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Les « fidèles du Christ » dans le nouveau Code

Michel Legrain

N°1991-5 Septembre 1991

| P. 318-332 |

Qu’ils soient comptés parmi les clercs ou parmi les laïcs (CIC c. 207 § 1) ou encore, compris à leurs côtés (c. 207 § 2), les consacrés appartiennent toujours à ces « fidèles du Christ » que le récent Code de droit canonique définit, selon l’ecclésiologie conciliaire, comme membres du peuple de Dieu. Les « heureux déplacements » par rapport au Code de 1917 sont énoncés et réfléchis par l’auteur, en particulier dans le domaine toujours ouvert des « obligations et droits communs à tous ».

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Le Peuple de Dieu : un apport conciliaire repris par le Code

En promulguant le Code dont il avait accéléré la phase finale des travaux, le pape Jean-Paul II déclara que ce Code, sous son indispensable vêtement canonique, était frère du Concile et s’inspirait du même esprit.

Aux yeux d’un canoniste comme à ceux d’un juriste, l’intention du législateur est importante, certes, mais l’objectivité même des textes l’est davantage. Des études à venir en diront plus à ce propos, en confiant par exemple à des ordinateurs l’état comparatif du produit conciliaire et du produit canonique codifié. Se basant sur des analyses encore partielles, certains canonistes, théologiens et évêques, ont estimé que le Code accusait quelque recul par rapport aux souhaits et attentes des Pères conciliaires.

Quoi qu’il en soit, le Code de 1983 se montre moins juridique, et donc plus théologique et canonique, que celui de 1917. Cette heureuse évolution, encore trop timidement amorcée, se remarque à travers une sorte de lent déplacement. D’une accentuation principalement « sociétaire », on va vers une plus grande attention aux dimensions d’engagement personnel et de responsabilité communautaire. L’appel évangélique et sa dimension théologique retentissent à travers de nombreux canons, particulièrement au Livre second, qui traite du peuple de Dieu.

À cause de sa nouveauté même, ce Livre a coûté beaucoup de peine. Deux présentations étaient théoriquement possibles. L’une, dans la logique de l’ancien Code, partait de la hiérarchie, et accentuait l’aspect de société parfaite inégale chère au XIXe siècle. L’autre, s’inspirant davantage de Vatican II, présentait d’abord ce qui est commun à tous les baptisés pris indistinctement, avant de souligner ce qui est spécifique à telle ou telle catégorie de fidèles. Ici, le mot fidèle, notion générique, passe avant des termes comme laïc ou clerc, concepts spécifiques. Cette seconde option l’emporte.

Est-ce à dire que ce Code soit moins clérical ? Sans vouloir juger d’après le nombre des canons consacrés à un sujet, on ne peut cependant ignorer que les secteurs longuement traités par le législateur revêtent à ses yeux une importance particulière. Dans ce Livre II, une trentaine de canons parlent des fidèles en général, et plus de trois cents sont réservés à la hiérarchie. Serait-ce une manière indirecte d’avouer que l’Église demeure « concentrée » en son clergé ? Serait-ce plus simplement que le bon fonctionnement de la hiérarchie exige, aujourd’hui comme hier, de très nombreuses précisions, en sorte qu’elle devienne de plus en plus apte au service évangélique qui est toute sa raison d’être ?

Parmi toutes les approches possibles du mystère de l’Église, le recours à la notion de peuple de Dieu n’a que peu retenu l’attention des ecclésiologues. Et cependant, le Nouveau Testament utilise une centaine de fois le mot « peuple » (laos), avec une connotation religieuse, voire souvent ecclésiale. L’Église se sait le nouveau peuple de Dieu, et durant les trois premiers siècles, elle se désignait volontiers par ce vocable. Des expressions comme « corps » ou « épouse » du Christ prirent ensuite le relais : ce vocabulaire de Paul se démarquait en effet davantage de l’Ancienne Alliance, et affirmait conjointement les liens étroits entre le Christ Sauveur et son Église. Avec la Contre-Réforme, l’idée même de « peuple » pouvait paraître donner des gages au protestantisme, qui avait pris ses distances théologiques et disciplinaires vis-à-vis du mode de conception et de fonctionnement de la hiérarchie catholique. De leur côté, les canonistes latins se trouvaient fort à l’aise face aux présentations sociétaires de l’Église. Mais les réductions qui s’ensuivaient furent en partie corrigées par le souci théologique et spirituel de promouvoir le mystère de l’Église, véritable « Corps mystique » du Christ.

La rédaction définitive de la Constitution dogmatique sur l’Église, à Vatican II, présente le mystère de l’Église (chap. 1), puis l’Église comme Peuple de Dieu (chap. 2), avant d’aborder l’épiscopat (chap. 3) puis le laïcat (chap. 4). Ainsi, le Concile met en exergue le sacerdoce commun à tous les membres du peuple de Dieu, antérieurement à toutes les responsabilités hiérarchiques, et avant même tout choix d’un état de vie particulier. Fondamentalement, les fidèles du Christ partagent un même sacerdoce baptismal.

Fidèles du Christ

L’expression fidèles du Christ, premier mot employé pour parler du peuple de Dieu dans le Code (204,1), reçoit ici une signification beaucoup plus vaste que dans le Code de 1917, où l’index n’applique ce beau nom qu’aux seuls laïcs, comme si le fait d’être clerc plaçait en retrait ou en surplomb par rapport à la condition de « simple » laïc ! Désormais, tous les baptisés conservent l’appellation de base de fidèles du Christ. Il existe entre eux « une véritable égalité », dit la constitution dogmatique sur l’Église (n°32), avant même toute diversité de ministère. Le canon 208 reprend les mêmes mots, « vraie égalité », pour ce qui touche à la dignité et à l’action en vue de l’édification du Corps du Christ, mais, ajoute la fin de ce canon, « selon la condition et la fonction propre de chacun. »

Certains ont remarqué que, dans l’emploi même de l’expression fidèles du Christ, le Code avait déplacé l’accent conciliaire. Le Concile en effet avait insisté sur la communauté et l’universalité des fidèles dans la foi et même dans la grâce ; le Code, lui, rappelle immédiatement la structure visible et hiérarchique de l’Église.

Les habitudes mentales sont tenaces. On avait théoriquement admis dans le Code de 1983 que la dénomination fidèles du Christ s’appliquait à tous les baptisés indistinctement : laïcs et prêtres, religieux et évêques. Or, quelques canons plus loin, on oublie totalement ce qui semblait acquis : les fidèles du Christ doivent obéissance à leurs pasteurs (212,1), ils possèdent la liberté de leur faire connaître leurs besoins et leurs souhaits (212,2), voire d’exprimer publiquement leur opinion concernant le bien de l’Église (212,3) ; ils ont le droit de recevoir des pasteurs l’aide spirituelle, spécialement celle qui provient de la parole de Dieu et des sacrements (213). Visiblement dans ces deux canons, fidèles du Christ s’entend des seuls laïcs, comme dans l’ancien Code ! La manière la plus simple (et sans doute la plus exacte) d’expliquer le lapsus responsable de l’introduction de ces deux canons à cette place n’est-elle pas de reconnaître combien nous avons encore peine à mettre vraiment les « pasteurs » parmi les fidèles du Christ ? La force de l’habitude est telle que notre manière de parler tend à réintroduire subrepticement des divisions qui menacent la base même de cette unité des « fidèles » [1].

Dans leur diversité

Le canon 207 rappelle que certains fidèles sont investis d’un ministère ordonné, quittant ainsi la condition du laïcat pour faire partie du clergé. Cette structure hiérarchique est d’institution divine, précise le § 1. Qu’il soit laïc ou clerc, homme ou femme, le fidèle peut choisir de déployer sa vie chrétienne dans un institut de vie consacrée, soit un institut religieux, soit un institut séculier, ou encore dans une société de vie apostolique. Cette appartenance concourt selon un mode particulier à la vie et à la sainteté de l’Église, dit le canon 207,2. L’on retrouve ici quelque chose de la constitution dogmatique sur l’Église, qui traite de l’appel universel à la sainteté dans l’Église (chap. 5) avant de parler des religieux (chap. 6) et de l’eschatologie (chap. 7). Il demeure entendu que ces modes de vie, pour admirables et féconds qu’ils soient, n’appartiennent pas à la structure hiérarchique de l’Église.

Certains Pères conciliaires avaient critiqué les trois catégories traditionnelles : clercs - religieux - laïcs. Le sens commun admettait en effet difficilement que des religieux ou religieuses demeurent des laïcs, canoniquement parlant, alors que par leur habit comme par leur partage d’un certain nombre de privilèges des clercs, ils semblaient se situer plutôt du côté du clergé ! Le Concile, suivi en cela de façon très nette par le Code, a distingué nettement l’appartenance à la structure hiérarchique de l’Église et l’appartenance à telle ou telle structure charismatique.

Quelle que soit leur appartenance catégorielle au sein de l’Église, les membres du peuple de Dieu sont des personnes à part entière, mais une personne qui ne peut être définie uniquement par sa seule capacité ou situation juridique. Ou alors, on oblitérerait le fait, pourtant capital, que cette personne est baptisée, membre du Corps du Christ et cellule vivante de cette Église, épouse du Christ. Reconnaissons ici avec grande satisfaction que le Code de 1983 est marqué d’heureux déplacements par rapport à celui de 1917 : il ose en effet davantage exprimer ses convictions théologiques et mystiques, et cela entraîne des égards vis-à-vis du mystère même des personnes. Il conviendrait cependant de creuser plus encore la notion de personne dans l’Église, et la spécificité de celle-ci par rapport aux adhérents des autres sociétés humaines et civiles. En ce difficile ouvrage, les canonistes, hélas, ne peuvent miser qu’assez peu sur les travaux des théologiens, ceux-ci ont surtout approfondi l’idée de personne en raison des disputes concernant le mystère trinitaire et celui de l’incarnation, et très peu en fonction de la dignité baptismale.

La communauté des fidèles

Le Code de 1917 (c.87) ne retenait que le fait baptismal pour définir le fidèle. Dans le Code de 1983, on retrouve une approche à peu près similaire pour définir la condition canonique de la personne dans l’Église (c.96). Le canon 204 précise heureusement que tout fidèle participe, par le fait même du baptême, à la triple mission du Christ : sacerdotale, prophétique et royale. Théologiquement et canoniquement parlant, tout baptisé possède donc une réelle responsabilité dans l’œuvre de sanctification du monde, dans l’annonce doctrinale du déjà-là du Royaume, et dans la prise en charge du bon fonctionnement ecclésial. Il s’agit là de véritables ministères, au sens large du terme, qu’il importe de distinguer nettement des ministères institués et ordonnés, comme le rappelle le canon 204 : « selon la condition propre de chacun ». Ce canon entend ainsi éviter tout danger de nivellement et donc de confusion.

Catholiques et baptisés

Les difficiles rapports entre l’Église formée de tous les baptisés et l’Église catholique romaine sont discrètement évoqués dès les premiers canons concernant le peuple de Dieu. On souligne que l’incorporation baptismale dans l’Église catholique place le baptisé au sein d’une société gouvernée par le pape et les évêques en communion avec lui (204,1). La pleine communion en cette Église catholique suppose une même profession de foi, une vie sacramentelle et un acquiescement au gouvernement ecclésial (205).

Le Code, dès son adresse, est destiné aux membres de la hiérarchie « et à tous les autres membres du peuple de Dieu ». Le livre II parle du peuple de Dieu, sans plus, alors que ce Code ne légifère que pour les membres actuels de l’Église catholique latine (c.2). Ne restreint-on pas dangereusement la notion même de peuple de Dieu telle que le Concile l’entend ? En réalité, ce Code ne s’adresse qu’à une portion du peuple de Dieu.

Jadis, dans les périodes dites de chrétienté, les situations apparaissaient clairement tranchées. Tout baptisé était présumé catholique. Avec la prise en considération des Églises séparées, on en était venu à cet adage plus restrictif : semel catholicus, semper catholicus (catholique un jour, catholique toujours). Autrement dit, il était nécessaire et suffisant d’avoir appartenu à un moment quelconque de son existence à l’Église catholique pour être tenu par les points essentiels de sa législation. Par exemple, un protestant, validement baptisé à l’origine dans l’Église catholique, demeurait soumis à la législation matrimoniale catholique, étant tenu désormais tant à la forme canonique du mariage qu’à l’empêchement de disparité de culte.

Le Code de 1917 entendait encore légiférer pour tous les baptisés, et il précisait les points particuliers dont il dispensait certaines catégories de chrétiens. Ainsi nos frères séparés, à condition qu’ils n’aient jamais appartenu, à un moment quelconque de leur existence, à l’Église catholique latine, se mariaient validement sans présenter leur couple devant le curé et deux témoins. Le Code de 1983 accentue encore ce reflux : seuls ceux qui sont baptisés dans l’Église catholique latine ou ont été reçus par elle sont tenus par les lois ecclésiastiques. Ceux qui ont quitté l’Église catholique par un acte formel (c. 1124) bénéficient désormais d’une plus grande liberté pour certaines célébrations matrimoniales.

L’on peut relever ici un commencement de prise en considération d’un autre type d’appartenance ecclésiale : l’appartenance de type « sociétaire » cède légèrement le pas à une appartenance de type communionnel, avec tout l’engagement personnel que cela suppose. Sociologues des religions comme pasteurs et théologiens parlent avec sérieux de différents degrés d’appartenance ecclésiale. C’est une nouveauté difficilement admise par notre ensemble législatif ecclésial, encore assez peu prêt à prendre en compte l’extrême diversité des situations individuelles, culturelles ou régionales.

Catéchumènes

Par le côté singulier et transitoire de leur situation ecclésiale, les catéchumènes introduisent quelque souplesse dans le tout ou rien de l’appartenance à cette partie du peuple de Dieu qu’est l’Église catholique. Sans renier l’enseignement de l’encyclique Mystici Corporis rappelant qu’on ne devient visiblement membre de l’Église que par le baptême d’eau, la Constitution dogmatique sur l’Église parle, non sans tendresse, d’une union étroite entre les catéchumènes et l’Église : « Quant aux catéchumènes qui, sous l’action de l’Esprit Saint, demandent par un acte explicite de leur volonté à être incorporés à l’Église, par le fait même de ce vœu, ils lui sont unis, et l’Église, maternelle, les enveloppe déjà comme siens dans son amour en prenant soin d’eux » (n° 14).

Le contexte de cette phrase est intéressant : on parle des catéchumènes en fin du paragraphe réservé aux fidèles catholiques (n° 14), avant de traiter des non-catholiques (n° 15) et des non-baptisés (n° 16). « Une phrase curieuse, hésitante », dit Dom Butler commentant ce passage [2], et il est bien obligé, pour ne pas trahir le texte, de se contenter de poser des questions : « Quelle sorte de relation est indiquée par coniunguntur (sont conjoints) ? Quel est le sens du mot suos (siens) ? La phrase citée nous laisse quelque peu dans l’obscurité ». Hélas, c’est très vrai. Et d’évoquer à son tour toute une tradition :

Le Concile s’aligne ici implicitement sur cette très ancienne conviction de l’Église selon laquelle les catéchumènes, quoique non baptisés, ont néanmoins une relation à l’instrumentum salutis omnium telle que, s’ils meurent avant le baptême, ils sont tenus pour sauvés. Donc, de leur vivant, et sans baptême, ils sont déjà sur la voie du salut. Cela implique que l’Église les juge comme groupe, comme des craignant-Dieu et pratiquant la justice, des hommes en qui le salut, qui est le Christ, est déjà présent et efficace. Extérieurement, ils ne sont pas passés par la « porte » du baptême ; mais en vérité ils sont déjà - en un sens - « dedans »

Le canon 206 reflète exactement cette doctrine conciliaire. On loue la vie théologale et évangélique des catéchumènes et « l’Église leur accorde déjà diverses prérogatives propres aux chrétiens » (206, 2). Mais s’ils sont spirituellement dedans, ils demeurent canoniquement dehors, par exemple en cas de mariage avec une partie catholique, il faut que cette dernière obtienne la levée de l’empêchement de disparité de culte (c. 1086). Cet obstacle canonique mis au mariage du catéchumène lui apparaît comme une humiliation gratuite imposée par la procédure ecclésiastique, exactement comme si l’on craignait qu’il ne nuise à la foi de son futur conjoint. À tort ou à raison, le catéchumène estime qu’on lui enlève en face du mariage la confiance que la communauté lui fait en vue du baptême. Du côté du baptême en effet, l’Église l’encourage, l’accompagne, lui fait confiance, le fait avancer par étapes dans l’initiation chrétienne. Du côté du mariage au contraire, la législation affiche son opposition et demande des garanties.

En réalité, le catéchumène est déjà évangélisé, la Bonne Nouvelle a retenti dans son cœur, il est déjà croyant au sens profond du terme, et le Code lui fait une place honorable dans ces canons qui traitent des fidèles du Christ.

L’organisation catéchuménale doit permettre tout le déploiement d’un temps privilégié, où se manifeste la prévenance de Dieu et la libre réponse de l’homme. Ce temps de grâce doit permettre la construction lente et souvent onéreuse d’une vie nouvelle. Le sacrement de baptême inclut de longs mûrissements qui, à travers une formation doctrinale et une entrée progressive dans une vie plus évangélique, sont ponctués par des célébrations liturgiques (206, 2).

Enfin le statut juridique des catéchumènes doit être fixé clairement par le nouveau code : ils sont déjà unis à l’Église, ils sont déjà de la maison du Christ, et il n’est pas rare qu’ils mènent une vie de foi, d’espérance et de charité.

Cette demande du décret conciliaire sur l’activité missionnaire de l’Église (n° 14) a-t-elle été honorée par le Code avec toute la clarté attendue ? Ce n’est pas évident.

Et cependant, malgré des exagérations et des modes qui ont fait mettre le qualificatif catéchuménal à toutes les sauces, comme on dit familièrement, bien des situations relèvent d’une pédagogie ecclésiale de type catéchuménal, par exemple vis-à-vis de baptisés qui n’ont pas eu jusqu’ici l’occasion de ratifier le baptême reçu dans la petite enfance. Nous retrouvons par ce biais la question évoquée plus haut des degrés d’appartenance au peuple de Dieu. Les seuls critères du fait baptismal, ou d’une pratique pascale ou dominicale, ne suffisent plus à repérer les frontières et les marges du peuple de Dieu.

Des obligations et des droits communs à tous

Dans la même logique qui peut laisser croire que le Code s’adresse à tout le peuple de Dieu, ici aussi, le titre I parle des « obligations et droits de tous les fidèles », alors que ses énoncés s’adressent directement aux seuls baptisés qui vivent fondamentalement en communion avec l’Église latine romaine. Il est cependant capital de noter que le législateur a jugé important de consacrer un titre spécial, riche de seize canons, aux obligations et droits que partage en commun toute cette belle portion du peuple de Dieu, avant même toute distinction de sexe, d’âge, de ministère, d’état de vie ou de culture

Durant les vingt et un ans qui s’écoulèrent entre le début du Concile et la publication du Code rénové, on a beaucoup parlé des divers projets d’une loi fondamentale, voulue par certains comme une sorte de charte de base pour toute la communauté catholique, où seraient exprimées quelques-unes des racines fondatrices de l’ecclésialité : l’alliance, la fraternité, la communion, la coresponsabilité, les services, les ministères et les charismes, toutes ces réalités à la fois spirituelles et collectives qui engendrent un éventail irréductible de responsabilités, avec des droits et des devoirs à la fois communs à tous et particuliers à quelques-uns.

La loi fondamentale, dont les divers projets ont été sévèrement critiqués par les évêques catholiques, n’a pas été finalement conservée en tant que telle, mais ses éléments essentiels ont été introduits dans le Code même. Ainsi, l’on retrouve dans le Titre I ici étudié des canons où sont rappelées les grandes obligations communes issues du baptême : une égale dignité baptismale (c. 208) accompagnée d’une responsabilité en vue d’acquérir une sainteté réelle et d’œuvrer efficacement au développement de l’Église (210 ; 211). Cette communion première assure l’unité tant de l’Église universelle que des Églises particulières où chacun se dévoue selon sa condition et ses fonctions propres (208 ; 209).

Dans un Titre consacré aux obligations et droits communs à tous les fidèles, on a cru devoir très vite rappeler la distinction clergé-laïcat, qui entraîne des devoirs et des droits bien spécifiques (212 ; 213). Craignait-on que le développement des conséquences communes au sacerdoce commun des fidèles n’oblitère la constitution hiérarchique de l’Église ? Quoi qu’il en soit, et puisqu’on l’a introduite ici, il aurait été heureux que l’on en déduise aussitôt l’importance du principe de subsidiarité, si chaleureusement évoqué au Concile, et qu’on encourage concrètement sa mise en place dans tous les lieux d’Église.

Il ne fallait pas s’attendre à ce que le Code dresse une sorte de « Déclaration des droits du catholique », à l’instar des grandes Déclarations des droits de l’homme qui ont retenu l’attention des États modernes et des instances humanitaires internationales. L’Église catholique en effet craint les abus d’une liberté qui revendiquerait hautement ses droits sans assez prendre la mesure de ses obligations. Au Concile même, certains Pères entendaient que l’Église catholique s’affirme hautement comme gardienne des droits de la vérité ; il faudra toute une réflexion sur les conditions concrètes de l’existence humaine pour que l’Église s’engage plutôt dans la défense des droits de l’homme à accéder à la vérité et à la dignité humaines, fruits d’une conquête jamais achevée. La Déclaration sur la liberté religieuse (1965) ne fut pas aisément acquise [3]. Une telle proclamation, cela va sans dire, mais irait peut-être mieux encore en le disant dans le Code, s’applique à tout homme, y compris à l’intérieur de l’Église catholique qui, en vue même de sa propre crédibilité, a parfois besoin de balayer devant sa porte.

L’on peut penser également que la liste détaillée des droits de l’homme prônés solennellement par Jean-Paul II devant l’ONU (2 octobre 1979) est aussi valable pour tous les catholiques, quelle que soit leur situation ecclésiale [4].

Le Code mentionne explicitement le droit à suivre un rite propre et une spiritualité particulière, toutes choses contrôlées par les pasteurs légitimes (214). Les fidèles se voient aussi reconnu le droit de fonder et de diriger des associations pieuses, caritatives et apostoliques, et même dans tout autre but (215). Le qualificatif de « catholique » demande le consentement de l’autorité ecclésiastique.

Par ailleurs, nul ne peut être contraint à embrasser tel ou tel état de vie (219). Et chacun a droit à une formation religieuse suffisante (217). De leur côté, « ceux qui s’adonnent aux disciplines sacrées jouissent d’une juste liberté de recherche comme d’expression prudente de leur opinion dans les matières où ils sont compétents, en observant la soumission due au magistère de l’Église » (218). Ce canon laisse entrouvert un certain droit à la recherche et à la publication théologiques, tout en prônant implicitement l’exercice d’une réelle coercition vis-à-vis de ceux qui persisteraient à exprimer leur désaccord doctrinal, catéchétique ou éthique (cf. c. 386, 2). Le droit au dissentiment, que la lettre de Paul VI au Cardinal Roy admettait en matière civile et sociale, n’est pas abordé ici en matière de discipline ou de doctrine ecclésiastiques. La « juste liberté » de la recherche comme de l’expression (218) suppose une prudence extrême, tant du côté des chercheurs que de ceux qui apprécient leurs recherches. L’histoire de l’Église nous enseigne combien le « sens de l’Église » a pu se trouver affiné à la suite de telle ou telle contestation. Ce droit à la recherche appelle la reconnaissance, voire la protection d’un droit réel à l’expression du désaccord.

Ce droit est fondé dans la complexité objective de la vérité, dans le droit, et même le devoir des personnes ou des consciences de chercher une vérité plus complète, enfin dans la complexité et l’historicité des médiations ecclésiales d’enseignement : tous ces aspects devant être pris ensemble. Tout le monde n’a pas fait l’expérience de toute la vérité.

Non seulement pour les chercheurs dans l’Église, mais encore pour tout fidèle, existe le droit élémentaire de recourir aux tribunaux ecclésiastiques, qui ont vocation de se prononcer en justice et en équité (221). La bonne réputation, la légitime intimité de vie, doivent aussi être protégées dans l’Église (220). Et cela en tous états de vie.

Le canon 223 rappelle fort opportunément que la défense des droits individuels ou catégoriels doit prendre en compte le bien commun. Ce dernier canon du Titre I corrige quelque peu l’impression que l’exercice des droits et des devoirs relèverait essentiellement de rapports individuels, et que les conflits se régleraient selon les habitudes des tribunaux civils. Sans « théologiser » à l’excès, ce canon laisse deviner que, dans les relations entre fidèles, la loi suprême devrait toujours être l’intérêt spirituel des personnes, selon l’adage cité en fin du dernier canon du Code.

Le droit à prendre une part généreuse et compétente dans la gestion des biens temporels de l’Église se trouve souligné au canon 222, qui consacre son second paragraphe à notre commune obligation de promouvoir une meilleure justice sociale et de porter secours aux nécessiteux, y compris sur nos ressources personnelles.

« Obligations et droits ». « Droits et devoirs ». « Défense et promotion ». Autant d’expressions humanistes et philosophiques qui, dans une approche plus évangélique et pastorale, pourraient s’appeler le service de la dignité humaine et chrétienne des fidèles du Christ.

Une extraordinaire espérance s’était fait jour lorsque Paul VI a ouvert l’année jubilaire de la Rote, le 4 février 1977. Dans une très importante allocution, le pape, s’appuyant sur la constatation « qu’aujourd’hui les droits de l’homme prennent une extension toujours plus grande du fait que la dignité de l’homme est mise en évidence », a estimé que « cette extension des droits exerce une incidence également sur le nouveau Code de droit canonique, dont le travail de révision ne peut se réduire à améliorer le précédent, - mieux disposer les questions, en ajoutant ce qu’il semble opportun d’introduire et en supprimant ce qui n’est plus en vigueur -, mais doit fournir un instrument le mieux adapté possible à la vie de l’Église après le IIe Concile de Vatican ».

Et le Pape insistait :

La protection de la justice trouvera sa place dans le nouveau Code parce que la vie juridique n’y apparaîtra pas comme quelque chose qui domine tous les aspects de la vie de l’Église, mais comme un élément très important qui est au service de la vie même de la communion, tout en laissant à chaque fidèle la nécessaire liberté responsable.

Ce magnifique programme a-t-il été réalisé ? La vie ecclésiale des années à venir le dira. Mais il faudra que des législations particulières éclairent toute une série de droits que le Code laisse deviner mais qui demeurent flous, comme par exemple le droit à une juste information, le droit de participer aux décisions et d’exercer une réelle coresponsabilité, le droit de prendre des responsabilités catéchétiques, apostoliques, théologiques, politiques.

24 rue Cassette
F-75006 PARIS, France

[1Valerian d’Souza, « Le droit canon rénové et l’Église universelle », in Vie consacrée, n° 3/4, 1983, 246.

[2Dans L’Église de Vatican II, coll. Unam Sanctam, n°51 b, 1966, 656.

[3« Le Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres »(n° 2).

[4« Qu’il me soit permis d’en énumérer quelques-uns parmi les plus importants qui sont universellement reconnus : le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne ; le droit à l’alimentation, à l’habillement, au logement, à la santé, au repos et aux loisirs ; le droit à la liberté d’expression, à l’éducation et à la culture ; le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion et le droit à manifester sa religion, individuellement ou en commun, tant en privé qu’en public ; le droit de choisir son état de vie, de fonder une famille et de jouir de toutes les conditions nécessaires à la vie familiale ; le droit à la propriété et au travail, à des conditions équitables de travail et à un juste salaire ; le droit de réunion et d’association ; le droit à la liberté de mouvement et à la migration interne et externe ; le droit à la nationalité et à la résidence ; le droit à la participation politique et le droit de participer au libre choix du système politique du peuple auquel on appartient. L’ensemble des droits de l’homme correspond à la substance de la dignité de l’être humain, compris dans son intégralité, et non pas réduit à une seule dimension ; ils se réfèrent à la satisfaction des besoins essentiels de l’homme, à l’exercice de ses libertés, à ses rapports avec les autres personnes ; mais ils se réfèrent toujours et partout à l’homme, à sa pleine dimension humaine. » (n° 13).

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