Un homme livré à sa grâce
Le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus
Claude Escallier
N°1992-2 • Mars 1992
| P. 113-123 |
Une grande figure spirituelle du XXe siècle nous est présentée ici dans une sorte de portrait biographique qui introduira à la doctrine du fondateur de l’Institut Notre-Dame de Vie, l’un des maîtres du Carmel contemporain.
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« Le Fils de l’Homme va ».
Il marche, porté par l’Esprit, dans la volonté de son Père,
Il marche dans la voie que Dieu lui a tracée,
Il réalise le dessein de Dieu,
Il est porté par son Esprit, il dit oui, il adhère :
À quoi ? À tout : au sacrifice sous toutes ses formes.
Ainsi méditait, devant Jésus au Jardin des Olives, le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus [1], ce prêtre, ce carme, ce fondateur, cet homme de notre siècle que l’Esprit de Dieu façonna tout livré à son souffle. Et dans ces ténèbres de notre Rédemption, il osait poursuivre :
Peu importe ce qui suit, c’est d’adhérer qui importe.
Peu importe où l’Esprit doit nous conduire, c’est d’être avec
lui qui importe,
peu importent les bas-fonds ou les hauteurs où il veut nous loger.
c’est d’être avec lui, gardé, pris par lui qui importe.
« Qu’importe » ! Leitmotiv bien connu du Père Marie-Eugène qui n’eut jamais qu’un seul souci : être mû par l’Esprit de Dieu. Aucune parole, en vérité, n’est plus souvent citée par lui dans son livre Je veux voir Dieu [2] que ces mots de l’apôtre : « Ceux-là sont les vrais enfants de Dieu qui sont mus par l’Esprit de Dieu » (Rm 8,14). N’affirmait-il pas, à travers l’une de ces boutades dont il était familier, que sa retraite annuelle était terminée lorsqu’au bout de deux ou trois jours, il pouvait noter : « L’Esprit Saint est là » ?
Il sait bien pourtant, ce carme à l’oraison si profonde et si dépouillée, ce fils de Jean de la Croix [3], que dans ce domaine des manifestations de l’Esprit, le risque est grand de confondre naturel et surnaturel ! Une seule garantie de vérité à ses yeux : se livrer à sa grâce ; non point simplement « à Dieu », ce qui favoriserait peut-être un certain flou, un vague dénué de réalité, mais à la grâce de Dieu en soi, à toutes ses exigences, à cette incarnation véritable de l’Esprit qui identifie au Christ….
Or la grâce en chacun de nous ne se nomme-t-elle pas d’abord grâce baptismale ? « Exercez votre grâce baptismale », ne cessait de répéter le Père Marie-Eugène à la base de tout enseignement. « Croyez en votre foi » ! « Tout acte de foi atteint Dieu infailliblement... » Et de rappeler encore la force de l’espérance qui aspire et gémit, la nature de la charité pour Dieu, faite d’une adhésion de la volonté à la volonté divine. Aussi faisait-il de ces vertus théologales, reçues au baptême, de la foi en particulier, le fondement de toute prière authentique.
Dans les retraites, confiait-il, je prêchais toujours une instruction sur la foi ; cela paraissait un peu abstrait, rude, mais je me suis aperçu que c’était celle-là qui était la plus fructueuse en enseignements pratiques.
Il faudrait ici évoquer les entretiens paternels du fondateur avec les jeunes membres de l’Institut séculier Notre-Dame de Vie, auxquels il apprenait à faire oraison.
L’oraison, c’est l’exercice de la vertu surnaturelle de foi, redisait-il volontiers. Vous y allez pour trouver Dieu. Le moyen ? Il n’y en a qu’un : c’est la foi.
Dans l’oraison, je ne sens rien...
C’est tout à fait normal puisque le Bon Dieu ne se sent pas !
Je n’ai pas la foi...
Vous êtes baptisé ? Donc vous l’avez !
Mais je ne sens pas ma foi.
C’est une vertu surnaturelle. Comment pourrait-on sentir
qu’elle agit ?
Mais je n’ai rien trouvé !
Vous avez trouvé Dieu parce que la vertu de foi atteint son
objet comme ma main touche la table....
L’homme de prière qu’il était ne cachait point toutefois la souffrance jalonnant la purification progressive de notre foi et le rôle de la pauvreté dans cet affinement : car « la perfection de la foi, elle n’est pas dans la richesse mais dans la pauvreté des moyens naturels qu’on utilise et la pauvreté des effets sensibles. Les effets réels de transformation ne se voient pas ».
Ils ne se percevront pas dans l’immédiat, en effet, mais « à leurs fruits », à ces fruits de docilité et de disponibilité accrues à l’Esprit de Dieu...
Souplesse et abandon aux appels successifs de sa grâce : telles sont bien, dès l’éveil de sa foi, les dispositions du jeune Henri Grialou, qui ne souhaitait d’être que « la petite chose du bon Dieu » :
Qu’il puisse faire de moi ce qu’il voudra, user ma vie peu à peu ici ou ailleurs, ou me l’enlever d’une autre manière, comme il voudra.
À l’âge de onze ans seulement et dans l’unique but de réaliser sa vocation sacerdotale, il acceptera de s’exiler en Italie pour y faire ses études dans un collège des Pères du Saint-Esprit : ceux-ci les assuraient gratuitement et l’enfant, ainsi, n’aurait pas à peser sur le mince budget familial d’une mère veuve avec cinq enfants. Imagine-t-on pourtant le sacrifice réalisé quand on sait que l’adolescent partit seul et ne rentra pas chez lui de trois ans ?
Du séminaire de Rodez où, quelques années plus tard, il poursuivait sa formation et avouait désirer surtout « allumer en [son] cœur un foyer d’amour que rien ne puisse éteindre » [4], il se trouve arraché par la guerre et rejoint le front comme volontaire à la place d’un père de famille. La guerre est dure, terrible, sauvage, écrit-il à un ami... Mais la flamme allumée, déjà, affirme son emprise (« je tâcherai de rester avant tout séminariste ») et c’est elle seule qu’il suivra au retour malgré les perspectives d’une brillante carrière possible :
J’ai opté pour le prêtre à fond.
Or voici qu’au soir du 13 décembre 1920 [5], en lisant l’Abrégé de la vie de saint Jean de la Croix pendant sa retraite de sous-diaconat, le futur prêtre est pour ainsi dire « victime » d’une lumière fulgurante : « Dieu le veut au Carmel » ! N’avait-il point cessé de répéter intérieurement, de la première à la dernière ligne de ce petit livre jugé d’abord insipide : « C’est exactement ça » ?
Il n’avait jamais vu un carme de sa vie, ignorait même s’il s’en trouvait alors en France. Qu’importe ! La grâce est là, pressante, elle appelle : il s’y livre sans réserve, dans le sillage déjà du grand prophète Élie, dont il écrira plus tard dans Je veux voir Dieu :
Équilibre et synthèse sont réalisés dans la vie du prophète par Dieu qui l’a saisi et le meut. Le prophète est constamment à la recherche de Dieu et constamment livré à son action intérieure ou extérieure. Il se livre et c’est toute son occupation à lui. À Dieu de disposer de lui...
L’opposition très douloureuse de sa mère, qui pour son fils avait consenti à tant de sacrifices, qu’il aimait lui-même « jusqu’à la passion [6] », le brise mais n’entame pas sa résolution de suivre « la volonté du bon Dieu si nettement manifestée [7] ».
Le soir de son arrivée au couvent des Carmes d’Avon, le 24 février 1922 - deux semaines après son ordination et, sans le savoir encore, à la date même où saint Jean de la Croix était entré au Carmel -, il écrit :
Je ne sais pas comment il se fait que Dieu m’ait conduit ici, je ne sais pas non plus où Dieu veut me conduire. Je sais seulement que c’est sa voix que j’entends.
Profonde certitude, qui jamais ne le quittera, mais ne l’empêcha point d’expérimenter ce que le Livre des Rois nous rapporte du prophète Élie : « Seigneur, c’est assez. Retirez mon âme de mon corps, car je ne suis pas meilleur que mes pères... ». Au comble de la souffrance, en effet, quelques jours après avoir quitté sa mère, il confie à sa sœur Berthe :
Depuis que le sacrifice est fait, Jésus paraît vouloir me laisser à mes propres forces. [...] J’avais cru à mon intelligence et à toutes sortes de qualités naturelles. Il m’a donné toutes sortes de désillusions. [...] Autrefois dans mes désirs de souffrir, je me réservais toujours maman, il me semblait que le bon Dieu avait le droit de me frapper partout ailleurs sauf là. [...] Tout le reste ne m’eût presque rien coûté en comparaison de cela. J’essaie cependant d’en remercier Jésus.
« C’est la récompense de la coopération, commentera plus tard le Père Marie-Eugène à l’occasion d’une expérience semblable d’écrasement intérieur. [L’Esprit] se manifeste quand il veut et comme il veut pour son œuvre et pour sa gloire. Après, sa présence suffit et il suffit d’y croire, en sentant sa faiblesse, ses manquements, des terreurs vaines... [8] »
Mais à l’époque de son entrée au carmel en 1922, le nouveau prêtre entretenait depuis longtemps déjà une intimité croissante avec la petite « sœur » Thérèse de Lisieux ; ne la comparait-il pas à une « amie d’enfance » qui, à mesure qu’il grandissait, lui « livrait ses secrets » [9] ? Aussi pouvait-il d’emblée reconnaître, dans ces impressions de faiblesse, cette soudaine prise de conscience de son « rien », la présence de l’Esprit qui ne livre à la pauvreté - à la vérité - que pour mieux creuser dans l’âme des espaces de vie divine :
Plus on est faible, sans désirs ni vertus, plus on est propre aux opérations de cet amour consumant et transformant...
Le Père Marie-Eugène fut bien, à vrai dire, un frère spirituel de Thérèse, l’un de ses disciples « les plus importants au XXe siècle et pour les temps à venir [10] ». Et s’il travailla avec flamme à en révéler à tous les secrets « dans les faubourgs, sur les boulevards, partout où il y a des âmes que Dieu appelle à son intimité divine [11] », un instinct spirituel très sûr le conduisit à mettre l’accent sur ce qui lui paraissait le plus adapté à nos tempéraments modernes : l’utilisation de notre faiblesse, l’acceptation et même l’amour de notre pauvreté, nos « mains vides », ce « véritable gagne-pain spirituel [12] ».
Réalisme thérésien... Être livré à sa grâce, c’est précisément tendre à la sainteté à travers des situations personnelles très concrètes, - et souvent très imparfaites ! Mais il faut là encore laisser la parole à ce pédagogue expérimenté dont le vocabulaire imagé rapproche les expériences :
Quand on est boiteux et qu’on le constate, on en tient compte pour ne pas aller aussi vite et on achète une chaussure pour gens qui boitent. La vérité ne crée pas de complexe : elle délivre ! Elle fait prendre les moyens nécessaires. [...]. Quand on entend la parole de saint Paul : « C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis », ce n’est pas une parole qu’on répète pour faire son petit saint ; c’est une évidence pratique, une vérité expérimentée. L’enfance spirituelle est là. C’est reconnaître son néant, sa pauvreté, sa faiblesse ; c’est utiliser cette connaissance pour recourir à Dieu et lui dire : « Vous êtes venu pour les pécheurs, pour les pauvres gens, me voici, je suis du nombre, par conséquent j’ai droit à ce que vous m’aidiez, j’en ai besoin... ». Devant cette pauvreté, devant cette misère qui s’offre, le bon Dieu descend toujours parce qu’il a l’occasion d’exercer sa miséricorde.
N’y aurait-il point là une lumière à la fois très pratique et précieuse pour tous ceux dont le psychisme est ou reste fragile à la suite de telle ou telle épreuve, pour tous ceux qu’étreignent angoisse, lassitude, tentation de désespérer ?
Initiateur de la publication intégrale des manuscrits authentiques de Thérèse de Lisieux [13], le Père désirait que chaque lecteur puisse justement y découvrir le « vrai de la vie », cette épaisseur quotidienne, la trame réelle de l’existence de celle que Pie XI venait de proclamer « la plus grande sainte des temps modernes ». Il aimait souligner en riant combien il était consolant d’avoir une sainte canonisée qui dormait à l’oraison ! Ou analyser cette non moins consolante réalité : la névrose de Thérèse et sa guérison lors de sa grâce de Noël 1886 [14]. « Dieu est la santé de l’âme... »
Mais le psychisme ne serait-il pas complètement guéri, l’humain présenterait-il encore des défaillances : qu’importe ! Et si Dieu voulait que nous entrions dans le Royaume des Cieux avec un œil en moins, avec une jambe en moins, comme il le dit ; s’il ne voulait pas pour nous de perfection psychique ou psychologique ? C’est sur l’amour que nous serons jugés, la plénitude d’amour qu’il veut réaliser en nous :
Qu’importent les qualités naturelles ! La grande richesse, c’est d’être pris par l’Esprit, d’être transformé par l’Esprit.
L’essentiel reste donc toujours de se livrer sans réserve à sa grâce, selon les modes divers - parfois déconcertants - voulus par l’Esprit Saint lui-même. Mais comment discerner pratiquement les manifestations de la volonté divine sur chacun de nous ? Si le grand maître intérieur du Père Marie-Eugène fut sans conteste la présence de l’Esprit, qu’il appelait « son ami », il savait en reconnaître la sollicitude, avec esprit de foi, dans les événements ou situations « providentiels ».
L’âme doit croire à cette sollicitude amoureuse et efficace de la Sagesse divine, écrit-il dans Je veux voir Dieu. Elle doit en découvrir le témoignage en tout ce qui lui arrive et puiser en tous les événements qui la touchent, la grâce et la lumière qui y ont été déposées pour elle.
Mais les causes secondes, libres, humaines, mues parfois par la malveillance ou la haine, seraient-elles également signes de l’action de la Providence ? Oui sans doute, puisque la sagesse divine, selon les mots de l’apôtre, « fait tout concourir au bien de ceux qui l’aiment » (Rm 8,28) et n’accule les siens à l’héroïsme que « pour faire monter de leur âme les cris et les mouvements qui libèrent pour les sommets [15] ». Événements, situations, causes secondes, ordres du responsable : tout devient, aux yeux de celui qui croit, nourriture pour sa grâce et moyens de fidélité...
Ainsi en fut-il du Père Marie-Eugène, jeune religieux. Après quatre ans passés à Lille, où il se consacra à la diffusion de la doctrine du Carmel, il fut envoyé à l’autre bout de la France, dans une œuvre de pré-noviciat, peu prospère, et dont il ne voyait pas la nécessité. Mais pouvait-il refuser [16] ? La nouvelle lui parvenait la veille de l’Assomption... Il y voit aussitôt »une manifestation des volontés actuelles du bon Dieu. [Elle] brise, ou du moins semble briser, des attraits bien chers. Que le bon Dieu soit béni de tout, lui qui édifie en paraissant détruire [17]".
Toute sa vie, le bon Dieu l’a déconcerté, confiait-il souvent : « Je partais, je croyais à une route droite et puis, un stop à 150 mètres ou tout près. Il faut s’arrêter pile, tourner à droite ou à gauche. On sait bien que c’est lui qui veut ça [18]... »
Aussi profitait-il de chaque occasion pour exhorter à la souplesse et à la patience, cette patience surnaturelle qui est peut-être notre seule vraie collaboration à l’œuvre de Dieu. Aux carmélites de Shanghai persécutées puis expulsées de leur pays, il écrit paternellement :
Vous partez dans le lointain Davao. Vous y ferez l’œuvre de Dieu puisque l’obéissance vous y envoie. Allez avec confiance et ne regardez pas en arrière. Ce que vous avez fait à Shanghai est grand parce que vous avez obéi et que vous vous êtes abandonnées à Dieu. Il en sera de même à l’avenir. Seul l’Esprit Saint connaît le but pour chacun de nous, la voie et les moyens. Puisqu’il est en nous et que nous sommes à lui, abandonnons-nous simplement au jour le jour, moment par moment. Nous serons ainsi instruments dociles pour la réalisation de son œuvre, c’est-à-dire l’édification du corps mystique du Christ.
Il en alla de même pour la fondation de l’Institut Notre-Dame de Vie : nul « planning » dans ce projet mais conviction - dans l’Esprit - que ce « trésor [du Carmel] devait être diffusé humblement, largement, à toutes les âmes [...], dans tous les milieux, pour les appeler à l’intimité de Dieu, leur dévoiler les secrets de son cœur [19] ». Aux tout premiers membres du groupe, il redisait :
Il faut avoir l’humilité de savoir attendre le moment, la manière, l’heure, la grâce du bon Dieu, au lieu de nous précipiter dans des réalisations qui seraient forcément orgueilleuses parce que personnelles.. [...] Nous en avons fait l’expérience : c’est au moment le plus critique, où tout semble aller le plus mal, lorsque tous les chemins se sont fermés qu’apparaît une seule solution, celle d’aller de l’avant, plus loin, et c’est ainsi que le bon Dieu nous fait progresser.
*
En somme, et tel est bien l’axe central de l’enseignement pratique du Père Marie-Eugène, tout se résume dans le « don de soi » qui, pour être parfait, lui semblait devoir réunir les qualités d’un don absolu, indéterminé et souvent renouvelé... Le problème si souvent discuté de l’appel à la contemplation ne se résolvait-il pas pour lui, comme pour Thérèse d’Avila, dans cette constatation de fait : Dieu nous appelle tous à boire de l’eau vive ? « Mais nous nous estimons à un si haut prix, soupire la réformatrice du Carmel. Nous sommes si lents à faire à Dieu le don absolu de nous-même que nous n’en finissons plus de nous préparer à cette grâce [20] »...
Exigence très concrète de générosité et d’oubli total de soi qu’expérimenta ce fils du Carmel, tout donné à son ordre, qu’il dut servir à Rome, dans les plus hautes responsabilités, pendant plus de douze ans. Sa dernière conférence, en décembre 1966, porte précisément sur le don de soi, clef de voûte de toute vie spirituelle :
Dieu attend de nous l’hommage de notre liberté. C’est le plus grand acte d’amour que nous puissions faire. Il est l’acte à faire et à renouveler sans cesse et à perfectionner chaque jour... Il faut arriver ainsi, par la répétition du don de soi, à une souplesse de volonté, de telle sorte que nous soyons toujours en train de dire OUI !
Oui au Christ, oui avec le Christ, oui à l’Église [21], dans la mouvance de l’Esprit Saint. Tel est le trésor que cet homme de Dieu voulait léguer à tous, prêtres [22] et laïcs, trésor lui-même longuement contemplé au pied de Marie, devenue mère de vie au jour de l’annonciation :
La Vierge Marie, sans hésitation, sans demander quelques jours pour réfléchir et consulter ou même quelques instants pour se préparer, donne pour elle-même et pour toute l’humanité son adhésion au plus sublime et au plus terrible des contrats : à l’union en son sein de l’humanité à la divinité, au Calvaire et au mystère de l’Église. Et le Verbe se fit chair grâce au fiat de la Vierge, qu’une disposition d’offrande complète et indéterminée avait depuis longtemps préparé en son âme souple et docile.
Le Père Marie-Eugène était un Aveyronnais, un homme de grande stature, à l’esprit vigoureux et réalisateur, doté d’un bon sens à toute épreuve. Il aimait passionnément l’Église et le Carmel et c’est en vrai fils de son ordre qu’au cœur de ses multiples activités, il accorda toujours la priorité à la prière silencieuse prolongée, de nuit comme de jour.
À tous ceux qui l’ont rencontré, il a laissé l’impression d’un homme complet, tenant sans effort « les deux bouts de la chaîne » : en lui s’harmonisaient les profondeurs de la prière et les réalisations pratiques les plus audacieuses, une foi à déplacer les montagnes et le solide bon sens d’un paysan du Rouergue, l’esprit d’enfance et la vigueur au service des droits de Dieu, la paternelle bonté et les exigences d’un don « sans rapine », l’ouverture aux perspectives les plus modernes et la fidélité aux richesses de la tradition ecclésiale... Comment s’en étonner lorsque commence à s’éclairer, maintenant qu’il est « dans la Vie », le mystère de sa grâce [23] ?
Le Cardinal Newman, dont nous venons de célébrer le centenaire, caractérisait ainsi, selon Jean Guitton, « le signe suprême de la vérité d’une pensée » :
est d’unir en elle la diversité, la variété, le développement, qui sont les caractères de toute existence, - avec la substance, la permanence, l’identité foncière, qui sont les signes de l’Essence.
Après cette année 1991 où l’Église célébrait le quatrième centenaire de la mort de saint Jean de la Croix, la grâce du Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus ne s’offre-t-elle pas à nous comme l’un des chemins les plus directs pour redécouvrir à sa suite [24] les secrets de la « Vive Flamme » d’amour ?
Kamishakujii
Narima-Ku
TOKYO, 177, Japon.
[1] Henri Grialou (1894-1967), en religion Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, carme, fondateur de l’Institut Notre Dame de Vie (1932).
[2] Synthèse de l’enseignement des maîtres du Carmel selon le cheminement de l’âme proposé par Thérèse d’Avila. 7e éd. Venasque, Éd. du Carmel, 1988 (1957).
[3] En 1961, un dominicain, le Père Vercoustre, écrivait à la fin d’une journée passée auprès du Père Marie-Eugène : « J’ai rencontré le Jean de la Croix du XXe siècle », Carmel, Mars 1968, 16.
[4] Lettre du 14 octobre 1911, Père d’une multitude, Lettres autobiographiques du Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Paris, Le Sarment/Fayard, 1988, 28.
[5] Anniversaire de la mort de saint Jean de la Croix, ce que le jeune séminariste ignorait absolument.
[6] Lettre à sa sœur Berthe Grialou, 26 juillet 1932, Père d’une multitude, 88.
[7] Lettre à Madame Grialou, 15. février 1922, Père d’une multitude, 42.
[8] Notes intimes, 9 décembre 1953.
[9] Cf. homélie du 3 octobre 1962. Pendant la première guerre mondiale, le Lieutenant Henri Grialou expérimenta souvent sa puissante protection : « Sœur Thérèse écarte les balles », écrivait-il à un ami.
[10] G. Gaucher. Préface, 12, à Ton amour a grandi avec moi. Un génie spirituel, Thérèse de Lisieux. Venasque, Éd. du Carmel, 1987.
[11] Carmel, mars 1968, 114-115.
[12] G. Gaucher, op. cit., 135. Venasque, Éd. du Carmel, 135.
[13] Cf. Père d’une multitude, 124-125.
[14] Cf. « La Grâce de Noël 1886 chez sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus », Carmel 1959-2, 97. Cf. aussi : « Une maladie nerveuse dans l’enfance de sainte Thérèse de Lisieux », Carmel 1959, 2, 81-96. Le Père Marie-Eugène se pencha longuement sur le problème des rapports entre le spirituel et le psychisme dans un chapitre de Je veux voir Dieu, intitulé « La Nuit de l’esprit : le drame », Tarascon, Éd. du Carmel, 756-820.
[15] Ibid.
[16] Trente-cinq ans plus tard, de nouveau élu provincial malgré un état de santé fort précaire, il redisait : « J’ai senti que refuser serait de ma part un acte tout à fait nouveau et singulier dans ma vie et surtout une infidélité à la grâce qui me sollicitait”.
[17] Père d’une multitude, 72.
[18] Entretien du 24 décembre 1966.
[19] Carmel, 1968, 114.
[20] Thérèse d’Avila., Vie, ch. XI, Paris, Éd. Seuil, 1949, 103.
[21] Le Père Marie-Eugène eut toujours un grand souci de soumission à l’Église. Il ne suivit jamais un mouvement intérieur, fût-il impératif, sans avoir d’abord obtenu, lorsque nécessaire, l’approbation de l’Église ou de ses supérieurs hiérarchiques.
[22] La formation des prêtres était, vers la fin de sa vie, l’une de ses préoccupations les plus constantes. Sans doute prépara-t-il de loin le récent Synode sur la formation des prêtres, lui qui voulait, grâce à un séjour prolongé dans un cadre spirituel de silence et de solitude, leur permettre de « réaliser la présence vivante et agissante de l’Esprit Saint dans l’Église et dans leur âme, d’accorder, dans la docilité, leur action à celle de l’Esprit » (20 février 1965).
[23] Sa cause de canonisation est officiellement ouverte dans le diocèse d’Avignon depuis Pâques 1985. On peut s’adresser au Père Postulateur, F-84210 Vénasque.
[24] « Au fond de mon âme, c’est avec saint Jean de la Croix que je vis », confiait encore le Père Marie-Eugène, en 1967, quelques jours avant sa mort.