Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Les moines dans l’Europe de demain

André Louf, o.c.s.o.

N°1991-5 Septembre 1991

| P. 291-297 |

« La part des moines » dans la constitution de l’Europe est bien connue ; mais comment l’Europe des monastères, qui passe par « d’humbles dévouements linguistiques », pourrait-elle subsister sans adapter son statut géographique et économique à la réalité vivante de l’Europe des Églises, en sorte que les monastères deviennent plus que jamais « Écoles de l’Amour » ? Cette espérance, que Taizé réalise déjà aujourd’hui, s’impose d’ailleurs à toute vie religieuse, comme à toute communauté évangélique rassemblée autour du Seigneur.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

L’Europe des monastères, déjà une tradition

La vie monastique bénédictine, celle qui nous est familière dans nos Églises d’Occident, se caractérise par deux particularités qui semblent s’exclure au premier abord, mais qui en fait s’appellent et finissent par se compléter l’une l’autre. Toutes les deux ont trait au statut géographique, si j’ose dire, de la vie monastique.

D’abord son enracinement. Dès les origines, la communauté monastique apparaît comme liée à des sites concrets, sélectionnés de préférence à d’autres, dans lesquels elle a tendance à prendre racine pour un laps de temps plutôt long, pour des siècles même, si possible. Le désert, la montagne, une île, un vallon ou une combe, le sommet d’une colline, ces choix expriment d’abord un mouvement de recul à l’égard de la société. Paradoxalement, ils enracinent en même temps le moine, ils l’implantent, au sens le plus fort du mot, à l’intérieur du monde, ils le lient à une géographie très précise, plus puissamment que n’importe quel autre choix de vie. Par son implantation, le monastère démarque un terrain, il le signe, il l’épouse, pour ainsi dire, parfois même il lui donne son nom. Première particularité donc de la vie monastique qui lui accorde une certaine consistance qui lui sera propre, face à tout changement de statut géographique.

La seconde particularité de la vie monastique dans ce domaine consiste dans sa capacité de déploiement. Plus une cellule monastique est ancrée dans son territoire, plus elle devient capable d’essaimer, de créer de nouvelles cellules, de couvrir de maisons-filles, comme on les appelle, un espace géographique extérieur au sien, chaque maison-fille étant d’ailleurs à son tour appelée à répéter le même processus. Une fois la fondation solidement implantée dans un autre territoire, des liens vont subsister entre les maisons, sous la forme de filiations, de congrégations, d’Ordines, comme on les appelait au Moyen Âge. Or, ces liens ne sont pas seulement des liens de fraternité et de bon voisinage ; ils impliquent aussi des relations de gouvernement. Il s’agit donc de liens juridiques qui vont nécessiter des rencontres, des visites, des réunions, au cours desquelles les responsables de ces différents lieux monastiques, disséminés à travers toute la chrétienté, se concerteront et célébreront ensemble le lien de charité qui les unit. Et voici né le Chapitre général, une création monastique - peut-être même cistercienne - au tout début du douzième siècle.

L’objet premier de telles assemblées était strictement spirituel. Les vénérables capitulants y traitaient avant tout du « salut de leurs âmes et de la rigueur de l’observance », à en croire un texte cistercien des débuts. Mais d’autres intérêts ne pouvaient manquer d’entrer en jeu ; grâce au latin, seule langue commune, les différences pouvaient paraître s’estomper, sans toutefois disparaître complètement ; d’abord entre Bourguignons, Champenois ou Normands, mais bientôt, la multiplication des essaimages aidant, entre ceux-là et Anglais, Irlandais, Flamands, Espagnols, Teutons, les uns soumis à des vassaux du Roi de France, les autres à ceux de l’Empereur germanique. Affinités politiques et rivalités politiques qui ne tardèrent pas à se compliquer d’intérêts économiques, hélas rarement concordants. Des pages entières de décisions de Chapitres généraux en rendent un témoignage humblement réaliste. En tout cas, depuis longtemps, et malgré un enracinement local exceptionnellement fort, la vie monastique n’avait cessé de créer des occasions de rencontre et d’échanges entre gens qui n’avaient en commun, en plus du latin, que leur seule vocation. Non sans exagération, un historien a pu prétendre qu’une première ébauche du Parlement européen avait été, au douzième siècle, le Chapitre général cistercien, se réunissant annuellement en Bourgogne.

L’Europe des monastères aujourd’hui

Aujourd’hui ce « réseau » des monastères subsiste toujours, quoique sa densité se soit notablement affaiblie. Les deux particularités de toute implantation monastique demeurent constantes, avec les chances et les handicaps qui leur sont inhérents : un enracinement dans un lieu précis, qui lui donne une consistance toute particulière, mais la rend par ailleurs beaucoup moins mobile ; et sa capacité de déploiement qui, en sens contraire, multiplie les lieux de dialogue et de communion à un niveau supranational. Deux traits qui, aujourd’hui, ne se vérifient plus seulement pour l’Europe, mais qui se sont élargis aux dimensions du monde entier. Pour preuve, l’extraordinaire floraison de fondations monastiques dans les jeunes Églises, depuis la dernière guerre mondiale.

Mais revenons à l’Europe. À l’heure où les frontières de nos vieux pays vont s’ouvrir et où de nouveaux liens économiques, culturels, spirituels - au sens le plus large du mot - vont se tisser, on peut raisonnablement penser que moines et moniales ont quelque part une modeste longueur d’avance. Chapitres généraux, Congresos, Conseils généraux, Conseils des Visiteurs, Conférences régionales, Chapitres provinciaux - le vocabulaire varie selon les familles monastiques - leur ont souvent donné l’occasion de fréquents contacts avec les cultures voisines, contacts parfois malaisés et ingrats, et qui à certaines occasions exigent un investissement onéreux des personnes. Dans la famille cistercienne, par exemple, le hasard des filiations a fait que, dans plus d’un cas, le Visiteur habituel d’un monastère appartient à une autre nationalité et à une autre langue, parce qu’actuellement aucune langue moderne ne saurait prétendre à remplacer le latin. Plusieurs abbés français, par exemple, se sont donc fraternellement mis à l’étude de l’espagnol, de l’anglais, de l’allemand ou de l’italien, pour s’acquitter plus convenablement de leur mission pastorale en des pays frères. La construction de la future Europe, l’ouverture aux cultures voisines dont aucune ne devrait pâtir de la prépondérance de quelques-unes seulement, l’avenir d’une communauté des Églises européennes passe aussi par ces humbles dévouements linguistiques.

L’ouverture des frontières avec l’élargissement des marchés qui s’ensuivra, entraînera maint glissement économique, dont les conséquences sont encore imprévisibles. Les économies monastiques, souvent fragiles et même dérisoires, au moins en France, simple artisanat livré sans défense à des concurrents géants, n’en sortiront pas indemnes. Elles devront cependant survivre sous une forme ou sous une autre, même considérablement transformées, si la vie monastique elle-même veut subsister. Dès à présent, une réflexion s’est organisée entre cellériers et responsables. De nouvelles initiatives verront le jour. Des associations d’intérêts, des ajustements ou regroupements de certaines industries au-delà des frontières actuelles, l’abandon d’activités devenues trop lourdes et peu lucratives en faveur d’un gagne-pain souvent plus sophistiqué mais plus adapté à la conjoncture nouvelle, vont probablement modifier peu à peu le vissage classique de l’économie monastique pour l’insérer différemment, et sans doute encore plus discrètement, dans l’économie européenne de demain. Ce ne sont là que deux exemples, mais qui ne doivent pas cacher l’essentiel. Un essentiel qui est le secret même de la vie monastique.

Le secret : la face cachée

Car ce statut géographique ou économique de la vie monastique a une face cachée : une autre réalité, dont il n’est que le support, une réalité vivante au plus profond de lui-même. C’est d’ailleurs à ce prix seulement que ce statut peut acquérir valeur de signe. Quelle est cette réalité ? Elle est toute simple : une expérience vécue, expérience qui, dans son fond, n’est pas différente de celle qui est offerte à tout croyant, à tout religieux ou religieuse, mais que moines et moniales essaient de vivre à partir de la tradition qui leur est propre, dans un certain style de vie qui en favorise l’éclosion, avec un certain sérieux. Elle est avant tout une expérience d’amour en profondeur, l’amour de Dieu et l’amour des frères indissolublement, dans une intense communion avec l’humanité entière. C’est ainsi que saint Bernard- qu’il me soit permis de le citer en cette année du neuvième centenaire de sa naissance - eut à cœur de multiplier dans l’Europe entière ces centres de l’amour que sont les cloîtres, et qu’il désignait du joli nom de Scholae Amoris, les Hautes Écoles de l’Amour.

Or une pédagogie de l’amour est toujours aussi une pédagogie de la liberté spirituelle, et une École de la charité donne nécessairement naissance à des êtres profondément libérés, rachetés, guéris, qui n’obéissent à d’autres lois qu’à celle qui est intérieure : l’onction et la spontanéité de l’Esprit Saint qui les entraîne bien plus loin que n’oserait le prétendre aucune loi imposée de l’extérieur.

Une pédagogie de l’amour, c’est encore un chemin vers l’intériorité, à l’heure où une soif de prière brûle tant de jeunes et travaille l’Église entière. Découverte que seul l’Esprit peut nous faire faire, du trésor qui se cache dans notre cœur, intimior intimo meo, du Père et du Fils qui nous y invitent à leur festin, dans la communion au murmure de l’Esprit.

Une École de l’amour, c’est enfin une « micro-Église », où chaque frère et sœur sont respectés dans leur grâce propre, irremplaçable, et construisent ensemble la beauté du groupe. Personne ne possède tous les charismes, et le délicat équilibre entre contemplation et action, si souvent mis en échec dans la vie de l’individu, sauf chez les saints - mais ils sont rares - est admirablement mis en œuvre dans la micro-Église de la communauté, où le charisme de chacun concourt à l’harmonie de l’ensemble.

Cette « esthétique » communautaire, si j’ose employer ce mot, cette splendeur de la communauté chrétienne est le secret de son rayonnement. Car l’amour vrai, s’il se contente d’être amour sans plus - et c’est encore à Bernard que j’emprunte cette expression - demeure l’unique force qui attire, qui fascine, qui entraîne irrésistiblement. Tout foyer d’authentique amour devient pôle d’attraction et rassemble, même à son insu. Ce n’est pas seulement le cas des monastères, bien sûr, mais de toute communauté chrétienne, religieuse ou séculière, soudée par l’amour de Dieu, dans l’unité du Saint-Esprit. Comment ne pas rêver alors d’une Europe qui serait comme entièrement couverte par de tels ardents foyers d’amour, foyers à la fois de contemplation et d’accueil, de silence autour de la Parole et de paroles jaillissant de ce silence d’intériorité et d’ouverture, de réconciliation et de guérison ! Parmi ces foyers, moines et moniales occuperaient avec joie leur humble place.

Construire l’Europe, et l’Europe des Églises, c’est aussi la situer et lui donner sa vraie place face aux autres continents. Qu’on le veuille ou non, c’est aux confins de l’Europe et de l’Asie que le Verbe de Dieu a pris chair, et, à travers une histoire mouvementée, c’est en bonne partie au départ de la culture européenne, et habillée de son langage, que la Bonne Nouvelle a été annoncée au monde entier. De multiples façons, les jeunes Églises ont leurs racines dans le vieux monde de la future Europe, même si les liens qui les unissent à celle-ci demeurent chargés d’une inévitable ambiguïté. La vie monastique n’échappe pas à cette ambiguïté. Dans ses formes extérieures, ses rites, son vocabulaire, elle reste marquée par quinze siècles de vie occidentale. Mais le problème aujourd’hui ne se situe peut-être plus tellement au niveau de ces formes. Celles-ci se transformeront paisiblement au contact des cultures locales. À condition cependant que ce soit le fond qui manque le moins et que les jeunes Églises du lointain qui regarderont demain les Églises de la vieille Europe aient davantage à voir qu’un folklore, vénérable certes, mais désormais stérile à leurs yeux. Nos communautés monastiques ont vieilli, mais leur vieillissement ne constitue pas une vraie menace, si un renouveau rejaillit sans cesse de l’intérieur, du plus profond des cœurs. Dans le dialogue qui s’intensifiera demain entre Églises de l’Ouest et de l’Est, du Nord et du Sud, la qualité spirituelle de ces Écoles de l’amour, que sont les monastères, qu’est toute communauté évangélique aussi, pèsera de tout son poids.

Ce que pourrait être ce poids et ce qu’il devrait devenir de plus en plus, je le verrais volontiers préfiguré - et je vais terminer sur cette image - par la communauté monastique et évangélique de Taizé, et par le lien qu’elle signifie au cœur des Églises et entre les Églises d’Europe, et à nouveau entre nos Églises d’aînés de l’Europe et les jeunes Églises au loin.

Ce lien, elle l’a forgé d’abord et avant tout à travers le simple fait d’être ce qu’elle est, et d’être là où elle est. Étonnant enracinement géographique dans l’ancienne Bourgogne, doublé d’un tout aussi étonnant déploiement dans l’espace. Le secret d’un tel rayonnement, le Cardinal Danneels a récemment essayé de l’exprimer en quelques phrases qui pourraient nous être aussi destinées :

Au cœur de Taizé, se tient, comme une source cachée, la communauté des frères silencieuse et discrète, sobre, entièrement tournée vers Dieu et ouverte à tout hôte, avec des moyens dérisoires et sans aucune prétention de se faire valoir dans le concert des Églises. Jour après jour, ils chantent la louange de Dieu, rendent grâces, intercèdent. Voilà le dernier secret de Taizé : la force exemplaire de la vie monastique, si ancienne et si neuve.

Et pourquoi ne pas ajouter : et de toute vie religieuse, de toute communauté évangélique rassemblée autour du Seigneur, tournée vers lui et ouverte à tous ceux qui viennent à elle.

Mont-des-Cats
Godewaersvelde
F-59270 BAILLEUX, France

Mots-clés

Dans le même numéro