Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vie religieuse et Nouvelle Europe

Pier Giordano Cabra, s.f.n.

N°1991-5 Septembre 1991

| P. 277-290 |

Quelle contribution la vie religieuse peut-elle offrir à la nouvelle Europe qui se cherche sous nos yeux ? Partant des ambigüités et des impasses de « l’Europe des marchands », l’auteur discerne les chemins d’une solidarité où peut s’exprimer la liberté chrétienne et s’attester la foi en Celui qui seul sauve. En filigrane, les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance montrent le rôle humble mais réel du modèle religieux dans une alternative à proposer courageusement.
Intervention à l’Assemblée Générale des Supérieurs majeurs de France : « Religieux pour quelle Europe ? Enjeux et appels », les 9-11 octobre 1990. Nous remercions la C.S.M.F. et les auteurs d’avoir aimablement autorisé cette publication et celle qui suit.

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Introduction

Le rêve d’une Europe unie semble toujours plus à la portée de la main. Il y a seulement quelques années, parler d’une Europe « de l’Atlantique à l’Oural », qui puisse « respirer avec ses deux poumons » (Jean-Paul II), paraissait plus près de l’utopie que d’une réalité concrètement réalisable. Il est encore prématuré d’imaginer ce qu’il adviendra des rapports entre l’Europe occidentale et l’Europe de l’Est. Une chose est certaine : la résistance tenace, morale et spirituelle, à l’intérieur de l’Europe de l’Est et l’irrésistible attraction d’une Europe occidentale libre et prospère ont exercé une puissante impulsion qui a contribué de façon déterminante à l’écroulement du rideau de fer et du mur de Berlin.

Cela pourrait donner lieu à des formes inédites d’agrégation entre l’Ouest et l’Est. Nonobstant un nationalisme naissant, les ligues et luttes ethniques (à ne pas sous-estimer et qui demeurent une inconnue et un point d’interrogation), l’Europe est en train de vivre la phase inédite et accélérée d’un mouvement centripète tel qu’on a rarement pu le voir dans les derniers temps de son histoire millénaire.

Pour l’heure, la « Communauté européenne des Douze » attend avec anxiété l’échéance de 1992. On peut dire que là aussi, en Europe occidentale, au cours des trente dernières années, s’est produite une révolution lente et silencieuse mais de grande portée.

Les pays d’Europe, un temps en guerre continuelle, se sont convaincus bon gré mal gré que la paix était le meilleur investissement, que la collaboration économique était la meilleure manière de n’être pas écrasés par les deux super-puissances et par une concurrence internationale habituelle mais onéreuse. 1992 ne représente pas l’unité politique (encore lointaine) mais le commencement d’un grand marché commun, où la chute des barrières douanières sera effective et les diverses normes concernant plusieurs secteurs (fabrication de marchandises, professions, etc.) seront unifiées.

Libre circulation des personnes, des capitaux, des biens, libre circulation des images (TV) : un grand marché intérieur est en train de se créer concernant 320 millions de personnes, sans compter les pays de l’Est. C’est l’Europe des nécessités (J. Delors), en tant que les Douze doivent unir leurs économies pour tenir une place dans l’économie mondiale et donc dans la politique mondiale.

Cette Europe pose des problèmes à l’Église et donc à la vie religieuse. Arrêtons-nous à la vie religieuse. Elle n’est pas étrangère à l’Europe, puisqu’elle a même été un des éléments déterminants de sa constitution. Il suffit de penser au rôle du monachisme dans la construction de l’Europe. Il suffit de penser que les patrons de l’Europe sont des moines : Benoît, Cyrille et Méthode.

Que dit la nouvelle Europe à la vie religieuse ? Quelle contribution celle-ci peut-elle lui donner ? En étant réaliste, d’un réalisme « rationnel », l’on devrait répondre : la vie religieuse peut faire bien peu.

C’est l’empire de l’argent qui a vaincu. Et la vie religieuse est coupée de toute communication avec ce puissant empire : le véritable ennemi du christianisme n’est pas le communisme, mais ce que nous appelons en italien le « consumismo », c’est-à-dire la société de consommation. Et cette société est la nouvelle idole devant laquelle on se prosterne à l’Ouest comme à l’Est. Cela d’autant plus que les forces de la vie religieuse ne sont certainement pas en période de croissance, ni partout en parfaite santé !

Et pourtant la nouvelle Europe constitue un défi puissant pour réveiller en nous la lucidité évangélique, la confiance dans la force du levain jeté dans la pâte pour la transformer silencieusement.

Il nous revient de faire preuve de ce réalisme évangélique qui sait que le salut du monde est venu de Nazareth. Si la vie religieuse paraît éloignée des carrefours de l’histoire des hommes, elle est très proche de ceux de l’histoire du salut, cette histoire que Dieu a greffée sur celle des hommes, à partir de l’obscurité de Nazareth, village bien lointain des centres de l’Empire.

C’est avec ce réalisme que nous regarderons la situation de la nouvelle Europe, pour voir quelles sont les attitudes que la vie religieuse doit privilégier pour une présence bienfaisante de l’Évangile au sein même de la situation nouvelle. Si je semble donner une place de choix à notre Europe, l’Europe occidentale, c’est parce que son influence économique et culturelle semble pour le moment prépondérante et irrépressible.

De l’Europe des marchands à l’Europe de la solidarité

Dans la phase actuelle, l’élément dominant de la Communauté Europe est donc l’économie. Tous sont éblouis par les perspectives d’un énorme marché de consommateurs. Les entrepreneurs, les banques, les maisons de commerce, les communications se préparent à entrer dans ce pays de cocagne. On dit que le marché a triomphé. Le libéralisme économique est le vainqueur du moment. L’Occident, construit par la rationalité instrumentale, a ici très bien réussi : dans la production des biens et dans la croissance du bien-être, la démocratie occidentale semble indépassable.

Et pourtant, il y a longtemps que l’Église soutient que l’on ne doit pas construire seulement l’Europe des marchands, mais par-dessus tout celle de la solidarité. Et cela, parce que le modèle occidental souffre de grandes limites.

Avant tout : il n’est pas vrai que ce soit l’économie qui puisse rapprocher les peuples - comme le disait l’une des plus illustres personnalités du Parlement européen, M. Pflimlin - du fait que les intérêts matériels sont souvent opposés. Ce ne sera pas non plus la politique étrangère du fait que, même dans ce cas, les intérêts nationaux ne coïncident pas toujours. Ce qui unira l’Europe, ce sont les « valeurs de l’esprit » et par-dessus tout le sens de la solidarité. De même que l’homme ne vit pas seulement de pain, l’Europe ne peut vivre du seul marché. Une société mercantile n’a pas d’âme. Elle a besoin de la solidarité, pour que puisse exister une « acceptation réciproque entre les Européens de diverses traditions culturelles ou familles de pensée » (Jean-Paul II).

On remarquera que la solidarité forcée, essayée en Europe de l’Est, a échoué. Une réalité spirituelle comme la solidarité ne peut être imposée. Même les sociétés socio-démocrates du nord de l’Europe sont en déclin, parce que trop confiantes dans les réformes de structure, et peu attentives aux facteurs humains qui, à la longue, sont ceux qui garantissent de demeurer dans le temps de la solidarité.

La solidarité est fortement soutenue par le sens de la « fraternité ». La vie religieuse a une longue tradition à ce sujet. C’est l’expérience la plus longue de l’histoire de la solidarité réelle et effective, soutenue par la valeur de l’Évangile, de la fraternité, c’est-à-dire de la conscience d’être, dans le Christ, fils du même Père. La vie religieuse, même avec une présence réduite, ne sera pas insignifiante si, par son style de vie, son exemple, ses communautés fraternelles, ses réalisations, sa prédication, sa culture, elle sème dans le cœur de la nouvelle Europe cette fraternité chrétienne, productrice de solidarité, que l’utopie communiste n’a pu construire par la violence et que le réalisme de la société de consommation mercantile et individualiste tend continuellement à détruire.

En second lieu, il y a les nouvelles pauvretés

Le triomphe du libéralisme économique ne signifie pas nécessairement que l’on prête attention aux moins favorisés. Les victimes de la compétition sont toujours nombreuses. On prévoit même une augmentation de la compétitivité économique, avec le risque d’un nombre toujours croissant de personnes qui ne résistent plus à son rythme toujours plus rapide et pesant. Le sens de l’attention de la vie religieuse pour les nouvelles pauvretés trouve ici sa place. Il s’agit de s’intéresser aux plus défavorisés, aux victimes, à ceux qui ne peuvent suivre le mouvement, à ceux qui ne sont pas suffisamment nombreux pour susciter l’intérêt des partis et des syndicats, à ceux qui ne retiennent pas l’attention de l’opinion publique, que l’on oublie. C’est un choix clair pour l’homme, qui a beaucoup plus de valeur que tous les mécanismes de la compétition économique. Le marché tout seul risque d’écraser le plus faible. L’écroulement du marxisme n’a pas automatiquement éliminé les égoïsmes ni les marginalités qui en dérivent. Nous sommes engagés à nous intéresser aux pauvres avec désintéressement, non plus par peur du communisme, mais en vertu d’une charité gratuite qui ne se laisse pas éblouir par les nouveaux vainqueurs, une charité qui œuvre pour mettre en route de nouveaux mécanismes de justice sociale. L’Europe, si elle veut sauver son riche patrimoine de conquêtes humaines et sociales, a besoin de garder vivante la mémoire du Christ. C’est cette mémoire du Christ qui nous permet, à nous religieux, de renverser les critères de valeur dominants et de prêter attention à qui est oublié et marginalisé.

L’amour, souvent héroïque, de nos fondateurs, pour les plus défavorisés n’est-il pas parti de là ?

En troisième lieu, il y a le problème du Sud

La « victoire » du monde occidental est visible surtout face au monde communiste. On dit : notre monde sera égoïste, mais c’est celui qui fonctionne le mieux, ou plutôt le moins mal. Mais il y a aussi le Sud de la planète, le Tiers-Monde. Ici, l’optimisme se tempère parce que l’Occident s’aperçoit à distance que, si son attitude ne change pas, il devra bientôt faire ses comptes avec ce Sud qui est en train de l’agresser.

Au vide démographique de l’Occident correspond une véritable migration des peuples, plus ou moins contrôlable, à partir des pays pauvres et affamés. Au vide existentiel de la jeunesse occidentale correspond une quantité croissante de drogue, produite par ce monde pauvre et qui est parfois pour lui l’unique valeur qui rapporte. À l’ostentation et au gaspillage des richesses en Europe correspond la violence diffuse dans les pays pauvres et potentiellement exportable sous la forme du terrorisme international.

L’échéance de 1992 et l’irruption imprévue sur la scène européenne des pays de l’Est risquent de renfermer l’Europe sur elle-même, atténuant sensiblement sa solidarité avec le Sud de la planète. Voilà l’un des points privilégiés de la vie religieuse. Il faut amplifier le cri lancé par le Pape Jean-Paul II au sujet du Sahel. La dimension internationale de nos Instituts, le contact fréquent avec nos frères missionnaires nous habilitent à secouer l’opinion publique dans son manque terrible de vigueur, dans sa satiété, ses fermetures qui conduisent les gouvernants à mener une politique myope. Il doit y avoir une solidarité non seulement européenne, mais aussi planétaire. Ce sera la solidarité avec les affamés du Tiers-Monde qui réveillera les énergies morales les plus vives de l’Europe et aidera à penser non seulement en termes de profit mais aussi de justice et de charité au large souffle.

C’est un secteur dans lequel la vie religieuse est particulièrement crédible et écoutée et il nous revient de hausser le ton, non pour émouvoir ou entrer sur un terrain politique, mais pour sensibiliser et coresponsabiliser. Nos missionnaires, qui donnent leur vie au milieu des pauvres du Sud, sont encore des voix autorisées et peuvent toujours être écoutés. Nous aussi serons écoutés, quand nous parlerons en leur nom et au nom des pauvres. Nous n’avons pas de solution globale à offrir mais nous sommes certains qu’une solidarité accrue avec le Sud aidera l’Europe à trouver des solutions plus humaines même pour ses propres problèmes.

De l’Europe des libertés à l’Europe de la liberté

Les valeurs fondamentales qui unissent notre société « libérale » sont celles de l’autonomie de la personne et de la liberté de décision de chacun. Ce sont des valeurs hautement humaines et originairement chrétiennes. Mais si elles sont absolutisées et vécues sans tenir compte d’autres valeurs, comme la famille, la solidarité, la religion, elles peuvent devenir l’amorce d’un mouvement destructeur. La tolérance exagérée, qui dérive d’une insistance unilatérale sur la liberté individuelle, contribue en effet à renverser la société, mettant mal à l’aise toutes les générations. Les sociologues parlent de post-modernité.

Serait en train de se répandre, même en Europe, ce qui est déjà arrivé en Amérique : l’hégémonie idéologique de l’« individualisme radical ». Il n’y a en effet, dit-on, aucun critère objectif pour discerner le bien du mal, le vrai du faux. Ce sont les désirs et les sentiments qui guident les choix concrets. La gratification psychologique est devenue critère unique des choix. D’où le vide de la morale. On parle aussi du repliement sur le domaine privé et de l’attention au « hic et nunc ».

Devant la société, les jeunes ne se trouvent plus face à un idéal de transformation, mais d’adaptation. On n’essaie plus de faire une société meilleure, mais seulement d’habiter tranquillement dans celle qui existe. D’autres, de façon plus sommaire et peut-être plus concrète, citant Eliot, parlent des libertés occidentales comme des libertés de « luxure, d’usure et de pouvoir », qui finalement sont les libertés de céder à la triple concupiscence. Mais, l’irruption de la post-modernité et ces libertés sans limites portent avec elles deux graves conséquences.

La première est le malaise existentiel, la « dégradation existentielle », la « perte du sujet », la « mort de l’homme ». L’augmentation de 400 % de suicides aux USA, ces dernières années, est signe de ce profond malaise. L’individualisme de l’homme moderne l’a arraché à son passé et isolé de la société, l’a desséché intérieurement et finalement rendu incapable de s’interroger sur le sens de la vie.

La seconde conséquence concerne la société : le problème peut-être central de notre société est que personne n’a plus l’autorité pour tenir un discours sur les limites de la liberté ainsi comprise. Comment convaincre la personne humaine de limiter sa propre autonomie ? Comment endiguer la vague montante du nihilisme ? Il faudrait une autorité morale qui soit à même de tenir ce langage. Hélas, aux yeux de beaucoup l’Église semble autoritaire, donc peu appréciée et peu écoutée.

Tel est l’homme auquel l’Église a affaire et, dans l’Église, la vie religieuse. Un champ immense est ici ouvert pour parvenir à la compréhension de la vraie liberté. Pour reprendre les mots que le Saint-Père a employés récemment en Tchécoslovaquie, on pourrait dire qu’il faut passer « de la liberté extérieure à la liberté intérieure ».

Votre marche vers la liberté doit continuer. La liberté seulement extérieure, sans libération intérieure, produit le chaos. Demeurez dans la liberté pour laquelle le Christ vous a libérés. L’union entre la liberté extérieure et la liberté intérieure doit construire l’Europe de demain, la civilisation de l’amour et de la vérité.

La vie religieuse a toujours été et doit continuer à être un témoignage de la liberté que le Seigneur Jésus nous a acquise et que l’Esprit Saint réalise en nous. Même si notre témoignage de liberté intérieure, pourvu qu’elle soit réelle, de liberté libérée peut sembler inutile, peu apprécié, il n’en reste pas moins irremplaçable pour qui veut sortir de l’esclavage des libertés trop conditionnées et trop extérieures.

La vie religieuse peut et doit montrer, par son exemple d’abord et par une parole sûre ensuite, que l’autonomie totale, si prisée de l’homme post-moderne, est en réalité un esclavage, que l’homme qui veut gérer lui-même sa propre vie en totale autodétermination est en réalité l’esclave de ses désirs, que les exigences de l’Évangile sont une libération, qu’avec le Christ l’impossible devient possible. C’est ainsi que la vie religieuse peut contribuer à faire le pont entre la société et l’irremplaçable autorité de l’Église, « colonne et fondement de la vérité », « Mère et Maîtresse » aussi pour cette société qui est la nôtre.

Mais la vie religieuse ne peut faire cela que si elle met absolument à la première place la sequela Christi, la « suivance » du Christ, comme le dit un auteur français. Cette « suivance » signifie en effet que nous adhérons au Christ comme à l’Absolu et que nous le suivons comme une Réalité qui relativise toutes les autres réalités, parce que c’est avec elle que l’homme et sa liberté doivent se confronter. À cette Réalité absolue, nous donnons un assentiment absolu en lui consacrant toute notre vie.

Ainsi, en cette société fortement tentée par l’idolâtrie des libertés individuelles, la « suivance » du Christ atteste qu’il existe une réalité objective qui conduit tout vers la vie, et que cette réalité c’est le Christ ; que l’homme peut et doit chercher dans le Christ la libération de sa propre liberté. La « suivance » du Christ est le signe que la vie religieuse se présente humblement mais fermement au cœur de nos sociétés. Elle s’offre comme une nécessité de rétablir la « vérité des choses », à savoir que le Christ est le seul Sauveur, le puissant démystificateur des idoles qui enténèbrent le regard et emprisonnent l’homme post-moderne. Il s’agit pour la vie religieuse de manifester le type d’humanité nouvelle à laquelle conduit la « suivance » du Christ, lequel rend plus homme l’homme qui le suit.

C’est pourquoi l’une des tentations les plus ruineuses aujourd’hui consiste à s’interroger avec trop d’insistance et parfois dans le doute sur l’utilité de la vie religieuse pour notre temps. Si la vie religieuse manquait, il manquerait une réalité absolument alternative à l’individualisme dominant. Il manquerait un signe d’espérance sur la possibilité de renverser la tendance qui est en train de ronger notre société. La résistance de nos confrères de l’Est est un exemple pour nous, soit par leur courage, soit par les résultats. Les murs de Jéricho se sont écroulés à l’improviste comme l’a fait le mur de Berlin. Il en sera de même pour les murs qui s’opposent à l’Évangile. Mais il faut un reste fidèle qui fasse entendre et résonner la Parole in spe contra spem.

Ce que nous venons de dire à propos de la liberté concerne spécialement la chasteté : c’est un cœur libre qui peut témoigner de façon crédible de la capacité transformante de l’Évangile.

De l’Europe de la religiosité à l’Europe de la foi

Le marxisme a échoué dans sa tentative d’assurer le bonheur, mais cet échec n’est pas seulement celui du marxisme. Celui-ci est perdant sur deux fronts, l’économique et le politique. Les sociétés libérales sont perdantes surtout sur un front, celui du bonheur (...).

Mais une société qui rend ses fils malheureux n’est pas une société juste. Il est peut-être temps que ceux qui prétendent « renouveler le monde » réfléchissent sur la nécessité de tout repenser et de ne pas oublier que la question qui se pose est celle du bonheur de la personne humaine (S. Acquaviva).

Le thème du bonheur est de fait aujourd’hui l’un de ceux qui émergent. C’est le grand défi que l’humanisme laïque lance à la foi chrétienne. C’est un défi qui veut être relevé au nom de la rationalité et de la subjectivité, en dehors de toute référence à une foi religieuse. Mais à côté de cette manière limitée et étroite de poser le problème, et en conséquence, l’on assiste à l’explosion imprévue de nouvelles formes de religiosité (sectes, formes orientales d’expérience religieuse...). La dimension intramondaine de l’humanisme sécularisé apparaît insuffisante et incapable de satisfaire le désir de bonheur. Notre époque se caractérise pour certains comme celle d’un retour du religieux. Non pas sous l’égide de l’Église, mais comme une alternative à l’Église. La recherche du bonheur part même de ses propres attaches au catholicisme, coupable aux yeux de certains de ne pas favoriser l’intériorité, d’éteindre l’esprit communautaire, d’avoir oublié la mystique et l’ascèse, de parler trop de l’Église et pas assez de Dieu.

Cette situation doit être considérée avec attention, sans pour autant la surévaluer, parce qu’elle nous rappelle l’importance de certaines dimensions qui, dans un passé récent, avaient été parfois mises entre parenthèses.

Aussi bien la recherche séculière du bonheur que celle de la nouvelle religiosité ont un dénominateur commun : c’est l’homme qui cherche à se réaliser, c’est toujours l’homme qui veut demeurer au centre pour satisfaire ses besoins, c’est l’homme qui choisit ce qu’il doit faire et qui se crée ses propres recettes du bonheur.

La foi au contraire s’appuie sur une donnée extérieure à l’homme, sur l’acceptation de Dieu et, pour un chrétien, sur l’acceptation du Christ, « vraie route qui conduit à la vraie vie », c’est-à-dire simplement au bonheur.

À partir de là, un rôle important attend la vie religieuse : former en son sein des guides spirituels pour les hommes de notre temps. Des guides qui conduiront de la subjectivité à l’objectivité, représentée par le Christ et par sa parole, des désirs de l’homme aux désirs de Dieu sur l’homme.

Cette responsabilité, qui semble urgente, représente comme la redécouverte d’une dimension inhérente à la vie religieuse, qui a été traditionnellement « Mère et Maîtresse » de la vie spirituelle pour le peuple chrétien. Cette mission traditionnelle peut et doit être reprise. Cela sera possible à certaines conditions.

La première est la priorité de la vie spirituelle sur toute autre dimension. Il est nécessaire que la vie religieuse soit avant tout une école de spiritualité, qu’elle forme des religieux intensément épris du Seigneur Jésus, qui cultivent avant tout l’intériorité et l’intimité avec le Christ. Ceux-là seuls seront capables d’offrir une orientation sûre au milieu de cette « foire à idées » et des propositions de bonheur offertes par notre société. Seuls des gens convaincus peuvent être convaincants. Seuls ceux qui ont souffert pour être fidèles à Notre Seigneur Jésus Christ peuvent l’annoncer avec assurance dans le concret des situations humaines. Seuls ceux qui connnaissent le dur chemin de l’ascèse pourront indiquer le chemin qui libère des chaînes du Malin.

La seconde condition est une capacité de s’accorder aux exigences de nos contemporains. C’est le problème de la culture. Il faut maintenir le dialogue et une confrontation non seulement avec l’homme, mais avec les diverses branches du savoir humain qui s’intéressent au bonheur de l’homme. Pour être guides spirituels, il faut savoir éclairer, expliquer, défaire les nœuds toujours plus complexes des diverses situations, afin de pouvoir proposer le chemin du Christ.

Aujourd’hui, en certains de nos milieux, s’est répandu un anti-intellectualisme préoccupant. Au nom de la simplicité de la foi, de la confusion dont les théologiens seraient responsables, des discours vides de plusieurs intellectuels, on déprécie l’intelligence, on donne moins d’importance au long et patient apprentissage requis par l’étude, on n’encourage pas les vocations à l’apostolat intellectuel. D’où la faible présence de la vie religieuse dans les grands débats culturels. Or une piètre estime de l’élaboration culturelle risque de marginaliser la vie religieuse, de la tenir à l’écart des grands courants de renouveau de la société et de l’Église. L’une des formes les plus exigeantes de l’amour aujourd’hui est la charité intellectuelle : annoncer l’Évangile dans tous les secteurs de la vie humaine, spécialement là où l’on cherche à sortir de la pauvreté d’une vie liée seulement à ce monde qui passe, ou bien là où l’on cherche des solutions partielles et déviantes comme celles qu’offre la nouvelle religiosité.

La troisième condition est que nous sachions intéresser les laïcs à cette entreprise. La situation européenne occidentale est caractérisée d’une part par une contraction numérique quasi-générale de la vie religieuse et d’autre part par une demande instante de formation religieuse et spirituelle de la part de groupes de laïcs. Dans cette situation nos œuvres, toujours appréciées, risquent de nous écraser. Comme pour les Apôtres, le moment est venu pour nous de dire : « Nous nous consacrerons à la prière et au ministère de la Parole » (Ac 6,4). Cela ne signifie pas l’abandon de nos œuvres et la trahison de notre charisme ; mais cela veut dire qu’il faut privilégier l’engagement et la formation des laïcs que nous associons à notre charisme pour qu’ils jouent un rôle plus spécifiquement laïc dans nos œuvres au service de notre mission.

Les nombreuses difficultés pour réaliser ces projets ne doivent pas nous arrêter. C’est peut-être une époque nouvelle qui s’ouvre, c’est peut-être un type nouveau de présence qui se cherche, dans lequel la plus authentique tradition spirituelle de la vie religieuse trouve la possibilité de refaire surface, avec la conscience directe des difficiles médiations requises pour incarner l’amour de Dieu dans les résistances de la vie quotidienne.

Le domaine le plus concerné sur ce chemin qui va de la religiosité à la foi est celui de l’obéissance. C’est une vie totalement donnée à Dieu qui peut témoigner le mieux de l’attachement au Christ, d’où vient la capacité d’être guide et soutien pour les hommes de notre temps.

Pour conclure

La nouvelle Europe nous interpelle. Et nous voulons accueillir ses provocations, parce que nous désirons percevoir les « signes de la présence de l’Esprit dans le temps », pour y répondre, chaque institut avec son charisme, chaque religieux avec son propre souffle missionnaire.

Il dépend aussi de nous que l’Europe se construise sur le versant du marché, de l’individualisme, de la religiosité ésotérique, ou bien et mieux sur celui de la solidarité, de la liberté libérée et de la foi chrétienne et ecclésiale. Et cela, sans nous faire trop d’illusion sur les possibilités d’avoir un impact immédiat sur la société tout entière. C’est notre devoir de garder vivantes les îlots de témoignage chrétien, d’être conscients de la pauvreté de nos moyens, mais aussi de la force divine présente là où l’on témoigne de l’Évangile, avec assurance et joie.

L’important est, encore une fois, que la vie religieuse soit appelée à être un terrain fertile d’énergies spirituelles, un champ où l’on pratique et où l’on soutient la « suivance du Christ ». Cela, pour vivre plus merveilleusement notre vocation. Mais aussi pour une Europe plus humaine et plus chrétienne ; plus chrétienne et donc plus humaine.

Via Piamarta, 6
I-BRESCIA, Italie

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