La « nouvelle évangélisation » de l’Europe dans la pensée de Jean-Paul II
Jean-Marie Hennaux, s.j.
N°1991-2 • Mars 1991
| P. 72-90 |
Remontant aux origines récentes de l’idée de « nouvelle évangélisation » chez Jean-Paul II, l’auteur s’attache à comprendre toute l’étendue de la pensée du Pape en ce qui concerne la vocation et la mission de l’Europe. « Géant de l’évangélisation » et convaincu par l’histoire que l’identité de l’Europe réside dans son être chrétien, Jean-Paul II interprète spirituellement l’appel, le « destin » et l’avenir de l’Europe : un discours qui n’est pas de conquête, mais de conversion (« les fautes de l’Europe sont en premier lieu les fautes de l’Église elle-même »). On remarquera enfin comment la « nouvelle évangélisation » de l’Europe consiste d’abord, pour l’Église, dans une « auto-évangélisation ».
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L’idée de « nouvelle évangélisation », notamment de l’Europe, constitue un des thèmes importants du pontificat de Jean-Paul II. Ce thème enthousiasme les uns, il inquiète les autres. On craint en particulier, pour ce qui regarde notre continent, un accaparement de l’Europe par l’Église catholique, un esprit de reconquista, un oubli de la société pluraliste dans laquelle nous vivons, une incapacité de collaborer avec les non-chrétiens - les athées par exemple - à la construction de l’Europe de demain, qui, dit-on, ne sera pas forcément « chrétienne ». On se demande si le fait d’insister sur l’identité chrétienne de l’Europe n’empêche pas la collaboration de tous et si la référence aux Droits de l’Homme ne serait pas autrement fructueuse.
De telles questions sont légitimes. On oublie parfois qu’elles sont de nature proprement théologique et que le Pape les a, le premier, abordées à ce niveau.
À quelques mois du Synode des évêques d’Europe [1], où la question d’une nouvelle évangélisation du vieux continent sera l’un des thèmes abordés, il n’est peut-être pas inutile de chercher à connaître la pensée exacte de Jean-Paul II sur ce sujet. C’est ce que nous voudrions faire dans les pages qui suivent.
Christifideles laici (1988)
L’idée de « nouvelle évangélisation » a trouvé place dans un des derniers documents officiels de l’Église, l’exhortation apostolique Christifideles laici, qui a suivi le Synode des évêques consacré aux laïcs. Le numéro 34 de ce document adressé à l’Église universelle est intitulé : « L’heure est venue d’entreprendre une nouvelle évangélisation ».
Voici un passage caractéristique de cette exhortation :
Des pays et des nations entières où la religion et la vie chrétienne étaient autrefois on ne peut plus florissantes et capables de faire naître des communautés de foi vivante et active sont maintenant mises à dure épreuve et parfois sont même radicalement transformées, par la diffusion incessante de l’indifférence religieuse, de la sécularisation et de l’athéisme. Il s’agit en particulier des pays et des nations de ce qu’on appelle le premier monde, où le bien-être économique et la course à la consommation, même s’ils côtoient des situations effrayantes de pauvreté et de misère, inspirent et alimentent une vie vécue « comme si Dieu n’existait pas ». Actuellement l’indifférence religieuse et l’absence totale de signification qu’on attribue à Dieu, en face des problèmes graves de la vie, ne sont pas moins préoccupantes ni délétères que l’athéisme déclaré. La foi chrétienne, même lorsqu’elle survit en certaines de ses manifestations traditionnelles et rituelles, tend à être arrachée des moments les plus importants de l’existence, comme les moments de la naissance, de la souffrance et de la mort (n° 34).
Le Pape parle ici des pays du « premier monde ». Il ne s’agit donc pas seulement de l’Europe.
L’effort d’évangélisation demandé à ces nations n’est pas tourné en premier lieu, d’après le texte, vers les autres peuples, vers l’extérieur : le deuxième monde ou le tiers-monde, mais les concerne elles-mêmes. C’est un point capital à remarquer. Quand on parle du rapport de l’Église à la mission, on distingue souvent - et parfois l’on oppose - les dimensions ad intra et ad ex-tra. Jean-Paul II, au contraire, les lie profondément.
Non seulement la nouvelle évangélisation des Églises du premier monde doit commencer dans les pays qui sont les leurs ; mais, là même, elle ne doit pas d’abord se tourner vers l’extérieur de l’Église : la société qui serait à christianiser, mais vers l’intérieur de l’Église elle-même.
Assurément il est urgent partout de refaire le tissu chrétien de la société humaine. Mais la condition est que se refasse le tissu chrétien des communautés ecclésiales elles-mêmes (ibid.).
Un peu plus loin, l’Exhortation dit que « la nouvelle évangélisation (...) est destinée à la formation de communions ecclésiales mûres ».
C’est seulement dans le numéro suivant que l’on se tourne vers l’ensemble du monde à évangéliser et que l’on parle de toutes les Églises, et plus seulement de celles du premier monde. C’est là que nous trouvons la phrase souvent citée :
L’Église doit faire aujourd’hui un grand pas en avant dans l’évangélisation, elle doit entrer dans une nouvelle étape historique de son dynamisme missionnaire.
Dans Christifideles laici, l’appel à une nouvelle évangélisation est adressé à toute l’Église, à l’ensemble des Églises locales, et il vise finalement l’univers entier, mais il semble bien qu’historiquement c’est en pensant à l’Europe et en la visant, elle, que le Pape a forgé cette expression et en a précisé le contenu. Nous allons le voir, dans un instant, en interrogeant quelques documents plus anciens. Mais, auparavant, il convient de s’arrêter un moment pour réfléchir au fait capital suivant, qui éclaire au premier chef la nouvelle évangélisation : c’est que Jean-Paul II a conçu son pontificat lui-même, d’abord comme une évangélisation.
Une des choses les plus importantes qui resteront de lui, ce sera, à coup sûr, son œuvre d’évangélisation. Il a compris, d’emblée le Suprême Pontificat comme une œuvre évangélisatrice. D’où la décision immédiate des voyages, - et des voyages à un rythme accéléré. Il n’a pas voulu rester enfermé à Rome, il a voulu parcourir l’ensemble de la planète et annoncer partout Jésus Christ. Et cela, non seulement aux chrétiens, mais aussi aux non-chrétiens : aux indifférents des pays de vieilles chrétientés, aux représentants des autres religions : juifs, musulmans, bouddhistes, etc., à tous les hommes quels qu’ils soient. Saint Paul ne voulait pas mourir avant d’avoir fait le tour de la Méditerranée, le centre du monde connu à son époque, et sans y avoir porté le nom du Christ. Saint François Xavier, quelque temps après que l’on eut fait le tour du monde, ne voulait pas s’arrêter avant d’avoir porté la connaissance de son Seigneur jusqu’à l’Orient le plus extrême. Dans l’histoire de l’Église, seul Jean-Paul II est comparable à ces deux géants de la mission. Il aura bientôt visité plus de la moitié des pays du globe et y aura annoncé l’Évangile.
Jean-Paul II provient lui-même d’un pays de vieille chrétienté, mais il a voulu, d’une manière immédiatement sensible, ouvrir l’Église, à travers lui, sur le monde entier. Il a trouvé la voie d’une évangélisation plus planétaire.
Revenons maintenant à l’Europe. Comme nous le disions plus haut, c’est, semble-t-il, en réfléchissant à la situation spirituelle de l’Europe que le Pape a commencé à parler de nouvelle évangélisation. Pour préciser le contenu de cette expression, il faut se demander quand et comment elle est née.
Une nouvelle évangélisation de l’Europe
On fait habituellement remonter l’idée de « nouvelle évangélisation » à deux discours tenus par Jean-Paul II en 1982. Il s’agit en premier lieu de son Allocution au cinquième Symposium des évêques d’Europe, organisé à Rome par le Conseil des Conférences épiscopales européennes. Ce symposium avait pour thème : « La collégialité et les évêques d’Europe pour l’évangélisation du continent » (octobre 1982).
Le mois suivant, le 9 novembre, à la fin de son voyage en Espagne, le Pape se rend à Compostelle et, en présence du Roi et de la Reine d’Espagne, des présidents des Conférences épiscopales d’Europe, des recteurs d’université de plusieurs pays européens, des membres du Conseil de l’Europe, Jean-Paul II prononce un discours de grande importance sur l’Europe, discours que la Documentation Catholique va jusqu’à appeler l’« Acte européen » de Jean-Paul II, et qu’elle intitule : « Europe, retrouve-toi toi-même. L’appel de Saint-Jacques-de-Compostelle ».
Dans ces deux discours, l’expression « nouvelle évangélisation » ne se rencontre pas, mais l’idée y est bien présente. À partir de ce moment, lors de ses visites pastorales aux Églises d’Europe, le Pape les appelle à une « nouvelle évangélisation ».
Nous allons donc examiner de près ces deux textes qui semblent fondateurs. Nous commencerons par le second : l’appel de Compostelle, qui peut servir d’introduction au premier, moins pathétique peut-être, mais plus argumenté théologiquement.
Le discours de Compostelle
Jean-Paul II parle d’abord du lieu de pèlerinage où il se trouve et qui fut « dans le passé un centre d’attraction et de convergence pour l’Europe et pour toute la chrétienté ». C’est pour cela, dit-il, qu’il a voulu rencontrer là « les représentants des organismes européens, des évêques et des organisations du continent ». Avec eux, il voudrait « réfléchir sur l’Europe ».
Revenant au lieu significatif d’où il parle, son discours reprend la suggestion de Goethe disant : « La conscience de l’Europe est née en pèlerinage ».
Depuis les XIe et XIIe siècles, sous l’impulsion des moines de Cluny, les fidèles de tous les coins de l’Europe accoururent toujours plus nombreux vers le tombeau de saint Jacques, prolongeant jusqu’à l’endroit que l’on considérait comme la « Finis terrae », le célèbre « chemin de saint Jacques », que les Espagnols avaient déjà parcouru en pèlerins.
C’est ainsi que se mirent à arriver en ce lieu,
de France, d’Italie, d’Europe centrale, des pays nordiques et des nations slaves, des chrétiens de toute condition sociale, des rois aux plus humbles habitants des hameaux ; des chrétiens de tout niveau spirituel, depuis (les) saints (...) jusqu’aux pécheurs publics en quête de pénitence. (De telle sorte que) le pèlerinage de Saint-Jacques fut l’un des points forts qui favorisèrent la compréhension mutuelle des peuples européens si différents, comme les Latins, les Germains, les Celtes, les Anglo-Saxons et les Slaves. Le pèlerinage rapprochait, mettait en contact et unissait entre elles ces nations qui, siècles après siècles, convaincues par la prédication des témoins du Christ, embrassaient l’Évangile et, dans le même temps, on peut l’affirmer, naissaient comme peuples et comme nations.
Cette dernière phrase exprime une conviction profonde de Jean-Paul II : plusieurs nations européennes sont nées dans le même temps qu’elles embrassaient l’Évangile. Cette contemporanéité de leur naissance comme nation avec leur entrée et leur croissance dans la foi, à l’intérieur de l’Église, n’est pas un pur fait accidentel. Elle a, aux yeux du prophète qui sait interpréter l’histoire, une signification spirituelle. Elle répond à une disposition de la Providence, à un dessein de Dieu. Dans le plan de Dieu, l’Europe a une place particulière. Elle a eu et elle a une vocation, une mission. Et cette mission détermine son identité.
De la même manière que la personne humaine ne se trouve totalement elle-même que dans le Christ, ne devient pleinement ce qu’elle est, c’est-à-dire ne découvre son identité profonde qu’en accueillant la mission singulière que le Seigneur lui destine, ainsi l’Europe et les nations européennes en elle, n’ont trouvé et précisé leur identité propre que dans leur symbiose avec le christianisme. À tel point que le Pape conclut :
L’identité européenne est incompréhensible sans le christianisme. (...) C’est précisément en lui que se trouvent ses racines profondes qui ont permis la maturation de la civilisation d’un continent, de sa culture, de son dynamisme, de son esprit d’entreprise, de sa capacité d’expansion constructive, y compris dans les autres continents.
Il faut y insister : ce n’est pas là un simple fait ; c’est la conséquence et l’expression d’un vouloir divin, le signe d’une vocation, d’une mission - les dons de Dieu sont sans repentance-, la révélation d’une identité. Sans le dire explicitement, le Pape interprète l’existence d’une mission spirituelle des nations d’Europe à la lumière de la mission d’Israël par rapport à tous les peuples, telle qu’elle nous est attestée dans l’Écriture dès l’Ancien Testament. En révélant la mission singulière et unique d’Israël, Dieu a montré que chaque nation a, dans son dessein, un rôle particulier, une mission. De même qu’il y a une vocation pour chaque homme, il y a aussi une vocation pour chaque nation. C’est dans ce sens également que Jean-Paul II parle du « baptême » de telle ou telle nation. Bien sûr, ce sont des personnes qui ont été baptisées, mais ne peut-on dire que certaines nations ont été baptisées lorsqu’elles ont, dans la foi, embrassé le christianisme, et accepté de recevoir de Dieu une mission spirituelle (ou missionnaire) exprimant l’identité qui est la leur aux yeux de Dieu ?
Le Pape parle ensuite de « l’état de crise » dans lequel se trouve l’Europe. Il évoque les « idéologies sécularisées », « le matérialisme et l’hédonisme », la désespérance et le « nihilisme », enfin les problèmes sociaux en souffrance : nouveaux pauvres, émigrés, minorités ethniques et religieuses. Vient alors l’appel proprement dit, très solennel :
Moi, évêque de Rome et pasteur de l’Église universelle, depuis Saint-Jacques-de-Compostelle, je lance vers toi, vieille Europe, un cri plein d’amour : Retrouve-toi toi-même. Sois toi-même. Découvre tes origines. Avive tes racines. Revis ces valeurs authentiques qui ont rendu ton histoire glorieuse, et bienfaisante ta présence sur les autres continents. Reconstruis ton unité spirituelle, dans un climat plein de respect des autres religions et des libertés authentiques. Rends à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Ne t’enorgueillis pas de tes conquêtes au point d’en oublier leurs éventuelles conséquences négatives. Ne te laisse pas abattre par la perte significative de ta grandeur dans le monde, ou par les crises sociales et culturelles qui te touchent aujourd’hui. Tu peux encore être un phare de civilisation et un élan de progrès pour le monde.
« Retrouve-toi toi-même. Sois toi-même. Découvre tes origines. Avive tes racines » : c’est bien l’appel à un retour aux origines spirituelles de l’Europe. Mais il ne faut pas le confondre avec un retour au passé. Ce serait un contresens complet. La suite du texte montre bien que Jean-Paul II veut tenir compte d’un certain nombre d’acquis de ce que nous appelons la modernité. Il ne s’agit pas de reconstruire un « nouveau Moyen Âge ». La vision n’est pas tournée vers le passé, mais vers l’avenir. Cependant, cet avenir ne peut être construit qu’à partir d’une reviviscence de ses racines.
Il s’agit en fait, dit le Pape, de travailler à une « rénovation spirituelle et humaine de l’Europe », et cela, ajoute-t-il pour qu’on ne se méprenne pas, « sans revendiquer pour l’Église certaines positions qu’elle a occupées jadis et que l’époque actuelle considère comme totalement dépassées ».
On le voit, c’est en prophète que Jean-Paul II parle, et à partir d’une profonde théologie de l’histoire. Il termine d’ailleurs en évoquant « Jésus-Christ, Maître de l’histoire », qui « maintient l’avenir ouvert aux décisions généreuses et libres » de tous.
Le discours au V e Symposium des évêques d’Europe
Relevons tout d’abord dans ce discours une phrase qui précise ce que nous venons de dire à propos de la théologie de l’histoire mise en œuvre par le Pape. Jean Paul II parle de l’Eucharistie. « C’est là, dit-il, le ’lieu’ théologique où nous devons nous placer pour interpréter ’l’aujourd’hui’ de l’histoire du salut en Europe ». Le Pasteur suprême invite donc les évêques à user de leur charisme prophétique pour interpréter avec lui l’aujourd’hui de l’histoire du salut vécu actuellement en Europe et par l’Europe. C’est dans l’Eucharistie qu’est donné cet esprit de prophétie, permettant de lire les « signes des temps ».
Un peu plus loin, le Pape souligne que le Symposium des évêques européens est, par lui-même, un signe d’espérance. En effet, dit-il, « notre Symposium atteste la vocation de l’Europe à la fraternité et à la solidarité de tous les peuples qui la composent depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural ». Après cela, il précise aux évêques, en une phrase lourde de sens, la signification de leur rencontre collégiale :
Comme l’a déjà fait le christianisme au cours du premier millénaire de l’Europe, en intégrant l’héritage gréco-romain, la culture des peuples germaniques et celle des peuples slaves, en donnant vie à un esprit commun européen à partir de la variété ethnique et culturelle, ainsi vous, sans nostalgie pour le passé, mais avec une pleine confiance dans la force intrinsèque et unifiante du christianisme et dans son rôle historique, vous vous engagez collégialement à faire naître de la variété des expériences locales et nationales une civilisation européenne nouvelle et commune.
Il s’agit donc de continuer l’effort d’inculturation commencé par l’Église dès le premier millénaire et de faire naître une « civilisation nouvelle ». L’espérance du Pape est avant tout spirituelle et religieuse, mais elle implique, incontestablement, le projet d’un renouveau de la civilisation européenne. Le christianisme n’est pas une réalité privée. Il a par essence un « rôle historique ». Il ne peut se concevoir sans une volonté de pénétrer la culture et de faire naître une civilisation. Pour l’Europe qui cherche son unité, il représente une « force unifiante » irremplaçable.
« Faire naître une civilisation européenne nouvelle » : il s’agit moins, pour l’Église, de chercher à la construire de l’extérieur que de lui donner naissance par un processus beaucoup plus intérieur. Entre l’Église et l’Europe, il y a une sorte d’intériorité réciproque et d’enveloppement mutuel. C’est à une œuvre très intime que Jean-Paul II convie les évêques européens : « Certes, vous ne voulez pas construire une Europe parallèle à celle qui existe, mais ce que vous faites, c’est révéler l’Europe a elle-même. Vous montrez son âme et son identité à l’Europe. Vous offrez à l’Europe la clé d’interprétation de sa vocation » (nous soulignons).
Plus haut, le Pape a dit à ses interlocuteurs qu’en fixant leur regard sur l’Europe, ils cherchaient à comprendre « le dessein et les appels de Dieu ». Il y a donc un dessein de Dieu sur l’Europe et des appels de Dieu concernant ce continent. « Vous vous interrogez sur ce qu’est aujourd’hui l’Europe,disait-il, sur sa conscience, ses ambitions, ses crises, son destin ». Il n’a pas craint d’utiliser ce mot destin. Le destin implique une certaine nécessité. D’après le contexte - il ne faut pas se le cacher et l’affirmation théologique est d’un poids peut-être difficilement supportable -, le destin de l’Europe est d’être chrétienne, ou de se détruire elle-même dans ses contradictions internes. Cette affirmation repose sur la conviction que l’identité de l’Europe réside dans son être chrétien. Renier le christianisme, c’est donc pour elle se renier elle-même, se nier elle-même [2]. Mais ce destin, qui pourrait être vécu comme une fatalité, peut être reconnu par celui qui croit en « Jésus Christ, Maître de l’histoire », comme une vocation. L’Église possède, par sa foi, la clé d’interprétation de la vocation de l’Europe.
L’Église peut donc « révéler l’Europe à elle-même », c’est-à-dire lui révéler (le mot est fort...) le mystère de son identité et de sa vocation, et ainsi la sauver de ses contradictions. La nouvelle évangélisation de l’Europe consiste, en premier lieu, dans cet acte de révélation intime - acte que seul peut poser celui qui a une compréhension prophétique (ou théologale) de l’histoire surnaturelle de l’Europe. Tout apostolat visant l’Europe qui ne procède pas de cette compréhension n’est qu’agitation extérieure et est d’avance voué à l’échec, parce qu’il reste extrinsèque et plaqué par rapport à la réalité profonde européenne.
Si l’identité de l’Europe est si profondément liée au christianisme, c’est qu’ils ont été unis par la même histoire. Le Pape s’y arrête quelques instants :
L’Église et l’Europe. Ce sont deux réalités intimement liées dans leur être et dans leur destin. Elles ont ensemble un parcours qui dure depuis des siècles et elles demeurent marquées par la même histoire. L’Europe a été baptisée par le christianisme, et les nations européennes, dans leur diversité, ont donné corps à l’existence chrétienne. Dans leur rencontre, elles se sont mutuellement enrichies de valeurs qui sont devenues non seulement l’âme de la civilisation européenne, mais aussi le patrimoine de l’humanité tout entière.
Remarquons l’expression : « se sont mutuellement enrichies ». Dans le processus d’inculturation dont nous avons parlé, l’Église n’a pas fait qu’apporter ; elle a aussi reçu de l’Europe un certain nombre de valeurs.
Cependant - on le sait bien -, cette symbiose entre le christianisme et l’Europe n’a jamais été parfaite. Entre ces deux réalités, si intimement unies, les crises, dans le passé déjà, ont été nombreuses et le modus vivendi d’aujourd’hui est loin de représenter un état de paix et d’harmonie. Jean-Paul II médite également sur ces tensions ; il faut chercher à les comprendre, elles aussi, si l’on veut chercher une nouvelle rencontre féconde entre l’Église et l’Europe.
D’après Jean-Paul II, l’identité de l’Europe est tellement liée au christianisme que les tentatives de rejet du christianisme par l’Europe sont des crises de la conscience européenne :
Si, au cours des crises successives, la culture européenne a cherché à prendre ses distances par rapport à la foi et à l’Église, ce qui a été alors proclamé comme une volonté d’émancipation et d’autonomie était, en réalité, une crise intérieure à la conscience européenne elle-même, mise à l’épreuve et tentée dans son identité profonde, dans ses choix fondamentaux et dans son destin historique (nous soulignons).
L’Europe, conclut le Pape, ne pourrait pas abandonner le christianisme (...) sans tomber dans une crise dramatique... C’est pour cela que les transformations de la conscience européenne, poussées jusqu’aux plus radicales négations de l’héritage chrétien, ne demeurent pleinement compréhensibles que dans une référence essentielle au christianisme. Les crises de l’Européen sont les crises du chrétien. Les crises de la culture européenne sont les crises de la culture chrétienne.
Quand est-ce que la culture européenne a poussé son opposition à l’Église « jusqu’aux plus radicales négations de l’héritage chrétien » ? C’est incontestablement au moment des Lumières. La crise du XVIIIe siècle avait été préparée antérieurement, mais c’est à ce moment que, pour la première fois, les philosophes, interprètes de la conscience commune, se présentent quasiment tous comme des représentants de l’athéisme et comme des adversaires résolus de la révélation chrétienne, dont l’Église se dit la gardienne. Jean-Paul II ne parle pas explicitement de la rupture vécue par la conscience européenne au siècle des Lumières, mais elle est constamment sous-entendue. Le Pape préfère parler, dans ce discours, d’une histoire plus récente, et c’est celle de notre siècle qu’il interroge. Il en évoque les « tragiques vicissitudes », les « conflits fratricides effroyables », la « montée des régimes autoritaires et totalitaires ». Il constate que la proclamation de la « mort de Dieu » a conduit, en fait, à la mort de l’homme. La fermeture à la transcendance, dit-il, « a fini par désenchanter l’Européen en le poussant vers le scepticisme, le relativisme, et en le faisant même tomber dans le nihilisme, dans l’insignifiance et l’angoisse existentielle » [3].
Comment expliquer cet « aboutissement dramatique », cette « contradiction » ? Comme on le voit, il s’agit toujours d’essayer de comprendre notre histoire, l’histoire de l’homme européen. Certains comprennent cette histoire comme une crise de croissance : « Certains diront qu’il s’agit d’une crise de croissance, liée à la nature de l’homme qui est essentiellement caractérisé par la perfection et l’historicité de sa condition ». Mais le Pape trouve cette explication trop courte : « Le drame, dit-il, semble contenir une signification plus cachée qui attend que vous la dévoiliez pleinement, en en donnant l’ interprétation spirituelle à la lumière d’une théologie de l’histoire qui voit l’homme dans un dialogue de liberté avec Dieu et son projet de salut » (nous soulignons).
Nous retrouvons toujours ce même point de vue de l’interprétation - interprétation de la vocation de l’Europe (qui doit être révélée), interprétation du drame de l’histoire européenne (qui doit être dévoilé). Interprétation rendue possible par une théologie de l’histoire dont la nature est maintenant clairement montrée : elle « voit l’homme dans un dialogue de liberté avec Dieu et son projet de salut ». En d’autres termes, elle consiste dans une théologie de l’Alliance, - Alliance que Dieu a nouée avec son peuple dès l’Ancien Testament.
Arrivé ici, l’on pourrait croire qu’à partir de ce qui vient d’être dit, le discours va se développer comme la mise en lumière de l’infidélité de l’Europe à sa vocation, à son identité, à son âme véritable, à sa destinée, et prendre l’allure d’une condamnation et d’une accusation de ce que sont devenues, par les distanciations effectuées dans les derniers siècles par rapport au christianisme, la culture et la civilisation européennes. Or l’allocution papale prend une direction très différente, et c’est là un des éléments les plus intéressants et les plus éclairants de cette réflexion sur les conditions d’une « nouvelle évangélisation » de l’Europe.
Si l’Église et l’Europe ne sont pas dans un rapport d’extériorité l’une par rapport à l’autre, mais sont, au contraire, en quelque sorte intérieures l’une à l’autre, nous devons nous garder de parler de l’extérieur de ce qui peut nous apparaître comme des trahisons ou des abandons de l’Europe par rapport au christianisme et par rapport à elle-même. Si nous sommes fidèles à la théologie de l’histoire mise en œuvre ici, nous découvrirons que ce que nous appelons les fautes de l’Europe sont, en premier lieu, des fautes de l’Église elle-même. La crise de l’Europe est, au premier chef, une crise de l’Église. C’est là une affirmation importante du discours que nous méditons.
« Nous pouvons affirmer, dit Jean-Paul II, que les épreuves et les tentations de l’Europe, que l’aboutissement du drame européen interpellent non seulement le christianisme et l’Église de l’extérieur, comme une difficulté ou un obstacle extérieurs à dépasser dans l’œuvre d’évangélisation », mais qu’au sens vrai, ils sont intérieurs au christianisme et a l’Église" eux-mêmes. Le Pape le montre par rapport à l’athéisme, au sécularisme et à l’entreprise scientifico-technique. Les tentations, suivies de fautes, que ces trois phénomènes peuvent représenter sont d’abord internes à l’Église. Elles résultent d’une foi, d’une interprétation de l’Écriture et d’une compréhension de l’Alliance, qui ne sont pas suffisamment profondes ou purifiées. Ainsi, par exemple, le sécularisme, que l’Europe a diffusé dans le monde avec le danger de stériliser les cultures très riches des peuples des autres continents, s’est alimenté et s’alimente dans la conception biblique de la création et de la relation de l’homme et du cosmos. Le sécularisme est donc d’abord une tentation inhérente à l’Église elle-même dans son interprétation théologique de l’Écriture.
Par conséquent, la crise de l’Europe, indéniable si l’on considère son histoire, doit d’abord être interprétée comme une crise de l’Église. Il ne s’agit pas là d’une vue pessimiste portée sur l’Église, mais d’un vrai réalisme spirituel. L’Église n’a jamais considéré la confession des péchés comme une confession de pessimisme. Elle y voit, au contraire, la possibilité du salut et la condition d’une véritable renaissance.
Pour l’Église, panser les plaies de l’Europe et lui révéler des chemins de renaissance et d’unité, c’est d’abord guérir l’Europe en elle-même, à l’intérieur de la réalité ecclésiale. Par la conversion, par un « approfondissement » et une « purification de la foi », par une théologie et une spiritualité renouvelées, par « l’Évangile de la justice, de la fraternité et du travail ».
Un certain nombre de chrétiens européens auront peut-être de la peine à accepter ce diagnostic porté sur l’Église de notre temps, à accepter qu’au milieu du renouveau magnifique suscité par le Concile il y ait cependant des signes de crise : « La crise et la tentation de l’Européen et de l’Europe sont des crises et des tentations du christianisme et de l’Église en Europe ».
La première condition d’une « nouvelle évangélisation » de l’Europe, c’est pour l’Église de reconnaître ses tentations propres et même ses erreurs et ses péchés. Dans ce discours, le Pape le dit aux évêques européens avec une clarté qui ne laisse rien à désirer : « Avec une sincère humilité, nous devons demander pardon de nos infidélités, de nos divisions et des maladies que nous avons répandues dans le monde [4] ».
Cette confession des fautes permet de ne pas aborder de l’extérieur les fautes de l’Europe, mais de les guérir de l’intérieur, en soi-même d’abord, car c’est par le Christ lui-même que nous devons accéder à l’âme et au cœur de l’Europe : « C’est en étant fidèle jusqu’au bout au Christ et en devenant toujours davantage, par la sainteté de sa vie et par les vertus évangéliques, transparence du Christ que l’Église entrera dans l’âme et le cœur de l’Europe ».
La nouvelle évangélisation de l’Europe consiste donc d’abord, pour l’Église, dans une « auto-évangélisation ». C’est le mot utilisé par Jean-Paul II.
Cette auto-évangélisation, qui commence par une conversion et une victoire, dans l’Église elle-même, sur les tentations de l’âme européenne, empêchera la nouvelle évangélisation de prendre des allures de conquête, de croisade ou de restauration : « Faire appel à la foi et à la sainteté de l’Église pour répondre à ces problèmes et à ces défis (de l’Europe contemporaine) n’est pas une volonté de conquête ou de restauration, mais le chemin obligé qui va jusqu’au fond des défis et des problèmes ».
Chez le Pape, il n’y a donc aucune dissociation entre les dimensions ad intra et ad extra de l’Église. La nouvelle évangélisation procède nécessairement de l’auto-évangélisation.
Conclusion
On le voit : le discours de la nouvelle évangélisation de l’Europe [5] n’est pas un discours de conquête, mais un discours de conversion [6].
C’est en elle-même d’abord que l’Église rencontre l’Europe. Lorsque son message se fait appel à la foi, annonce de Jésus-Christ à ceux qui ne le reconnaissent pas comme leur Seigneur, cet appel et cette annonce sont inséparables d’une « interprétation » de l’histoire européenne. Croire, c’est aussi, nécessairement, se comprendre.
De nombreux chrétiens sont peut-être tentés de penser que l’athéisme et la déchristianisation représentent l’avenir inéluctable de l’Europe ou le destin de notre culture. Le Pape démasque cette tentation, issue d’un manque d’espérance plus encore que de foi, et il la retourne en appelant l’Église d’Europe à demeurer ce qu’elle est par une nouvelle évangélisation. « Malheur à moi, si je n’évangélise ! »
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[1] Comme on le sait, le 22 avril 1990, à Velehrad (Tchécoslovaquie), Jean-Paul II a annoncé la convocation d’un Synode spécial des évêques d’Europe (cf. le texte de cette convocation dans La Documentation Catholique (DC), 87 (1990), 553). Le Pape désire que les évêques européens « aient la possibilité de réfléchir plus intensément à la portée de cette heure historique (les événements récents) pour l’Europe et pour l’Église. Les pasteurs ont la responsabilité et le charisme de veiller sur le temps qui s’écoule afin d’en scruter les signes et d’en tirer les indications opportunes pour le chemin à parcourir. Humbles serviteurs de la Vérité de Dieu qui est le Seigneur de l’histoire, nous voulons offrir nos yeux pour voir, nos oreilles pour écouter et nos cœurs pour aimer le sage dessein de sa providence”. Le 5 juin, à la réunion de préparation de ce Synode européen, le Pape a prononcé un discours (cf. DC, 87, (1990), 684-688) où il précise, entre autres choses, quelle est la »raison d’être« de son initiative : »L’annonce faite à Velehrad d’une Assemblée spéciale du Synode des évêques pour l’Europe met en relief la raison d’être particulière de cette initiative, une raison d’être que l’on peut bien dire historique, non seulement dans le sens de l’histoire humaine, mais encore dans le sens du « kairos » divin qui, dès à présent, s’inscrit dans cette histoire".
[2] Si telle est la vérité, faut-il être catholique pour se dire Européen ? Telle n’est certainement pas la pensée du Pape. L’affirmation de la liberté religieuse ou de la liberté de conscience est pour lui, comme pour Vatican II, une implication nécessaire de la foi elle-même. Celle-ci exige donc des membres de l’Église qu’ils œuvrent à la construction de l’Europe dans le « plein respect des autres religions et des libertés authentiques » (cf. plus haut). Mais réciproquement, ceux qui ne partagent pas la foi de l’Église doivent la respecter. Ainsi l’État marxiste représentait-il, en même temps qu’une négation de la foi, une négation de l’Europe elle-même (en une de ses valeurs fondamentales : la liberté religieuse). Tous les Européens ont au moins à reconnaître que l’Europe ne peut se comprendre et se construire sans référence au christianisme. Ce dernier a constitué et constitue un élément essentiel de la civilisation européenne.
[3] Dans son discours du 5 juin 1990, à la réunion de préparation du Synode des évêques d’Europe, Jean-Paul II a davantage développé sa vision de l’histoire de la philosophie et de la culture européennes (cf. DC, 87, (1990), 685-687.
[4] Dans son intervention déjà citée du 5 juin dernier, le Pape n’a pas hésité à mettre dans un jour violent la face d’ombre de la civilisation européenne : »La guerre, avec sa cruauté démesurée qui a atteint sa forme la plus féroce dans l’extermination programmée des juifs, ainsi que des gitans et d’autres catégories de personnes, a dévoilé à l’homme de l’Europe l’autre face d’une civilisation qu’il était porté à considérer comme supérieure à toute autre (...). On pouvait percevoir un écho de l’avilissement et même du désespoir provoqués par cette expérience dans la question qu’on répétait souvent après la guerre : comment peut-on continuer à vivre après Auschwitz ? Et parfois une autre question affleurait aussi : est-il encore possible de parler de Dieu après Auschwitz ?« (DC, 87, (1990), 687). Évoquant ensuite l’après-guerre, Jean-Paul II parle du »système des droits de l’homme proclamés par l’Organisation des Nations Unies« en 1948 et du régime totalitaire qui a dominé l’Europe centrale et l’Europe de l’est. »La résistance« à ce régime fut »une action fondée sur l’inviolabilité des droits de l’homme. Parmi ces droits, le droit à la liberté de conscience et de religion occupait une place centrale« (ibid).
[5] Pour le Pape, la « première évangélisation se prolonge jusqu’à la fin du XIVe siècle. Le dernier peuple qui reçut le baptême, avec son souverain, fut la Lituanie » (DC, 87, (1990), 685.
[6] Dans le discours du 5 juin 1990, le but premier assigné au Synode européen est l’échange entre les Églises d’Europe. C’est à partir de cet échange, à vivre dans l’humilité, c’est-à-dire à partir d’un progrès dans l’« ecclésialité », que la nouvelle évangélisation est envisagée : « La seconde question nous oriente vers l’avenir : comment faut-il développer ce don mutuel du point de vue de la mission de l’Église en Europe et dans le monde ? C’est-à-dire du point de vue du service constant du Règne de Dieu par une évangélisation nouvelle (...) » (ibid, 688).