Lettre à Monseigneur de Xevres (1517)
Vies Consacrées
N°1991-3 • Mai 1991
| P. 145-151 |
1492-1992 : anniversaire latino-américain qu’il est bien difficile de célébrer avec justesse dans le « Nouveau Monde » comme dans l’« Ancien ». Il a semblé salutaire de nous y préparer en écoutant d’abord ce cri des religieux de saint François et de saint Dominique dans une lettre écrite en 1517. À bien l’entendre, nous accueillerons ce qui fonde la mémoire chrétienne : l’aujourd’hui de la miséricorde reçue et partagée.
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Octobre 1492 : Christophe Colomb débarque dans le Nouveau Monde, à l’île de Saint-Domingue (baptisée alors Ile Espagnole). Lors d’un second voyage, l’année suivante, quelques franciscains l’accompagnent. En 1510, des dominicains viennent à leur tour comme missionnaires, et s’installent dans la nouvelle ville de Santo Domingo. Au cours de l’Avent 1511, le sermon de Montesinos constitue la première dénonciation, tout à la fois claire et violente, des abus de la colonisation contre les Indiens. Premier cri qui sera suivi de bien d’autres. À cette époque, dominicains et franciscains écrivent ensemble plusieurs lettres qu’ils adressent aux souverains d’Espagne et à différentes personnalités politiques et religieuses. Ci-après quelques extraits de l’une de ces lettres, dont le destinataire est Monseigneur de Xevres qui, à l’époque, était probablement aumônier de la cour. La lettre est datée du 4 juin 1517. (texte dans J. M. PEREZ, Estos no son hombres ? Santo Domingo, Fundaciôn Garcia Arevalo, 2eédition, 1988, 139-159). Traduction et présentation par I. Berten, o.p.
Très illustre et magnifique Seigneur
Puisque nous avons reçu une si grande faveur de Dieu notre Seigneur, par le fait que le Roi très catholique, notre seigneur, nous a amenés dans ces royaumes et seigneuries, au sujet desquels nous avons grande confiance que toutes choses se passeront de façon juste et conformément à la volonté de notre Seigneur Dieu, nous voulons lui rendre service, dans la mesure de notre possible, tenant compte de notre état, en lui faisant connaître la situation en ces lieux en ce qui concerne le spirituel, à partir duquel on peut en déduire le mal qui en est la conséquence au plan temporel.
[...]
Nous demandons à Votre Seigneurie de nous faire foi et de nous donner raison, en tenant pour certain que nous ne sommes venus ici pour rien d’autre que pour découvrir Jésus-Christ crucifié, avec le désir de participer de quelque manière à sa passion. Ainsi s’il se faisait que ce que nous disons et affirmons n’était pas vrai, nous encourrions un grave péché mortel par le fait de témoigner contre nos chrétiens, de qui nous recevons tout ce dont nous avons besoin pour vivre corporellement. [...] Nous témoignons seulement de ce que nous savons être la vérité, de ce que nous avons vu de nos yeux et entendu de nos oreilles, compte tenu des personnes de qui nous l’avons entendu.
Il y aura, Votre Seigneurie, plus ou moins vingt-cinq ans que le Roi Ferdinand,- que Notre Seigneur le tienne en sa gloire - a envoyé découvrir ces terres. Arrivés à cette île, ceux qu’il avait ainsi envoyés avec deux ou trois caravelles, ne purent plus utiliser qu’une seule de ces caravelles pour rentrer en Espagne. Pour cette raison, il fallut laisser ici une partie de ces gens, une quarantaine d’hommes, dans une sorte de fort de bois. Ceux-ci, voyant la douceur des Indiens, ne restèrent pas pour garder le fort qui leur avait été confié jusqu’à ce qu’on revienne de Castille, mais préférèrent circuler sur les terres, non tous ensemble, mais deux à deux ou trois à trois. Ils traitèrent de telle manière les indigènes que ceux-ci les tuèrent tous les quarante, et, bien qu’aucun ne restât pour raconter comment ils avaient été tués, on pense que c’est à cause du mal que ces chrétiens avaient fait que les Indiens les ont tués. Car il y a une règle bien établie sur ces terres : chaque fois que les chrétiens sont arrivés sur les terres des Indiens avant qu’ils n’aient entendu parler des chrétiens, les Indiens les ont reçus comme des anges, leur donnant tout ce qu’ils demandaient et tout ce qu’ils possédaient. De fait les Indiens pensaient qu’ils étaient des anges venus du ciel, et que les voiles des navires étaient les ailes avec lesquelles ils étaient descendus. Au contraire, les chrétiens, où qu’ils arrivent, en retour des bienfaits reçus, leur prenaient leurs maisons, leurs femmes et leurs filles pour en abuser. C’est pourquoi on pense que c’est ce que firent aussi les quarante dont il a été question et qui étaient restés à terre : voulant être riches de l’or que les Indiens possédaient, avant que les chrétiens ne reviennent de Castille, ils se dispersèrent deux à deux ou trois à trois.
La seconde fois, ce sont onze cents hommes qui sont venus pour peupler cette île. Ceux-ci furent aussi reçus par les Indiens comme des anges, ainsi que nous l’avons dit : ils donnèrent aux chrétiens tout ce qu’ils demandaient et les servaient selon leur volonté.
Cette vérité est tellement connue de ceux qui sont venus ici que nous ne connaissons personne qui la nie, même les plus méchants. Et ceci contribue beaucoup à faire voir combien peu les Indiens sont coupables de leur destruction et combien immoral fut le comportement des chrétiens. Les chrétiens étant ainsi reçus par les Indiens, ils sont entrés comme des loups rapaces parmi les douces brebis. Et comme ces gens qui venaient de Castille ne craignaient pas Dieu, mais étaient rapaces et avides d’argent et pleins de multiples autres passions mauvaises, ils commencèrent à saccager et à détruire la terre de manières tellement multiples que nous ne disons pas la plume, mais la langue même ne suffirait pas à les raconter. Il en résulte que, de la population qu’il est possible de compter et qui était d’un million et cent mille personnes, tous ont été détruits et chassés, de sorte qu’il ne reste plus ici aujourd’hui que douze mille âmes, enfants et adultes, vieux et jeunes, sains et malades.
[Suit une longue description des innombrables violences des colons.]
À la vue de tels actes et d’autres semblables que ceux de notre nation ont perpétrés contre les Indiens, Votre Seigneurie pourra juger si ce n’est pas avec raison et justice que les Indiens ont cherché à fuir les chrétiens, et à se révolter et à leur résister, car le droit naturel les y obligeait, principalement en raison du fait que les chrétiens n’ont jamais cessé de traiter les Indiens de façon pire que des animaux sauvages.
[...]
De cette manière, Votre Seigneurie peut juger de quel côté fut la guerre juste : tous les ravages que le Gouverneur a imposés à ces peuples n’avaient pas d’autre but que de les écraser de telle manière que les chrétiens puissent les maintenir tellement soumis et dominés qu’ils ne puissent plus penser à autre chose que de mourir au service des chrétiens, et qu’un seul chrétien puisse ainsi commander sans crainte cinquante ou cent Indiens, comme de fait cela s’est produit.
[...]
Suite à tout cela, Votre Seigneurie, le nombre des Indiens diminua tellement, que les chrétiens pensèrent pouvoir se les répartir en toute sécurité pour se servir d’eux comme ils le firent. Cette répartition commença ainsi : le Gouverneur ainsi que tout le peuple chrétien établi ici informèrent la Reine très catholique, Doña Isabelle, de grande mémoire - que Notre Seigneur la tienne en sa gloire - en lui disant que ces Indiens ne pourraient en aucune manière devenir chrétiens ni venir à la connaissance de notre sainte foi catholique, sinon en étant soumis aux chrétiens, de sorte qu’en conversant avec eux ils découvrent les choses de notre foi et la fassent leur. Telle fut la couleur sous laquelle se présentèrent les chrétiens pour se servir des Indiens. Mais en vérité, Votre Seigneurie, il en était autrement que ce qu’ils disaient, comme la suite le montra : celle-ci consista à envoyer les âmes en enfer, car de cette manière ils sont morts sans aucune connaissance de la foi dont les chrétiens parlent, et à envoyer les corps au dépotoir, tandis qu’eux se remplissent les poches d’or, avec la volonté de retourner riches en Castille en laissant la terre détruite et ravagée, comme c’est arrivé. La Reine très catholique répondit qu’il paraissait bon que les Indiens vivent en compagnie des chrétiens de cette manière : qu’ils s’adressent aux caciques et chefs de cette terre et que, compte tenu du nombre de personnes dépendant de chacun d’eux, on leur détermine un certain nombre d’hommes qui seraient contraints de venir travailler avec les chrétiens et à converser avec eux, selon l’intention dite plus haut, de sorte qu’ils reçoivent la foi ; mais cependant qu’on les garde en liberté, en leur payant à chacun leur journée de travail et leur salaire, selon la qualité du travail et de la terre, et que ceux d’entre eux qui seraient fatigués ou épuisés, on les renvoie à leurs chefs et qu’il en vienne d’autres ; de telle sorte qu’il y ait toujours des Indiens vivant avec les chrétiens, et qu’ainsi ils puissent tous, avec le temps, en venir à la connaissance de notre sainte foi catholique.
Dans ce décret, Votre Seigneurie, rien n’a été déterminé concernant le salaire que chacun d’eux devrait recevoir pour son travail, ni non plus concernant le nombre de gens que chaque chef devrait désigner pour venir au service et en compagnie des chrétiens : ces choses étaient laissées à la libre détermination de ceux qui résidaient ici et gouvernaient. Et les chrétiens, n’ayant nullement pour fin ce que leur demande manifestait, c’est-à-dire la conversion de ces gens, mais bien d’assouvir leur insatiable appétit de l’or, déterminèrent ces deux points de la façon suivante : le travail des mines étant le plus lourd des travaux dans le monde, et un ouvrier castillan gagnant là-bas trois réales par jour, ils fixèrent leur salaire quotidien à trois sous, et encore on n’atteignait pas cette somme, parce que pour le travail de toute une année on les payait un demi écu, qui valent ici seulement deux cent vingt-huit réales...
[...]
Finalement, Votre Seigneurie, personne n’estime ces gens plus que des mules, et encore pas ses propres mules, mais les mules des autres. Et ainsi on parle communément : « Moi j’ai des Indiens pour trois ans, et moi pour quatre, et moi pour deux, et moi pour pas plus d’un an ; et quand ils auront disparu, on m’en donnera d’autres, et puis je retournerai en Castille. » Et sans aucune honte ni encore moins aucune crainte de Dieu, après en avoir tué cent ou deux cents de ceux qui leur avaient été répartis, ils viennent en demander plus encore, comme si c’était un droit, en disant qu’ils avaient rendu de grands services au Roi dans cette île.
[…]
Nous voulons conclure notre lettre, Votre Seigneurie, bien que les choses ne soient pas terminées en cette île : nous disons que par ces choses et d’autres semblables qui se sont passées dans cette île Espagnole, le nombre des Indiens qui était d’un million cent mille s’est réduit de telle manière qu’aujourd’hui, sur toute l’île il n’en n’est plus que huit ou dix mille, et que ceux-là ressemblent plus à des morts peints qu’à des hommes vivants. Et lorsque les chrétiens ont vu que le nombre des Indiens qu’il y avait dans cette île Espagnole s’épuisait, portés par le désir d’assouvir leurs appétits désordonnés et leur convoitise avide de l’or, et voyant que sans hommes ils ne pouvaient le faire, ils décidèrent d’aller chercher des gens dans les îles voisines. Il fut ainsi demandé au Roi très catholique Ferdinand - que le Seigneur le tienne dans sa gloire - l’autorisation de les déplacer, sur la pieuse motivation que, venant sur cette île, ils pourraient devenir chrétiens en conversant avec eux. Ayant obtenu cette autorisation, ils ont dépeuplé plus de quarante îles qu’on appelle les Lucayes ainsi que trois autres îles appelées les Géantes : sur ces îles il y avait une population qui dépassait les cinquante ou soixante mille Indiens. Ils les ont tous arrachés de leurs terres pour les transporter ici. Bien qu’il soit exact, selon ce qu’ils disent, qu’ils n’ont pas amené dans cette île plus de vingt mille d’entre eux, les dégâts qu’ils ont causés par la guerre et par la famine ont été tellement énormes qu’il faut tenir pour vrai, Votre Seigneurie, qu’il en est mort plus de cinquante ou soixante mille, selon ce qu’on peut en savoir. Et d’eux tous, si l’on compte avec grande attention, il n’y en a plus cent dans toute l’île.
[...]
De tout cela, Votre Seigneurie peut juger si la raison pour laquelle ils s’adressèrent au Roi très catholique Ferdinand - qu’il soit dans la gloire ! - qui était de les faire chrétiens, était en fait de combler leur appétit de l’or. Et ce qu’ils disaient aux Indiens des autres îles pour qu’ils viennent de bon gré, qui était qu’ils puissent devenir chrétiens, conduisit à toutes ces cruautés que nous, les frères de saint Dominique, avons vues et entendues, ainsi que beaucoup d’autres dont nous n’avons pas été directement les témoins, bien que par diverses voies nous l’avons su avec certitude. On a détruit et ravagé toutes ces îles dont nous avons parlé plus haut, et on a tué tout ce nombre d’indiens. Bien plus : on les a conduits dans cette île comme à une boucherie. Et c’est là un grand mal et comme une pourriture et une vermine qui est ainsi entrée parmi toutes ces populations ; et ainsi tous les Indiens qui habitaient cette île sont morts avec ceux qu’on a transportés d’autres îles, et encore beaucoup plus d’autres de la terre ferme : ils ont une telle envie d’amener des Indiens là qu’on ne parle plus de rien d’autre. Et la principale récompense qu’ils attendent de Votre Seigneurie est qu’elle leur permette de dévaster toutes les autres terres et de les transporter dans cette île comme à la boucherie. Et l’une des plus terribles persécutions qu’a dû subir notre sainte foi catholique depuis que notre Rédempteur Jésus-Christ l’a fondée est celle-ci : les frères allant de l’avant, comme il est arrivé, pour prêcher la foi aux Indiens de l’île de Cuba, sans qu’il y ait d’autres chrétiens avec les Indiens, en plus des frères, ces Indiens ont reçu la foi de très bonne grâce, et ils se sont apprivoisés, et ils ont été enseignés et ils ont été baptisés. Et les chrétiens ont été s’installer là, et les premiers qu’ils tuèrent pour leur arracher leur or furent précisément ceux-là, de telle sorte que se développa l’opinion parmi eux que les frères n’étaient pas venus pour autre chose que pour les amadouer, afin qu’on puisse les prendre et les tuer. Et ainsi ils crurent que les croix qu’on leur avait appris à porter sur leurs fronts ou leurs poitrines ne signifiaient rien d’autre que les cordes qu’on leur mettait au cou pour les conduire à la mort en leur volant leur or, qui était le dieu des chrétiens, ainsi que le disaient les Indiens : c’était leur dieu, et c’est pour cela qu’ils le cherchaient tant.