Le rôle des religieux et des religieuses dans l’évangélisation de l’Europe
France Delcourt
N°1992-3 • Mai 1992
| P. 163-169 |
Invitée au récent Synode spécial des Evêques d’Europe, la Présidente de l’Union des Conférences Européennes des Supérieures Majeur(e)s (U.C.E.S.M.) a prononcé in aula une intervention dont nous sommes heureux d’offrir à nos lecteurs le texte intégral. On remarquera notamment comment la conclusion, dont l’importance n’échappera à personne, attire l’attention sur Mutuae relationes.
Texte in extenso de l’intervention de Sœur France Delcourt, auxiliatrice, présidente de l’U.C.E.S.M., prononcé en aula au cours du Synode spécial des Évêques d’Europe en 1991.
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
Je désire aborder trois points : un bref survol de la vie religieuse en Europe ; les contributions possibles de la vie religieuse dans l’Église en Europe ; les différents services apostoliques et conclure par une réflexion sur Mutuae relationes.
Bref survol de la vie religieuse en Europe
Tout d’abord un mot de l’U.C.E.S.M. : l’Union des Conférences Européennes des Supérieures Majeur(e)s est une organisation de droit pontifical qui rassemble environ quatre cent soixante mille religieux et religieuses (soit la moitié de l’effectif mondial). L’U.C.E.S.M. est l’interlocuteur des trois autres instances européennes : le Forum Européen des laïcs, le C.C.P.E. des prêtres et le Conseil des Conférences épiscopales Européennes : le C.C.E.E.
Dès sa fondation, il y a huit ans, l’Union a rassemblé vingt-trois Conférences des pays de l’Ouest, mais aussi celles de Pologne, de Yougoslavie et de l’ancienne Allemagne de l’Est ; cette année, nous avons été rejoints par la Tchécoslovaquie.
La situation des Instituts religieux est très diverse, que ce soit à l’Est ou à l’Ouest.
À l’Est, à part la Pologne et la Yougoslavie, les Instituts religieux ont été pratiquement tous supprimés par les régimes marxistes. Toutefois, au prix de grands risques pour leur liberté ou leur vie, un certain nombre de religieux et de religieuses ont essayé de garder une existence clandestine. Mainte nant que la liberté est revenue, il y a un difficile réapprentissage de la vie communautaire, surtout pour ceux et celles qui sont entrés pendant la clandestinité.
L’entraide vient à travers les Instituts internationaux qui reprennent contact avec leurs frères et sœurs, et aussi grâce aux Conférences géographiquement proches.
À l’Ouest : la situation des Instituts religieux est loin d’être uniforme selon les relations entre l’Église et l’État, le degré de sécularisation, la situation minoritaire des catholiques.
Un courageux aggiornamento demandé par le Concile a permis aux Instituts religieux la redécouverte des charismes fondateurs. À la lumière des différents documents ecclésiaux, des efforts considérables ont été faits pour mieux connaître les besoins du monde et de l’Église de ce temps.
L’identité propre se cherchant dans une tension entre la fidélité à la tradition de l’Institut et les réponses créatrices à apporter aux questions du monde moderne, les Instituts sont passés par une phase plus ou moins prolongée de turbulences. Ce temps d’incertitude n’a pas facilité un recrutement qui diminuait déjà depuis un certain temps. Maintenant, avec l’approbation des Constitutions, les Instituts se sentent confortés dans leurs charismes propres et reprennent confiance en eux-mêmes.
Malgré toute la différence dans et entre les Instituts, les Assemblées nationales ou européennes d’instituts religieux manifestent des relations fraternelles grandissantes de confiance mutuelle et d’acceptation de nos différentes approches apostoliques dans le désir de nous enrichir des expériences des autres.
Contributions possibles de la vie religieuse dans l’Église en Europe
Au sein de la communauté de disciples que forme le peuple de Dieu appelé à suivre le Christ, chaque membre de cette communauté a sa manière de le faire. Et la vie religieuse en est une.
Dans le contexte actuel de l’Europe, quelles sont les contributions spécifiques possibles ?
Le témoignage de la vie religieuse en soi
Dans une Europe qui risque de se construire sans âme et sans référence spirituelle, par leur choix public d’un état de vie basé sur l’absolu de l’amour de Dieu, les religieux et religieuses manifestent le primat des valeurs spirituelles. Par leur seule existence de groupe consacré à Dieu, ils rappellent que l’on ne saurait réduire l’homme à sa seule dimension économique, même si celle-ci est importante.
En proposant leur projet évangélique sur l’homme et la société, ils peuvent contribuer à donner une vision à l’Europe.
Cela suppose une vie d’intimité profonde avec la personne du Christ et une vie spirituelle forte, alimentée aux sources qui ont fait naître les familles religieuses.
Le charisme de la communion
Dans une Europe pluriculturelle et multi religieuse, où grandit le brassage des races, des ethnies, des options philosophiques et religieuses, se multiplient les risques d’exclusion de l’étranger ou des minorités, ou les conflits entre groupes différents.
Par leur pratique de la vie communautaire, qui prend un sens d’annonce eschatologique de la fraternité universelle, les religieux et religieuses peuvent mettre ce don à la disposition des communautés humaines et ecclésiales pour bâtir la communion dans la différence.
Les Instituts religieux implantés dans plusieurs pays d’Europe font l’expérience forte de la rencontre entre groupes culturels différents, ce qui conduit à la conversion pour reconnaître l’autre comme « autre » et en recevoir les richesses. Ces Instituts peuvent aider d’autres groupes à entrer dans ce chemin rude mais qui fait vivre l’unité dans la diversité.
Le chemin de liberté qu’offre la profession des conseils évangéliques
Les valeurs prônées par la société ambiante sont celles de l’autonomie de la personne et de la liberté de décision de chacun. Mais, si elles sont absolutisées, elles peuvent conduire à un individualisme radical.
Dans ce contexte, la vie religieuse peut et doit montrer par son exemple d’abord, et par une parole sûre ensuite, que l’homme qui veut gérer sa vie en totale autodétermination est en réalité esclave de ses désirs et que les conseils évangéliques sont une libération. Il s’agit, pour la vie religieuse, de manifester le type d’humanité nouvelle à laquelle conduit la suite du Christ, lequel rend plus homme l’homme qui le suit. Et ce chemin conduit au bonheur.
L’option pour les pauvres
Cette option a été celle de presque tous les fondateurs d’instituts religieux.
Dans un contexte de croissance globale de la richesse en Europe occidentale, il s’en faut que les économiquement pauvres aient disparu. Les religieux et religieuses se sentent particulièrement solidaires de tous ceux qui sont marginalisés par ces grands courants de développement économique, que ce soit au sein de la C.E.E., de la grande Europe ou du Tiers Monde.
Comme Instituts religieux ayant des frères et des sœurs engagés auprès des pauvres en Europe ou dans le Sud, nous avons une particulière responsabilité pour faire connaître la doctrine sociale de l’Église, rappelant le droit des personnes et des peuples à accéder à un niveau de vie plus humain, dans le respect de leurs aspirations culturelles et spirituelles.
Mais ces différentes contributions ne sont possibles que si les religieux et religieuses se convertissent continuellement, personnellement et collectivement, pour mener une vie plus simple, partageant plus généreusement leurs ressources et donnant une vraie priorité aux valeurs évangéliques. Car, comme le rappelle la dernière Encyclique Redemptoris missio (n° 42) : « L’homme contemporain croit plus les témoins que les maîtres, l’expérience que la doctrine, la vie et les faits que la théorie ».
Les différents services apostoliques
Unique est la mission du peuple de Dieu, mais diverses sont les activités apostoliques qui l’expriment. Chaque Institut, selon son charisme, met davantage en valeur un trait du visage du Christ, en fonction des besoins du temps auxquels il est davantage sensible.
Le service de la prière
Monastères et Instituts de vie contemplative offrent ces lieux de silence, de recueillement, de prière dont nos contemporains ont de plus en plus soif. Un dialogue discret permet de retrouver un peu de souffle, de prendre du recul, d’écouter la parole de Dieu. De plus en plus souvent, prêtres et laïcs demandent aux Instituts religieux l’accès à une spiritualité qui soutient la démarche de foi et nourrit leur chemin de vie dans l’Esprit. Depuis le Concile, les Instituts religieux sont moins timides pour partager leur charisme spécifique, conscients que c’est un don fait à toute l’Église.
L’engagement pastoral
Les formes de ce service sont innombrables, et les laïcs sont de plus en plus nombreux à s’y engager. Dans le champ de la formation et de l’accompagnement de ces laïcs, les religieux sont appelés à collaborer de façon privilégiée.
N’ayant pas part au sacerdoce ministériel, les religieuses ont une sensibilité plus proche de celle des laïcs en général, et des femmes en particulier. Elles peuvent donc jouer un rôle de pont et se montrer attentives à ce que, dans la pastorale spécialement, leur place et leur rôle soient respectés et pris en considération en les écoutant davantage.
D’ailleurs, la meilleure façon de parler des femmes est de leur laisser la parole : non pas tellement pour parler d’elles-mêmes, mais plutôt pour exprimer leur perception des problèmes du monde, surtout dans la mesure où ils touchent la vie et la survie de l’humanité (respect de la création, bioéthique, vie économique, paix...). Il y va d’ailleurs de la crédibilité de la parole de l’Église auprès des hommes et des femmes de ce temps.
L’animation des institutions congréganistes (éducatives, socio-caritatives, etc)
C’est un service qui donne depuis longtemps le visage visible de la vie religieuse au point que celle-ci a été souvent confondue avec ces activités qui manifestent le Christ enseignant, guérissant... Du fait des mutations sociales (l’État prenant en charge ces tâches qui demandent de fortes qualifications) et démographiques, les Instituts religieux sont amenés à évaluer la pertinence du maintien ou de la reconversion de ces œuvres. Des formules d’entraide très fécondes se trouvent entre congrégations. La manière de travailler avec les laïcs change : se situant davantage en partenaires et faisant droit à leur vocation spécifique. Et ces derniers manifestent parfois le désir de remplir les tâches, éducatives notamment, dans l’esprit du fondateur.
La recherche d’une nouvelle présence missionnaire
Par leurs vœux, les religieux et religieuses de vie apostolique sont en principe plus disponibles pour se rendre aux « avant-postes » de la mission (selon l’expression de S.S. Paul VI), pour rejoindre là où ils travaillent et là où ils vivent ceux qui sont loin de l’Église. Dans cette démarche d’inculturation, une nouvelle expérience de Dieu se fait au cœur de cette plongée dans un monde qui ne fait pas référence à Dieu. Un jour il sera possible de faire reconnaître et « nommer » Celui qui est présent à leurs souffrances et à leurs espoirs.
Conclusion
Le document Mutuae relationes date déjà de 1978, mais il faut sans cesse se convertir dans cet ajustement mutuel entre Instituts religieux et Évêques au service de la même mission d’évangélisation.
Il faut reconnaître que les organes de concertation souhaités existent de façon inégale selon les diocèses ou les pays (M.R. 56-66).
Par exemple, les Conseils presbytéraux et/ou Conseils pastoraux dans les paroisses ou les diocèses où devraient être mieux représentés religieux et religieuses qui pourraient ainsi participer à l’élaboration de la programmation pastorale. Par ailleurs, on reconnaît le bienfait des rencontres d’un Évêque diocésain avec les Supérieures majeur(e)s qui ont des communautés sur son territoire
Au plan national, les commissions « mixtes » entre Conférences épiscopales et Conseils de supérieur(e)s majeur(e)s - là où elles existent - permettent des mises au point fructueuses pour améliorer la concertation mutuelle.
Enfin au niveau de l’Europe, il est particulièrement encourageant qu’une instance comme ce Synode ait invité le Comité Exécutif de l’U.C.E.S.M. pour chercher ensemble, avec les laïcs, les chemins de l’évangélisation de la nouvelle Europe, qui doit rester aussi ouverte à la perspective missionnaire ad Gentes, en étant prête à recevoir l’apport des jeunes Églises.
Nous espérons qu’un jour, la C.C.E.E. aboutira dans son projet de rencontre des quatre instances européennes (et peut-être avec le K.E.K., Conseil des Églises chrétiennes d’Europe), en vue d’une parole commune adressée aux hommes et femmes d’Europe.
Au moment où la vie religieuse européenne traverse une phase de fragilité (50 % de ses membres sont âgés de plus de soixante-cinq ans - mais ils ne sont pas des retraités de la mission pour autant !), elle est spécialement invitée à un nouvel élan face aux défis que soulève la construction de la nouvelle Europe. Purifiée au plus profond d’elle-même et aux yeux des autres, une image de la vie religieuse passe, une autre est en train de naître, plus prophétique. Dans son courage pour « tenir » dans les difficultés, elle est plus que jamais appelée à être un signe d’espérance, au cœur du peuple de Dieu.
Rue Jean-Baptiste de la Salle, 16
F 75006 PARIS, France