Communautés religieuses et fidélités apostoliques
Jean-Marie Van Parys, s.j.
N°1991-6 • Novembre 1991
| P. 386-400 |
Après un survol historique rapide, l’auteur invite vigoureusement la vie religieuse apostolique au retour à ses sources comme à l’écoute des appels de la mission. C’est là un plaidoyer pour une plus grande souplesse de la communauté apostolique, eu égard à ce que représente sa vocation : des « richesses spirituelles éprouvées » peuvent conduire à davantage de responsabilités et d’imagination.
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Dans une congrégation religieuse de vie apostolique, la communauté a-t-elle un autre sens que de favoriser l’action apostolique ? Est-ce la communauté qui commande la forme de l’apostolat, ou les nécessités de l’apostolat qui commandent la forme de la communauté ? Si une famille religieuse s’est constituée en vue du travail apostolique, voire d’un travail dans un secteur apostolique déterminé, c’est bien sûr l’apostolat qui commande la forme de la communauté. À partir du moment où l’on se départirait de cette logique fondamentale, on conduirait des communautés au non-sens, et on entraverait l’apostolat par cela même qui a pour fonction et pour sens de le favoriser.
Les initiatives de quelques grands fondateurs attestent cette logique.
Il existe au temps de Benoît (480-547) une grande variété de gens qui cherchent Dieu, dans l’ordre ou dans le désordre, et que l’on appelle en bloc des « moines ». Les uns sont des ermites, solitaires parfois originaux, souvent fort visités, les autres vivent en communautés. Recherches sincères de l’Évangile, en groupe ou dans la solitude, prédication généreuse, appuyée sur la prière et l’ascèse, mais aussi spiritualités d’évasion, prophétismes délirants, piétés narcissiques, loin de la sagesse d’un saint Augustin ou d’un Basile, de l’expérience d’un Cassien.
Les lignes de force de tout cénobitisme chrétien veulent que l’on fasse de l’Évangile la règle de sa vie, que l’on prenne ses distances par rapport à tout ce qui, dans le monde, n’est pas orienté vers Dieu, ou n’oriente pas vers lui. Une vie commune veut favoriser tant ce radicalisme évangélique que cette prise de distance vis-à-vis du mal et de ses sources.
Benoît écrit une Règle, qui dit la recherche de Dieu menée dans la vie commune, sous la conduite d’un père, qui veillera à ce que la recherche soit vraie et conduite avec mesure. Ses moines partageront le temps entre la prière, l’office divin (opus Dei), le travail manuel, et la lecture spirituelle (lectio divina). Son monastère veut être une école où l’on apprend à « servir le Seigneur », en « ne préférant rien à l’amour du Christ », et en marchant « d’un cœur libre, sur le chemin de ses commandements ».
Serviteur de Dieu, le moine cénobite est ainsi libéré des impressions incommunicables, dans lesquelles tant de « moines » de l’époque s’égarent. Ascétisme atténué, mysticisme assagi, la vie monastique devient avec Benoît un équilibre entre le personnel et l’institutionnel [1] !
Quand Dominique (+1221) fonda l’Ordre des Frères Prêcheurs, la tradition de ce que nous appelons aujourd’hui « la vie religieuse » connaît les moines, ermites et surtout cénobites, et les chanoines réguliers. Les moines sont liés à leur monastère, sous l’autorité presque illimitée d’un abbé ou d’un prieur. Cette forme de vie suppose à l’époque des propriétés d’autant plus importantes que la communauté est plus nombreuse. Les propriétés consistent surtout en terres. À l’origine, les moines cultivent eux-mêmes les terres dont ils vivent, mais bientôt, et surtout à cause de leur accroissement, ces terres sont cultivées par des paysans. Bien gérées, ces propriétés accroissent progressivement le niveau de vie matériel des communautés, alors que celui des paysans, artisans de la prospérité des moines dont ils cultivent la terre, reste stationnaire, et par comparaison, décroît. Quant aux moines, à côté du chant de l’office divin, principale raison d’être de leur communauté, ils s’adonnent de moins en moins au travail manuel des origines, et de plus en plus au travail intellectuel. En réaction, les Cisterciens avaient voulu revenir à la simplicité des origines.
L’Église, au temps de Dominique, est déchirée par des mouvements populaires. Avec des nuances dans les doctrines, ces mouvements revendiquent les mêmes choses : un exemple de vie simple, témoin de l’Évangile, de la part des évêques et des moines ; un enseignement religieux donné dans un langage accessible au petit peuple [2] ; une liturgie intelligible, qui fasse comprendre ce qu’elle représente et célèbre, et dont le peuple ne soit pas le spectateur lointain et inexpert, mais l’acteur engagé. Ces mouvements se veulent réformateurs, au nom de l’Évangile. Durement rejetés par un haut clergé riche, arrogant et autoritaire, ils se muent en ce que nous appelons aujourd’hui des « sectes ».
Dominique est attentif aux contradictions de l’Église de son temps. Il donne à la famille religieuse qu’il fonde des caractéristiques nouvelles pour l’époque. Les Frères Prêcheurs préparent, dans le cadre de leur couvent (qui n’est plus un monastère [3]) un apostolat extérieur qui les gardera, pour des périodes prolongées parfois, loin de leurs couvents. Un maître mot : Contemplata aliis tradere. Ce qu’on a acquis dans la prière et l’étude est fait pour être partagé à l’extérieur, par l’enseignement, la prédication, l’animation populaire. Et ce qu’on cherche à acquérir est donc conditionné, non plus par les nécessités de la vie à l’intérieur d’un monastère, mais par les nécessités du travail apostolique, qui doit rencontrer les attentes variées du peuple de Dieu.
Quant à la propriété dont vivent traditionnellement les monastères, Dominique l’écarte résolument. Les Frères Prêcheurs ne seront propriétaires de rien, ni à titre privé, ni même à titre collectif. Des dispositions seront prises pour que le couvent même où ils se réunissent ne leur appartienne pas. Quant à leur subsistance, « l’ouvrier mérite son salaire ». Au besoin, les Frères mendieront. Cette pratique, qui deviendrait bientôt lourde pour les localités dans lesquelles seraient situés les « couvents » des Ordres mendiants, n’avait pas au temps de Dominique le caractère choquant qu’elle aurait aujourd’hui. À l’époque, aux yeux du peuple, mendier était plus édifiant que posséder, car posséder c’était, en ce temps, vivre du travail que les pauvres effectuaient sur les terres des possédants.
Quant à l’obéissance, elle serait rendue, non à un abbé élu à vie, dépositaire d’immenses pouvoirs, jouissant de préséances égales à celles d’un évêque, mais à un prieur, élu pour très peu d’années et bientôt remplacé.
Ainsi, au nom de l’Évangile et des besoins de l’Église, qui sont ceux du peuple chrétien, Dominique a bouleversé la structure alors traditionnelle de la vie religieuse, donnant plus d’importance à ce qui, en son temps, annonçait Jésus-Christ et l’Évangile, libérant de contraintes qui n’en émanaient pas, et d’un type de relation à l’avoir qui ne disait pas l’Évangile. Il a organisé, à partir du « couvent », un ministère pastoral, itinérant qui se référait aux besoins de la foi à faire grandir et de la pratique chrétienne à promouvoir.
En mettant au point cette fondation qu’il voulait apostolique, Dominique donnait la priorité aux conditions de l’apostolat et du témoignage évangélique. Quelles étaient ces conditions ? La connaissance de Jésus-Christ d’abord, entraînant les fortes études que feraient les Frères avant d’aller prêcher et auxquelles le « couvent » leur permettrait de revenir fréquemment ; la prière ensuite, dont la forme devait s’adapter aux nécessités de la disponibilité apostolique ; l’absence de tout lien à des propriétés, pour éviter toute idée de domination à l’égard des travailleurs pauvres de l’époque, et toute suspicion d’intéressement ; l’obéissance à une personne dont l’autorité s’exercerait dans un temps assez bref pour qu’il soit clair qu’elle représente l’idéal commun des membres de la communauté, raison d’être de leur engagement religieux. Il voulait ainsi couper court à toute velléité de splendeur, d’autoritarisme, de recherche de préséances, et de tout ce qui justifierait la très peu évangélique condition et appellation de « prince de l’Église ».
Cet esprit et cette pratique se sont maintenus jusqu’à nos jours, moyennant les adaptations, matérielles surtout, que requérait l’évolution des sociétés et des systèmes économiques. Il faut rendre cet hommage à Dominique, de reconnaître qu’il a su engager l’Ordre religieux qu’il fondait dans une voie dont les traits fondamentaux restent aujourd’hui de pleine actualité.
François d’Assise (†1226), quant à lui, né à la même époque que Dominique, est frappé du contraste et de l’opposition entre l’argent-roi et la simplicité de Jésus et de ses apôtres, entre la richesse toujours oppressive et l’esprit évangélique de liberté spirituelle et de simplicité, entre l’arrogance des puissants et la joie des cœurs libres, il veut, pour lui-même et pour les siens, la pauvreté la plus radicale. Dominent dans sa vie la louange du Créateur, l’amour du Christ et du Christ crucifié. Il cherche à lui unir toute sa vie, sans projet plus précis au départ. Aussi les siens sont-ils souvent ermites, et lui-même le restera-t-il plus ou moins jusqu’à sa mort.
Ce qui anime François, ce qu’il communique bientôt à ses compagnons, est moins un projet qu’un désir fondamental : la communion à l’amour de Dieu pour ses créatures, et la communion à Jésus crucifié. C’est la dimension, première à ses yeux, de la vie chrétienne, qui ne peut être vécue que dans la pauvreté et le dépouillement le plus effectif.
Cette absence initiale de projet n’en donna pas moins à sa vie et à son œuvre une fécondité apostolique extraordinaire, qui n’est pas tarie de nos jours, sept siècles et demi plus tard. C’est que le respect de la Création et l’amour de Jésus crucifié sont manifestés dans le dépouillement personnel, condition de crédibilité qui ne trompe pas. Alors les fruits apostoliques suivent, la foi se ranime, grâce à la contagion de l’exemple qui répand un esprit.
On sait les égarements de quelques fils de saint François [4], et les réformes qui, courageusement entreprises chaque fois qu’il le fallut, attestèrent de la vitalité de l’esprit du petit Pauvre. Pour incarner cet esprit, François ne voulait pas qu’on se rassemble en grandes communautés. Celles-ci étaient destructrices à ses yeux, par le nombre et l’inévitable accroissement des propriétés, de la priorité absolue donnée à Jésus pour lui-même, et du témoignage que François voulait lui rendre.
Dans ces conditions, la communauté n’est pas rassemblée sous l’autorité, fût-elle temporaire, d’un « prieur », mais sous la garde fraternelle d’un « gardien ». Le rôle de ce gardien n’est pas tant de commander et d’organiser une action, que de garder vivant un esprit.
Une intéressante évolution doit être remarquée ici, qui dépend de la finalité des communautés religieuses, qui donne son sens à chacune d’elles. Le monastère est rassemblé sous l’autorité, exercée à vie, d’un « abbé », dont la figure est celle du père de famille, qui allie la bonté à la fermeté, et dont le rôle ne prend fin qu’à sa mort. Les Frères de Dominique sont organisés, pour l’étude et la prédication, par un « prieur », autorité dont la fonction est plus pratique, vise davantage l’efficacité, et comporte moins de connotations affectives. Les Frères de François quant à eux, sont animés plutôt que dirigés par un « gardien », qui s’efforce de maintenir parmi ses frères un esprit, et à qui ne conviendraient pas les initiatives autoritaires [5].
Ignace (1491-1556) naît et meurt environ dix ans après Luther (1483-1546). C’est de nouveau une époque où l’Église est malade de ses propres péchés. Péchés d’argent d’abord. Exigences romaines d’argent auprès des chrétientés, théologie des indulgences au service des abus [6]. Ce sont aussi la dureté de la répression sous la forme de l’Inquisition, la conduite scandaleuse d’une importante partie du clergé à tous les degrés de la hiérarchie.
Bientôt la Réforme protestante réagit à l’abandon de fait des principes évangéliques. Mais elle « jette le bébé avec l’eau du bain », l’unité de l’Église avec les égarements de conduite et de doctrine, la plupart des sacrements avec la scolastique. Peu après, le dégoût des Anglais pour les cupidités romaines facilite le schisme de l’Église d’Angleterre (1534).
Ignace obtient en 1540 la reconnaissance de la Compagnie de Jésus. Les nouveaux religieux ne seront pas des moines, mais des hommes voués à l’apostolat. Le sens de leur vie est l’aide spirituelle du prochain. Leurs qualités fondamentales seront, pour servir l’amour du Dieu fait homme et la mission qu’il a transmise à ses disciples, la disponibilité au service apostolique, et l’obéissance au « supérieur » qui encadre ce service. Loin que leur vie soit centrée par une communauté, ils s’engageront par voue à être toujours disponibles au Pape, pour les « missions » qu’il voudrait leur confier. Une de leurs règles essentielles est d’être toujours disponibles pour aller n’importe où l’on peut espérer être plus utile au service de Dieu. Ici encore la prière sera adaptée à cette mobilité : les nouveaux religieux ne réciteront pas l’office divin en commun. En vue d’une plus grande disponibilité, ils pourront le réciter en tout endroit qui leur paraîtra convenable. Leur cadre spirituel n’est pas celui d’un monastère ou d’un couvent bien réglé. Ce cadre de vie spirituelle, ils doivent le posséder dans leur cœur et le transporter avec eux partout où ils s’emploient au service de Dieu.
Les formes de la pauvreté religieuse seront adaptées à chaque lieu et à chaque forme de l’apostolat. Ils ne chercheront pas le dépouillement le plus complet. Ils chercheront à se contenter d’avoir « ce qu’ont les pauvres ». Ils adopteront le style de vie « des prêtres honnêtes » du lieu où ils travailleront. Quant à la propriété qui procure des revenus, elle ne sera admise que pour les maisons d’études et les collèges, qui, selon les normes de l’époque, ne peuvent rapporter par eux-mêmes ce qui était nécessaire à leur entretien et à leur fonctionnement et vivent de « fondations ». Au besoin, mais non systématiquement, ils demanderont l’aumône.
Ce qui compte avant tout, c’est l’efficacité apostolique au service de la « plus grande gloire de Dieu ». Cette « gloire de Dieu » c’est Jésus-Christ, le Dieu fait homme, « venu dans ce monde pour rendre témoignage à la vérité », montrant à ses frères le chemin de Dieu : celui du service et du don de sa vie.
Dans cette optique, la communauté évolue encore. Elle n’est pas un rassemblement de personnes sous un même toit. Elle est un lien à un supérieur pour les « missions », c’est-à-dire pour les services apostoliques qu’il envoie rendre. Les membres de la communauté sont souvent en diaspora permanente. C’est ainsi que des hommes comme François Xavier aux premiers temps, comme Teilhard de Chardin de nos jours, comme François Régis et tant d’autres, pour citer quelques noms plus connus, ont peu partagé l’existence de leurs frères.
Mais en revanche, si le lien local et géographique est lâche, le lien au supérieur est étroit. Les compagnons doivent lui rendre compte, non seulement de tout leur travail apostolique, mais de tout ce qui concerne leur cheminement intérieur et spirituel.
La personne à qui ce devoir est rendu est appelée le « supérieur ». Son rôle n’est pas de représenter la figure du père, comme l’abbé du monastère, ni celle du premier (prieur) entre ses pairs, ni du gardien. Sa figure est celle de l’autorité. Une autorité charitable et fraternelle, certes puisque seul l’Évangile la justifie et la fonde. Une autorité dont Jésus enseigne qu’elle ne peut être qu’un service [7]. Ce service est apostolique, et tous les autres aspects qu’on voudrait lui voir relèvent de ce caractère.
Les compagnons d’Ignace auront pourtant des demeures communes, là où la forme de leur travail apostolique le trouvera plus convenable. C’est le cas de ceux qui travaillent dans le même collège ou la même université. C’est le cas aussi de la plupart de ceux qui exercent un ministère pastoral dans une même ville. C’est plus rarement le cas de ceux qui commencent une nouvelle implantation missionnaire. Ils n’habitent cependant ni un monastère, ni un couvent, mais une maison. Ce terme veut dire le caractère purement fonctionnel quant au travail apostolique de cette habitation commune. Sa signification est de faciliter la disponibilité apostolique. Comme Franciscains et Dominicains s’appellent frères [8], ils s’intitulent compagnons, parce qu’ils sont compagnons entre eux comme membres de la Compagnie de Jésus : le lien avec Jésus est premier.
Voilà donc quatre étapes, quatre moments forts dans l’histoire de la consécration à Dieu dans l’esprit de l’Évangile. Loin de nous de voir dans chacune un dépassement des précédentes. Il s’agit plutôt d’un enrichissement progressif de l’expérience spirituelle de l’Église. Loin de nous encore de voir l’histoire de cet enrichissement comme clos avec Ignace. L’œuvre d’un Don Bosco, par exemple, enrichit remarquablement l’idée de la communauté religieuse. Les Salésiens de Don Bosco partagent étroitement la vie des jeunes auxquels ils se consacrent, ce qui fait de leurs communautés tout autre chose et tout le contraire d’une mise à part du « monde ».
Les disciples de Charles de Foucauld, quant à eux, ont retrouvé la valeur, et de la grande liberté évangélique par rapport aux biens, et de la solitude du désert. Leur communauté, groupe toujours réduit en nombre, volontiers appelée « fraternité », est un lieu de prière et de fraternité avec les petits et les pauvres.
Quant aux instituts séculiers, une des formes plus récentes de la consécration à Dieu, ils ont connu ces dernières années un grand développement. Quelques-uns ont pour fonction de fortifier les personnes dans une donation déjà faite : tels sont les instituts séculiers de prêtres. La plupart sont un cadre de don de soi et de vie « dans l’Esprit », qui s’adapte aux appels apostoliques les plus variés, en évitant toutes les entraves des formalismes et des conformismes. La prière y est principalement individuelle, avec une grande disponibilité à la participation à la prière des personnes auprès desquelles on travaille, la prière paroissiale bien souvent. La pauvreté y est celle d’honnêtes gens qui gagnent leur vie, petitement le plus souvent, dans des professions qui sont par elles-mêmes des services, et dont l’esprit de solidarité et de partage est un des traits caractéristiques. La communauté, au sens du partage d’un même domicile, y est le plus souvent inexistante. Ceci leur permet une entrée dans tous les milieux, même dans ceux qui sont de fait fermés aux religieux traditionnels. Quant à l’obéissance, un lien très fort les unit souvent à leur évêque. Un lien les unit toujours à un supérieur, quel que soit le titre qu’on lui donne, lien qui dit toujours le partage d’un idéal évangélique, et qui parfois définit le champ du travail apostolique. Leurs engagements sont une donation entière de la personne pour l’œuvre de Dieu, même si les mots traditionnels de « pauvreté », de « chasteté », et d’« obéissance » ne figurent pas toujours dans les formules utilisées.
Il s’agissait d’un bref coup de sonde dans l’histoire de la consécration à Dieu dans des groupements organisés pour son service. Il nous semble que des leçons doivent être tirées pour mieux apprécier ce que nous vivons, et que des questions doivent être posées.
Une première leçon consistera dans le rappel de ce qu’est une vocation, vocation d’une personne ou d’une famille religieuse. Une vocation, c’est d’abord un besoin de l’Église. Dieu invite des personnes à y répondre, soit en rassemblant un groupe qui s’efforcera de rencontrer ce besoin, soit en suscitant chez une personne le désir d’une telle réponse, éventuellement dans le cadre d’un groupe déjà constitué. Une vocation n’est pas d’abord un élan, une sympathie, un enthousiasme, et moins encore un désir de protection, une recherche conformiste de sécurité, une tendance à répéter le déjà vu.
La leçon que nous tirons ici est la suivante : l’Esprit Saint inspire des réponses aux besoins de l’Église. À des besoins différents, des réponses distinctes sont inspirées. La « vie religieuse » ne peut tendre à une uniformisation, à une réduction au même, ni des familles religieuses, ni des personnes. L’usage d’un vocabulaire unique dans le Droit Canon ou les textes de Vatican II, la répartition des « religieux » en un très petit nombre de catégories, ne doit pas abuser. En ce domaine comme en d’autres, les mêmes mots ne signifient donc pas entièrement les mêmes choses. Si tous prient, si tous font tel ou tel vœu, si tous ont des « communautés », les significations et les pratiques concrètes peuvent et doivent, pour correspondre à des projets évangéliques différents, prendre et garder des formes différenciées. La communauté monastique n’est pas le modèle exclusif du couvent franciscain ou dominicain. La pauvreté voulue par saint François n’est pas le modèle sur lequel le vœu de pauvreté doit être pratiqué dans toutes les familles religieuses. La relative solitude de l’homme apostolique ne doit ni effrayer celui-ci, ni faire rêver les moines.
Une autre leçon que nous apprend l’histoire, c’est que les différentes familles religieuses n’ont apporté à la chrétienté un message évangélique et une aide que lorsqu’elles gardaient ou retrouvaient l’esprit qui les avait fait naître. Des franciscains riches, des bénédictins nomades, des jésuites recherchant les sécurités démobilisantes et les chaleurs affectives communautaires, ou sans communication vraie avec leur supérieur, ne répondent plus à leur « vocation », n’apportent plus l’Évangile au monde.
« Il y a beaucoup de demeures dans la maison du Père ». Il y a beaucoup de besoins de l’Église, auxquels des réponses différentes doivent être données. L’authenticité d’une vocation, personnelle ou collective, se caractérise par l’effort, inspiré par l’Esprit Saint, pour répondre à un besoin de cette Église, tel qu’une analyse objective impose de le voir aujourd’hui, ici et maintenant. Elle n’a rien à voir avec un tribut payé à des habitudes de choix dans le champ apostolique, à des désirs intimes, à des conformismes sociaux ou à des besoins de sécurité. Une première vertu religieuse est la disponibilité à l’Esprit, ce que Vatican II appelait l’attention aux « signes des temps ». Le critère d’authenticité de la « vie religieuse » est évangélique et non institutionnel ; il est ecclésial plutôt qu’individuel ; il apprécie la dimension prophétique, non la dimension conformiste ou traditionaliste de cette vie. Parler de prière, de pauvreté, d’obéissance, de communauté, ce n’est pas parler partout de la même chose. L’authenticité chrétienne et religieuse de ce que recouvrent ces mots est dans l’adéquation de la réponse, suscitée par l’Esprit Saint, aux besoins de l’Église, là où chaque famille religieuse œuvre, là où chaque personne consacrée se trouve engagée.
Parmi les questions qu’il nous faudrait poser, épinglons seulement celle-ci : y a-t-il adéquation entre les besoins de l’Église et le nombre et l’orientation de ceux et celles qui croient entendre un appel à se consacrer à Dieu pour y répondre ?
Qu’il soit permis ici de faire état d’une certitude que d’autres peut-être contesteront, une certitude de foi, d’ailleurs appuyée sur l’histoire : Dieu suscite les engagements et les consécrations de soi dont son Église a besoin. On ne peut douter de l’engagement de Jésus : « Les forces du mal ne prévaudront pas contre elle [9] » !
À voir certains noviciats presque vides, il ne faut pas dire que notre monde ne connaît plus Dieu, que notre jeunesse n’a plus d’idéal, que le « matérialisme » a tari toute générosité. Pas plus qu’il ne faut dire hâtivement, à voir d’autres noviciats déborder, que les besoins de l’Église y ont été bien discernés.
Il n’est que de songer aux milieux dans lesquels ont vécu les saints dont les noms remplissent nos calendriers. La plupart du temps, c’est dans un monde de peu de foi, aux mœurs dépravées par la poursuite de la richesse, les abus des puissants, ou les égarements sexuels, que l’esprit évangélique a brillé, apportant aux gens de bonne volonté la lumière et le réconfort qu’ils cherchaient. Ce n’est pas dans un monde vertueux qu’ont œuvré un Augustin, un François d’Assise, un François-Xavier, un Vincent de Paul, une Jeanne de Chantal, un Don Bosco, un Charles de Foucauld. Ce n’est pas dans un monde qui encourage les vertus chrétiennes. Mais partout, dans le pire des milieux, Dieu suscite le désir de se donner à lui, de porter son message au monde, et cela d’autant plus que ce monde en a plus besoin.
Mais ce désir doit trouver sa forme pratique. Ils sont très nombreux, les jeunes qui se sont tournés longtemps de tous les côtés, cherchant ce que cherchent les jeunes idéalistes : non de riches théories, mais des modèles. Déçus, ils ont finalement décidé d’essayer d’incarner, dans la vie plus ordinaire du mariage, leur idéal de radicalité chrétienne. Et ils ne sont pas rares ceux qui, avec plus ou moins de bonheur, y ont vraiment trouvé une voie évangélique. Mais parmi eux, il en est qui ont le sentiment d’avoir dû renoncer à une autre voie, non à cause de leur faiblesse, mais parce qu’aucune des formes de vie consacrée qu’ils avaient sous les yeux n’offrait à leurs yeux le spectacle qui aurait incarné leur idéal.
Les familles religieuses existantes sont pleines de richesses spirituelles éprouvées, d’expériences apostoliques confirmées. Mais beaucoup d’entre elles, outre la gangrène qu’introduit le manque de confiance dans leur propre charisme, ne souffrent-elles pas d’un très grave manque d’imagination, favorisé souvent par les « exigences » communautaires qui n’étaient pas celles des origines ? L’histoire de la vie religieuse nous montre que chaque grand fondateur doit surmonter les entraves de préjugés et d’interdits que la tradition de la vie religieuse, telle qu’on croit la connaître à leur époque, paraît imposer.
Un saint François de Sales voulait fonder une congrégation de contemplatives qui visiteraient néanmoins, à certaines conditions, les malades pauvres à domicile. Mais le légalisme d’un évêque, suivant à la lettre les prescriptions du Concile de Trente, empêcha ce projet. François de Sales dut accepter la clôture pour ses Visitandines, qui se contenteraient de prier pour les pauvres et ceux qui les visitent. Un saint Vincent de Paul, plus madré, trouva le joint. Des religieuses ne peuvent visiter les pauvres à domicile ? Qu’à cela ne tienne : pour pouvoir visiter les pauvres à domicile, les Filles de la Charité seront consacrées à Dieu, aussi bien que les religieuses, mais sans être canoniquement religieuses.
La vie religieuse moderne, dans toute la richesse de son expérience, dans toute la valeur évangélique de ses inspirations, consacrées par tant de siècles, ne manque-t-elle pas d’imagination ? Combien de religieux ne sont-ils pas entravés dans leurs engagements auprès des frères qu’ils ont pour mission religieuse de servir, par des exigences communautaires, par des pratiques de pauvreté, par des rigidités de l’obéissance, par des horaires qui ne veulent connaître que la vie à l’intérieur de la maison et le bien-être que certains voudraient y trouver ? Combien ont usé leurs nerfs sur les problèmes, artificiels le plus souvent, d’une organisation communautaire dont la prise en considération aurait irrité leurs fondateurs ? Combien ont vu avec regret les ressources de leur communauté, pas toujours très grandes, consacrées davantage, en toute contradiction, au bien-être intérieur plutôt qu’au travail apostolique ou au partage, et ceci dans l’obéissance, vertu sacrée de la vie apostolique ? Combien n’envisagent en aucune façon de partager le sort de ceux dont ils partagent le travail, et allèguent pour ce refus des motifs « religieux » ?
Les jeunes ne sont pas aveugles. Ils ne tolèrent pas les contradictions internes, là où ils les décèlent, et surtout pas en matière religieuse, domaine privilégié de l’absolu. Idéalistes sans beaucoup d’expérience, ils sont radicaux, et ne font pas facilement la part de l’inévitable faiblesse humaine. C’est une des formes de la générosité inexpérimentée.
Mais les religieux, eux, se doivent de retourner sans peur aux sources évangéliques et prophétiques de leur Institut. Ils se doivent de lutter contre le retour du mal que leur fondateur voulait combattre, contre le retour des préjugés qu’il avait vaincus ou contournés. C’est bien à cela que le Concile Vatican Il avait appelé les religieux. Mais dans plus d’une congrégation, on a cru lire dans les textes du Concile ce qui ne s’y trouvait pas : une invitation à s’accorder une plus grande part des facilités et plaisirs de la vie que la tradition de la vie religieuse ne l’avait permis jusqu’alors.
Pour que les formes de vie religieuse qui sont « disponibles » attirent, et pour qu’elles attirent pour des motifs proprement évangéliques, il faut que les familles religieuses retrouvent, faisant face à notre monde actuel, leur esprit originel, leur idéal évangélique, et leur audace des premiers temps.
Vous êtes le sel de la terre.
Si le sel s’affadit,
avec quoi salera-t-on ?
(Mt. 5,13).
Vous êtes la lumière du monde.
La lumière n’est pas faite pour être mise
sous le boisseau.
Mais on la met sur le candélabre,
afin qu’elle éclaire
tous ceux qui sont dans la maison.
(Mt. 5, 14-15).
Communauté S.J. Loyola,
Avenue Marna Yemo 1091
B.P. 1421 LUBUMBASHI, Zaïre
[1] Voir à ce sujet les excellentes observations d’Henri Duméry dans l’Encyclopedia Universalis au mot Monachisme.
[2] N’est-il pas permis de penser que c’est une faiblesse constamment récurrente dans l’Église que la théologie, c’est-à-dire l’exposé de la Révélation et du message de Jésus, y soit faite trop souvent par des « spécialistes », plutôt que par des personnes engagées dans la vie pastorale et apostolique, au contact fraternel du peuple de Dieu ?
[3] Le « monastère” est un établissement stable. Celui qui y entre vient se mettre sous la gouverne de sa règle et de ses coutumes, sous une autorité nommée à vie. Dans le monde social et ecclésiastique de l’époque, le monastère a ses franchises et ses privilèges, comme le noble, suzerain du pays et comme l’évêque, au niveau de son diocèse. Le »couvent" est un rassemblement de personnes, sans droits ni privilèges particuliers, ni au for civil, ni au for ecclésiastique. Ces personnes se rassemblent pour mettre en œuvre un même idéal. Leur raison de vivre se réfère, non à un establishment, mais à une œuvre à accomplir. C’est en fonction de cette œuvre à accomplir que seront élaborées les règles et coutumes du couvent.
[4] Il existe à Assise, dans le modeste couvent de San Damiano, une peinture qui date des débuts de l’Ordre de saint François, et qui représente François en larmes. Pourquoi François pleure-t-il ? Parce qu’un mouvement s’est fait jour parmi une partie de ses compagnons. Grisés par les succès de l’Ordre naissant, ils ont entrepris la construction d’un immense couvent, qui rappellerait la splendeur des anciens monastères. On trouve encore ce gigantesque et splendide couvent à Assise, et l’on y peut apprécier, sinon le témoignage évangélique qu’aurait voulu François, du moins la maîtrise des architectes de l’époque qui, par un puissant jeu de voûtes et de contreforts, ont réalisé, dans ce paysage accidenté, un espace plan qui pourrait supporter l’immense construction et ses dépendances.
[5] On sait que « abbé » signifie « père », « prieur » signifie « premier » (primus inter pares). Le « gardien » évoque plutôt la figure de celui qui s’efforce de protéger ses frères contre leur propre faiblesse.
[6] Particulièrement illustrée par la prédication et la « théologie » des "indulgences”, qui prétendait mettre un lien direct et proportionnel entre la remise des fautes et l’importance des sommes d’argent données à l’Église.
[7] Mt 20,25-28 ; Mc 10,42-45 ; Lc 22,24-27.
[8] On parle des « frères” dominicains et franciscains même lorsqu’ils sont prêtres. On sait que François d’Assise n’a jamais été prêtre. Il serait intéressant de savoir s’il n’y a pas là une déviation d’un esprit primitif, où l’on voyait à juste titre dans le sacerdoce, non une »dignité” et des « pouvoirs », mais seulement un service.
[9] Mt 16, 18.