait que mettre en œuvre la liberté de l’autre. Sinon, nous retrouvons la servitude dont nous a libérés le Christ, et la Constituante aurait eu pleinement raison d’abolir, pour ce motif, les vœux des religieux.
Est-ce le constat pénible provoqué par l’important chiffre des sécularisations de profès depuis trente ans ? Ont-ils manqué de la liberté qui permet seule un engagement dans la vie religieuse ? Est-ce le travail des sciences humaines analysant les jeux de la liberté et de la contrainte animant toute relation, certes, mais parfois au point de la fausser totalement ? Toujours est-il que les instances de gouvernement de notre Église ont repris avec force les traditionnelles règles de discernement assurant la liberté du religieux, sans omettre d’ailleurs l’usage de ces sciences humaines [10].
Sur la base d’une telle liberté de choix au début de la vie religieuse, le profès devient un homme libre dans l’obéissance, qu’il s’agisse de la relation à Dieu à qui seul va cette obéissance, ou de la relation au supérieur qui en est l’occasion. Cette voie n’est pas facile, la Lettre aux Hébreux le note au sujet du Christ (He 5,8), et un autre chartreux pouvait écrire récemment qu’« il y a une solitude plus grande que celle du désert, celle de l’obéissance ». Mais, parce qu’une obéissance authentique conduit à Dieu, elle libère l’obéissant de lui-même en l’ouvrant à plus grand que lui, et à ce signe se reconnaît la présence de Dieu, de son Esprit : jamais l’obéissance « objective » ne vaut par elle-même, mais uniquement par la relation qu’elle instaure. Cette liberté intérieure et stable demande que le profès et le supérieur la veuillent telle, ce qu’ils manifesteront par leur manière de dialoguer.
Liberté et dialogue
Si la liberté est essentielle à la vie religieuse, le dialogue ne l’est pas moins, au supérieur le premier, parce que les choses humaines déjà, mais surtout celles de Dieu, le dépassent ; et en référer au supérieur comme s’il savait tout de suite que répondre à l’imprévu de la vie serait fausser son rôle. Le supérieur, parce qu’il ne sait pas, cherche. Dans le livre déjà cité de saint Bernard au pape Eugène III, la cinquième partie sera toute consacrée au premier devoir du pape, qui est de chercher Dieu, car Dieu est celui qui ne peut être que cherché et encore cherché. Ce mot « chercher », qui sera le dernier mot du dernier livre de saint Bernard, qualifie parfaitement le supérieur dans sa prière, dans son gouvernement et donc dans le dialogue avec ceux qui chercheront avec lui. On comprend l’insistance du Concile sur le conseil du supérieur, l’une des instances importantes pour la rénovation spirituelle de la vie religieuse et garantie de rectitude dans les choix faits à propos du temporel, de l’intellectuel, du spirituel ou de tout autre domaine.
H.U. von Balthasar a développé le thème de l’« esprit dialogal » définissant non pas le chrétien moderne, mais le baptisé de tout temps. Il montre tout homme, chrétien ou non, en quête de lui-même et ne se découvrant dans sa plus profonde réalité que grâce aux autres. Il faut aller, dit-il, aux sources du moi pour qu’il devienne un véritable « je » en présence d’un « tu » et en vue d’un « nous ». Il analyse ces vues qu’il a déjà rencontrées « dans l’Étoile de la Rédemption de Rosenzweig et dans Martin Buber... », mais, dépassant le monothéisme de ces auteurs juifs, il montre le fondement trinitaire de la personne humaine et comment le « je » du Christ, inséparable du « nous » unique que sont les Personnes divines, est le « je » humain parfait [11].
En Dieu est le dialogue qu’on peut dire « substantiel » et le familier de Dieu ne peut plus concevoir sa vie personnelle, si personnelle toujours, sans la vouloir « plurielle », dit dom Louf avec d’autres auteurs chrétiens. Là commence la liberté et celle-ci ne se manifeste jamais autant que dans un tel dialogue, qu’il faut appeler à l’occasion affrontement ou même désaccord, sans doute ; mais avant l’exécution de la symphonie, n’y a-t-il pas le temps pour chacun d’accorder son instrument ? Et dans la liberté de chacun se révélera celle de tous.
Autoritarisme et faux consensus ; mutisme, bavardage et cacophonie : nous connaissons tous ces avatars dans la difficile éducation au dialogue dans la vie religieuse. Mais en contraste, nous pouvons vérifier la fécondité du binôme : autorité et libre dialogue, dès qu’une communauté religieuse et son supérieur se veulent sous l’emprise de l’Esprit de Dieu. Alors cette communauté manifeste spontanément son sensus ecclesiae, son anima ecclesialis, et le supérieur, de son côté, est alors clairement l’instrument désintéressé du Christ et de son Esprit. Un tel dialogue peut se dire à l’unisson des réalités divines, fût-il question des réalités les plus contingentes.
Liberté et décision
Un supérieur saura rarement s’il a bien fait ou bien dit et il ne décide souvent que « pauvrement ». Une communauté religieuse fait la même expérience, non seulement du fait de la précarité humaine, mais du fait de la transcendance divine. Et Jésus, dans sa propre vie, a pu connaître lui aussi de multiples questions qu’il ne résolvait que dans deux certitudes : celle de sa mission de salut pour tous les hommes, celle de la Présence indéfectible du Père [12]. C’est pourquoi H.U. von Balthasar, lui encore, a pu souligner dans La Gloire et la Croix la mystérieuse autorité absolue du Christ affirmée dans une égale absolue pauvreté [13]. Il y a là de quoi méditer sans fin, pour le supérieur parlant et décidant au nom de Dieu. Car il faut décider et, pour un supérieur, s’abstenir de décider équivaudrait à démissionner. Jean Guitton, sous l’influence de Newman peut-être, voit un des signes de la vérité de son Église dans le pouvoir qu’elle a d’ordonner. Car pour le passage continuel du chaos à la réalité harmonieuse, il fallait et il faut toujours la parole qui ordonne.
Vatican II et les textes suivants ont et continuent d’avoir à propos de la vie des religieux le souci d’une parole qui ordonne à la manière dont le Christ ordonnait la vie par sa présence et ses ordres. La liberté, qui est la loi personnelle du Christ et doit être la nôtre, est suspendue à la vérité de la parole dite et entendue. La délicate mission du supérieur est de dire la parole juste qui libèrera ceux qui, l’ayant entendue, savent la mettre en pratique. Supposons que, dans une communauté religieuse, la parole de Dieu ne circule plus comme telle, que des barrages ou des entêtements s’instaurent dans l’esprit du supérieur ou des autres membres de la communauté, alors cesseraient aussi l’influence de l’Esprit du Christ et son fruit le plus clair : la liberté. S’ensuivent les épreuves de force et un recours, parfois désordonné, aux arguments d’autorité où sont confondues deux réalités différentes : autorité et pouvoir.
Liberté et obéissance, liberté et dialogue, liberté et décision, disions-nous pour jalonner les rapports du supérieur et du profès. C’était tenter de préciser le rôle de l’Esprit du Christ dans une telle rencontre qui constitue pour une part la vie quotidienne des religieux. Quelles que soient les techniques modernes de communication, aucun religieux, supérieur ou non, ne se réduit à une donnée d’ordinateur ou d’archives, ni de son vivant ni après sa mort ; et, qui le nierait, il n’est pas de tâche plus délicate que de respecter la liberté de Dieu et celle de l’homme, le mystère du Seigneur et le secret du serviteur.
Pour conclure toutes ces réflexions, voici ce qu’on lit dans un texte du IIe siècle :« Ne vous repliez pas sur vous-mêmes, ne vivez pas dans l’isolement comme si vous étiez déjà justifiés, mais rassemblez-vous pour rechercher ensemble ce qui concerne le salut de tous » [14].
Abbaye de la Pierre-qui-vire
F-89630 St LÉGER VAUBAN, France
[1] Comité canonique des religieux, Directoire canonique, Paris, Cerf, 1986, 177 et passim.
[2] Cf. c. 588, § 1.
[3] Seule prescription actuelle : signaler les « départs » de profès : c. 512 § 1.
[4] Mutuae relationes, mai 1978. Texte dans D.C. 1748, 774-790. Voir dans D.C. 1865, 38-47, le résumé des six rencontres (1979-1983) de Jean-Paul II avec le Conseil de l’Union des Supérieurs Généraux. Au § 6 de la 1ère partie, il est traité de Mutuae relationes, mais tout le document est à lire.
[5] F. Magnin ; G. Bonnet ; G. Lepoutre, « Recherche de l’unité des contradictoires dans l’activité scientifique et dans celle du théologien », Mélanges de science religieuse, 1991, 153-158.
[6] R. Huysmans, « Pouvoir et liberté : le gouvernement dans le code occidental », Praxis juridique et religion, 1991, 65 sv.
[7] Voir aussi le c. 618, le seul où soit donné aux profès le nom de subditi (sujets), mais pour ajouter qu’il faut les gouverner comme des « fils de Dieu ».
[8] J.-P. Vigier, à propos de la Société pour l’Investissement et le Développement international (S.I.D.I.).
[9] Colloque de la Chartreuse d’Aggsbach, Analecta cartusiana, 1990.
[10] Voir c. 642 et c. 220, qui renvoient implicitement aux textes de la CRIS sur le sujet de 1975 à aujourd’hui. Depuis Redemptor hominis (mars 1979), il est souvent fait référence à son n° 14 : « Cet homme est la première route que l’Église doit parcourir dans l’accomplissement de sa mission ».
[11] H.U. von Balthasar, La Dramatique divine, I, 534-553.
[12] Cf. le Rapport de la Commission théologique internationale sur la Christologie, 1981,228.
[13] H. U. von Balthasar, La Gloire et la Croix, III, 2, 116 sv.
[14] Épitre de Barnabé. Coll. Sources chrétiennes, 172, Paris, Cerf, 101, 10 b et la