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Aveugle et voyant

Jean-Marie Tison, s.j.

N°1991-5 Septembre 1991

| P. 311-317 |

Ce témoignage simple et émouvant laisse percevoir comment l’épreuve de la cécité fait tout à coup « voir » la profondeur du quotidien, tout ensemble bonté des hommes et présence de Dieu, dans le dépouillement qui consacre davantage à lui.
Traduction, revue par l’auteur, de son témoignage paru dans De Nieuwe Boodschap, 1990, 340-344.

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Le Seigneur m’a envoyé annoncer aux aveugles qu’ils verront (Is 61, 1-2, Lc 4, 18).

Au cours de l’été 1974, j’accompagnais un groupe de touristes dans le sud de l’Espagne. Grenade était au programme. Quittant l’Alhambra, nous avons pris un petit sentier tortueux qui courait en contre-bas. Sur le mur d’un bastion figurait ce poème qu’un touriste mexicain avait écrit à l’intention de sa femme, après avoir rencontré un aveugle :

Date limosna, mujer,
Que no hay en la vida nada
como la pena de ser
ciego en Granada.

Donne-lui une aumône, femme,
Car il n’y a pas dans la vie
De plus grande peine
Que d’être aveugle à Grenade.

En quittant le domaine, j’achetai une carte-souvenir où figurait le poème. Rentré à Louvain, je l’ai montrée à un ami en avouant : « Oui, ce doit être terrible de devenir aveugle ».

Un avenir bouché

Or il se fit que, dans le courant de cette même année, ma vue commença de baisser sensiblement. Le scanner révéla une tumeur à l’hypophyse. Manifestement, elle exerçait depuis des années une pression sur le nerf optique, dont les cellules étaient irrémédiablement perdues. Et, en mai 1976, ce fut l’opération. Je savais que les dégâts constatés ne seraient pas réparés, mais au moins on s’arrêterait là. De fait, j’ai pu continuer à travailler, mais avec un champ visuel déjà fort rétréci. À ce moment, je donnais des cours d’Écriture Sainte à de jeunes religieux, futurs prêtres.

En 1985 la vue diminua de nouveau d’un large cran. Pour y voir, j’avais besoin d’une loupe et, forcément, je lisais de moins en moins. Un nouvel examen au scanner indiqua la présence d’un kyste dans le lobe frontal. Une seconde intervention était donc inévitable. Je me souviens de cette matinée du 19 août. J’étais en route vers la salle d’opération et je me disais : « Après tout, rien de très grave ne peut m’arriver. Ce sera comme la première fois. Je ne puis qu’en sortir mieux... » Le soir, m’éveillant de la narcose, je ne voyais plus rien. Je me dis : « C’est dû sans doute au pansement ». Quelques jours plus tard, le chirurgien me déclara « Vous pouvez rentrer chez vous demain ». « Chez moi ? dis-je. Mais j’y vois à peine » ! « Pas de problèmes, dit-il, demain vous rentrez chez vous ». Et il eut la franchise de m’expliquer que le nerf optique sain adhérait au kyste qu’il avait dû extraire. Il s’était donc trouvé devant la tâche impossible d’enlever l’un tout en épargnant l’autre. Le résultat, je le constatais... Me revint en mémoire la carte postale de Grenade et le poème du touriste mexicain : « Il n’y a pas de plus grande peine que d’être aveugle... »

Très lentement, un minimum de vision revint dans l’œil gauche, mais il n’était plus question de lecture. Un beau jour, l’assistante sociale me conseilla de me mettre au Braille. Elle m’assura que deux mois d’étude suffiraient. À la mi-novembre, je me rendis donc à Bruges, dans un centre de revalidation pour handicapés de la vue. Les deux mois allaient durer deux ans !

J’appris à marcher avec une canne blanche, à dactylographier en Braille. Je me mis aux travaux de cuisine et de vannerie. Tout compte fait, ce furent deux belles années, positives, encourageantes. Le handicap de la vue était toujours là, mais je me découvris une énergie nouvelle, farouche, à déchiffrer le Braille. Me libérait aussi la rencontre de tant de personnes qui vivaient une même situation : leur bonne humeur et leur confiance dans l’avenir m’interdisaient de ruminer mon passé.

Au cours de l’été 1987, je rentrai pour de bon à la maison, convaincu de pouvoir encore rendre tel ou tel service adapté à mon état. Trois semaines plus tard, nouvelle misère : l’asthénie. Tout effort mental m’écrasait. Parler, écouter quelqu’un, entendre de la musique ou les nouvelles à la radio, assister à une réunion, discuter, lire un texte, même en Braille, tout m’épuisait. Dix minutes de ces supplices étaient le maximum supportable. À l’Institut d’Études Théologiques de Bruxelles, où j’avais enseigné avec joie pendant seize ans, on ne cessait d’insister pour que je reprenne mes cours d’exégèse. Je me laissai convaincre. Après trois leçons, je dus décrocher. Je n’y suis plus retourné. Cette séparation, très pénible au moment même, m’a aidé à me détacher d’un passé qui m’avait été particulièrement cher. La page était tournée.

Où les hommes se rencontrent

Pourtant, je ne restai pas les bras croisés. Ou plutôt, on ne me laissa pas croiser les bras. C’est ce qui m’a sauvé. Les responsables de l’internoviciat vinrent me demander d’assurer à nouveau les cours d’Écriture Sainte, que j’avais donnés à Louvain pendant huit ans. J’objectai que ce serait une tâche difficile et qu’il serait peut-être bon d’engager des renforts plus jeunes. Les responsables persistèrent. Je prétextai encore qu’à partir de novembre je devrais passer la semaine à Bruges. Rien n’y fit. Les cours pourraient se donner le lundi matin, donc dans la foulée du week-end que je passais régulièrement à Louvain. Bref, je cédai à tant d’insistances et tout se passa bien. Après quelques semaines, un compagnon me confia : « C’est vrai, tu ne peux plus lire ton cours, mais tu as des accents nouveaux que nous n’avions jamais entendus de ta part ». Si bien que j’ai continué à assurer cet enseignement.

Au Centre de Bruges, Noël approchait. Le directeur me demanda si je voulais bien, à l’intention de mes amis mal-voyants et de leurs professeurs, présider une Eucharistie festive et prononcer l’homélie. Je relevai le défi. C’était sans doute la première fois qu’un handicapé visuel de la maison célébrait une messe pour ses compagnons d’épreuve. À cette même époque, je dirigeai également une récollection pour aveugles, en Flandre Occidentale. Ce fut une fête ! Conférences et weekends se succédaient maintenant à un rythme soutenu. La préparation de ces activités me demandait cinq à sept fois plus de temps qu’autrefois. Mais j’étais heureux dans ces ministères. Le moment venu, il me semblait que ce n’était plus moi qui parlais mais qu’un autre parlait en moi.

L’été suivant, je donnai une retraite de sept jours aux environs de Bruges. Deux confrères m’avaient aidé à enregistrer les instructions. Ce fut une semaine fatigante, un gros effort, mais tout se déroula sans problèmes. Dans les derniers jours, j’appris que le directeur de la maison avait assisté à trois conférences. Bien sûr, je n’avais rien remarqué. Voulait-il s’assurer que j’étais encore capable de transmettre le message ? Toujours est-il qu’en le quittant j’étais muni d’une invitation en bonne et due forme pour l’année suivante.

On peut difficilement s’imaginer, dans ces situations-limites que j’ai vécues, ce que représente la découverte de l’autre. Au départ, c’étaient tous des inconnus. Mais voilà que l’un vous accueille avec cœur, qu’un autre vous demande un service, espérant fermement que vous pourrez l’aider. Un troisième vous invite à parler à un groupe de jeunes et à donner un témoignage de foi ; un autre encore se présente pour vous accompagner pendant un séjour à la mer, vous invite à une rencontre, à un débat, à une fête, à des retrouvailles. L’ergothérapeute qui m’initiait à la vannerie me mit en contact avec d’autres aveugles ; ceux-ci m’apprirent de nouvelles techniques et de nouveaux modèles mais, surtout, ils se révélèrent de véritables amis. J’ai constaté que les hommes peuvent être bons, très bons les uns pour les autres, qu’ils deviennent des compagnons de route quand un sort commun les unit, et que l’amitié est une valeur de base. Tout cela fut inspirant et m’a fait revivre. J’ai compris qu’on n’attendait de moi ni performances, ni prestations héroïques, mais simplement une approche de compréhension et de bonté. Je savais désormais que l’important était la qualité de la rencontre, l’attention portée à l’autre, réelle et non factice. J’ai réalisé qu’il me fallait accompagner ceux qui devenaient mes frères pendant un bon bout de chemin, ce bout qui parfois débouchait sur une longue route... Bref, j’ai découvert que l’essentiel est de croire en l’homme et dans ses infinies possibilités.

Des yeux nouveaux

Parfois, je l’ai dit, j’ai eu le sentiment qu’un autre parlait à travers moi. Quand des auditeurs me disent, après une causerie ou une homélie : « Vraiment, vous avez encore quelque chose à dire ! », je sais que le Seigneur lui-même a parlé, et le soir je n’ai pas de honte à chanter mon « Magnificat ». Oui, le Seigneur est puissant et il veut bien faire en moi de grandes choses. Un sentiment de joyeuse gratitude m’envahit aussi quand on vient me proposer de me lire le passage d’un livre intéressant ou une page de journal. Quand mon voisin de chambre vient, jour après jour, lire le courrier reçu et corriger celui que j’envoie, quand il vient tranquillement remettre de l’ordre sur une table toujours encombrée, je me redis : « C’est le Seigneur ! » Quand le curé d’une paroisse de Turnhout, un mien confrère, m’appelle pour un ministère dominical, je me dis : « C’est le Seigneur qui fait signe et qui t’envoie ». Quand un groupe d’amis m’invite à passer quelques jours de vacances avec eux, je sais que le Seigneur leur a inspiré cette attention. Alors je suis sûr qu’il sera avec nous, au milieu de nous. Tant de personnes, présentes à ma vie, le cœur plein de bonté et les mains généreuses, traduisent pour moi, bien concrètement, la présence de Jésus qui est parmi nous « comme Celui qui sert ».

Cette expérience, qui s’approfondit de jour en jour, exerce sur moi une influence libératrice et transformante. Je suis d’humeur plus joyeuse qu’il y a deux ans. Je me surprends souvent à chanter ou à fredonner une mélodie classique. Je n’ai plus de honte à demander un service, convaincu que, si la chose est possible, on me le rendra volontiers. Je me rappelle avec plaisir le mot que le Cardinal Danneels prête à Dieu : « Devant moi, tu peux être ce que tu es, car je t’aime tel que tu es ».

Sans doute, l’angoisse et la panique d’autrefois me reviennent encore. Ma vie quotidienne reste marquée de traits humiliants, d’une continuelle dépendance à l’égard des autres. Et la méchante asthénie n’a pas totalement disparu. Mais mon regard intérieur se simplifie, devient plus clair. Je suis émerveillé de tant de témoignages de bonté. Je me sens plus disponible aux hommes et au Seigneur. Grâces lui en soient rendues !

Il y a trois ans, je félicitais un confrère lors de son jubilé de 50 ans de vie religieuse. Il me répondit : « Ce n’est pas gai, sans doute, d’être privé de la vue. Mais tu n’as plus besoin de tes yeux. Ta connaissance de l’Évangile de Jean t’a donné ce regard de la foi qui donne accès au mystère de Jésus, en toi et dans tes frères ». Il avait vu juste. J’ai songé à la fin du récit de l’aveugle-né (Jean 9). L’homme après sa guérison est chassé de la synagogue et rencontre à nouveau Jésus qui lui demande : « Crois-tu au Fils de l’Homme » ? Il répond : « Qui est-ce, Seigneur ? Je croirai en lui ». Et Jésus de lui dire : « Tu le vois. C’est celui qui te parle ». Alors il dit : « Je crois, Seigneur ». L’aveugle-né a donc été guéri de sa cécité afin de reconnaître, en Jésus qu’il voit, le Fils de l’Homme, la lumière du monde. La vision que le miracle lui a rendue s’est approfondie en regard de foi.

Je reprends aussi volontiers l’épisode de Bartimée, l’aveugle de Jéricho assis au bord du chemin et apprenant que Jésus allait passer par là (Mc 10,46-52). Jésus le guérit à cause de sa foi et Bartimée, le voyant, fait route avec lui : tout le contraire du début. Bien sûr ! Marc fait aussi remarquer que Bartimée suit Jésus dans sa montée vers Jérusalem, là où il va vivre les derniers événements de sa vie. La foi lui a donné des yeux nouveaux, un regard transformant, une disposition à le suivre, à marcher sur les traces du Maître qui vient de lui donner une nouvelle vie.

« Tant que vous avez la lumière, marchez dans la lumière, pour devenir des enfants de lumière » (Jn 12, 36). La lumière, c’est Jésus lui-même, car en lui l’amour du Père prend visage d’homme. Marcher dans la lumière, c’est être docile, se laisser enseigner et conduire par Jésus ; c’est prendre le chemin de Jésus dans l’acceptation, la disponibilité, l’attachement fidèle. Qui suit ce chemin devient enfant de lumière : en lui, ténèbres et refus font place à l’amour, à la liberté, à la joie. Alors, peu importe que nous voyions ou non de nos yeux de chair. Une seule chose compte désormais : se laisser éclairer par Jésus et ainsi devenir lumière pour les autres.

Si on me demandait maintenant, de but en blanc : « Est-ce que tu vis vraiment cette vision de foi que tu décris, si sublime, si pure » ? Je répondrais simplement : « Je sais que je suis en chemin et cela suffit ». Jean n’a-t-il pas dit que nous devenons des enfants de lumière ? Il suppose donc une croissance. Celui qui est pris et engagé dans cette croissance vit d’espérance. Il a la ferme assurance que l’Esprit de Dieu va aiguiser davantage son regard intérieur de manière à découvrir dans les hommes, dans les événements et les situations de la vie, la lumière de Jésus.

Le 20 juin 1990, mourait à Bruxelles un jésuite de 93 ans. Jadis brillant professeur, puis prédicateur de retraites fort couru, il était aveugle depuis des années. Un jour, des amis du Renouveau lui proposèrent de venir lui imposer les mains et de prier pour sa guérison. Le Père leur demanda d’attendre quelques instants. Il alla frapper à la porte de son voisin et lui expliquant la situation il dit, en montrant ses yeux éteints : « Ils ne vont quand même pas m’enlever cela, n’est-ce pas » ? Pour lui, la cécité était devenue la grâce de sa vie. Pareil à Moïse, il tint ferme « comme s’il voyait 1’invisible » (He 11,27).

Waversebaan 220
B-3001 HEVERLEE, Belgique

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