« Livré aux mains des pécheurs »
Une méditation sur Jésus et les pauvres
Jean Lecuit, s.j.
N°1991-4 • Juillet 1991
| P. 208-213 |
Entrer dans le « temps ordinaire », ce n’est pas pour l’Église se détourner du mystère pascal, mais recevoir dans l’Esprit Saint de rencontrer quotidiennement son Seigneur en ceux qui se trouvent livrés au bon vouloir des hommes. Cette méditation poignante sur la « communion mystérieuse » de Jésus et des très pauvres témoigne de leur courage à reprendre confiance chaque jour, malgré la misère qui pourtant détruit l’homme. Leur abandon, qui rejoint celui du Christ, et leur dignité, qu’ils affirment au prix de tout, nous interrogent sur notre foi, notre prière, notre vérité.
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
« Voici que le Fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs » (Mc 14,41).
Entrant dans sa passion, Jésus se sent désormais « livré » aux mains des hommes qui feront de lui ce que bon leur semble. Le voilà livré aux mains des autorités juives qui estiment avoir avantage à ce« qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière » (Jn 11,50) ; livré aux païens en la personne de Pilate qui, par peur des ennuis, le laisse condamner à mort ; livré par les siens, dans le reniement de Pierre, futur chef visible de l’Église [1].
Et voici que mon esprit se peuple de visages.
Ceux des plus pauvres, dépossédés de leur vie privée, livrés au bon vouloir des hommes.
Je pense à ces familles des pays industrialisés soumises aux trop fréquentes intrusions de multiples représentants du monde policier, social, médical, scolaire ou autre...
Tout leur est reproché : leur trop grand nombre d’enfants, les échecs ou le comportement de ceux-ci à l’école, la tenue de leur ménage et de leur budget, leur manque de travail, la précarité de celui-ci, les abandons de travail « injustifiés ». Aucune place pour eux dans la vie associative.
Dans des régions très pauvres du monde, où, sans défense, des enfants de la rue sont livrés aux voleurs et aux tueurs, le contrôle des organisations de bienfaisance et les jugements portés ne sont pas moins pesants que chez nous. Et que n’ont à subir les habitants des bidonvilles et favelas livrés à la violence des polices ou des armées ?
Vie familiale, vie de travail, éducation des enfants, vie sociale, en tout cela les plus pauvres sont livrés aux mains d’intervenants de toute espèce.
C’est de bonne foi, le plus souvent, que des hommes et des femmes, voire nous-mêmes, pensons agir ainsi pour le bien des pauvres et de la société. N’était-ce pas de bonne foi également que, croyant agir pour le bien du peuple et de la nation, les pharisiens et les grands prêtres ont poussé le sanhédrin à s’emparer de Jésus et à le mettre à mort ?
Les plus pauvres sont même méprisés par les leurs : « Je ne suis pas comme celui-là », « Lui, c’est de sa faute, s’il est dans la misère », « Regardez, moi je m’en sors bien. Tout le monde pourrait faire de même ». « Ceux-là, comment se fait-il qu’ils ne s’en sortent pas ? »
Et sur les décharges publiques des grandes villes du Tiers-Monde, les plus faibles sont livrés à l’arbitraire de leurs compagnons d’infortune. Ils n’auront accès à la décharge qu’aux endroits déjà visités par les plus forts.
« En cela le Quart Monde, c’est Pierre en permanence : ’Je ne connais pas cet homme’. Comme il est aussi le Fils de Dieu, constamment trahi par les siens, par les seuls êtres sur lesquels il devait pouvoir compter [2] » Aujourd’hui encore, Jésus est abandonné par les siens ; livré au vouloir des hommes. Ils font de lui un objet et en cela le tuent.
Combien de très pauvres ne meurent pas aujourd’hui de misère et de faim ? Combien ne souffrent pas du sentiment de leur inutilité ? de ce qu’ils éprouvent comme la destruction de l’humanité en eux ? « La misère détruit l’homme », proclamait un jour Françoise, à qui on avait enlevé ses enfants, qui les avait repris par ruse et s’était cachée avec eux dans des conditions de misère indescriptibles. « La misère tue les gens », lui répond comme en écho cette femme très pauvre des Antilles [3].
Dans le même temps, les plus pauvres vivent aussi une espérance.
René, un ferrailleur, trouvait à peine chaque jour de quoi nourrir sa famille. Souvent, c’était la misère. Combien de fois ne l’ai-je pas entendu, me rassurant : « Demain, ça ira mieux ». « Nous espérons trouver des amis qui nous comprennent. Nous savons que nous ne sommes pas nés pour rien », nous disent de jeunes Africains au plus profond de la détresse [4]. Qui pourra jamais rendre totalement témoignage à ce courage des plus pauvres, à cette force nécessaire pour recommencer chaque jour malgré les obstacles, malgré les faiblesses et les lâchetés ?
Les plus pauvres ne cessent de vivre cette double réalité : livrés aux hommes, détruits par la misère, ils continuent d’espérer, de se relever. Ils n’arrêtent pas non plus de croire dans les hommes. Leur sera-t-il jamais possible, en effet, de sortir sans aide extérieure de leur dénuement ? La dureté de la vie leur enseigne la méfiance ; l’exigence de la survie et le besoin des autres pour sortir de la misère les poussent à une confiance minimum en l’homme. Cette ambivalence les rend d’ailleurs difficiles à comprendre par le plus grand nombre...
Mais elle évoque aussi l’« être livré aux mains des hommes » de Jésus et son espérance dans l’homme manifestée dans toute sa vie comme lors de son procès et de sa passion.
Entre Jésus et les plus pauvres apparaît une communion mystérieuse. Tout se passe comme si, au long des siècles, les plus pauvres vivaient dans leur chair l’abandon éprouvé par Jésus sur la croix, mais aussi la confiance en l’homme qu’il manifeste, par exemple, dans l’appel à celui qui le frappe : « Si j’ai mal parlé, montre en quoi ; si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu » (Jn 18, 23) ? Le dialogue avec Pilate, le lendemain, aurait-il un sens si Jésus n’espérait pas en quelque manière l’amener à une plus grande vérité ?
Jésus vit cet abandon et cette confiance à l’égard de son Père : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »(Mt 27,46 ; Mc 15,34).
Et de même que Jésus éprouve l’abandon de son Père, des hommes et des femmes très pauvres se sentent parfois abandonnés de Dieu.
Comme Jésus, ils font de cet abandon une prière.
Un jour d’Ascension, nous quittions l’église où venait d’être célébrée la messe. Une femme était assise au fond de la nef, en pleurs. Nous nous sommes approchés d’elle. En nous racontant sa vie de misère elle expliqua sa présence dans l’église : « Je pensais qu’il n’y avait personne. Quand je n’en peux plus, j’entre dans une église et je parle à celui qui est là. Je lui dis : ’Pourquoi quarante ans de misère ?’ et il ne me répond pas. » La prière dramatique de cette femme, n’est-ce pas Jésus qui dit aujourd’hui : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Il le dit, comme au calvaire, dans une prière, dans l’abandon et la confiance de la foi.
Cette prière, comme celle de Jésus, exprime la foi nue d’un pauvre.
Cette femme entre dans la « chambre la plus retirée, verrouille la porte » (« je croyais qu’il n’y avait personne ») et adresse sa prière à celui « qui est là dans le secret » (Mt 6,6). Comme Moïse au buisson ardent, elle fait l’expérience de « Celui qui est » (Ex 3,14). Comme Jésus y invite - le sait-elle ? - elle se met face à Celui qui est là.
Sa prière nous fait alors entrer dans l’abîme de la désolation de Jésus abandonné par son Père, livré par lui aux mains des hommes à cause du péché.« Pourquoi quarante ans de misère ? Et il ne répond pas. »L’expérience de l’abandon par Dieu est réelle et profonde mais elle se vit dans la présence de Dieu à l’homme : « Quand je n’en peux plus, j’entre dans une église, je parle à Celui qui est là. » Une présence absolument imperceptible sinon dans la foi qui conduit à l’église silencieuse et déserte pour poser cette question qui, comme celle du psaume revenant dans la bouche de Jésus, exprime, dans l’expérience de son abandon, la foi au Père qui le livre et auquel il se livre.
Cette prière de Jésus est l’expression de sa liberté. Luc, en effet, lui met dans la bouche cette autre parole : « Père, je dépose mon esprit entre tes mains » (Lc 23,46). Jean, lui, joue avec le verbe « livrer ». Judas « livre » Jésus (Jn 13,21 ; 18,5) et Jésus « inclinant la tête, livre l’esprit » (19,30). Jésus dans l’expérience d’abandon de son Père s’en remet à lui, il entre en communion avec lui et par là même, selon le jeu de mots de Jean, nous « livre l’Esprit », nous fait entrer dans le monde du Dieu qui est amour, pardon et réconciliation et donc paix.
N’est-ce pas cet abandon de la foi que l’on peut lire dans la prière rappelée plus haut ou dans celle de cette femme qui un jour me racontait sa peine de la maladie de son mari, probablement incurable, et ajoutait : « Je mets tout cela aux pieds du Christ... » ?
Il ne revient à personne, sinon à Dieu, de juger de la foi et de la liberté de quiconque. Constatons simplement que ces deux femmes expriment être là devant leur Dieu dans des termes qui traduisent, davantage qu’une simple analogie, l’attitude et la prière de Jésus livré et abandonné.
Si cela est vrai, les plus pauvres nous enseignent qui est Jésus, ce qu’il a souffert, comment il a prié. Comme lui, ils subissent l’incompréhension, l’abandon et le rejet absolu. Comme lui, ils s’abandonnent au Père et dans cet abandon ils nous font découvrir qui est Dieu [5].
Cette prière et cet abandon nous éduquent à la prière. Ils nous invitent à la foi et nous font entrer davantage dans la vérité de ce que nous sommes. À travers eux nous parle l’Esprit qui nous guide « vers la vérité tout entière » (Jn 16,13). En eux, dans leur abandon au Père, Jésus nous « livre l’Esprit ».
Et saint Vincent de Paul de nous dire : « La vraie religion se conserve parmi les pauvres. S’il y a une vraie religion. !.., C’est parmi eux, c’est en ces pauvres gens que se conserve la vraie religion, une foi vive ; ils croient...sans éplucher [6]... ».
Peut-être les plus pauvres nous font-ils ainsi entrer dans l’intelligence de ces autres paroles de Jésus : « Des pauvres vous en avez toujours avec vous, moi, vous ne m’avez pas pour toujours » (Jn 12,8) ; « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps » (Mt 28,20).
Rue de la Poste 130
B-1030 BRUXELLES, Belgique
[1] Voir Hans Urs von Balthasar, Pâques, le mystère, Traditions chrétiennes, Paris, Cerf, 1981, 106 ss.
[2] Le Père Joseph, les pauvres sont l’Église, entretiens du P. Joseph Wresinski avec Gilles Anouil, Paris, Centurion, 1983, 75.
[3] Cahiers du Quart Monde. Paris, Science et Service-Quart Monde, 1989, 87.
[4] Ibid., 51.
[5] Une réflexion analogue pourrait être menée à propos de la dignité. Bien des hommes pensent et disent savoir mieux que les pauvres où se trouve la dignité de l’être humain, comme les pharisiens et les scribes étaient convaincus de savoir mieux que Jésus ce que devait être le Christ. Les plus pauvres, eux savent d’expérience, parce qu’elle est méconnue, où se trouve la vraie dignité, où se trouve l’humain et ils refusent de se laisser étiqueter, écraser. Au fond de l’écrasement et de la misère, la liberté s’exprime encore dans la résistance : les portes fermées par crainte des contrôles, le refus de suivre les conseils, la fuite devant l’injure ou le manque de respect même au prix d’un travail source de revenus indispensables : ultimes affirmations de la dignité de l’homme bafoué face à l’incompréhension. J’aime voir dans ces hommes et ces femmes humiliés, sans moyens d’expression, le Christ au prétoire, livré aux mains des serviteurs du grand prêtre. En ces misérables gestes, il nous pose aujourd’hui la question : « Si j’ai mal parlé, montre en quoi ; si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu » ? (Jn 18,23).
[6] Vincent de Paul (Saint). Correspondance, entretiens, documents, XI, Paris, Gabalda, 1923, 200.