Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Le discernement des signes de notre temps

Robert Roelandt, s.j.

N°1992-3 Mai 1992

| P. 170-183 |

Présentée dans un style très clair, cette méditation actualise le discernement sur l’alternance de ces signes et leur lecture dans l’histoire la plus concrète, la plus universelle aussi. Certains « indicateurs de l’avenir » sont ainsi repérés, depuis le Concile, à la lumière des premiers choix ignaciens. Le chantier nouveau des choix apostoliques nous invite à la tâche immense d’y agir dans l’Esprit.

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L’expression « signes des temps » a été mise en valeur par le Concile Vatican II. Après le Concile, on en a souvent parlé dans l’Église, qui cherche son chemin au milieu des bouleversements sociaux et culturels de notre époque. Depuis lors, on en parle moins... Est-ce l’effet d’un désenchantement ? N’est-ce pas plutôt que l’Église se trouve, en ce monde qui accentue sans cesse sa mobilité, devant une abondance et une multiplicité, souvent contrastée, de signes des temps ? Pourtant, comme le Concile l’a clairement affirmé, « l’Église a le devoir, à tout moment, de scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l’Évangile » (GS 4, 1). Il s’agit d’un devoir fondamental de fidélité à l’action du Seigneur, qui conduit son Église.

Encore faut-il, pour pouvoir le découvrir, bien comprendre ce qu’est un « signe des temps ».

Qu’est-ce qu’un signe des temps ?

Un signe de l’action du Sauveur...

Jésus a parlé des signes des temps dans son enseignement, et les premières communautés chrétiennes y ont fait écho dans les évangiles synoptiques.

Les Juifs ont demandé à Jésus un « signe qui vienne du ciel » (Mt 16,1). Ils ont impatienté Jésus, qui leur a parfois refusé de répondre (Mc 8,11-13) et leur a reproché leur incrédulité (Mt 16, 3). Pourtant, pareille question pouvait se justifier du fait que les Juifs étaient conscients de l’action de Dieu dans leur histoire de peuple élu ; les prophètes avaient mis en valeur cette action à travers les événements, en déplorant toutefois que, dans ce peuple, un grand nombre ne collaborât pas à cette action, en soulignant que seul un « petit reste » était vraiment docile à Dieu. C’est peut-être dans cette perspective prophétique que Jésus répondit à ses interlocuteurs, en les qualifiant d’« hypocrites » (Lc 12,56), capables de discerner les signes du climat, mais incapables de reconnaître les signes des temps.

En langage biblique, le temps est le kairos, le moment favorable, c’est-à-dire investi par l’action divine. Depuis la venue du Sauveur, c’est même le dernier temps, celui du salut, et dans le langage de Jésus, ce temps se réfère au signe de Jonas (Mt 12,39), la prédication de Jonas à Ninive, ses gestes et ses paroles (Lc 11,32), le fait aussi qu’il est resté trois jours et trois nuits dans le ventre du monstre marin (Mt 12,40) ; à travers le signe de Jonas, Jésus se présente ainsi comme le signe par excellence, qui transforme ce temps en temps de salut par ses actes et son message, qui accomplit le temps du salut par sa mort et sa résurrection.

Et désormais, à travers le déroulement du temps, les disciples de Jésus reconnaissent, dans leur foi, son action dans l’histoire, qui est bien, en sa racine, une histoire sainte. Le Royaume ne se confond pas avec l’histoire humaine, mais il advient déjà à l’intérieur de cette histoire ; celle-ci garde son autonomie, à l’image de la liberté de chaque homme et de tous les hommes, qui en sont les acteurs, mais elle est travaillée par l’Esprit du Sauveur, pour être conduite au-delà d’elle-même, à la fin des temps, et pour être ainsi sauvée définitivement. Par des signes de l’action divine, nous sont révélés « les temps et les moments que le Père a fixés de sa propre autorité » (Ac 1,7), c’est-à-dire les étapes du dessein divin de salut, auquel nous sommes invités à collaborer.

...dans la trame de l’histoire

Lorsque les Juifs demandaient un signe à Jésus, ils exigeaient de lui une manifestation extraordinaire - un prodige - qui puisse authentifier ses actes, alors que les signes de Dieu se manifestent dans la trame ordinaire du temps. Ils ne sont pas proposés de l’extérieur, ni de manière artificielle, mais comme mêlés aux événements eux-mêmes de l’histoire, si bien que, pour les déchiffrer, il faut d’abord les reconnaître dans la réalité historique, pour y découvrir ensuite leur message spirituel, qui indique alors le chemin du salut révélé dans ces signes.

La série des événements, en tout moment de l’histoire, révèle, en effet, quelles sont les aspirations de l’humanité, les valeurs et les contre-valeurs présentes dans le cœur des hommes ; et ces aspirations découvrent, aux yeux des croyants, la présence de l’Esprit, agissant sans cesse pour confirmer l’œuvre du salut en Jésus-Christ. C’est à travers le cheminement concret de l’humanité que s’accomplit le dessein mystérieux de Dieu.

Comment découvrir les signes des temps ?

Un signe est inclus dans un réseau de communication et de sens que seuls peuvent pénétrer ceux qui y sont accordés. Ainsi, des signes d’amitié entre amis ne peuvent vraiment être compris qu’à l’intérieur de cette amitié ; des signes entre gens de même culture qui se comprennent, comme on dit, « à demi-mot », n’ont guère de sens en dehors de cette culture.

Il en va de même pour les signes de Dieu dans le temps ; ce sont des signes du Dieu-amour qui ne sont intelligibles et porteurs de sens que pour ceux qui croient en cet amour, qui ont fait l’expérience de sa manière d’agir dans le temps et ont appris à reconnaître cette action dans la foi.

Par ailleurs, les signes des temps sont inscrits dans des événements multiples, ambivalents, voire contradictoires. Il arrive qu’un signe des temps apparaisse clairement, quand, par exemple, il se répète avec évidence dans une plus longue durée, mais le plus souvent il est inséré dans une coulée historique dont il faut d’abord dégager le courant principal pour y distinguer tel signe. Il s’agit donc de lire d’abord avec patience les événements, de réfléchir à leur enchaînement, pour pouvoir découvrir dans leur multiplicité la réalité objective d’un signe des temps.

De plus, chaque signe des temps n’est pas adressé de la même manière à un croyant ou à un autre, à telle communauté ou à une autre. L’important n’est pas de découvrir tous les signes des temps possibles, mais celui qui m’est réellement adressé à moi, à ma communauté ou congrégation, à mon Église en telle région ou en telle culture. Et ceci exige un nouvel effort de clarification, de pré-discernement, pourrait-on dire, jusqu’à ce que tel signe, dégagé de toute ambivalence, puisse faire l’objet d’un véritable discernement de la décision à prendre par rapport à lui.

Pensons à ces signes de Dieu en notre temps que sont d’une part les nouvelles communautés, avec leurs vocations, leur vitalité chrétienne, leur manière d’insister sur l’union à Dieu et sur la vie communautaire, et d’autre part, les mouvements comme « Amnesty International » ou « Médecins sans frontières », pour n’en citer que deux parmi d’autres. Ne nous arrive-t-il pas de balancer parfois entre ces deux expressions de dévouement et de fidélité à Dieu et à l’homme, en nous demandant si d’un côté ou de l’autre, ne retentit pas un appel pour nous, pour notre Institut ?

Pour suivre cette démarche de découverte, nous tenterons d’abord de relire quelques-uns des signes de notre temps, puis de prendre en compte les conditions qui nous permettront de trouver les signes qui s’adressent à nous. Ainsi pourrons-nous esquisser un discernement des signes de notre temps.

Lecture des signes de notre temps

En relisant, à propos des signes des temps, certains textes de Vatican II au niveau de la liturgie, de l’œcuménisme, de la solidarité humaine, de l’apostolat des laïcs, etc., on remarque bien ce qu’on a appelé « l’optimisme du Concile ». Avec le recul, on se rend compte que le Concile se trouvait en quelque sorte dans l’œil du cyclone qui prenait forme en cette époque ; ce moment historique a mis en branle un immense mouvement culturel et social qui en est encore, jusqu’à présent, à développer ses prodigieux effets. Depuis le Concile, se sont confirmés les signes positifs qu’il a discernés, mais en même temps se sont révélés aussi des signes négatifs, suscités à la fois par des résistances au changement et par les conséquences perverses de certains progrès.

Signes positifs et négatifs

Face à la redécouverte de la solidarité des peuples, qui s’exprime par la recherche de structurations continentales ou régionales, on observe une affirmation renouvelée, souvent agressive, de particularismes nationaux, raciaux, corporatifs, religieux. Par ailleurs, malgré les déclarations généreuses d’intention de lutter contre la misère, celle-ci s’étend plus que jamais sur tout l’hémisphère Sud de notre planète.

Le Concile a salué l’estime actuelle pour les droits de l’homme, la reconnaissance accrue de la dignité et de la place de la femme dans la société, le souci de la protection des enfants. Il est vrai que les droits de l’homme ont pu être davantage respectés, à bien des égards, et l’effondrement du communisme réel accentue cette tendance, mais, au niveau de l’humanité entière, des progrès décisifs en ce domaine doivent encore venir.

Par ailleurs, le dégagement - légitime - d’anciennes contraintes sociales provoque un individualisme outrancier (chacun entend et peut mener sa vie selon ses désirs) et un laxisme moral généralisé ; ce qui fragilise considérablement tous les liens sociaux, empêchant des engagements à long terme.

L’industrialisation du monde moderne a été envisagée positivement par le Concile (Constitution « L’Église dans le monde de ce temps »), il voyait s’ouvrir des possibilités nouvelles d’améliorer la vie de tous les hommes ; mais nous constatons que la nouvelle contrainte sociale imposée par le cycle production-consommation devient aussi implacable que l’antique destin, la nécessité, engendrant d’innombrables laissés-pour-compte et détruisant parfois la nature, ce que relève le mouvement écologique. Les puissances industrielles, qui, depuis trente ans, ont tellement intensifié le commerce des armes, sont également interpellées par le mouvement pacifiste exigeant la reconversion - difficile - des industries d’armement.

Dans notre histoire mouvementée, le combat des deux cités et des deux esprits est plus réel que jamais. S’il est vrai de dire que ce combat se passe essentiellement dans les cœurs, ses péripéties intérieures rejaillissent en quelque sorte à l’extérieur, dans les événements qui constituent l’histoire humaine ; et les signes eux-mêmes de l’action divine en deviennent, dans notre condition humaine, marqués d’ambivalence et d’opacité.

C’est pourquoi les signes du temps doivent être situés le plus objectivement possible, à la fois dans la réalité historique et dans la vie de l’Église.

Les conditions d’un discernement

Dans la réalité historique

Les signes de Dieu sont réellement tracés dans le temps ; ils ne sont pas donnés à côté de l’histoire, mais dedans, tout comme les inspirations individuelles de l’Esprit nous sont données réellement dans nos vies concrètes. L’action de Dieu respecte les lois de l’histoire humaine, tout en l’animant, comme elle respecte chaque personne humaine, en la suscitant.

L’Esprit peut certes agir directement dans l’histoire ; et dans le passé, on a répété assez facilement ce jugement : « Le doigt de Dieu est ici » ! Ainsi, pour la conversion de Clovis, pour les conversions en masse au Burundi à partir des années 30, pour l’illumination de Jean XXIII à propos du Concile (1959), etc. À dire vrai, il s’agit là de jugements post factum, émis après que fut confirmée la fécondité de tel ou tel événement, qualifié de ce fait, dans la foi, comme un moment de l’action de Dieu.

Nous sommes devenus prudents à cet égard, parce que nous connaissons mieux maintenant toutes les médiations humaines qui interviennent dans les événements, ainsi que les lois ordinaires de l’histoire. Cette rationalité plus grande ne nous écarte pas pour autant de la conviction que Dieu agit dans l’histoire, mais nous constatons qu’il agit à travers et dans les événements de l’histoire, respectant ses lois, ses constantes, tout en les chargeant d’un sens que pourra découvrir et interpréter l’attention fidèle des croyants.

Il y a, dans l’histoire, une constante essentielle : un balancement (le pendule de l’histoire) qui va d’un extrême à l’autre, d’une affirmation à son contraire, un peu comme dans l’esprit humain d’ailleurs ; de manière générale, on peut dire que le déroulement de l’histoire est antithétique, en ce sens qu’un événement suscite souvent un autre événement, posé comme en antithèse ; ainsi, par exemple, dans le gouvernement des États, une dictature suscite un besoin de vie plus démocratique, ou bien une situation anarchique appelle un pouvoir fort.

Et les signes des temps que découvre actuellement notre foi manifestent ce caractère antithétique, de manière très sensible, comme il arrive dans les moments de transition, dans lesquels se heurtent les expressions du passé et de l’avenir. Cela s’est vérifié au cours du Concile lui-même : face à un juridisme uniformisant, on a affirmé les droits de l’expression personnelle et sociale de la foi, dans une réelle diversité culturelle ; face à une trop grande insistance sur l’autorité de la hiérarchie et des clercs, on a accordé une attention renouvelée au rôle des laïcs, et on a recherché un nouveau style d’autorité, dans le sens d’un service fraternel.

Cette alternance des signes des temps, modelée sur le rythme de l’histoire, doit être prise en compte et nous permettre de pondérer ce qui nous est manifesté comme un signe ; celui-ci se situe dans un mouvement d’ensemble de l’histoire, comme aussi à l’intérieur du combat spirituel, toujours en cours au sein même de l’histoire. Et en nous laissant enseigner par ce signe, nous devons éviter de nous laisser emporter par lui, en le pondérant par son contraire. En d’autres termes, l’alternance des signes des temps nous invite à nous situer dans l’équilibre, en nous efforçant de prendre ce qu’il y a de bon dans tel signe, mais toujours en lien avec son contraire.

Cela nous évitera d’être emportés dans tous les remous de l’histoire, de laisser se développer en nous des attitudes d’engouement ou de réaction qui nous bloqueraient dans un jugement prématuré et empêcheraient un sain discernement.

Prenons l’attrait actuel pour la prière dans l’Église. Il se développe aujourd’hui en contraste avec une grande indifférence religieuse ou aussi une vague religiosité, d’où est bannie la relation personnelle avec Dieu. Mais, il y a cinquante ans, au temps de l’Action Catholique, l’engagement social et politique, le militantisme chrétien, apparaissait comme un signe du temps, qui se développait face à une incroyance également militante, et même agressive ; pensons au marxisme, à la libre-pensée et au laïcisme. En resituant ainsi, dans le mouvement de l’histoire, l’estime actuelle de la prière, on pourra se garder d’un excès qui consisterait à se désintéresser des exigences d’un engagement social et de la nécessité du remodelage permanent des structures politiques.

Il en va de même pour l’estime du laïcat face au sacerdoce, ou pour l’appréciation de la liberté personnelle dans l’Église par rapport à l’autorité, ou pour les expressions variées de la vie liturgique dans une Église universelle.

La connaissance du mouvement ordinaire de l’histoire, de son caractère antithétique, peut contribuer de manière décisive à situer avec équilibre chaque signe de notre temps, sans le majorer ni le déprécier. D’autant plus que souvent l’une des marques du mauvais esprit, à l’œuvre dans l’histoire comme dans chaque personne, est l’excès.

Par ailleurs, il y a dans l’histoire des signes qui manifestent l’irruption d’une radicale nouveauté ; et ces signes sont les plus importants, comme de véritables indicateurs de l’avenir. Par exemple, lors de la Renaissance, la découverte de l’homme comme sujet individuel, comme liberté à valeur absolue ; découverte qui sera amplifiée lors du siècle des Lumières et qui mettra en question aussi bien les régimes politiques autocratiques, soi-disant de droit divin, que l’influence de l’Église dans la société globale, où s’affirme la liberté individuelle, et donc le pluralisme des options personnelles ; c’est là que se situe la racine lointaine de la « sécularisation » de la société humaine, si souvent soulignée il y a une trentaine d’années comme un signe majeur de notre temps. Face à cette sécularisation, apparaît maintenant un nouveau signe majeur, comme une réponse positive dans l’histoire : la croissance chrétienne des laïcs dans l’Église et dans le monde.

De plus en plus, des laïcs participent à la vie de l’Église et prennent conscience de leur rôle de témoins du Seigneur dans tous les domaines de leur vie concrète, au milieu du monde. L’émergence nouvelle du laïcat, à l’image des premières communautés chrétiennes, est encouragée par divers courants contemporains, humains et chrétiens : le respect des droits de tout homme, l’affirmation de la solidarité humaine, la volonté de participation de tous les hommes à la vie sociale, et surtout la redécouverte de l’Église-communion. Tous ces courants se rejoignent, comme dans un puissant confluent, pour donner une vitalité renouvelée au « peuple de Dieu » qu’est l’Église.

La participation accrue des laïcs dans la vie de l’Église et leur témoignage chrétien au milieu du monde sont en train de modifier, sous nos yeux, le visage de l’Église. Évolution lente, où se succèdent progrès et régressions, mais qui semble irréversible et qui, dans un proche avenir, va sans doute transformer considérablement la vie de l’Église à l’intérieur d’elle-même comme dans son rapport au monde.

Un autre signe nouveau, conforme à la nature de ce peuple de Dieu, « destiné à se dilater aux dimensions de l’univers entier » (GS 9 et 13), peut être découvert dans le fait de la planétarisation de la vie de l’humanité, qui semble tout autant irréversible. Non seulement la diffusion instantanée de l’information et la facilité des transports accélèrent les transformations économiques, sociales et culturelles en tout point de la terre, mais les barrières qui en notre siècle ont entravé la communication entre les peuples, celles érigées notamment en protection des « pays à système social différent », comme on qualifiait officiellement les pays communistes, ont été abolies partout, sauf en de rares pays (mais la Chine inclut évidemment le cinquième de la population du globe). Bien qu’on puisse y voir associés des signes négatifs, comme les nombreux particularismes sociaux de notre époque, l’ouverture de l’homme à la planète-Terre et l’insertion de tout groupe humain dans la vie de la société humaine globale deviennent telles qu’elles devront nécessairement remodeler en profondeur, dans les années qui viennent, la vie de l’humanité.

Dans la communion ecclésiale

Tous ces signes sont reçus et médités dans l’Église, dans toutes les communautés chrétiennes et en chaque conscience chrétienne ; ils ne peuvent être perçus authentiquement, comme signes de Dieu, qu’en soumission à l’Esprit, car c’est l’Esprit « qui fait discerner les signes des temps - signes de Dieu - que l’évangélisation découvre et met en valeur à l’intérieur de l’histoire » (Evangelii nuntiandi 75).

Certains d’entre eux suscitent, dans la conscience ecclésiale, des mouvements spirituels intenses qui reflètent le combat spirituel de l’Église ; il y a des moments de stimulation ressentie ou de dépression, selon les expériences des diverses communautés. Celles-ci sont situées de diverses façons, en divers lieux, à l’intérieur de l’Église une ; elles vivent chacune une manière particulière d’incarner l’Église du Christ ; il est donc normal que chaque communauté appréhende les signes des temps de manière différente, selon diverses priorités, sous sa propre responsabilité, et qu’ainsi elle aboutisse à un jugement de conscience, nécessairement singulier. Il arrive également qu’à l’intérieur d’une même communauté - et c’est inévitable - il y ait des sous-groupes qui réagissent de manière différenciée, voire opposée.

Mais si la multiplicité des jugements de conscience dans les communautés ecclésiales, face aux signes des temps, est normale, elle doit être, au niveau de l’action, pondérée par la communion ecclésiale. Celle-ci ne signifie pas uniformité, mais bien harmonie dans le respect mutuel, de telle sorte que les divers jugements de conscience soient mis en pratique avec humilité, en tenant compte des autres jugements, et avec réalisme, en s’unissant à l’action des autres communautés.

Le signe de Dieu qui, aujourd’hui, nous est manifesté n’est évidemment pas le premier qui soit donné aux hommes par l’Esprit Saint. Il se situe dans une longue tradition, mémoire de cette action dans l’Église ; aussi importe-t-il de nous retourner vers cette tradition, pour mesurer la concordance du signe avec l’action habituelle de l’Esprit, telle qu’elle a été « enregistrée » dans son Église.

En fait, aucun croyant ni aucune communauté particulière ne peut prétendre émettre un jugement unique et définitif sur tel ou tel signe des temps. Chaque croyant ou chaque communauté, certes, peut et doit parler, et être écouté, quand il tente d’exprimer la manière dont il saisit l’Esprit à l’œuvre dans l’histoire. Mais c’est l’ensemble des lectures faites par l’Église locale, régionale ou universelle, par les croyants unis à leurs pasteurs, qui permet un discernement, le plus juste possible, d’un signe des temps.

Le discernement des signes de notre temps

En essayant d’appliquer les réflexions précédentes à un discernement des signes principaux de notre époque, il est peut-être utile de se référer brièvement au temps de la Renaissance, qui fut assez semblable au nôtre, un cardo de l’histoire. Certes, il serait vain de plaquer une époque sur l’autre ; nous ne vivons pas une autre Renaissance. Mais du fait que certains signes discernés par les chrétiens de la Renaissance se prolongent jusqu’en notre temps, quelques-uns de leurs choix peuvent encore nous aider à ordonner les signes contrastés de notre époque.

Avec d’autres chrétiens de la Renaissance, les premiers compagnons jésuites se sont montrés attentifs à la nécessité d’enseigner le message chrétien à leurs contemporains, au témoignage d’une vie simple, à la naissance d’une nouvelle culture, à la découverte des contours réels de la terre et de nombreux peuples inconnus. Ce sont là des lignes de discernement que l’Église de la Renaissance n’a pu évidemment systématiser de cette manière, mais qui, aujourd’hui, avec le recul du temps, nous donnent à penser.

En notre époque de grande confusion mentale et d’ignorance religieuse généralisée, reste valable le souci des premiers jésuites d’enseigner la doctrine chrétienne, de guider les croyants dans la vie spirituelle, d’évangéliser les non-chrétiens aussi ; et donc l’étude de la théologie, en même temps que la pratique spirituelle authentique. La foi à la recherche de l’intelligence, l’intelligence à la recherche de la foi : cela demeure un appel fondamental et prioritaire de notre époque à tous ceux qui se réclament du Christ.

D’une manière bien plus radicale que lors de la Renaissance, la prise de conscience des grands bouleversements culturels de notre temps nous pousse inévitablement à rechercher avec nos contemporains de nouveaux modes d’expression et un langage renouvelé, qui puisse manifester la pertinence permanente du message chrétien dans les diverses zones culturelles du monde et par rapport aux secteurs de l’activité humaine en pleine expansion : connaissance du monde et de la société, recherches médicales et biologiques, progrès techniques, moyens de communication, etc. Cet effort d’« inculturation », comme on a commencé à l’appeler il y a vingt ans seulement, n’en est qu’à ses débuts et apparaîtra sans doute comme une tâche essentielle de la réflexion de toutes les Églises chrétiennes au XXIe siècle.

Une tâche aux exigences redoutables : une réelle prise en compte des diverses cultures humaines, dont plusieurs sont sous-tendues par de grandes religions non chrétiennes, comme un souci de la nouvelle mentalité induite par tous les progrès scientifiques et techniques ne peut se satisfaire d’une adaptation de vocabulaire, ni d’une simple mise à jour de la présentation du message chrétien ; basée sur un accueil positif des recherches et des valeurs si diverses de notre époque, l’inculturation engage à repenser le christianisme à partir du « vécu » actuel des hommes : quelles sont les questions qui habitent nos contemporains, en quels termes les énoncent-ils, qu’est-ce que l’Évangile, compris dans l’Église d’aujourd’hui, peut y répondre à partir de la mentalité des hommes qui se posent et posent ces questions aujourd’hui, comme Jésus répondait, dans les termes culturels de ses interlocuteurs, à partir de leurs questions et de leurs problèmes de vie ?

La visée apostolique universelle des premiers compagnons d’Ignace s’est identifiée avec la mission du Sauveur et de son Église ; par le moyen de l’obéissance au Pape, chargé du bien universel dans l’Église, ils ont « saisi leur chance », écrit le P. D.

Bertrand, en ce sens qu’ils ont répondu au « moment favorable » (kairos), au signe de leur époque, qui constatait soudain l’élargissement de la terre connue et un accroissement considérable des relations entre les hommes. Ce comportement demeure exemplaire pour nous, car de nos jours il se passe une véritable « mutation » à ce niveau, c’est-à-dire un saut qualitatif qui nous conduit des relations internationales à une vie commune planétaire. Nous ne pouvons guère encore mesurer toutes les conséquences que pareille mutation va engendrer au XXIe siècle, tout ce qu’elle va demander aux apôtres de Jésus en fait de dépaysement et de mobilité, d’attention incessante aux connexions de tous les problèmes de la société humaine, en tant d’endroits à la fois. Mais nous pouvons, par exemple, estimer déjà qu’à une époque où aucun groupe humain ne pourra plus prendre de décision importante sans se demander au préalable quelles seront les réactions des autres groupes humains, il est impensable que les pays riches et industrialisés du Nord puissent coexister simplement avec la ceinture de terrible misère qui enserre le Sud de notre planète. C’est un défi majeur et tout neuf pour l’humanité, et donc pour les Églises chrétiennes.

La perspective d’une vie commune - et donc d’un partage - au niveau de l’humanité entière révèle bien toute l’ampleur et la valeur prophétique de « l’option préférentielle pour les pauvres », que l’Église de Vatican II a découverte dans la dynamique même du Concile, et qui restera un signe de contradiction en ce temps de capitalisme triomphant.

Enfin, le surgissement d’un laïcat plus actif et responsable dans l’Église manifeste également un signe nouveau et de première importance, qu’on ne pouvait évidemment imaginer au XVIe siècle, étant donné les structures sociales de l’époque. Il faut nous rendre compte que de nombreuses Églises du Tiers Monde, surtout en Amérique latine, fonctionnent souvent à partir des « communautés de base », que de nombreux prêtres, religieux et religieuses y redécouvrent leur rôle de service du peuple, au milieu des gens. Dans les pays de l’hémisphère nord également, les « nouvelles communautés » modèlent peu à peu un nouveau style de vie ecclésiale. Ces laïcs ne quittent pas le monde : ils y sont insérés et y donnent un témoignage chrétien explicite, à la fois personnel et communautaire. C’est un enjeu ecclésial, mais en même temps humain et social ; dans notre société éclatée et disloquée, la reconstruction ne viendra pas d’en haut, mais de la base, à partir de petits groupes humains, capables d’agir, à la façon d’antibiotiques, pour rendre la santé et la cohésion au tissu social de base, dans la société et dans l’Église.

Ce rapide énoncé des enjeux apostoliques manifestés par les signes de notre temps ne trace qu’une esquisse imparfaite de ce à quoi nous invite maintenant l’Esprit. Il nous situe toutefois devant les appels et les défis que sont la croissance du laïcat dans l’Église, la planétarisation de la société humaine et la promotion de la justice dans cette société, la vitalité de la réflexion et de la pratique chrétiennes dans les nouvelles cultures. Tâche immense, chantiers nouveaux. Nous sommes invités à une inventivité toujours en éveil et à une confiance radicale en ce même Esprit, qui non seulement ouvre nos cœurs et nos esprits à son action présente, mais aussi nous fait agir dans son mouvement de grâce.

Rue Marcel Lecomte 25
B-5100 WÉPION, Belgique

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