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Seul le riche peut devenir pauvre

Dominique Nothomb, m.afr.

N°1991-2 Mars 1991

| P. 118-129 |

Sous cette forme paradoxale, l’auteur va à l’essentiel de la pauvreté chrétienne, qui est, dit-il, « agréable épanouissement » d’un cœur comblé par Dieu. Celui qui n’est que richesse s’est en effet, depuis la création, communiqué lui-même, donné en personne dans le Christ, et livré pour tous dans l’Esprit qui ne cesse de sourdre. Ainsi, le message des béatitudes, la prière au Père, la parabole du trésor indiquent dans la pauvreté volontaire « la conséquence normale de la richesse spirituelle ». La pente où incline notre cœur procède donc d’une surabondance déjà accueillie. On l’aura compris, les conclusions retenues ne valent pas seulement pour l’Afrique d’où elles nous parviennent.

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Le christianisme est censé béatifier la pauvreté et condamner la richesse. En quoi il se heurte au sens commun. Je voudrais montrer que, selon l’Évangile, seule une certaine richesse est béatifiante, tandis qu’une certaine pauvreté n’est ni désirable ni chrétienne. Il y a donc une sainte richesse et une pauvreté perverse. Dieu nous appelle à devenir riches et c’est alors, et ainsi, que nous pouvons, sans nous détruire, choisir de devenir pauvres.

Ma thèse est donc la suivante : seul celui qui est riche spirituellement est capable, et a le droit, de se dépouiller matériellement et de se faire volontairement et joyeusement pauvre. Et seul ce riche-pauvre peut enrichir les pauvres. Une recherche de pauvreté matérielle sans une richesse dont elle émane serait dangereuse et aliénante. En d’autres mots, la vraie et sainte pauvreté n’existe que là où il y a une vraie et sainte richesse. Il ne faut jamais parler de pauvreté évangélique sans évoquer la richesse qui la conditionne et la rend possible. Sinon, on en déforme le sens.

Mon désir est de pouvoir un jour, s’il plaît à Dieu, exposer et prouver cette thèse avec tous les développements souhaitables. En attendant, voici une première ébauche de quelques arguments qui pourraient être proposés. Le fondement général, sous-jacent à toutes les étapes de cette démarche, est le binôme « richesse pauvreté », si fréquent dans la Bible, déjà dans l’Ancien Testament, et davantage encore dans le Nouveau.

Dieu, riche et pauvre

Le Dieu révélé dans la Bible, est l’infiniment riche. « Ô abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! » (Rm 11,33). Paul parle encore de ses richesses de bonté et de patience (Rm 2,4), celles de sa gloire (Rm 9,23), de sa grâce (Ep 1,7 ; 2,7) et de sa miséricorde (ibid. 2,4). Richesse d’amour, révélée dans le mystère trinitaire : fécondité totale, vie surabondante, unité parfaite. Plénitude de la divinité partagée entre le Père, le Fils et l’Esprit, en « périchorèse » (littéralement : « danse tournante »), en circumincession (littéralement : « voyage circulaire ») et en « circumin-session » (littéralement : « habitation mutuelle ») [1].

Mystère de richesse commune qui apparaît tout de suite comme un mystère de pauvreté :

Le mystère trinitaire respire la pauvreté absolue. On y entend le dialogue entre le Je et le Tu. On n’y connaît pas le tien et le mien, la propriété privée, celle dont l’autre serait privé.

Tout ce que le Père a, il le donne au Fils, il ne garde rien pour lui, sauf ce qui lui permet de tout donner au Fils, à savoir son « Je », sa « Personne » qui n’est que « Relation subsistante [2] ». Tout ce que le Fils reçoit, il le rend au Père, et le don dans lequel il restitue tout au Père, c’est l’Esprit, qui lui-même n’est que référence au Fils et au Père dont il procède. Entre Dieu le Père, son Fils et leur commun Esprit, tout est donc entièrement donné, reçu, rendu, sans rien garder pour soi.

Si « pauvreté » veut dire « manquer de quelque chose », alors Dieu n’est que richesse, il ne connaît pas cette pauvreté. Mais si « pauvreté » signifie « ne rien garder pour soi », « donner tout ce que l’on possède », « partager », « manquer de possession exclusive », pouvoir dire à l’autre : « Tout ce qui est à moi est à toi », alors oui, Dieu est pauvre, absolument pauvre. Le seul qui soit vraiment pauvre. Dieu Trinité est totalement riche, et parce qu’il l’est, est seul capable, dans chacune de ses Personnes, d’un total dépouillement : « Chaque Personne divine n’est soi qu’en étant hors de soi. Son »ex-stase« est parfaite en ce que l’impossibilité de repli sur soi est absolue [3] ».

Le Créateur, riche et pauvre

Richesse et pauvreté apparaissent encore dans le mystère de la création. Le bien en plénitude, qui est la richesse infinie de Dieu, va maintenant déborder. Celui qui a dit à son Fils : « Tout ce qui est à moi est à toi », veut pouvoir le dire, analogiquement, à d’autres en dehors de lui [4]. Par amour gratuit, il pose dans l’existence le cosmos qui est déjà son reflet : le monde minéral, puis végétal, puis animal, d’où enfin surgit l’homme, le seul qui soit créé à son image, donc capable de Dieu. À l’homme, Dieu veut ouvrir son Être, son cœur, son intimité. Il lui communique ainsi ses plus grandes richesses, à savoir son Fils, son Esprit et ce que les synoptiques appellent le royaume, Jean, la vie éternelle, Paul, la grâce, et Pierre, la participation à la nature divine.

Dans ce don d’auto communication de lui-même, l’infiniment riche comble sa créature de la plus grande richesse dont celle-ci est capable. Mais apparaît aussitôt la pauvreté du donateur, non en ce qu’il se retirerait, comme on l’a dit parfois à tort, mais en ce qu’il s’efface et se rend invisible alors même qu’il est totalement présent dans son don. Il n’est nulle part absent, mais partout caché. Sa puissance est « puissance d’effacement », comme disait Maître Eckhart. Dieu est tellement riche qu’il est capable de se rendre invisible en toute créature où il est présent et agissant. Telle est la forme de pauvreté qui convient bien à celui qui possède tout.

Sa totale discrétion s’accompagne d’un absolu respect de la liberté de l’homme, dont il se fait mendiant d’amour mais dont il risque le libre refus de cet amour. À aucun moment il ne force cette liberté. Il ne la meut de l’intérieur que pour l’épanouir avec suavité dans la recherche du bien où elle trouve sa jouissance. Mais jamais il ne l’empêche de se replier sur elle-même, si elle le veut ainsi. Humilité, et donc pauvreté, et apparente faiblesse du Créateur tout-puissant et tout-aimant !

Le Seigneur Jésus

« De riche qu’il était, pour vous il s’est fait pauvre afin de vous enrichir par sa pauvreté » (2 Co 8,9). Le Fils en qui se trouve la plénitude de la divinité, lui qui est donc l’infiniment riche, s’est fait pauvre - il s’est abaissé, s’est dépouillé, s’est anéanti, et lui seul le pouvait. Il a pris la condition du serviteur, il s’est fait chair, dépendant et pauvre. C’est ainsi qu’il a pu nous enrichir par et dans sa démarche de pauvreté. Tel est le paradigme de toute option de pauvreté chrétienne.

Toute la vie humaine du Verbe incarné s’inscrit dans cette démarche et cette dialectique richesse-pauvreté-richesse. Que ce soit la vie dite cachée, de Bethléem à Nazareth et à Jérusalem, ou la vie dite publique, du séjour au désert jusqu’à l’entrée à Jérusalem, ou l’ultime étape pascale : il n’a cessé de choisir la dernière place et de renoncer à toute richesse et à toute gloire humaine, tant la richesse de son amour, humain et divin, était débordante. Donnant toujours en surabondance (comme à Cana, aux multiplications des pains, aux pêches miraculeuses), il ne gardait rien pour lui, n’ayant point de lieu où reposer la tête, dormant à la belle étoile, souffrant de soif et de faim, se nourrissant de ce qu’on lui offrait, ne souhaitant pour lui que l’unique nécessaire « Pourtant il en faut peu, une seule même [5] »- se laissant dépouiller de ses vêtements et mourant nu sur une croix.

Il nous enseignait ainsi la suprême richesse : « Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor inépuisable dans les cieux », « enrichissez-vous en vue de Dieu » - et il nous la donnait déjà : « Il a plu à votre Père de vous donner le royaume », « Prenez et mangez, ceci est mon corps », Recevez le Saint-Esprit », Je vous laisse la paix, je vous donne la paix« , »Voici ta Mère"...

Le souffle de Dieu

À juste titre, des théologiens ont parlé de la « kénose de l’Esprit ». L’Esprit de gloire, qui repose, comme en son lieu propre, sur le Fils bien-aimé du Père, a voulu, selon le dessein de Dieu reposer sur nous pécheurs. Plus encore, il est venu habiter en nos cœurs de pierre pour les transformer, les purifier et leur communiquer la vie filiale, et y habiter comme en son temple. Demeure dérisoire, si souvent rebelle, imperméable et indocile. Et pourtant, même en ces déserts intérieurs, la source sourd encore, et ne se tarit pas, le feu couve sous la cendre mais ne s’éteint pas. Avec une inlassable patience, il attend, il s’infiltre, il éclaire, il rayonne, il réchauffe, il meut. Souvent incognito, avec une discrétion et une délicatesse toutes divines, il soulève nos cœurs au-dessus d’eux-mêmes, et répand en eux, sans bruit, l’amour de Dieu. Mais autant il est discret, autant nous sommes distraits.

Ainsi, dans cette habitation de l’Esprit en nous, pauvreté et richesse alternent et se conjuguent à chaque instant. Dans le secret, le silence et la douceur de son onction, il nous communique « l’insondable richesse du Christ » (Ep 3,8) de telle sorte que nous « sommes comblés en lui de toutes les richesses » et que nous ne manquons « d’aucun don de la grâce » (1 Co 1,4-7). Tout au fond de nos cœurs, il est l’eau vive jaillissant en vie éternelle. Mais, nous ne le savons que trop, « ce trésor, nous le portons en des vases d’argile » (1 Co 4,7). Oui, kénose de l’Esprit, qui accepte de se compromettre ainsi et de cohabiter avec des cœurs et des corps si misérables, si médiocres, si peu attentifs à son action persistante.

Les béatitudes

Si maintenant nous recueillons le message de Jésus, nous trouvons encore, et souvent, le paradoxe « richesse-pauvreté ». Contentons-nous ici d’évoquer trois textes.

D’abord, celui des béatitudes [6]. Le texte de l’Évangile ne dit absolument pas que la pauvreté, les larmes ou les persécutions rendraient les hommes bienheureux, comme on semble le dire parfois. On oublie alors que chaque « béatitude » est structurée en trois parties et non en deux : d’abord la déclaration de bonheur, puis l’énoncé des bénéficiaires de ce bonheur, et enfin l’indication de la source ou de la cause de ce bonheur. On déforme totalement la pensée de Jésus lorsqu’on met un point après, par exemple, le « Heureux les pauvres », sans ajouter la suite qui en révèle le sens. La pauvreté, même spirituelle, n’apporte pas le bonheur. Ce qui rend l’homme heureux, même s’il est pauvre, c’est ce qui est affirmé après le « car », donc dans la troisième partie de la phrase, qu’on traite si souvent par prétérition, à savoir : « car le royaume des cieux (ou de Dieu) est à eux ». Voilà pour le bonheur présent. Oui, heureux êtes-vous « car votre Père s’est complu à vous donner le royaume », c’est-à-dire sa présence aimante et tous les dons de sa grâce. C’est cela qui rend heureux : la richesse spirituelle apportée par le Fils bien-aimé, à qui le Père a tout donné et qui, à son tour, nous donne l’Esprit sans mesure.

Ce qui rend l’homme, même s’il est pauvre, encore plus heureux, c’est l’assurance que se réalisera la promesse des béatitudes suivantes : posséder la Terre promise, être consolé par Dieu, voir Dieu face à face, obtenir totale miséricorde, être appelé enfant de Dieu, être rassasié de ses bienfaits... C’est donc la richesse spirituelle, et elle seule, qui peut apporter à tout homme, même au pauvre, le vrai bonheur.

Le Notre Père

Le texte de la prière enseignée par Jésus va dans le même sens. Nous y demandons, entre autres, la venue du règne de Dieu. Certains manuscrits lisent « l’Esprit Saint » là où les autres parlent du « Règne ». Mais cela revient au même. « Le royaume de Dieu est justice, paix et joie dans l’Esprit Saint » (Rm 14, 17). Telle est bien la grande richesse spirituelle de la Nouvelle Alliance, la plus précieuse qu’un homme puisse recevoir. C’est, dès aujourd’hui, le pain « sur-essentiel », le « pain de demain » pense saint Jérôme - le pain du royaume éternel, le seul qui rassasie le cœur de l’homme : « Celui qui mange de ce pain, dit Jésus, n’aura plus jamais faim »(à savoir : d’autre chose).

Jésus nous enjoint donc de demander à notre Père l’insondable richesse de sa grâce. Mais à ne la demander que « pour ce jour », comme on implore un don, non un dû. Et de la demander non « pour moi », pour qu’elle soit mienne, mais pour « nous », afin de la partager, de ne la recevoir que pour la donner de sorte qu’elle soit vraiment « nôtre ». Jamais la richesse reçue de Dieu sans cette pauvreté qui ne garde rien pour soi.

La parabole du trésor

Le troisième texte introduit le choix de la pauvreté volontaire que Jésus va proposer aux siens. Il s’agit de la petite parabole de Matthieu 13,44 :

Le Royaume des deux est semblable à un trésor caché dans un champ. Un homme vient à le trouver. Il le cache à nouveau, et, ravi de joie, il s’en va vendre tout ce qu’il possède et achète ce champ.

L’homme a trouvé un trésor inappréciable qui le remplit de bonheur. C’est cela qui est premier. Face à cette richesse merveilleuse, tous les autres biens qu’il possède s’évanouissent, et n’ont plus de valeur à ses yeux, ou si peu. C’est alors que, tout joyeux, il les vend pour acquérir le trésor qui seul a désormais du prix pour lui.

Si Jacques et Jean ont quitté leurs filets, si Matthieu a laissé son comptoir, si la Samaritaine a abandonné sa cruche, si Zachée a donné la moitié de ses biens aux pauvres, c’est parce qu’ils avaient rencontré Jésus et trouvé en lui le trésor inespéré qui dépasse tous les autres. Riches d’un tel bonheur, ils pouvaient se dépouiller de leurs biens, renoncer à tout et suivre le Christ qui leur avait apporté son insondable richesse.

La richesse libératrice

Nous pourrions continuer à glaner dans les Écritures (par exemple dans les lettres de Paul et de Pierre) bien d’autres textes qui ne feraient qu’ajouter de l’eau à notre moulin. La conclusion est claire : une pauvreté volontaire (affective et effective) selon l’Évangile est la conséquence normale de la richesse spirituelle reçue gratuitement de Dieu. Un dépouillement de ses biens matériels, par exemple, qui ne serait pas l’effet d’une découverte, ou d’un accroissement de richesse intérieure, constituerait une dégradation de l’homme, non sa promotion. Par contre, plus un chrétien accueille en son cœur le trésor du Royaume, les dons de la grâce, l’effusion de l’Esprit qui le remplit de l’amour de Dieu, plus il devient temple de la présence de Dieu, et plus aussi il tend à se libérer joyeusement de biens matériels de moins en moins désirables, de plus en plus superflus, et à y renoncer. Pour lui, c’est donc une démarche spontanée, qui n’est pas un pénible arrachement, mais un agréable épanouissement, une libération. Gandhi, au sommet de son cheminement spirituel, pouvait marcher pieds nus, vêtu d’un simple pagne, sans que cela choque. François d’Assise, Antoine Chevrier, Charles de Foucauld, Baba Simon au Cameroun, et tant d’autres moins connus, ont choisi spontanément cette route de pauvreté matérielle. Ces hommes étaient des hommes libres et pauvres, parce qu’ils étaient spirituellement riches.

Perverse pauvreté

L’inverse est également vrai. Quand un homme souffre de vide intérieur, il éprouve tout de suite le besoin de se revêtir d’un masque et de cacher sa mauvaise pauvreté sous les oripeaux de la coquetterie ou du divertissement. Il étouffe en lui la peur de se savoir seul, sans idéal, sans une flamme intérieure, sans une présence aimante, sans élan et sans espérance. Il s’efforce de remplir ce vide par le bruit, le bavardage ou les plaisirs faciles. Il s’étourdit parce qu’il craint de se trouver seul avec lui-même, dans un désert froid. Il court alors après les diverses formes de l’avoir, du savoir et du pouvoir. Pour supporter sa pauvreté perverse, il a besoin de beaucoup de richesses matérielles et terrestres, n’ayant trouvé aucun « trésor dans les cieux ».

Le vide intérieur, chancre mortel de l’homme, peut cependant être converti par l’action de l’Esprit Saint, et devenir chance de salut. Si, au fond de sa misère, le pauvre crie vers Dieu, et ouvre son cœur au don du seul qui peut le combler, alors - l’abîme appelant l’abîme - les trésors de grâce de celui qui est riche en miséricorde se répandent à flots dans son âme assoiffée. Sa pauvreté devient richesse, et il devient capable de rejeter les faux bonheurs qu’il avait mendiés et qui maintenant le déçoivent.

L’esprit de pauvreté

Pour reprendre un vocabulaire cher au Pape Jean-Paul II, la richesse spirituelle relève de l’être. La richesse matérielle appartient à l’avoir. Au départ, il faut certes un certain « avoir » pour parvenir à « être ». Mais plus l’« être » grandit, plus l’« avoir » peut diminuer (bien que jamais tout à fait sur cette terre). Celui dont le cœur est spirituellement comblé peut avec joie suivre cette maxime : « Quand le moins riche, matériellement, peut me suffire pour accomplir normalement la volonté de Dieu, j’opte résolument pour lui ». Devant une possibilité d’acquisition ou d’usage de biens matériels, il se pose la question : « Jusqu’où puis-je m’en passer, ou m’en dépouiller, ou m’en priver, sans que cela déplaise à Dieu, c’est-à-dire sans que je sois incapable d’accomplir sa volonté (donc remplir mes devoirs d’homme et de chrétien et, selon le cas, d’apôtre, d’époux, de religieux, de prêtre, d’éducateur, etc.) ». C’est cela l’esprit de pauvreté évangélique, cette « pente du cœur » vers le plus simple, le plus modeste, le plus proche de ce dont doivent se contenter les petites gens.

Par contre, celui qui n’est pas riche spirituellement, mais veut quand même rester chrétien, se dira ceci : « Quand l’acquisition ou l’usage du plus riche, du plus agréable, du plus plaisant n’est pas, dans le cas présent, un péché, j’opte résolument pour lui ». Devant la possibilité de s’approprier des richesses matérielles, il se demandera : « Jusqu’où puis-je acquérir ou garder ces choses sans commettre un péché ? ». C’est cela l’esprit de richesse, cette « pente du cœur » vers les biens de ce monde les plus abondants possibles.

Bref, dans l’esprit de pauvreté, la pente du cœur va du côté du moins possible, et dans l’esprit de richesse, la pente du cœur va du côté du plus possible. Dans le premier, le désir s’élance vers Dieu, source de toute véritable richesse, et dans le second, il tend vers ce qui n’est qu’un reflet, plus ou moins dégradé, de Dieu.

Le choix de la pauvreté

Les conséquences pratiques de ces réflexions pourraient être les suivantes :

Ne proposons pas à une personne normale d’opter pour la pauvreté volontaire si elle n’a pas commencé à ouvrir son cœur à la richesse spirituelle. Elle ne peut comprendre qu’une démarche de dépouillement volontaire de ses biens matériels, présents ou futurs, soit une valeur et, pour elle, un progrès, une promotion.

On répliquera que Jésus a proposé au jeune homme riche de commencer par vendre tous ses biens et de les donner aux pauvres, afin d’acquérir un trésor spirituel (« dans le ciel ») qui ne lui est promis que pour après sa démarche de dépouillement. Mais on peut facilement répondre que ce jeune homme avait déjà été séduit par la personnalité de Jésus, à tel point qu’il accourut pour le rencontrer, tomba à genoux devant lui et l’appela « Bon Maître ». Il avait déjà goûté la joie d’observer la loi de Dieu et la douceur du regard d’amour de Jésus posé sur lui. Mais il n’a pas consenti à opter pour ces richesses dont il avait pu entrevoir le prix, et il a préféré s’accrocher aux biens matériels qui avaient conquis son cœur.

En revanche, si nous ne comprenons pas la valeur positive et libératrice d’un dépouillement volontaire et d’une option de pauvreté matérielle (ce fut, en partie, le cas du jeune homme riche), c’est que notre cœur est spirituellement vide. Ce vide intérieur est la plus mauvaise pauvreté qui soit.

Dieu seul suffit

Ces propositions ne supposent aucun manichéisme, ni aucune dépréciation de la matière créée par Dieu, donc bonne et destinée à la gloire de Dieu et au bonheur de l’homme. Les biens matériels et terrestres sont des dons de Dieu, et nous devons les accueillir avec gratitude. Saint Ignace nous enseigne l’usage ordonné de ces biens, de tous les biens qui ne sont pas Dieu, selon le principe du tantum quantum : pour autant qu’ils nous aident à nous rapprocher de Dieu et à accomplir sa volonté. Nous en usons alors correctement.

Mais il est vrai que tout l’exposé qui précède exprime la relativité de tout ce qui n’est pas Dieu. La seule richesse absolue, et absolument désirable, est désignée par Teresa d’Avila quand elle conclut sa célèbre prière, en chantant :

« Qui a Dieu possède tout. Dieu seul suffit ».

Grand Séminaire Saint Luc
Bakara
B.P. 1168 N’DJAMENA, Tchad

[1Termes techniques de la théologie grecque (périchorèse) et latine (les deux autres) pour exprimer le fait que chaque Personne divine est immanente à chaque autre, bien que distincte d’elle. La théologie thomiste enseigne qu’il y a identité réelle entre chaque Personne et la nature divine (donc ici une distinction seulement de raison) mais une distinction réelle entre une Personne divine et les deux autres.

[2Telle est, pour saint Thomas d’Aquin, la définition de la Personne divine. Cela signifie que ce qui constitue le Père (ou le Fils ou l’Esprit) comme Personne, c’est uniquement sa relation à l’autre, ou aux autres, une relation qui n’est pas, comme c’est le cas pour toute créature, accidentelle, donc ajoutée, mais qui est constitutive de la personnalité.

[3Fr. Varillon, L’humilité de Dieu, Paris, Centurion, 1973, 107.

[4Comparez Jn 17,10 et Lc 15,31.

[5Lc 10, 42.

[6Que ce soit en Mt 5,3-12, ou en Lc 6,20-23.

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