Les institutions hospitalières chrétiennes devant l’avortement
Geneviève Piret, p.s.m.
N°1990-6 • Novembre 1990
| P. 381-387 |
Comment les institutions chrétiennes peuvent-elles honorer les directives du magistère de l’Église ? Dans le cas précis de l’avortement en Belgique, ces pages courageuses indiquent « une première réponse » des institutions hospitalières – donc de bon nombre de consacré(e)s – pour accueillir l’exigence évangélique de la charité et de la vérité.
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Dans leur Déclaration de mai 1990 faisant suite au vote de la loi sur l’interruption de grossesse [1], les Évêques de Belgique se sont adressés d’une manière toute particulière aux institutions hospitalières chrétiennes :
Qu’elles se refusent à pratiquer des avortements délibérés.
Une telle pratique est en contradiction flagrante avec leur identité chrétienne. Que les responsables, les médecins et le personnel soignant s’organisent pour que leurs établissements offrent tous les services nécessaires pour l’accueil et l’aide aux futures mamans et à leurs enfants. Il faudra sans doute dégager à cette fin des ressources économiques nouvelles.
La vie d’enfants menacés est sans prix.
L’adhésion à ces directives ne va pas sans difficultés. Nous voudrions, dans les pages qui suivent, les évoquer et tâcher de leur donner une première réponse. Nées dans le milieu hospitalier, ces réflexions s’appliquent évidemment d’abord au cas de la Belgique et elles ne valent pas seulement pour les membres de la vie consacrée. Mais nous croyons que cet exemple et ces orientations peuvent éclairer la réflexion de tous ceux qui se trouvent aujourd’hui affrontés, en Europe ou ailleurs, à la douloureuse question de l’avortement.
Trois lignes de conduite se dégagent de l’extrait que nous venons de citer :
- Refus de la pratique d’avortements délibérés.
- Organisation de services d’accueil et d’aide pour les mères en difficulté.
- Affectation de nouvelles ressources économiques à cette fin.
Nous reprendrons chacun de ces éléments.
Refus de pratiquer dans les institutions chrétiennes des avortements provoqués
« Une telle pratique est en contradiction avec leur identité », précise la Déclaration.
Certes, l’accueil inconditionnel des personnes et le respect absolu de leur conscience semblent aller de soi aujourd’hui dans les institutions catholiques. Mais une question délicate et difficile se pose : quel comportement adopter vis-à-vis des femmes enceintes qui persistent, après dialogue [2], dans leur refus de garder l’enfant ?
Si la mère est dans une grande détresse, si elle ne voit pas d’autre solution que l’avortement, si, dit-elle, elle « n’a pas le choix », si on l’a prise en charge jusqu’à maintenant, que faire ?
Ces situations, souvent dramatiques, il est vrai, ne doivent pourtant pas, croyons-nous (nous nous en expliquerons plus longuement plus loin), amener l’institution à pratiquer des avortements.
Les institutions catholiques appartiennent au visage public de l’Église et elles ont mission de rendre présente dans la société, en paroles et en actes, la vérité morale libératrice que l’Église proclame à la suite du Christ et éclairée par son Esprit. Il n’y a nulle hypocrisie, de la part de l’institution, à écouter une demande d’avortement et à refuser d’autre part de le pratiquer. Il y a là seulement l’exigence d’une charité et d’une justice, il faut l’avouer, très onéreuses.
On peut même espérer que, plus les institutions catholiques manifesteront clairement leur position de respect absolu de la vie, plus leurs membres (médecins, personnel des services d’accueil et d’aide pour les femmes en difficulté, etc.) seront aidés à mettre en œuvre cette charité et cette justice.
Organisation de services d’accueil et d’aide pour les mères en difficulté
La question est moins simple qu’il ne paraît et demande une sérieuse réflexion. Il faut se rappeler tout d’abord que la femme en difficulté vient habituellement en premier lieu chez le médecin. Imaginer que celui-ci lui suggère de passer ensuite chez une autre personne (fût-ce un psychologue), peut poser problème. La femme ne souhaite peut-être pas exposer son histoire de multiples fois. D’autre part il peut se faire que le médecin lui-même éprouve des difficultés à s’intégrer dans une « structure » d’accueil et d’aide. Il revendiquera, par exemple, le secret de son colloque avec la patiente.
On en vient ainsi à se demander si les institutions hospitalières doivent, en plus de l’accueil et de l’aide assurés par leurs médecins, créer de nouveaux services destinés aux mêmes fins. À cela s’ajoute que la récente loi dépénalisant l’avortement prévoit le passage de la mère par un « service d’information et d’accueil ». La mise sur pied de nouveaux services d’accueil et d’aide pour les femmes enceintes risque donc d’être interprétée comme une acceptation de cette loi et de ses procédures par les institutions chrétiennes [3].
Quelles que soient les options que l’on prendra, les principes suivants doivent, nous semble-t-il, être respectés.
Il importe tout d’abord que le Conseil d’Administration d’un hôpital catholique soit reconnu (par les médecins et par tous les membres de l’institution) comme ayant compétence en matière d’éthique (et pas seulement de finances, de règlements, etc.) [4]. Nous voulons dire qu’il doit jouer un rôle actif dans la réflexion ou la décision concernant la mise en place éventuelle de nouvelles structures, et qu’il doit avoir un droit de regard sur la manière dont les membres de l’institution, quels qu’ils soient, pratiquent l’accueil, l’information, l’aide donnés aux femmes en difficulté.
Tout médecin ou toute autre personne chargée de l’accueil des femmes enceintes dans l’institution doivent être prêts à recevoir de la part de ces femmes, dans une attitude de respect absolu, la confidence de leurs problèmes ou de leur détresse, et même de leur projet de se faire avorter. Pareille écoute est évidemment un engagement à cheminer avec ces mères.
Celles-ci peuvent se trouver dans des situations psychologiques, morales, très différentes. Dans certains cas, même après avoir formulé leur intention de se faire avorter, elles sont encore, en fait, hésitantes. Si on leur offre alors une aide réelle – aux plans matériel, psychologique, moral, éventuellement spirituel –, elles pourront parfois abandonner leur projet et envisager un dénouement pleinement humain à leur drame. Dans d’autres cas, elles sont vraiment déterminées à l’avortement et manifestent une totale obstination à ce sujet, par exemple quand elles se trouvent dans l’impossibilité d’imaginer une autre issue.
Après avoir aidé ces femmes à découvrir les possibilités concrètes de choix autre que l’avortement, le médecin (ou toute autre personne consultée) ne pourra que respecter, sans l’approuver, la décision prise. D’une manière ou d’une autre, il faudra toujours faire entendre ce qui suit : « Je respecte votre choix (dans certains cas, on pourra même ajouter : « je le comprends »), mais il reste pour moi un choix à la mise en œuvre duquel je ne peux collaborer ».
Un bon choix ne saurait impliquer la mort d’un être humain. Il ne s’agit pas, comme le rappellent les Évêques, de juger la personne qui déciderait de se faire avorter. Dieu seul voit le fond des cœurs. Mais il appartient à tout chrétien, comme à toute institution catholique, d’attester que « l’avortement n’est pas compatible avec les exigences de l’Évangile » (Déclaration des Evêques, III).
Il peut paraître inhumain de laisser la femme « seule » au moment où elle veut mettre en œuvre ce qu’elle a décidé. Mais, d’une part, on n’agira ainsi qu’après avoir fait le maximum pour l’arracher à sa solitude : en la reliant, avec sa permission, à son entourage familial ; en faisant appel, quand c’est possible, au père de l’enfant, qui doit assumer ses responsabilités et qui a, de droit, son mot à dire dans la décision à prendre ; en lui offrant toutes les aides dont elle a besoin. Et, d’autre part, on se souviendra qu’aimer quelqu’un, c’est aimer la meilleure part de lui-même, la part la plus digne, celle dont il n’aura jamais à rougir. Il faut parfois aimer les êtres plus qu’ils ne s’aiment eux-mêmes, et en quelque sorte contre eux...
Très concrètement, il pourra arriver que le médecin (ou la personne qui aura accueilli la femme en difficulté) ne pourra assurer tous les aspects de l’aide souhaitable ni faire un cheminement de longue durée avec la personne en détresse, surtout si elle requiert une présence très proche. Il faudra alors pouvoir l’inviter à se laisser aider par des organismes déjà existants et qui se consacrent à cette aide.
On voit ainsi que ce ne sont pas nécessairement les institutions hospitalières qui doivent créer elles-mêmes de tels services d’aide à longue durée.
Affectation de nouvelles ressources économiques
Il n’y a pas de doute, pour mieux offrir tous les services nécessaires à l’accueil et à l’aide des futures mamans et de leurs enfants, les institutions hospitalières devront dégager des ressources économiques nouvelles. Car toute l’organisation de l’accueil, des entretiens successifs, doit être pensée. S’il est important de recruter des médecins, des agents sociaux formés à l’écoute, il faut aussi qu’ils puissent disposer du temps nécessaire et qu’ils ne se préoccupent pas uniquement d’avortement, mais aussi de planification familiale, de conseil conjugal, etc.
D’autre part, tout l’effort ne peut reposer sur les institutions hospitalières : des subsides adéquats devront être consentis par les pouvoirs publics. En effet, la responsabilité des hôpitaux est lourde. Elle ne se limite pas au seul problème de l’interruption de grossesse. Il existe une série de problèmes complexes autour de la famille : jeunes en difficulté (adolescents en fugue, suicides de jeunes), familles ébranlées par les accidents domestiques ou de la route, les maladies physiques mais aussi mentales. Sans doute la structure d’accueil proposée aux femmes enceintes devrait-elle permettre d’envisager le cas plus global des familles (jeunes, mamans...) en situation de crise, en assurant, à côté d’un suivi médical compétent, une approche humaine de qualité. L’ensemble de la communauté chrétienne aura aussi à porter sa part dans les initiatives déjà prises, ou dans celles qui vont l’être, au profit des futures mères, des enfants, des familles. Comme le rappelait le Cardinal Danneels à l’occasion de sa déclaration circonstanciée du 2 mai 1990, nous sommes invités à faire pression sur le législateur en faveur d’une gestion sociale favorable à la vie. Bien plus, il nous incombe de soutenir les organisations socioculturelles catholiques qui forment un réseau efficace de secours aux familles en détresse.
L’Église compte sur ces organismes qui fournissent ainsi une première aide par des contacts personnels et devancent même toute une aide structurelle.
Conclusion
Nous, simples humains, devons nous rappeler que le Seigneur, quand il viendra à notre rencontre, se servira de « la même mesure de miséricorde » (d’après Mt 7,2) que celle dont nous aurons fait usage avec autrui. Mais Jésus dit aussi : « Va, désormais ne pèche plus » (Jn 8,11).
Au terme de notre réflexion sur un sujet délicat, nous souhaitons rappeler qu’il ne s’agit nullement de juger la conscience personnelle d’une femme enceinte qui aurait décidé d’avorter ou de celui qui aurait accepté de l’y aider. Mais il appartient à l’institution hospitalière catholique de montrer que l’avortement ne peut être concilié avec les exigences de l’Évangile.
Invitation pour les chrétiens, qui ne sont pas les défenseurs d’une idéologie mais des disciples du Christ, à le suivre, lui, qui savait si bien accompagner autrui tout en respectant sa liberté (cf. Jn 4) : Jésus a permis à la Samaritaine d’élucider son désir, de trouver elle-même sa vérité et de repartir sur un nouveau chemin de vie.
Dieu seul juge en dernière instance la conscience de chaque personne, disions-nous, et nous savons que « Dieu est plus grand que notre cœur » (1 Jn 3,20). C’est pourquoi nous devons veiller – par la prière mais aussi par les actes selon nos possibilités – à ce que personne ne s’abandonne au désespoir après une faute.
Cependant, les structures prévues au sein des institutions catholiques devront toujours rendre témoignage à la morale chrétienne, fondée sur l’Écriture et la Tradition. Et l’agir chrétien inclut le profond respect de toute vie humaine, surtout la plus fragile et la plus démunie : l’enfant à naître aussi bien que l’enfant déjà né.
Il nous reste à formuler un souhait : que de nombreux membres des Instituts de vie consacrée apportent leur contribution aux organisations qui prennent à cœur d’offrir une aide réelle aux femmes et aux familles vivant difficilement une grossesse ou la naissance d’un enfant handicapé. Nul doute qu’ils travailleront ainsi à la construction de la « civilisation de l’amour ».
Rue des Auduins, 185
B-6060 GILLY, Belgique
[1] Cf. Vie Consacrée, 1990, 5, 331-338.
[2] Nous envisagerons explicitement cet aspect interpersonnel de la question dans notre paragraphe 2. Ici, nous considérons les choses sous l’angle de l’institution.
[3] On ne peut ignorer les divergences de points de vue existant dans les hôpitaux catholiques au sujet de la mise sur pied de ces « services d’information et d’accueil ». Certains les ressentent comme une approbation implicite de la loi et comme une collaboration à une loi injuste. Telle ne serait pas notre position, si certaines conditions sont remplies.
[4] Ce qui n’empêche pas qu’un « comité d’éthique » (consultatif) fonctionne normalement.