Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La femme dans la vie de l’Église (II)

À propos d’un essai de théologie féministe américaine

Michèle Aumont

N°1992-3 Mai 1992

| P. 193-198 |

Dans cette seconde partie de son étude du livre d’E. Schüssler-Fiorenza (voir le début dans Vie consacrée, 1992, 89-100), l’auteur indique, à partir des forces et des faiblesses du point de vue adopté par l’exégète germano-américaine, quelles questions demeurent et quelles orientations s’avéreraient fécondes. Une finale qu’on espère voir bientôt développée.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

La thèse de Madame Schüssler-Fiorenza que nous avons fidèlement rapportée dans la première partie de cet article (Cf. Vie Consacrée, 1992, 2, 89-100) appelle, disions-nous, tout un dégradé de réflexions allant du positif au négatif ; mais elle soulève aussi bien des inquiétudes. C’est l’objet de la seconde partie de cet exposé.

Les éléments positifs

Les éléments nettement positifs tiennent à la valeur historique et documentaire de l’œuvre qui vient d’être analysée. Grâce à l’auteur, on réalise infiniment mieux ce que durent être l’accueil, la diversité d’interprétation et le laborieux développement de la Bonne Nouvelle - ainsi que les risques considérables qu’elle dut affronter et surmonter.

En ce qui concerne l’institutionnalisation, comment ne pas reconnaître à la fois sa nécessité et ses pesanteurs ? Dès la vie des premières communautés chrétiennes, nous avons vu le souffle de l’Esprit requérir sa libre expression, tandis que cherchait à le contrôler ou à le maîtriser le primat donné aux formes et à l’organisation.

À toutes les époques, comme aussi à la nôtre, écart ou distance existent, forcément, entre la grâce elle-même, d’un côté, et, d’un autre côté, sa manifestation, par l’intéressé, ou son acceptation par les autres ; ou encore, entre quelque « inspiration » que ce soit d’un côté, et, d’un autre côté, les règles bien établies de la communication ou les formes d’expression, par lesquelles doit passer la première pour s’épanouir et durer. Au plan religieux comme au plan artistique, la déperdition est inévitable entre ces « souffles » venus d’ailleurs et leur transmission, soit pour leur réception ou leur partage par autrui, soit pour leur « homologation ».

Ainsi nous est-il rappelé ici, objectivement et rigoureusement, que le spirituel doit s’incarner dans l’espace et dans le temps. Le phénomène est universel. Sous nos deux et pour les humains que nous sommes, l’expression et la formulation du plus profond, parfois indicible, impliquent une actualisation, une logique et des règles, généralisables et conservatoires, forcément quelque peu réductrices.

En ce qui concerne la patriarcalisation, l’apport et le rappel sont également très positifs. L’auteur montre nettement le cheminement qui s’est produit à l’égard des femmes. Sont en effet précisés, avec rigueur, les rôles et places tenus par des femmes, leur défense et parfois leur préséance au temps de Jésus et immédiatement après ; l’autorité dont certaines ont joui, soit dans les Églises domestiques où elles occupaient une place centrale, soit dans une Ecclesia comme celle de Corinthe, ou encore comme prophétesses. Mais Madame Schüssler-Fiorenza fait aussi apparaître, en contrepoint, les positions socio-culturelles des Israélites ; celles dont héritèrent tout naturellement les apôtres, puis les disciples plus éloignés et jusqu’à Paul lui-même ; le déchirement de Pierre, entre sa fidélité retrouvée au Seigneur et sa « jalousie » vis-à-vis de Marie-Madeleine ; la double interprétation donnée à certains passages des Épîtres. En particulier, cette image fondamentale de l’union du Christ et de l’Église, base de notre foi et invitation conjugale de si haut vol, qui est participation sacramentelle à l’unique sponsalité. En vue d’une telle communion, l’union réalisée du « deux en un » excède si largement toute espèce de dualité sexuelle qu’elle supprime jusqu’à la notion même d’infériorité, tout en maintenant la différenciation originelle.

Le lent éloignement des comportements masculins, par rapport à ce sommet de l’amour et de la volonté divine, nous le voyons s’opérer dans la « reconstruction » de l’auteur. Il passe des mises en garde des femmes prophétesses ou missionnaires au retrait de leur pouvoir d’enseigner, de parler et de baptiser. Et il en vient aux interprétations de la création, revues et corrigées dans le prolongement ou la montée d’un androcentrisme, parfois suggéré ou entretenu par le contexte, parfois né du péché d’orgueil ou de l’esprit de possession ou d’appropriation. Et il va jusqu’à l’exclusion, la subordination et la ségrégation de la moitié féminine de l’humanité.

Bien que nécessaire, l’institutionnalisation risquait continuellement de se faire aux dépens de l’esprit. Et, de fait, la croissance du phénomène chrétien, consolidée par le développement inéluctable des structures ecclésiales, ne s’effectua pas, ou pas suffisamment, dans le respect des uns et des autres, dans la coopération, dans l’apport respectif des spécificités masculines et féminines. Bref, il ne s’inscrivit pas dans le prolongement de ce que le Christ lui-même avait entrepris de nous faire vivre.

À ce point de vue, le réquisitoire de l’ouvrage est bien fondé. La patriarcalisation fut un amoindrissement. Les deux plans incriminés ici sont du reste liés en profondeur au traitement infligé à l’Esprit. Pour ces avancées en androcentrisme ou en andromorphisme, l’Esprit fut contraint et mis sous le boisseau. Moins bien écouté et suivi, il dut être « attristé » ; puis, mis à mal par le Prince des ténèbres, cela se traduisit par la mise à l’écart des femmes. Et, désormais, tout un courant est à remonter. De ce double apport, solide, construit, en quelque sorte inattaquable, comment ne pas être reconnaissant à la théologienne américaine ?

Les éléments moins positifs et dommageables

Tel qu’on peut l’extraire de l’ouvrage, cet aspect positif de l’apport est néanmoins seulement virtuel. En effet, de la manière dont ils se présentent, les chapitres n’offrent pas la réalité historique « en soi », ni telle qu’elle fut : ils la découvrent telle qu’elle est reçue, décryptée et soufferte par le point de vue féministe. Il n’y a là ni tromperie, ni malhonnêteté : c’est tout à fait conforme à l’annonce de la visée. L’entreprise est « une reconstruction de l’histoire dans une perspective féministe ».

Dans la même ligne, mais plus gravement, une autre attitude est présente à travers toute la trame : la revendication ou la volonté de reconquête des « pouvoirs religieux » pour les femmes. Plus précisément, leur non-exclusion du sacerdoce et des postes de responsabilités ecclésiales. C’est même là, en effet, sa ligne directrice et sa dynamique.

L’évidente qualité de l’information et des connaissances aurait requis plus de rigueur et d’impersonnalité dans le propos. Quitte à ce que fussent présentées ensuite les condamnations des dérives du passé et les propositions ou revendications de l’auteur, ou des féministes, concernant l’avenir. Autrement dit, cet ouvrage aurait pu atteindre bien mieux ses buts si l’auteur avait procédé plus objectivement. C’est-à-dire en historienne et théologienne, mais en s’impliquant moins elle-même, comme personne et comme membre de courants ou de mouvements.

Cette constatation et ce regret ne sont-ils pas du reste à étendre à tout le féminisme actuel et pas seulement dans l’Église ? Si l’humanité veut passer à une nouvelle étape, vraiment fructueuse, de son cheminement, il lui faut accoucher elle-même sa propre novation. À cet égard, le féminisme - ou plutôt les féminismes - furent des moments nécessaires et féconds. Désormais, les femmes sont en mesure de s’affirmer et d’œuvrer aux côtés des hommes, partout où elles le peuvent. Il leur revient d’en finir avec leurs plaintes et de faire leurs preuves, comme elles le font, du reste, de plus en plus. Non en parlant d’elles et à leur propos. Mais en s’attaquant elles-mêmes, avec leur énergie et leurs compétences acquises, aux grands problèmes de notre temps : ceux de nos sociétés, du monde et de l’Église ou des Églises. Elles ont à apporter leur contribution aux questions fondamentales qui nous sollicitent tous et toutes. C’est ce que tant de jeunes comprennent admirablement.

Pensé, construit et présenté tout entier selon un mode contestataire, un ouvrage comme celui-là ne saurait atteindre ce but. Au plan de l’Église catholique, il ne donnera pas plus d’audience aux théologiennes féministes. Pensé, construit et présenté autrement, sa contribution aurait pu être notoire, magistrale même, pour la vie de l’Église et son cheminement.

Les éléments critiquables et inacceptables

Pour qui se donne en toute disponibilité à la lecture de En mémoire d’elle, l’ouvrage pâtit d’un manque évident. Le plan intellectuel y a, non seulement toute sa place, mais toute la place. Par contre, le plan spirituel, lui, est absent. C’est là un creux terrible et capital. Il fait mal et tout s’en ressent.

Il était tout à fait juste de montrer, preuves à l’appui, ce qui avait été retiré ou refusé aux femmes. Il était légitime et sain de décrire un cheminement qui fut en leur défaveur et se tourna de plus en plus fortement contre elles. Sans doute convenait-il, dès lors, de réclamer qu’on en vînt, ou revînt, dans l’Église, à d’autres attitudes et situations. Mais, pour que ces points de vue fussent parfaitement défendables, il eût fallu que protestations et aspirations apparussent autrement. Non seulement, comme autant d’atteintes et d’injustices à l’égard des femmes, mais comme autant de manques faisant défaut aux hommes, au peuple de Dieu et à Dieu même. Il eût fallu que les souffrances féminines, ici incitatrices, fussent des souffrances d’amour. Autrement dit, ce qui était effectivement à réclamer aurait dû l’être non exclusivement, ni même principalement pour elles, qui se sentirent frustrées, mais au regard de la cause même de la justice et de l’amour, et même d’une réalité qui nous dépasse tous, les uns et les autres. Et, dans cette perspective, au nom d’une vraie douleur de ne pouvoir donner ce dont elles étaient porteuses et riches.

Était-ce impossible ? Ne convenait-il pas, au moins, de tenter de telles interpellations en toute générosité et ouverture ?

Les propositions ici faites par Madame Schüssler-Fiorenza vont aux antipodes de cette positivité suprême. Ayant rencontré et analysé tant et tant d’obstacles, de causes et de moyens de relégation, de modes d’infériorisation des femmes, la théologienne féministe convie ses sœurs à réaliser, au nom de la défense de leur « sororité », leur propre ekklesia - ce qui est un comble et un non-sens. Elle tente cependant de prévenir les objections, dont elle pressent la formulation ou qu’elle a déjà rencontrées : une telle « Église des femmes » ne réaliserait pas la plénitude de l’Église ; et cette entreprise ferait preuve d’un sexisme inversé. Elle écarte la première objection en répondant que l’Église patriarcale a fait de même et rompu, par là, et la première, avec la plénitude de l’Église ; et à la seconde, elle objecte à son tour que, pour survivre spirituellement, les femmes ne peuvent que « se rassembler pour reprendre possession de leur pouvoir spirituel et se libérer de la colonisation mâle ». Piètre défense, s’il en est ! Et, comme si elle le sentait, elle ajoute aussitôt : « en face de situations d’oppression, que faire d’autre ? » C’est bien en effet tout le problème et l’auteur n’y répond nullement...

Que faire d’autre ?

Il s’agit de prendre le problème différemment. En partant des mêmes éléments historiques, sociologiques et religieux, mais considérés autrement. Alors, les « faits » bruts, qui ont effectivement blessé et sanctionné la moitié, féminine, de l’humanité, apparaîtront comme ayant appauvri sa totalité. Cette seule perspective est, d’elle-même, assez dissuasive pour nous empêcher de miser, pour réagir, sur les frustrations ressenties et d’y puiser une énergie essentiellement combative. Là, notre regard spirituel se forme dans l’indispensable et première charité (caritas), celle de l’intelligence. Au niveau de compétence et de savoir dont témoignent ici l’œuvre et l’auteur, l’attente peut dès lors porter sur une parole. Non venue de nous, mais à venir par nous. Nous interrogeant sur ce que nous sommes, non par nous-mêmes, ni à nos propres yeux, mais sur ce que veut de nous celui qui nous donne l’être.

D’où l’interrogation, à mon avis, essentielle : qu’est-ce que « il » et « elle » du point de vue théologique ? Tels sont pour nous, indissolublement, l’alpha et l’oméga de la seule question qui vaille d’être posée. Et prioritairement. Reçu et porté « en mémoire de lui », s’y explicitera dès lors ce qui peut et doit aussi être reçu et porté « en mémoire d’elle ». Pas ailleurs, ni autrement. Dans le sein de l’Église, notre commune mère, en qui la femme a déjà toute sa place. Laquelle exactement ? Et comment la vivre et la faire vivre en termes contemporains, dans notre marche vers l’un ? À nous de trouver l’une et l’autre, mais ensemble, hommes et femmes.

B.P. 35
F-29160 CROZON, France

Mots-clés

Dans le même numéro