Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Sur trois prières de saint Jean de la Croix

Michel de Goedt, o.c.d.

N°1991-6 Novembre 1991

| P. 355-366 |

Nous sommes heureux d’offrir à nos lecteurs, pour la clôture de l’année sanjuaniste, ce commentaire exigeant de trois grandes prières du « docteur mystique ». Le désir (et la réalité) de l’union avec le Verbe progresse ainsi de la demande de cette grâce à l’éveil de l’Époux dans l’âme, jusqu’à l’assurance parfaite, reçue de l’Esprit, en de telles demandes et aspirations. Mais ce qui s’accomplit au travers des épreuves n’est pas tant le pressentiment de l’âme que le désir du Verbe lui-même, dans la reconnaissance de sa souveraine humilité.

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Docteur « mystique », comme l’appelle une expression d’usage courant [1], saint Jean de la Croix peut rebuter le lecteur par l’aspect didactique de la Montée du Mont Carmel, l’effrayer par l’évocation des terribles épreuves de la Nuit obscure, le décourager par la hauteur des expériences décrites dans le Cantique spirituel et dans la Vive flamme d’amour. Ecouter le Saint prier permet de percevoir l’écho de ce que le Saint-Esprit faisait monter en son cœur, en deçà de la sollicitude du maître qui enseigne et guide, des fulgurances quelque peu hermétiques du poète. Saint Jean de la Croix est aussi, ou plutôt d’abord, une petite créature dont le cœur est assoiffé de Dieu et s’émerveille de voir son Créateur l’éveiller à sa présence.

Prière de l’âme énamourée

Dans le prologue qu’il donne à un recueil de sentences et avis spirituels, Jean de la Croix appelle ceux-ci « dits de lumière et d’amour » [2]. « Loin de la rhétorique du monde », il désire adresser au cœur de ceux qui reçoivent ses conseils des « paroles imprégnées de douceur d’amour » [3]. Parmi ces substantielles instructions de route données aux âmes qui cheminent vers l’union d’amour avec Dieu, nous lisons une admirable prière, dont nous proposons la traduction suivante :

Seigneur Dieu, mon Aimé, si c’est encore le souvenir de mes péchés qui te retient de faire ce que je te demande, fais en eux, mon Dieu, ta volonté, - c’est ce que le plus je désire, - à toi d’user de bonté et miséricorde, et tu seras connu en eux. Et si ce sont mes œuvres que tu attends pour m’accorder, par ce moyen, l’objet de ma prière, donne-les-moi, toi-même, et fais-les-moi, et donne-moi les peines que tu voudrais accepter, et que cela se fasse ! Et si tu n’attends pas mes œuvres, qu’attends-tu, mon Seigneur très clément ? Car enfin, si ce doit être grâce et miséricorde ce qu’en ton Fils je te demande, prends ma piécette, puisque tu veux que je te la donne, et donne-moi ce bien, puisque toi-même, aussi bien, veux me le donner.

Le désir de l’union avec le Verbe-Époux naît de l’amour avec lequel le Père attire l’âme à son Fils. Celle-ci est travaillée par une question douloureuse inscrite au cœur de son désir insatisfait : pourquoi, par quoi l’« attraction » exercée sur elle par le Père est-elle comme freinée ? Pourquoi la main du Père se retient-elle de combler un désir qu’elle-même allume ? S’adressant au Père, la prière parcourt un chemin lumineux qui va de l’humilité du pécheur, moins soucieux de la paix du pardon que de la manifestation de la miséricorde de Dieu, à la demande paisiblement hardie, expression du « franc-parler » d’un enfant [4], ouverture au désir même d’un Seigneur très clément.

C’est un pécheur déjà pardonné, il est vrai, qui ose demander la grâce de l’union avec le Fils bien-aimé. Peut-être que quelque chose des péchés passés fait encore tache aux yeux de Dieu. La prière de Jean de la Croix est si parfaitement théologale qu’elle peut ne pas être demande formelle de pardon ; elle n’est plus, pour ainsi dire, qu’« exposition » de soi aux rayons du Soleil de justice [5], désir que, dans les péchés (« en eux »), Dieu fasse sa volonté et que, faisant usage de sa bonté et miséricorde, il ne trouve en ces péchés que l’occasion d’être « connu ». Ainsi, selon Ézéchiel le prophète, Dieu sanctifie son nom, manifeste que son nom est saint, quand il dissipe les ténèbres dont son peuple le voilait aux yeux des nations [6].

Le pardon de Dieu qui fait de nous des créatures nouvelles en Christ, ou nous renouvelle en cette grâce baptismale, a préparé des œuvres bonnes que nous avons à accomplir, nous donne de faire des pas sur le chemin qui voit le déploiement en nous de la grâce de justification en sainteté [7]. Il nous faut faire la vérité pour venir à la lumière [8]. Et le péché, même pardonné, ne laisse-t-il pas en nous le « dû » de peines auxquelles il faut satisfaire ? Ainsi s’exprimait-on encore du temps de saint Jean de la Croix. Au sujet des œuvres, le Docteur mystique, qui n’ignore pas la part active et le consentement que la grâce réserve à l’homme, fait cette demande aussi peu pélagienne que possible : « Donne-les-moi, toi-même, et fais-les-moi (très littéralement : œuvre-les-moi, opère-les-moi) ». Quant aux peines que Dieu voudrait accepter, Jean de la Croix a la délicatesse de ne pas mettre le Seigneur très clément en position de « sujet » qui exige ou impose ; il se contente de dire son entière disponibilité pour tout ce qui serait disposé par Dieu : « Et que cela se fasse ! » Entre nos œuvres, insignifiantes, et le bien ineffable de l’union avec le Fils bien-aimé, aucune continuité, aussi distendue fût-elle, n’est pensable. Saint Jean de la Croix prend Dieu « au mot » de sa double et unique volonté : « Prends ma piécette, puisque tu veux que je te la donne, et donne-moi ce bien, puisque toi-même, aussi bien, veux me le donner ». Le bien de l’union avec le Fils ne peut être que « grâce et miséricorde ». C’est un amour purement prévenant, sans raison assignable, qui veut que nous soyons « trouvés » en Christ et qui ne veut plus trouver que le Christ en nous. Péchés, peines, œuvres n’ont fait que fournir l’occasion de laisser apparaître en pleine lumière l’humble et pur désir que la volonté de Dieu se fasse. Ce désir devient le désir brûlant, humblement et paisiblement impatient, de voir s’accomplir le désir, encore différé, que nourrit le Père, de donner à sa créature le bien de l’union avec le Fils bien-aimé. Merveilleux mouvement d’une prière qui, suivant jusqu’au bout le fil du désir que s’accomplisse la volonté de Dieu, avoue d’abord n’être que d’un pécheur, « lieu » où Dieu, exerçant sa volonté et miséricorde, fait connaître son nom, puis demande au très clément Seigneur de donner lui-même les œuvres dont il voudrait, d’aventure, avoir besoin pour accorder la grâce demandée, pour libérer enfin la confiance des fils qui, mus par le Saint-Esprit, savent qu’ils ne demandent, dans le Fils, que ce dont le Père veut les combler, précisément en les unissant à ce Fils bien-aimé.

Prière à l’Époux qui « s’éveille » au centre de l’âme

Cette brève prière, en laquelle se nouent les fils d’une très profonde expérience mystique, parfaite de forme, d’un éclat sobre et discret, n’a subi aucune retouche dans la seconde rédaction [9]. Nous en proposons cette traduction :

Éveille-nous et nous illumine, toi-même, mon Seigneur, pour que nous connaissions et aimions les biens qui, sans cesse, par toi nous sont offerts, et nous connaîtrons que tu t’es mû pour nous faire don de tes grâces et que tu t’es souvenu de nous.

Voici la strophe dont le commentaire, là où il traite du deuxième vers, nous sera précieux pour l’intelligence de la prière traduite ci-dessus :

Comme tu es doux et amoureux,
T’éveillant en mon sein,
Où, secrètement, seul tu demeures ;
En ton respir savoureux,
De bien, de gloire généreux,
Comme délicatement tu m’énamoures !

Quel lien y a-t-il entre l’éveil dont l’âme demande la faveur à l’époux et l’éveil de celui-ci en son sein (v. 2) ? Saint Jean de la Croix établit ce lien avec une clarté qui décourage le résumé ou la paraphrase :

Comment ce mouvement est-il possible en l’âme ? Comme, de toute manière, Dieu est immobile, c’est chose merveilleuse ; car, même si, alors, Dieu ne se meut pas réellement, il semble à l’âme que, véritablement, il se meut. C’est elle qui est changée et mue par Dieu pour qu’elle puisse jouir de cette vue surnaturelle et qu’on lui découvre, de manière tellement nouvelle, cette vie divine qui contient en elle l’être et la concorde harmonieuse de toutes les créatures et leurs mouvements en Dieu ; il lui semble, néanmoins, que c’est Dieu qui se meut, suivant les paroles du sage : La sagesse est plus mobile que toutes les choses mobiles (Sg 7,24). Ce n’est pas qu’elle se meuve ; c’est qu’elle est le principe et la racine de tout mouvement, et, demeurant stable en elle-même, comme le sage le dit aussitôt, elle renouvelle toutes les choses. Il veut nous dire ainsi que la sagesse est plus active que toutes les choses actives. D’où il suit que nous devons affirmer ici qu’en ce mouvement, c’est l’âme qui est mue ; c’est elle qui est éveillée du sommeil, qui passe ainsi d’une vue naturelle à une vue surnaturelle. C’est donc avec une parfaite justesse qu’elle donne au mouvement susdit le nom d’éveil.

La pensée de Jean de la Croix se concentre en ce passage lapidaire : "Comme tout le bien de l’homme vient de Dieu (cf. Jc 1,16) et que, de lui-même, l’homme ne peut rien de bon, c’est à juste titre qu’il est dit que notre éveil est éveil de Dieu et notre lever, lever de Dieu [10].

À la lumière de ce commentaire, nous pouvons lire ce qui s’inscrit en filigrane dans l’apodose [11] de la prière : l’intuition, dont nous ne trouvons nulle part ailleurs les traces dans les écrits du saint Docteur, qui voit dans la mémoire une fonction, peut-être primordiale, d’éveil, d’éveil à un « déjà là » qui se donne à connaître et reconnaître. Si l’éveil du Verbe-Époux est l’acte par lequel celui-ci éveille l’âme-épouse à la présence de son époux, l’acte par lequel il se souvient de nous, est l’acte même par lequel il nous donne de nous souvenir de lui. Or le texte et la teneur de la prière, l’implication réciproque de certains de ses éléments, établissent avec toute la clarté désirable la parfaite identité entre le mouvement de s’éveiller et l’acte de se souvenir de ce à quoi, de celui à qui on s’éveille. Tout le contexte demande donc que nous entendions « nous connaîtrons que tu t’es souvenu de nous » de la manière suivante : nous connaîtrons que tu nous as donné de nous souvenir de toi, et que nous identifiions éveil et souvenir. Dans les Écritures, se souvenir, c’est, par la nomination, la mention, l’appel, la demande d’aide, l’action de grâces, la décision de porter secours, se rendre présent à celui dont on « se souvient ». Quand Dieu « se souvient de son alliance » avec les fils d’Israël [12], il donne à entendre à son peuple qu’il va lui manifester de neuve manière qu’il n’a cessé de lui être attentif, de l’avoir présent en sa « mémoire » ; par un acte de délivrance, il va l’éveiller à cette mémoire vive. Déjà, quand Jacob s’éveilla de son sommeil, à Béthel, il lui fut donné d’être éveillé à la présence de celui qui était « déjà là ». Éveil qui fut naissance de la mémoire vive, et reconnaissance des lieux : maison de Dieu, porte du ciel [13].

Lorsque Jean de la Croix souligne que Dieu est immobile, immuable, il n’oublie pas pour autant que l’amour créateur et sauveur est souveraine liberté, souverain désir d’égalité d’amour entre le Verbe-Époux et l’âme, souverain désir d’égale attention amoureuse entre l’époux et l’épouse. De l’immutabilité divine, on ne peut déduire la possibilité d’un amour créateur souverainement libre, absolument étranger à toute nécessité. C’est pourquoi, même si Jean de la Croix ne le dit pas, on peut avancer que l’éveil du Verbe n’est pas qu’une expression signifiant le transfert du nom de l’effet à la cause ; elle symbolise bien, au-delà des limites du concept, la naissance d’un amour créateur absolument libre, éveillé à la créature aimée, elle-même tenue éveillée à et par l’amour qui se complaît en elle. Cette remarque permet de comprendre l’espèce de douce tension qui semble « travailler » la prière de Jean de la Croix : commençant par une demande conforme à la rigueur théologique, « Éveille-nous », elle se termine par l’expression d’une certitude mystique qui ose symboliser ce qui échappe à la « clôture » des théologiens : « Nous connaîtrons que tu t’es souvenu de nous ». Le souvenir et l’éveil sont d’un même mouvement, sont le même mouvement du cœur.

Confession lyrique de foi au Christ et renouvellement de l’assurance en la prière

Voici le texte de cette confession mystique de foi au Christ :

Miens sont les deux et mienne est la terre ; miennes sont les nations, les justes sont miens, et miens les pécheurs ; les anges sont miens, et la Mère de Dieu et toutes les choses sont miennes, et Dieu lui-même est mien et pour moi, parce que le Christ est mien et tout entier pour moi. Dès lors, que demandes-tu et cherches-tu, mon âme ? Tien est tout cela, et tout est pour toi. Ne va pas te mettre à moindre hauteur que cela, et ne prête aucune attention aux miettes qui tombent de la table de ton père. Va dehors, et glorifie-toi en ta gloire ; cache-toi en elle et trouves-y ta joie, et tu obtiendras ce à quoi aspire ton cœur.

Si c’est pour mieux l’épouser ensuite, on peut se risquer à décomposer le mouvement de cette exclamation. Une première partie culmine dans la confession de foi proprement dite, « parce que le Christ est mien », véritable clé de voûte qui tient dans l’unité les affirmations précédentes. Le rythme de cette première partie porte la marque d’un poète : après l’évocation de la création entière (évocation qui respecte la « succession » indiquée par Gn 1,1 : les cieux et la terre), les deux petites unités qui sont intégrées dans le tout de celle-ci voient leur ordre inversé : Jean de la Croix fait mention de ceux qui peuplent la terre : les nations, parmi lesquelles vivent justes et pécheurs.

Le thème, au sens quasi musical, qui va être développé s’ouvre, grâce à l’inversion de l’adjectif possessif, par une sorte d’accord bref, puissant, comme soulevé par la joie d’une célébration : miens sont les cieux et mienne est la terre. Les trois affirmations - il faudrait pouvoir dire : les trois proclamations - concernant la terre ne présentent que deux inversions, affectant la première et la troisième. La deuxième, « les justes sont miens », par son mezza voce, permet de mieux sentir la hardiesse de la troisième, qui demande la reprise de l’inversion : « et miens les pécheurs ». Après les habitants de la terre, viennent les « personnages » célestes : les anges, la Mère de Dieu, qui est bien de la terre, mais qui, à la faveur de la visite de l’ange, est entrée dans une relation unique avec celui qui est « Dieu de Dieu », et n’est-elle pas devenue « Reine des anges » ? Dieu lui-même, dont les cieux sont la demeure, peut être nommé, non sans qu’ait été évoquée de nouveau la création entière, œuvre de ses mains : « et toutes les choses ». Peut-être en écho à l’humble mezza voce, « les justes sont miens », les affirmations concernant les « personnages » célestes suivent l’ordre courant de la phrase : les anges sont miens, et la Mère de Dieu et toutes les choses sont miennes, et Dieu lui-même est mien, ordre respecté pour la proclamation-clé de voûte : Christ est mien.

Anticipant notre bref commentaire de la deuxième partie, notons que celle-ci contient un merveilleux résumé de la première : « Tien est tout cela, et tout est pour toi ». En castillan, on sent mieux qu’en français qu’un chiasme [14] joint deux hexasyllabes et les unit dans un rythme parfait, qui est d’un poète : Tuyo es todo esto, y todo es para ti. À l’accent de tuyo répond celui de ti.

Le premier todo est moins accentué que le second, ce qui permet un crescendo dans todo es para ti (accent sur to... et ti). Sept dentales, c’est beaucoup pour une phrase aussi brève ; mais deux sont sonores ; n’étant pas suivies d’accent, elles sont du plus heureux effet d’adoucissement. La quintuple occurrence de la dentale sourde, t, est traitée avec un instinct très sûr : la deuxième occurrence est suivie d’un accent faible, la troisième n’est pas suivie d’accent. Les trois occurrences, suivies d’accent, de la sourde explosive, t, sont bien espacées ; ce qui les enchaîne, adoucit, sans l’exténuer, leur force brève, et déjà contenue.

La seconde partie consiste en une sorte d’auto-paraclèse, d’auto-encouragement, encore que ces expressions, de pure commodité, ne rendent pas compte de cette certitude : c’est le Saint-Esprit, reçu au cœur de la foi vive, qui encourage le baptisé (ce n’est pas le baptisé qui s’encourage lui-même) à cheminer vers le Père dans une parfaite union au Christ, « fait » [15] par sa mort et par sa résurrection seul »lieu« d’accès au Père (cf. Ép 2,18 ; 3,12). Si Dieu est à tout jamais »pour nous" (Rm 8,31) et qu’il ait fait son Fils, Jésus de Nazareth, tout entier Seigneur et Christ pour nous, quel désir le Saint-Esprit ne peut-il faire monter de notre cœur vers celui qui est capable d’accomplir en nous ce qui dépasse toute demande (cf. Ép 3,20) ?

Cette seconde partie, parfaitement articulée sur la première, peut se résumer comme suit : si « Dieu est mien et pour moi, parce que Christ est mien et tout entier pour moi », qu’oser demander à Dieu qui puisse honorer le don qu’il fait de lui-même ? L’écho venu de la première partie réaffirme ce don qui dépasse infiniment toute demande et conception : « Tien est tout cela, et tout est pour toi ». Véritable confirmation pour celui qui, cherchant Dieu, encore quelque peu timoré en ses demandes, doit échapper à la dernière hésitation qui l’empêche de s’émerveiller devant ce qui lui est offert et qui est toujours « plus grand ». « Ne te mets pas à moindre hauteur » ! Cachée dans la gloire du don de Dieu, l’âme reçoit la grâce d’une parfaite assurance en ses demandes et aspirations : parrhèsia [16], « franc-parler » des fils habités par l’Esprit de leur Père, qui savent qu’ils peuvent tout demander à celui-ci, car il est « tout entier pour eux ».

Seul, un passage de la Vive flamme nous permet de mesurer tant soit peu la force de l’affirmation : « Dieu lui-même est mien et pour moi ». Dans le commentaire du premier vers de la troisième strophe, « O flambeaux de feu », ayant formulé le principe suivant : « Quand quelqu’un aime un autre et lui fait du bien et l’aime selon sa condition et ses propriétés (les qualités propres qui le caractérisent - ndt) », Jean de la Croix l’applique à l’amour dont le Verbe-Époux, en tant que « Dieu de Dieu », aime l’âme-épouse, entièrement recréée à son image. De la part d’un autre auteur, on pourrait craindre d’avoir à lire une énumération classique des « attributs » divins, figurant chacun dans une expression stéréotypée de ce genre : Dieu étant infiniment bon, il nous aime avec une infinie bonté. Le lecteur n’est pas surpris de voir Jean de la Croix échapper à toute ornière : d’une part, les « perfections » divines apparaissent dans un ordre singulier, qu’il ne nous est pas demandé d’interpréter ici ; d’autre part, dès la deuxième « propriété » du Verbe-Époux, le Docteur mystique, comme mis dans le secret de l’âme, affirme avec une délicate compréhension : tu sens qu’il t’aime avec sagesse, bonté, sainteté... Une fois, on lit : tu connais (au sens suivant : tu sais d’expérience - ndt). Nous ne pouvons analyser la manière dont Jean de la Croix varie et amplifie les formulations de l’application du principe énoncé au début du passage que nous présentons. C’est le sommet tout à fait inouï de ce passage qui retiendra notre attention :

Et comme il est libéral, tu connais qu’il t’aime et te fait don de ses grâces avec libéralité, sans aucun intérêt, seulement pour te faire du bien ; et comme il est la vertu de la très haute humilité, c’est avec une souveraine bonté et estime qu’il t’aime, et te rendant égale à lui-même, se manifestant à toi avec allégresse par ces voies qu’il prend pour se faire connaître de toi, avec ce visage qui est sien, plein de grâces, et te disant en cette union avec lui-même, non sans qu’une grande jubilation soit tienne : Je suis tien et pour toi, et je me complais à être tel que je suis pour être tien et pour me donner à toi.

Jean de la Croix a la délicatesse de ne pas dire que le Verbe est humble dans le même souffle qui lui fait confesser qu’il est tout-puissant. Mais il serait vain de prétendre aplatir le texte par le recours à un principe scolastique : tout ce qu’il y a d’être dans l’humilité est en Dieu, non pas formellement, mais suréminemment. Que dire d’un amour qui ne poursuit aucun intérêt, fût-il noble et avouable, qui n’aime que pour faire du bien à l’aimé, et dont la bonté est comme marquée au coin de la plus haute estime pour celui-ci ? Quelque chose de la profondeur infiniment mystérieuse de l’amour du Verbe-Époux pour sa créature, de cet amour absolument libre, sans autre raison assignable que celle de la joie de se donner, ne serait pas évoqué, peut-être faut-il se contenter de suggérer, ne serait pas symbolisé au-delà de la défaillance des concepts, si on n’attribuait pas au Verbe une sorte de très haute humilité, dont l’humilité du Christ en sa sainte humanité porterait comme l’obombration.

L’amour du Verbe pour son épouse ne vient pas combler les désirs de celle-ci, fussent-ils du feu même de l’Esprit Saint (sainte Thérèse de Jésus affirme qu’à son grand étonnement, ces désirs disparaissent complètement dans les « Septièmes demeures » [17]) Cet amour accomplit le désir, incompréhensible en sa liberté insondable, que conçoit le Verbe, d’être à sa créature et de se donner à elle. À l’âme pauvre et humble, il est donné de s’ouvrir à ce désir du Verbe, de l’accueillir, d’y recevoir la grâce d’une jubilation très pure, étrangère à tout ce que Dieu a jamais pu faire monter d’espérance et de pressentiment au cœur de sa créature. En vérité, le « pour Dieu » inscrit au fond de la créature appelle moins l’accomplissement de celle-ci, fût-ce par grâce, que l’éveil au « pour nous » d’un amour créateur et recréateur d’une insondable liberté. La « capacité de Dieu » qui est en nous n’est paradoxalement comblée qu’après que l’amour souverainement libre de Dieu l’a dépouillée du désir de faire du Créateur un objet comblant. Si Dieu aime que sa créature soit humble, ce n’est pas qu’il se complaise à faire reconnaître sa « supériorité » ; c’est que l’humilité vraie, fruit de si terribles épreuves et traversées de nuits, permet à la créature d’éprouver une sorte de connaturalité avec la souveraine humilité de Dieu. Dieu se plaît à être compris, tant soit peu, de sa créature en ce qui fait le fond insondable de sa relation à elle : la joie d’être sien et de se donner à elle, avec un souverain respect à son égard, avec une souveraine bonté et estime. Ainsi nous est-il possible de mieux comprendre, me semble-t-il, ce passage de la prière que nous commentons : « Dieu lui-même est mien et pour moi, parce que le Christ est mien et tout entier pour moi ».

5, Villa de la Réunion,
F-75016 PARIS, France

[1Pie XI a proclamé saint Jean de la Croix « Docteur de l’Église ». L’usage n’est pas de spécifier : Docteur « ès » telles ou telles doctrines. Date de la proclamation de Pie XI : 24 août 1926.

[2Les traductions sont faites par l’auteur de l’article. L’édition utilisée est : San Juan de la Cruz, Obras completas. Revision textual, introducciones y notas al texto : José Vicente Rodriguez, Introducciones y notas doctrinales : Federico Ruiz Salvador, Madrid, 2. éd., 1980. Dans cette édition, Dits de lumière et d’amour, 11-131.

[3Op. cit., 111.

[4Nous faisons allusion à l’usage paulinien de parrhèsia. La parrhèsia (liberté de tout dire, suivant l’étymologie du mot) désignait, au temps de la démocratie athénienne, le droit dont jouissaient les citoyens libres, de prendre la parole, « en toute liberté », dans les assemblées de la cité. En plusieurs emplois pauliniens, le terme signifie la confiance joyeuse avec laquelle les baptisés, fils de Dieu par grâce, peuvent s’adresser au Père.

[5Cf. Ml 3,20. Élisabeth de la Trinité confie à une amie que la prière pour elle consiste à s’exposer, en silence, aux rayons de l’amour de Dieu : J’ai trouvé Dieu. Œuvres complètes, I-b, 434-435.

[6Cf. Ez 36,20-23.

[7Ép 2,10 ; 3,20-32.

[8Cf. Jn 3,21.

[9Le poème de la Vive flamme est probablement de 1584. La première rédaction du commentaire (écrite en quinze jours, au milieu de multiples activités !) date de 1586. Jean de la Croix a retouché son œuvre (sans procéder à un remaniement radical, comme il l’avait fait pour le commentaire du Cantique spirituel) au cours d’un séjour au « désert » de la Penuela, quelques mois avant sa bienheureuse naissance au ciel (août 1591). La prière que nous traduisons se trouve dans Obras completas, Llama B, str. 4, § 9, 1017-1018. Texte identique en Llama A, mêmes références internes, 240.

[10Ibid.., § 9, 1017.

[11Proposition principale venant après une subordonnée. Si on « récrit » schématiquement la prière, nous aurons la structure suivante : Si tu nous éveilles et illumines, et qu’ainsi nous puissions connaître les biens que tu nous offres, nous connaîtrons que tu t’es souvenu de nous. « Si tu (...) nous offres » constitue la protase ; « nous connaîtrons (...) souvenu de nous » forme l’apodose.

[12Cf. Ex 6,2-9.

[13Cf. Gn 28,10-19.

[14Il y a chiasme, quand, dans une suite de quatre termes (ou plus. Dans le cas d’un nombre impair de termes, le chiasme s’ordonne autour d’un centre, ce qui peut donner lieu à d’étonnants jeux de sens), les deux derniers termes, de fonction semblable à celle des deux premiers, inversent l’ordre des fonctions. Ainsi, il y a chiasme dans la phrase suivante (les linguistes aiment ce genre d’exemple échappant à tout usage) : Je vais à Paris, et à Lutèce je me rends. Si on écrit les deux premiers termes sur une ligne et qu’on écrive juste en dessous les deux derniers, il suffit de joindre par un trait les termes qui se correspondent formellement pour obtenir un X, un chi, dans l’alphabet grec. D’où le mot, chiasme.

[15Allusion à la conclusion du discours que Pierre adresse à la foule le jour de la Pentecôte : « Que toute la maison d’Israël le sache donc avec certitude : Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous avez crucifié”, Ac 2,36.

[16Cf. la note 6.

[17Château intérieur, VII, 3, § 6.

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