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La femme dans la vie de l’Église

À propos d’un essai de théologie féministe américaine

Michèle Aumont

N°1992-2 Mars 1992

| P. 89-100 |

Le livre très connu d’E. Schüssler-Fiorenza fait l’objet dans ces pages d’un essai résolument positif où se succèdent présentation objective, ouverture critique et position dite alternative. Sans examiner la valeur d’une « reconstruction » à bon droit vivement contestée, l’auteur veut plutôt dégager du « contenu documentaire et historique », « la visée et le point de vue adoptés », de manière à montrer peu à peu le dégradé des résultats obtenus. Une analyse que nous publions en deux parties et qui s’achèvera sur d’autres perspectives.

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Pionnières en matière de féminisme socio-politique, les Américaines l’ont été, et le sont encore, aux plans religieux et théologique. Diversement accueilli et considéré, ce féminisme théologico-religieux ne peut être négligé tant à cause de son importance intellectuelle que de ses conséquences effectives. Il est comme l’expression des souffrances et des frustrations provoquées par des attitudes et des situations à prendre en compte.

À ce double point de vue, une Américaine, historienne et théologienne, Madame E. Schüssler-Fiorenza, publia en 1983 un gros ouvrage : En mémoire d’elle. Cet ouvrage s’emploie à poser et à traiter le problème de la présence, du rôle et des pouvoirs religieux des femmes, à partir d’une reconstruction féministe des origines chrétiennes. Traduit en France et publié en 1986 [1], ce livre a retenu, dès sa parution, l’attention des milieux spécialisés, mais sans être mis à la portée d’un public plus large. Sa lecture attentive ayant été nécessaire à certains de mes travaux, je souhaite faire partager ici les réflexions qui en découlent. Puissé-je ainsi apporter une petite contribution au vaste et difficile débat sur la place de la femme dans la vie de l’Église !

Cet ouvrage est, en effet, des plus intéressants à étudier et à scruter en profondeur. Il faut d’abord savoir gré à l’auteur d’avoir énoncé clairement et nettement la visée et le point de vue adoptés. Grâce à l’une et à l’autre, il est possible de lire l’exposé en opérant une distinction fondamentale : accepter et reconnaître sa richesse documentaire et historique, assez exceptionnelle, mais sans pour autant adhérer aux thèses féministes qui ont sous-tendu et accompagné tout le travail.

La visée et le point de vue adoptés

Pourquoi ? Parce que l’historienne-théologienne part du fait qu’il ne suffit pas de dénoncer la subordination des femmes aux hommes, ni le langage androcentrique de la tradition chrétienne. Pour conserver l’ordre patriarcal, considéré comme sacré, il y eut, dès les origines bibliques et dans la continuité néotestamentaire, « gynocide » et élimination systématique des femmes. C’est donc jusque-là qu’il faut remonter. Ce qui fut alors commis contre « elles », et à leur détriment, les a évincées dans le langage et dans les faits. Cependant, « elles » ne pouvaient être « effacées » pour autant. « Au cours de l’histoire, les femmes ont été méprisées, dépouillées, exploitées, torturées et tuées, et non pas effacées » (62).

Sans doute est-il possible de plaider et de réaliser une « sororité », comme rassemblement des exclues et des dépossédées, des opposantes et des contestatrices. Mais cette affirmation et cette construction d’un espace-temps appartenant aux femmes ne suffit pas. Il faut « rendre l’histoire », ou leur part dans l’histoire, aux femmes - qu’il s’agisse du plan socio-politique ou, comme ici, de l’histoire biblique.

En effet, la marginalisation et l’effacement des femmes, dont font preuve les textes anciens, bibliques et évangéliques, ne prouvent pas leur absence effective de l’histoire, telle qu’elle fut vécue. L’auteur se propose donc de procéder à une reconstitution féministe du monde. Bien au-delà des femmes contemporaines, il faut aller jusqu’aux « sœurs ancêtres » qui furent « à la fois victimes et sujets participants à la culture patriarcale » (69). Seul, ce passé remémoré et remis dans sa vérité peut « situer » les femmes, non à la périphérie mais au centre de la vie et de la théologie chrétienne (77). Il s’agit ainsi, pour les femmes, de « reprendre possession » de l’une et de l’autre. En particulier, en montrant qu’elles étaient investies du pouvoir et de l’autorité de l’Évangile ; qu’elles avaient place de figures centrales ; qu’elles occupaient des rôles importants. Au temps de Jésus et au début du christianisme.

Car les femmes ont joué des rôles de leader. Elles ont participé activement aux premiers mouvements chrétiens. Elles ont été reconnues comme prophétesses, missionnaires, diaconesses et enseignantes. Elles ont même écrit des ouvrages. Pour saisir à nouveau ce que fut leur place, aux origines des temps évangéliques, il convient de procéder à un travail de « détective » et à un travail préliminaire de géologue, faisant sauter l’accumulation des couches et strates récentes, pour atteindre le fond et en scruter les détails. Ainsi annoncée, la « nouvelle méthode critique féministe », qui fait l’objet de la première partie du livre, porte, tout au long des deux parties suivantes, sur le contenu même de la recherche documentaire et historique. Il en ressort trois temps ou trois phénomènes historiques essentiels : le développement du christianisme des origines ; son institutionnalisation progressive ; et, en celle-ci, la patriarcalisation qui s’opéra. Nous nous limiterons pour l’instant à l’exposé de la thèse, réservant pour le numéro suivant nos suggestions critiques.

Le développement du christianisme des origines

La présentation de toutes les difficultés rencontrées par le développement de la Bonne Nouvelle nous fait de mieux en mieux réaliser que sa survie et sa croissance tinrent du miracle. D’une part, on prend ou reprend ici la mesure de ce que furent l’événement Jésus, le terme qui y fut mis par la mort en croix et la fragilité de ses suites, compte tenu du petit nombre de ceux et celles qui étaient concernés, ou même informés. D’autre part, on entre avec l’auteur dans ce que furent le contexte ambiant, les formes et modes des tentatives de développement, et les obstacles rencontrés.

Un pluralisme foisonnant

Le judaïsme et le christianisme des origines, loin d’avoir été monolithiques, ont eu à compter avec la complexité des contextes antérieurs, gréco-romain, en particulier, et leurs propres origines.

D’où la pluralité d’interprétations, de réactions et d’attitudes que suscitèrent d’emblée le message et l’appel du Christ. Ainsi, dans le seul domaine de l’expression de la foi chrétienne, trois formes sociales apparurent et se partagèrent les esprits. À un pôle, le radicalisme itinérant : il absolutisait le message, soit sur le modèle de sectes pré-existantes, soit en constituant des mini mouvements dont l’itinérance accroissait et la diffusion et la différenciation. À l’autre pôle, le radicalisme gnostique : il absolutisait des formulations mystiques, individuelles ou collectives, qui se particularisaient à mesure que le temps passait et que le mouvement s’étendait. Et, entre les deux, ce que l’auteur nomme la patriarcalisation de l’amour qui donna naissance à l’institution de l’Église. Dans cette dernière formule, point sans doute la visée précédemment schématisée ; mais au-delà de celle-ci, il est évident que ce dut être le chemin (laborieux) de l’évangélisation des Apôtres.

Les deux « mouvements »

Il semble bien que, dès le temps du Christ, deux mouvements se soient distingués : le mouvement de Jésus et un mouvement chrétien missionnaire. L’un et l’autre furent, différemment mais nécessairement, marqués par ce qu’était alors la théologie juive - avec, elle-même, ses propres différenciations entre théologie prophétique et théologie de la Sagesse. À ses origines, en tout cas, élaborée en Égypte, la théologie juive de la Sagesse célébrait Dieu en usant d’un langage et d’images « mâles », tout en soulignant leur inadéquation, tant la sainteté de Dieu et le refus de toute idolâtrie, à son égard, la préservaient d’attribuer, à Celui qu’on ne nomme pas, quoi que ce soit qui caractérisât l’humain.

Aussi la théologie juive se diversifiait-elle en une théologie prophétique, insistant sur l’unicité de Dieu, rejetant le mythe de couple divin et le caractère absolu des principes de masculinité et de féminité, mais conservant une conception patriarcale de Dieu, et une théologie de la Sagesse, plus libre tant à l’égard du culte des déesses, qui avait marqué toute l’antiquité gréco-romaine, que du souci monothéiste, désormais acquis, mais ayant partiellement intégré des éléments vraisemblablement originaires du culte des déesses.

Le mouvement Jésus, qui se posait en continuateur du Christ, avait toutes les apparences d’un mouvement charismatique. Ses membres se soustrayaient aux liens et aux responsabilités d’ordre familial. Parmi eux, se retrouvaient des petits, des pauvres et des femmes - ceux dont l’absence d’avenir social se voyait remplacé par une espérance - ceux qui étaient susceptibles de vivre, non l’expérience de la puissance de Dieu mais celle de sa bonté. Par la suite, ce mouvement devint la communauté des disciples égaux. Il semble que Marie-Madeleine y ait joué un rôle important et qu’elle l’ait gardé. En dehors d’elle, d’autres femmes à charisme visionnaire, dont certaines auraient connu des extases et dont d’autres auraient eu une forte influence en direction des non-Israélites. Pour tout ce groupe, sur la parole de Jésus, le Royaume (la Basileia) était proche et Jésus aurait été considéré comme le prophète et l’enfant de la Sophia. Tous les membres du mouvement Jésus se présentaient donc comme envoyés pour annoncer la Basileia, comme avenir miséricordieux de Dieu.

Le mouvement chrétien missionnaire, qui s’était principalement constitué autour de Paul et de Barnabé, avait ses centres à Antioche, à Jérusalem et en Galilée. Il aurait été essentiellement celui des missionnaires-voyageurs, itinérants déjà par leur métier, et qui formaient de petites équipes de deux, souvent en couples homme/femme, vivant peut-être des sortes de mariages spirituels. Tous allaient prêchant, convertissant et baptisant. Pour ses activités, ce mouvement vivait, lorsqu’il le fallait, du soutien des femmes riches. Ainsi aidé, il semble s’être divisé en fonction de l’accent mis sur l’un ou l’autre des deux ministères principaux : celui de la table et celui de la parole. Les femmes furent sans doute plus nombreuses et plus participantes au ministère de la table, accueillant et recevant chez elles, en leurs maisons, pour des réunions qui devaient renouveler ou évoquer le repas du Christ avec ses disciples. Ainsi se sont sans doute créées des Églises domestiques, souvent autour d’un couple. Le ministère de la parole fut plutôt le charisme et la responsabilité de Paul, qui ne semble pas avoir, pour sa part, fondé d’Église domestique. En un même lieu ou en des lieux différents, plusieurs Églises domestiques constituaient une Ecclesia.

Le pouvoir de l’Esprit et la diversité des interprétations

Chez les premiers chrétiens, l’expérience du pouvoir de l’Esprit fut fondamentale. L’annonce du Seigneur ressuscité et l’envoi, par lui, de l’Esprit avaient ouvert une ère nouvelle. Pour le mouvement Jésus, le Christ était le messager et le prophète de la Sopbia ; pour le mouvement chrétien missionnaire, il était la Sophia même. Chez les uns et les autres, chaque communauté chrétienne était conçue comme temple et partie du peuple de Dieu, parce qu’habitée par l’Esprit. Mais au-delà de ces données globales, des interprétations multiples se renforcèrent et se structurèrent, peu à peu, en une diversité de groupes ou de familles religieuses. Les uns et les autres donnèrent naissance aux premières hérésies : Marcionisme, Valentinisme, théories de Philon d’Alexandrie...

Aussi, sur tant et tant de questions, de méthodes et de moyens proposés, des discussions avaient lieu, qui entraînaient une pluralité de réponses - qu’il s’agisse de l’institution du repas commun, le futur repas eucharistique, ou du baptême ; des relations entre charismes et fonctions ; des différentes formes d’enthousiasme et du gnosticisme ; du paulinisme accepté par les uns et controversé par les autres ; du problème de l’autorité, etc.

L’institutionnalisation et le changement d’attitude vis-à-vis des femmes

À mesure que se développaient les mouvements issus du Christ et l’activité missionnaire des apôtres et des groupes, l’institutionnalisation du christianisme naissant devenait inévitable. L’effervescence et la spontanéité des manifestations de l’Esprit et de la foi avaient été bénéfiques. Mais les interprétations données ou à donner, les courants qui surgissaient, les différences ou divisions entre témoins ou messagers appelèrent une autorité qui rende homogènes doctrine et pratiques.

Dans ces premiers temps, semble-t-il, l’homogénéisation et l’institutionnalisation nécessaires passèrent par ce qui était sans doute primordial au cœur de l’appel du Christ : « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés ! » .Or, dans les attitudes entre hommes et femmes, et face à un tel appel, ce point était celui qui présentait le plus de contrastes et d’hétérogénéité.

L’apport de l’auteur est ici précieux. Tant pour ses connaissances historiques objectives que pour la sensibilité, voire la susceptibilité particulières que lui donne sa quête féministe.

Le constat des situations

Déjà dans le judaïsme, la façon de considérer la femme et de faire place aux femmes fut loin d’être uniforme. Participant ici à l’étude de la Torah, et là à des cultes de communauté, maintes d’entre elles ne furent pas perçues comme mineures ou inférieures, telles Ruth, Esther et Anne. D’autres encore furent traitées à l’égal des hommes, en fonction de leur statut social. Durant les débuts du christianisme, au cours de la vie même du Christ, outre sa mère, certaines femmes furent particulièrement importantes. En particulier, Marie-Madeleine, à qui son privilège de premier témoin de la résurrection valut même une certaine autorité, à laquelle il fut parfois fait appel par la suite, au point qu’il semble que des tensions aient surgi de ce fait entre Pierre et elle. Mais comment oublier qu’avant cet épisode crucial, déjà des femmes de Galilée étaient restées à proximité de Jésus, de son arrestation à sa passion, alors que les apôtres s’étaient enfuis ?

Du temps du Christ, comme durant les premiers temps du christianisme, des femmes furent membres de l’une et l’autre des deux tendances précédemment mentionnées, le mouvement de Jésus et le mouvement chrétien missionnaire. Pas toujours, ou pas seulement, comme bienfaitrices. Également pour leur culture et pour leur place centrale au cœur des Églises domestiques. Également comme diaconesses, mais pour l’Église entière et non à l’intention des seules femmes (telle Phébée), ou comme missionnaires charismatiques et efficaces (à l’exemple de Thècle, convertie par Paul, et qui eut à enseigner, prêcher et baptiser). De même, pour des rôles notables, mention est faite de Junias, Prisca, Lydie, Chloé, Thyatine... Après la Pentecôte, du reste, l’effusion du Saint-Esprit avait entraîné la reconnaissance du rôle prophétique de certaines d’entre elles. Peut-être quelque peu dans le prolongement ou à l’image de ce qu’avait été, naguère, la fonction des oracles et des prêtresses dans l’Antiquité ? Et avec, il est vrai, une réserve, de la part des apôtres, à cause de l’inclination dont certaines femmes faisaient preuve à l’égard des sectes.

Les transformations progressives

Les différences d’ouverture vis-à-vis des femmes paraissent avoir été plus ou moins importantes, selon les communautés. Des attitudes positives se développèrent, parallèlement à l’influence et à l’autorité déjà reconnues aux femmes dans la vie préalable des sociétés : à ce point de vue, par exemple, les Églises d’Asie bénéficiaient d’une certaine féminisation des fonctions de magistrature. D’autres attitudes, négatives, furent vraisemblablement dues à la plus ou moins grande fiabilité accordée à leur prophétisme et à ses conséquences.

En tout cas, des réserves naquirent peu à peu et se développèrent, instaurant, puis accroissant un dualisme homme/femme dans les esprits et les considérations. La coloration de plus en plus « sexiste » de ce dualisme s’étendit et s’alourdit. Tantôt philosophiquement, pour estimer que le caractère « femelle » appartient au monde de la création et le caractère « mâle » aux réalités transcendantes (Marcion, par exemple). Tantôt, chez Paul ou en fonction de lui, des positions ambivalentes reconnaissent les hommes et les femmes égaux en droits et en responsabilités au plan conjugal, mais sans mentionner les autres plans de la vie, de sorte que des attitudes partiellement discriminatoires subsistèrent et s’accréditèrent. Une opinion patristique se répandit qui infériorisait la dualité sexuelle (et, en elle, plus particulièrement la féminité), comme caractéristique du monde d’en-bas, en opposition au monisme, caractéristique du monde d’en-haut, du monde divin. Bref, aux Ier et IIe siècles de l’ère chrétienne, commença à se faire jour, ou à prédominer, un début de conscience de la supériorité du mâle.

Pourtant, trois traits du christianisme primitif continuèrent à être favorables aux femmes. La similitude de tous dans l’amour du Christ et devant les dons charismatiques. L’attrait des femmes (et des esclaves) pour une religion qui leur était non seulement ouverte mais leur accordait des droits égaux à ceux des autres membres. Le refus des premières communautés d’attribuer aux hommes des prérogatives religieuses fondées sur une spécificité sexuelle.

Cependant, la méfiance à l’égard, sinon de la femme, du moins du féminin, ira croissant et finira par l’emporter. Des textes patristiques aggravèrent cette tendance, introduisant une distinction, qui deviendra capitale, entre le niveau des âmes - où il n’y a ni homme ni femme - et celui de la vie socio-culturelle dans laquelle la femme doit être subordonnée à l’homme. Seule, la sainteté est censée mettre à égalité hommes et femmes. Déjà vers 388, la femme chrétienne perdait quelque chose de son infériorité de nature, parce qu’elle était considérée avant tout comme chrétienne. Aux yeux de certains Pères de l’Église, elle était même susceptible de progresser jusqu’à pouvoir devenir « l’homme parfait ». D’où la notion, qui prévalut peu à peu, d’un célibat religieux permettant le retour à l’être humain originel. Du côté des femmes, devenues religieuses, elles ne sont plus des femmes mais « l’homme parfait ».

La patriarcalisation

De telles transformations d’attitudes ouvraient la voie à un androcentrisme renforcé qui détenait déjà, potentiellement, une « patriarcalisation » - thème fort et où l’auteur développe de nombreux arguments. À l’origine, tous les membres, aussi bien hommes que femmes, avaient accès au pouvoir spirituel et aux responsabilités communautaires, une parfaite égalité religieuse existait donc. Et celle-ci fut l’apport vraiment révolutionnaire du Christ [2]. Mais, dès les apôtres et de leur fait, un esprit de supériorité des hommes sur les femmes se manifesta. Il ne fit que grandir et s’imposer. Ce fut l’origine de la patriarcalisation.

Tout se joua, par étapes, entre l’autorité charismatique et l’autorité doctrinale, exercée par des responsables locaux. La croissance nécessitait, en effet, un minimum d’organisation.

Les charismes prophétiques et la création des Églises domestiques avaient pratiquement donné autorité aux responsables des petites communautés locales. Des charismes d’ordre plus doctrinal revenaient aux apôtres et aux missionnaires. Lorsque les nécessités de l’homogénéisation et de l’institutionnalisation s’imposèrent, des charismes d’administration furent reconnus aux responsables locaux (aux ekklesiai de plus en plus grandes) et leur autorité tendit à devenir proportionnelle à l’importance des ekklesiai. Tant qu’il y eut alternance entre ces types de fonctions, elles se complétèrent et se nourrirent les unes des autres.

La transformation majeure, inaugurant un changement radical, porta précisément sur ce point : lorsque le rôle prophétique devint rôle d’enseignement et passa aux responsables locaux, investis dès lors d’un pouvoir de décision. Selon l’esprit qui s’était développé, une telle dévolution du pouvoir fut limitée aux chefs de maison mâles. Le germe de patriarcat était ainsi mis au cœur des sociétés. Il fut conforté, du diacre (diakonos) à l’évêque (episkopos). À la fin du premier siècle de l’ère chrétienne, un clergé et un épiscopat se formaient et se distinguaient ainsi du peuple ou de ce que nous appelons le laïcat.

Au IIe siècle, la patriarcalisation commencée se poursuivait dans les Églises locales, à travers leurs « leaders ». Il y eut fusion, de plus en plus généralisée, des fonctions prophétiques et apostoliques avec la fonction des évêques. Les femmes furent reléguées dans des situations marginales, les diaconesses n’intervenant plus qu’auprès des femmes.

Par ailleurs, l’organisation de l’ensemble de ce monde chrétien en croissance fut conçue sur le modèle d’une armée. Sa logique reposait sur une double considération de la nature (les forces relatives des uns et des autres) et de la création selon les textes bibliques (les attitudes, situations, voire même les responsabilités respectives d’Adam et d’Ève). Simultanément, l’obéissance et l’humilité furent de plus préconisées et exaltées, de la part du peuple chrétien, les ministres étant considérés comme représentants terrestres du modèle divin. Et toutes justifications théologiques et christologiques étant apportées à l’attitude de l’Église par rapport à l’ordre patriarcal.

En partie provoqués par la crainte des faux prophètes et de ceux que nous appelons « les illuminés » [3], les changements ainsi introduits étaient grands. Pour les petites Églises domestiques ou les communautés restreintes, jusqu’alors considérées comme autant de « demeures » de l’Esprit. Et pour les prophètes, respectés comme porte-parole de Dieu, dans la mesure même où l’esprit divin se substituait à l’esprit humain.

Au IIIe siècle, l’autorité de l’évêque grandit et devint la règle, sous l’angle de sa fonction enseignante. Et il semble que deux christianismes aient alors coexisté : l’un, prophétique et ascétique, celui des gnostiques ; l’autre, patristique, se définissant et se constituant en termes de soumission à l’épiscopat et de contrôle doctrinal. La relégation des femmes s’accentua, puisque la prédication, l’enseignement et l’exercice intellectuel de l’autorité leur furent interdits. Il leur revenait de prier et d’écouter ceux qui enseignaient. C’est dire combien s’accentuait la sexualisation des fonctions : l’action des femmes fut limitée au monde féminin et elles passèrent sous l’autorité de l’évêque. Seules, les veuves étaient un peu mieux considérées et traitées. L’auteur pense même qu’aux IIe et IIIe siècles, des communautés de veuves s’étaient constituées et avaient reçu le droit de célébrer l’eucharistie dans leurs maisons - mais à la condition expresse d’en avoir fait la demande et d’en avoir obtenu l’autorisation de leur évêque.

Dans ce mouvement de patriarcalisation, il semble que deux courants divergents soient apparus. Le premier, autour de Pierre et de Paul, tous deux favorables à l’adaptation au christianisme des structures patriarcales de type gréco-romain : dans ce cadre, ils limitaient socialement et culturellement le rôle des femmes. Et le second, autour de Marc et de Jean qui, en référence à Jésus, mettaient l’accent sur l’amour et les services altruistes : dans ce cadre, ils préconisaient que fût accordée aux femmes autorité apostolique et ministérielle.

Interrogations suscitées et point de vue « alternatif »

De cet ouvrage, à certains égards, remarquable, que reste-t-il, en définitive, dans l’esprit de qui l’a lu et étudié de près et aussi objectivement que possible ? À mon sens, un dégradé d’appréciations allant du positif au négatif, en passant par du plus mélangé ; et des inquiétudes. C’est ce qui fera l’objet de la deuxième partie de mon article.

(A suivre)

B.P. 35
F-29160 CROZON, France

[1E. Schüssler-Fiorenza. En mémoire d’elle. Paris, Cerf, 1986.

[2Le thème sera traité sous ce titre dans mon travail à paraître, sur les Relations hommes/femmes (1ère partie, chapitre 2).

[3Il y avait déjà une crise connue avec le montanisme.

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