« Vivre pour celui qui est mort pour tous »
À propos de la contemplation
Michel Collard, o.f.m.
N°1991-3 • Mai 1991
| P. 191-198 |
Être contemplatif parmi les pauvres, se tenir au milieu d’eux comme un priant, c’est affirmer de façon gratuite et absolue leur valeur d’hommes ; demeurer aussi longtemps qu’il faut dans cette attitude d’accueil et de paix, c’est encore voir la beauté du Christ, du pauvre et même du frère, former une seule beauté.
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Si la contemplation est une dimension qui sous-tend toute la vie chrétienne, je parlerai plutôt ici de l’activité contemplative ou du travail de la contemplation tel que je l’ai perçu dans ma vie. Je vais donc resserrer quelque peu l’angle de vision.
La radicalité dans l’activité contemplative telle que je la vois ne consiste pas dans le fait de se séparer, de se retirer dans un lieu, même si ce lieu est au cœur de la cité des hommes. C’est une radicalité qui consiste à concentrer toutes nos énergies, tous les sens de l’âme et du corps, pour contempler l’homme, son visage, sa personne, son histoire, son mystère.
L’activité contemplative, au sens où je l’entends ici, est une manière d’être avec les hommes. Je l’oppose donc à une activité pastorale, sociale, économique ou culturelle au sens où, dans ces diverses activités, on concentre d’abord ses énergies pour réveiller la conscience, pour analyser une situation ou la modifier, pour organiser, rassembler les hommes autour de tel ou tel projet. La dimension contemplative n’est pas absente de ces activités, mais c’est une question d’accent, d’insistance.
Je crois que toute forme de radicalité véhicule avec elle une fonction de signe, de rappel. Dans le cas de la contemplation, l’objet du rappel, c’est ce qu’il y a d’ultime en l’homme, sa dernière profondeur, l’homme pris en Dieu bien au-delà de toutes les contingences qui l’inscrivent de telle ou telle façon dans l’histoire et dans la société.
Ceci dit, parmi les activités qui occupent les hommes, l’activité contemplative est sans doute une de celles qui se racontent, qui s’expliquent le moins, dont il est difficile de rendre compte. Je vais cependant essayer de partager ce que le Seigneur m’a inspiré de vivre pendant ces dernières années. Je parlerai en mon nom personnel, mais derrière ce que je dirai se trouve aussi toute la vie de la communauté avec laquelle et dans laquelle j’ai vécu au jour le jour. Inutile de vous dire que ce témoignage risquera d’être trop beau pour être vrai, trop idéal pour être réel ! L’essentiel est qu’il puisse peut-être ouvrir une voie, indiquer un chemin.
Pour faire davantage connaissance, permettez-moi de me présenter brièvement : entré dans l’Ordre des Frères Mineurs en 1966, à l’âge de dix-neuf ans, j’ai découvert quatre ans plus tard, par l’intermédiaire du mouvement ATD-Quart-Monde, l’existence des très pauvres à l’intérieur de nos sociétés riches. Jusqu’alors je ne les avais jamais approchés. L’unique souvenir d’enfance qui me reste à cet égard est que, dans mon village, il y avait ceux qu’on appelait les « baraquîs » et qu’il ne convenait pas de les fréquenter.
La rencontre avec les pauvres a provoqué en moi comme une nouvelle naissance. J’ai laissé tomber le carcan des règles et des principes religieux et moraux dans lesquels j’avais grandi jusqu’alors et qui me faisaient juger de la valeur d’un homme selon qu’il était conforme ou non à ces règles et principes. En bref, j’avais appris qu’être homme, c’était « bien se conduire ».
À partir de ma rencontre avec ceux qui m’ont fait connaître le monde des très pauvres, ma vie d’homme a basculé et j’ai connu que la vie, la vraie, se situait ailleurs et au-delà de toutes les apparences. Et j’ai compris à ce moment qu’il y avait une étrange connivence d’âme entre le saint et le débauché, que les deux sont d’ailleurs en chacun de nous, et que tous deux peuvent poursuivre la même quête spirituelle, la même soif d’absolu.
Je dis cela parce que la façon dont je me suis senti appelé à être contemplatif parmi les pauvres a aussi son origine dans une renaissance à l’humain que j’ai eu le bonheur de connaître.
Ensuite, dans la vie de François d’Assise, un épisode m’a toujours marqué, celui où François s’interroge sur sa mission : « Dois-je me retirer dans la contemplation ou demeurer parmi les hommes ? » Vous connaissez sa réponse : « Vivre pour Celui qui est mort pour tous ». Tout dualisme a disparu. Il n’y a pas le Christ d’un côté et l’homme de l’autre, mais le Christ et l’homme sont intimement mêlés. Le Christ vit dans son amour pour nous qui l’a conduit jusqu’à en mourir. C’est le texte fondamental du Prologue de saint Jean, il est à la base de ma démarche : « Le Verbe s’est fait chair et a demeuré parmi nous ». Et aussi la lettre aux Hébreux, dans laquelle l’auteur nous montre à suffisance comment le salut apporté par le Christ est lié à sa solidarité avec notre sang et avec notre chair (cf. He 2,1-18). Tout ce que j’ai tenté de vivre a sa source dans la contemplation de la beauté de ce mouvement d’amour du Christ.
Comment cette inspiration a-t-elle pris forme ?
J’ai donc désiré vivre avec les pauvres, me mêler à eux, demeurer au milieu d’eux avec, dès le début, l’intuition très forte que j’avais à me tenir au milieu d’eux comme un priant, avec le désir d’offrir un temps et un espace de paix, non pas à travers une structure, mais à travers ma personne. Être pour eux visage d’Évangile, présence profondément humaine. Dans la panoplie des services et des combats menés en faveur des pauvres pour que change leur condition, j’ai su que mon combat, celui dans lequel j’avais à engager toutes mes forces, serait d’être avec patience et obstination un homme à l’exemple du Fils de l’homme, qui prouve la vie et l’amour non par des actions, mais par sa seule présence, par son existence même, homme traversé d’une lumière qui vient d’ailleurs, par ce visage du Crucifié et du Ressuscité, visage humble et doux, marqué d’une souffrance qui me dit tellement son amour.
Voilà comment j’ai voulu de tout mon être me situer et vivre au milieu d’hommes, de femmes, d’enfants rejetés, méprisés, n’ayant pas eu les moyens de développer leur humanité, les possibilités qui sont en eux et cela dans tous les domaines de la vie.
Être au milieu d’eux une oasis de fraîcheur, de paix, de silence, de douceur, de prière. Eux qui connaissent la dislocation perpétuelle, l’énervement constant, les ruptures, la violence, la précarité, l’ignorance. J’ai voulu m’approcher d’eux, être fraternel, pacifiant, devenir un compagnon qui les regarde et leur sourit comme pour dire : à travers tout, nous avons quand même la chance de vivre, d’aimer, de fraterniser. Prenons donc le temps de nous arrêter, de nous regarder et de nous écouter, d’accueillir l’histoire passionnante de nos vies, de goûter la joie d’être humain.
C’est sur ces différents aspects que j’ai voulu cristalliser mes énergies. En ne menant aucune action, il me plaisait d’affirmer de façon gratuite et absolue la valeur de l’homme quel que soit son passé, quel que soit son avenir. Lorsqu’on pénètre dans une forêt, on peut y faire beaucoup de choses : vouloir la maîtriser, y tracer des chemins, élaguer, abattre, planter. On peut aussi, tout à coup, désirer s’adosser tout simplement à un arbre, se réjouir de ce qu’il est, se rafraîchir à son ombre, regarder le soleil jouer dans son feuillage. Au milieu des pauvres, j’ai voulu être cet arbre et tenir son rôle.
Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?
Cela veut dire que, dans une ville, nous recherchions l’endroit le plus déprécié, le plus mal vu, pour aller y vivre. Une fois un tel endroit trouvé, nous cherchions à rencontrer, à rejoindre le très pauvre, celui qui ne vient pas à nous, qui se cache même, par peur du mal qu’on pourrait lui faire. Chercher la brebis perdue, celle qui n’intéresse pas le troupeau, dont on ne remarque même pas l’absence, qui ne manque à personne. Dans cette démarche d’approche, d’apprivoisement, de recherche, vous reconnaissez aussi la parabole du bon samaritain : se faire proche, s’arrêter, vouloir la rencontre. Et ce n’est pas chose évidente quand ceux que l’on veut rejoindre se sentent méprisés de tous et se cachent.
Pour moi, être contemplatif : c’est se vouer à l’inutilité, à la stérilité, pendant longtemps parfois. Savoir se taire, prendre le temps, être capable de ne rien faire, savoir attendre, être disponible, avoir des relations qui ne semblent ni fortes ni durables. Être là pendant longtemps sans qu’on vienne vous dire qu’il est important que vous soyez là. Être seul et perdu dans un univers étranger au vôtre. Et il arrive plus d’une fois qu’on a envie de se prendre pour le figuier stérile ! Être contemplatif, c’est avoir dans son coeur le désir et la passion de la rencontre et devoir attendre, longtemps parfois, avant de pouvoir se dire bonjour et parfois même ne jamais y parvenir, parce que le monde des très pauvres est un monde durci, fermé, guère avenant, au départ du moins, face à des étrangers.
Savoir se taire et prendre le temps, cela veut dire : repérer, observer, guetter la rencontre, s’apprivoiser doucement, se trouver seul et « paumé » dans un café avant qu’on vous parle et sentir même qu’on vous parle parce que vous semblez perdu. Ne rien forcer. Cela exige que je refuse de meubler mon temps par autre chose, ce temps qui en apparence est perdu, mais dans lequel on apprend à se transformer intérieurement, à se préparer à la rencontre dans un silence qui est déjà prière. C’est cela que j’entends en disant : être capable de ne rien faire ! Et c’est en cela aussi qu’il y a une radicalité dans cette forme de vie contemplative. Dans cette attitude réside mon travail. Vivre dans le désert, entrer dans ce vide. « Maintenant, me disait un jour un homme, tu penses que tu ne sers à rien, mais tu verras, un jour tu réconforteras tel ou tel, tu seras une petite lumière dans la nuit... ». Cet homme m’a vraiment appris la vie des pauvres, leur histoire dans sa réalité la plus intérieure, la plus profonde : la solitude, l’ignorance, l’échec, les angoisses et aussi la force et la joie des recommencements. Être contemplatif, c’est demeurer là longtemps dans l’absence de relation pour, un jour, recevoir tel partage, telle confiance qui est véritablement don et grâce, c’est prendre le temps d’intérioriser toute cette vie dans la prière et la solitude.
Être contemplatif, c’est permettre à celui qui n’en a pas l’habitude d’être rencontré pour lui-même, sans idée derrière la tête, sans même le désir d’améliorer sa situation, mais d’être reconnu simplement dans son humanité telle qu’elle est. Peu importe ce qu’il vit, comment il vit, cela ne me regarde pas, ce n’est pas mon affaire, mais ce qui me regarde, c’est qu’il est un frère pour moi, d’office, un frère à aimer d’autant plus qu’il n’est pas aimé et n’apparaît pas aimable.
Je dis là des choses qui peuvent paraître banales, comme allant de soi ; cependant, je ne suis pas si sûr que nous soyons capables de répondre à cette soif des hommes, des pauvres en particulier, d’être longuement regardés, écoutés, entourés de tendresse d’autant plus qu’ils en ont été gravement privés. Pour ma part, je pense qu’il est impératif de rendre au maximum tous ces biens que j’ai reçus en abondance. Dans l’Église et dans l’Ordre, nous parlons beaucoup des pauvres et de leur évangélisation. Mais je constate souvent, dans les conversations, qu’il y a des pauvres dont on ne veut pas. On plaindra la femme qui a un mari qui boit, qui la bat, qui ne fait soi-disant rien et du même coup, explicitement ou implicitement, le mari est condamné et l’on conseillera même à cette femme de le quitter. Ou encore, d’une mère qui abandonne ses enfants on dira : « on peut être pauvre mais, quand même, elle ne mérite pas le nom de mère », etc. Cette pauvreté-là, nous la condamnons, alors que c’est elle qui devrait recevoir toute notre sollicitude, tout notre soutien. J’en appelle à toute l’Église, et d’abord à nous, pour qu’elle cesse enfin, une fois pour toutes, de classer les pauvres en bons pauvres et en bons à rien, irrécupérables, irresponsables, indésirables. Extirpons cette notion de mérite qui nous colle à la peau et qui fait que nous voulons bien soutenir ceux qui nous apparaissent comme faisant un effort et laisser les autres dans la misère puisqu’ils veulent soi-disant y rester. La brebis perdue, elle est là, dans celui qui est le plus bas, qui nous apparaît comme le plus déchu. C’est celui-là qui devrait recevoir de nous une infinie et très délicate tendresse.
Être contemplatif alors, ce n’est plus seulement prier en solitude, mais recevoir sur son épaule la tête d’une prostituée qui peut dire : « je vous aime bien parce que je peux m’appuyer sur votre épaule », alors qu’elle venait de déclarer qu’il n’y avait plus que l’argent qui comptait pour elle et qu’elle voyait tout homme comme une proie. Voilà qu’elle retrouvait et pouvait revivre pour un instant un autre désir, enfoui, réprimé et dire sa détresse. Faire exister, pouvoir réveiller, fût-ce pour une heure, le désir et la possibilité d’une vraie tendresse, c’est aussi être contemplatif parmi les pauvres. Que l’homme retrouve ce qu’il y a d’humain et de bon en lui malgré et à travers toutes les blessures qui ne guériront peut-être jamais. Mais que la nuit ne soit pas totale, qu’il y ait quand même une lumière quelque part, que tout ne soit pas perdu. Être contemplatif dans la relation avec l’autre, c’est revivre en sa chair le regard et l’accueil du Christ, désirer la pureté de son amour jusqu’à l’extrême.
C’est demeurer longtemps dans une attitude d’accueil et de paix sans que personne vienne à vous et puis, un beau jour, après avoir passé huit heures avec un homme, s’entendre dire : « j’étais venu parce que j’avais le cafard, je m’ennuyais », ou encore : « je suis venu parce qu’ici je me sens à l’aise, je peux parler librement ». Quand nous avons quitté l’endroit où nous étions près de Liège, un voisin, rencontré dans les cafés, confessait qu’il s’était senti un peu sauvé à partir de notre rencontre à un moment où il s’en allait de plus en plus à la dérive. En fait, j’entrais simplement dans le café où il était, disant bonjour, je le saluais et restais assis près de lui, on ne disait presque rien ; il m’offrait un verre. Ce fut ainsi pendant longtemps et c’est seulement peu à peu qu’il s’est exprimé davantage. Cet exemple m’a beaucoup frappé, parce que, en apparence, il ne se passait pas grand-chose, et puis cet homme m’apprend le changement qui s’opérait en lui peu à peu : il reprenait goût à la vie. Je crois profondément que le monde des pauvres souffre d’une solitude atroce et que personne ne les regarde, ne les écoute, ne les considère. Alors, pour moi, être contemplatif, c’est répondre à cette soif immense et concentrer toutes mes énergies à l’assouvir autant que je le peux. C’est être disponible à tout moment parce que chez les pauvres on ne prend pas de rendez-vous. C’est maintenant ou jamais qu’il faut répondre au geste de la main qui appelle, en pleine nuit ou au milieu du jour, dans la fête ou dans la détresse.
Être contemplatif, c’est donc toute une manière d’être qui se modèle jour après jour aussi bien dans la prière, la fréquentation du Christ dans son Évangile qu’avec les frères, qu’avec les hommes au milieu desquels nous vivons et dont l’existence nous stimule.
Contempler la beauté du Christ et de l’homme même défiguré qui appelle en moi la tendresse, la sollicitude, cela requiert aussi le recueillement de l’âme qui s’abreuve à la source de la vie, auprès de celui qui donne à boire une eau jaillissant en nous pour la vie éternelle. Sans cela on ne peut tenir dans ce désert. Mais c’est aussi contempler le pauvre, me laisser humaniser et diviniser par l’appel, la soif, les qualités, la marque de Dieu qui sont en lui. Car j’ai beau m’approcher d’eux, c’est eux, en définitive, qui m’accueillent et me reçoivent, me font grandir dans ma vocation, me stimulent et m’encouragent à suivre l’Évangile de plus près. Ils sont devenus si peu encore ma chair et mon sang, je suis devenu si peu, pour eux et avec eux, pain et vin du Royaume de justice.
Pour terminer, je voudrais aussi mentionner que cette activité contemplative, cette manière d’être avec les hommes, se vit également avec les frères : savoir passer du temps avec mon frère, le regarder, se heurter et se pardonner, prendre le temps de découvrir le mystère de sa vie, sa beauté, vouloir vivre dans la vérité avec lui, lui laisser le temps dont il a besoin pour exprimer sa vérité, apprendre à vivre ensemble dans la différence. Pourquoi courir ailleurs, alors que après tout, le salut de l’humanité se joue également ici et maintenant dans cette rencontre avec mon frère, dans la souffrance et la joie qu’elle peut donner, dans l’appel au renoncement à moi-même et dans la sollicitude qu’elle peut faire naître ? Cette présence contemplative que j’ai cherché à vivre avec ma communauté a été unifiée autour de trois dimensions : contemplation du Christ, contemplation du pauvre et contemplation du frère.
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