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Saint Bernard et la vie religieuse

Jean Leclercq, o.s.b.

N°1990-5 Septembre 1990

| P. 296-305 |

Le neuvième centenaire de la naissance de saint Bernard est l’occasion, pour dom Leclercq, de tracer un portrait tout en nuances du personnage et de l’époque. L’unité que Bernard reconnaît aux diverses fondations religieuses, sa réflexion institutionnelle sur l’obéissance, son intérêt pour la vie monastique féminine, sa « paternité » de l’ordre cistercien éclairent d’un jour nouveau les catégories où – l’auteur le suggère avec humour – nous nous enfermons parfois.

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On commémore cette année le neuvième centenaire de la naissance, en 1090, de saint Bernard de Clairvaux. Des célébrations, en plusieurs parties du monde, rappellent les aspects, très divers, de son caractère et de son œuvre. Il convient que sa contribution à l’histoire de la vie religieuse ne soit point passée sous silence. Or il est difficile de parler de lui brièvement. Bien des formules simplificatrices, qui circulent à son sujet, ne rendent pas compte de la personnalité riche et complexe qui lui a permis d’exercer tant d’influence en son temps et depuis. D’aucuns le trouvent envahissant, alors que lui-même se dit assailli de requêtes et qu’il refuse de se laisser impliquer en plusieurs affaires d’Église. On ne peut pas non plus réduire son activité à quelques engagements spectaculaires – envers les cathares, Abélard, la II. croisade –, tous tardifs en son existence, alors que durant toute sa vie, assez longue – il ne devait mourir qu’en 1153 –, il s’était employé à animer la ferveur de tous, en particulier des religieux et religieuses. Les nuances ont plus d’importance que les contrastes.

Une Église agitée

Sur bien des points, il a possédé une doctrine, souvent subtile. Comme il est difficile de la résumer, mieux vaut, ici, la situer dans le contexte de son époque, si agitée. Au cours des siècles, on a souvent parlé de la « crise » que traversait l’Église. C’était bien le cas à l’époque de saint Bernard où, si l’on peut ainsi parler, un intense bouillonnement se manifestait à tous les niveaux. À celui des idées, d’abord, alors qu’un nombre croissant de clercs et de laïcs accédaient à une instruction plus développée, à un jugement critique plus vif ; des structures, des pratiques, héritées du passé, se trouvaient remises en question. Des sectes, sous de nombreux noms – on en comptait dix-sept pour la seule ville de Milan – se condamnaient mutuellement, provoquant des troubles sociaux. Dans les écoles où s’enseignait ce que l’on commençait à appeler la théologie, des controverses, parfois vives, opposaient des maîtres les uns aux autres. En politique religieuse, Arnaud de Brescia et ses adeptes contestaient aux ecclésiastiques le droit de posséder des biens et voulaient remplacer le pouvoir des papes sur Rome par une république. Des tendances contraires se faisaient jour dans la curie romaine, au point de provoquer un schisme : pendant huit ans, il y eut deux papes.

Dans la vie religieuse apparaissaient de nouvelles formes d’association. Sans être en état de décadence, les institutions monastiques anciennes donnaient des signes de vieillissement, du fait qu’elles avaient été organisées en des conditions qui, maintenant, évoluaient, surtout dans le domaine économique. Sous le nom de chanoines réguliers, des clercs entendaient unir la vie claustrale avec une certaine activité apostolique. De nombreux groupes, dont quelques-uns seulement survécurent à leur fondateur, se présentaient comme des « novateurs », prêts à tout rajeunir. Plusieurs d’entre eux se voulaient érémitiques, retournant, par-delà les évolutions historiques, à une antique aspiration vers la solitude. Des ermites errants s’adonnaient à la prédication populaire, parfois en dehors des structures de l’Église. Bien des écrits de controverse, aujourd’hui oubliés, s’exprimaient pour ou contre toutes ces initiatives. Enfin – et ce fut là l’une des manifestations de ce qu’on peut appeler le mouvement féministe du XIIe siècle – beaucoup de femmes cherchaient à trouver leur épanouissement dans des formes, anciennes ou nouvelles, de vie religieuse, souvent en association avec des communautés masculines.

Tous ces ferments témoignaient de l’intense vitalité de la société chrétienne. Il importait de donner une assise doctrinale à cette exubérance, tout en respectant l’esprit de liberté spirituelle qui s’y manifestait. Une réforme institutionnelle de l’Église avait été accomplie, deux générations auparavant, lors de la Réforme Grégorienne. Des collections canoniques avaient été élaborées ; celle du moine camaldule Gratien s’imposerait bientôt. Mais une nouvelle législation suffisait-elle à tout ? Comme de nos jours, un quart de siècle après Vatican II, il fallait maintenir, à la fois dans l’ordre et la ferveur, toute cette société en mouvement. Saint Bernard fut le réformateur permanent que le temps exigeait. Il voulut provoquer un renouveau à tous les niveaux, depuis celui de la papauté jusqu’à celui de la chevalerie laïque, et spécialement à celui de la vie religieuse.

Parmi les formes de celle-ci, le monachisme traditionnel, dit bénédictin, enraciné dans un passé plus long, nous semblerait avoir été celui qui avait le plus besoin de renouveau. Mais des institutions récentes, contemporaines de la jeunesse de saint Bernard, s’étaient coulées dans les structures et les observances héritées de l’histoire commune à tous et à toutes. Plusieurs pensent aujourd’hui que tel était le cas de l’abbaye de Cîteaux, fondée en 1098 par un groupe de chevaliers qui étaient d’abord devenus bénédictins à Molesmes, et que c’est elle qui est visée dans le grand manifeste réformateur que fut l’un des premiers écrits de saint Bernard, l’Apologie à Guillaume de Saint-Thierry. Avec autorité, Raymond Oursel a pu récemment affirmer : « Saint Bernard de Clairvaux n’a pas rendu un bon service aux historiens de l’art par son Apologie à Guillaume de Saint Thierry ». Et de montrer, documentation à l’appui, que les reproches adressés là à Cluny n’étaient point fondés.

Mais le même mauvais service a été également rendu aux historiens des institutions et de la spiritualité, en tous les domaines, sauf en celui de l’histoire littéraire. Car la brillante satire dont Bernard a empli la plus grande partie de cet ouvrage est réellement un chef-d’œuvre – peut-être le chef-d’œuvre – du genre. On n’a cessé de la prendre au sérieux, comme si elle décrivait des situations réelles. Du moins des historiens de notre génération, qui font preuve de liberté d’esprit, ont-ils contribué à relativiser la valeur objective de ce document. Ce qui en reste, outre l’art raffiné de la caricature, c’est un appel ardent à une totale générosité, à un détachement absolu de tout ce qui n’importe pas, et ceci s’adressant à tous, traditionnels et novateurs.

Contrairement à ce que l’on va encore quelquefois répétant, Bernard n’a pas inventé l’amour intime, intense, pour Notre Seigneur Jésus Christ. En contraste avec une scène iconographique tardive, où l’on voit le Crucifié se pencher pour « l’embrasser », on montre un Christ, dit clunisien, distant, sévère, froid, avec, selon un vocabulaire qui fut quelque temps dominant, tous les caractères d’un « seigneur féodal ». C’est là oublier l’amour tendre envers le doux Jésus – o bone Iesu – qui emplit tant de formules de prières monastiques de tous les siècles, chez les Irlandais, les carolingiens, dans un Jean de Fécamp – ce « premier troubadour de Dieu » –, dans la dévotion clunisienne. Ce que Bernard a fait fut de mettre au service de cette tradition un talent littéraire sans précédent, et que l’on a tenté d’imiter sans l’égaler. Ce qui s’impose à la recherche d’aujourd’hui est de dégager le vrai Bernard de ces pseudo-Bernard pieux, sentimentaux, mais sans théologie.

Éloge des différences

Ce mélange de foi solide et de consentement aux mouvements variés de l’époque fait la haute valeur de toute la première partie de cette Apologie où il se montre ensuite tellement excessif. En une dizaine de longues pages, trop peu citées et appréciées, il chante – car c’est vraiment un poème qu’il compose – la conciliation de l’extrême diversité des formes de vie consacrée avec cet attachement au Christ qui en assure l’unité indestructible. Il écrit, à la demande de Guillaume de Saint-Thierry, bénédictin de l’une des nombreuses communautés monastiques, ou congrégations de monastères, dont faisait partie celle de Cluny. Il lui parle donc de « son Ordre », c’est-à-dire de tout le monachisme traditionnel, mais également de tous les ordres – « clunisiens, cisterciens, clercs réguliers, laïcs, fidèles, bref tout ordre en tout lieu » : tous constituent la tunique multicolore de l’Épouse qui se tient unie au Christ (n. 6). Bernard commence par des variations sur la tunique aux couleurs innombrables que portait Joseph, puis, avec d’autres images de l’Écriture, il célèbre cette diversité des instituts religieux :

Je les admire et je les aime tous... Je tiens à l’un d’entre eux par mon observance, mais à tous par la charité. Nous avons tous besoin les uns des autres ; le bien spirituel que je n’ai pas et ne possède pas, je le reçois des autres... En cet exil, l’Église encore en route est, si je puis dire, plurielle : c’est une pluralité unique et une unité plurielle. Et toutes nos différences, qui manifestent la richesse des dons de Dieu, subsisteront dans l’unique maison du Père, qui comporte tant de demeures. Il y a maintenant division de grâces, il y aura distinction de gloires. L’unité, tant ici que là, consiste en une même charité. L’Église ayant le sens de cette sorte de discorde concordante et de concorde discordante, proclame que Dieu l’a conduite, à cause de son nom, par les sentiers de la justice (Ps 22,3). Elle met les sentiers au pluriel et la justice au singulier... Déjà elle chante : Tes places, Jérusalem, sont pavées d’or pur, et en toutes tes voies on chantera  : Alleluia (Tb 13,22). Par l’or, l’unique métal dont cette cité est ornée, et par l’Alleluia unique, entends la semblable beauté de toutes les espèces : il y a une même dévotion en tant d’esprits divers... Chaque étoile brille d’un éclat différent des autres (1 Cor 15). Il en sera ainsi en la résurrection des morts. Ce ne sera point comme en ce siècle, où il est difficile de percevoir les divers mérites de tous, car ici on ne peut observer que les actions ; là, on pénètrera les cœurs. (n. 5-9).

On ne pouvait plus bellement célébrer l’immense foisonnement de charismes que l’Esprit Saint ne cesse de répandre en l’Église. Après s’être ainsi fait le poète de la charité, Bernard pouvait maintenant dénoncer, non sans férocité, l’attrait vers la médiocrité qui nous menace tous. L’appel à l’estime réciproque, à une complémentarité qui a nom charité, fait partie du message essentiel de saint Bernard, pour les religieux de tous les temps.

Limites de l’autorité

Une fois assuré le fondement qu’est l’amour venant de Dieu et conduisant vers lui, Bernard pouvait bâtir tout son enseignement. Il en est un chapitre dont l’importance risque de nous échapper, car sa doctrine est devenue un bien commun de tous : il s’agit de l’obéissance, celle des religieux comme de leurs supérieurs. Jusqu’à son temps, on avait parlé et écrit sur cette façon de participer au mystère de l’obéissance du Christ. Une dogmatique et une ascèse avaient été élaborées. Mais, de plus en plus, se posaient des problèmes institutionnels, et la ferveur n’avait rien à y perdre. Il s’agissait, cette fois encore, de concilier l’absolu de la soumission avec l’inaliénable liberté de qui ordonne et de qui obéit. Il existait depuis longtemps des Règles monastiques, avec des supérieurs pour les faire observer. Mais, dans ces textes, toutes les prescriptions étaient-elles d’égale importance ? À qui incombait-il de faire entre elles un discernement, et puisque celui-ci ne pouvait manquer d’être personnel, des normes objectives pouvaient-elles limiter son autorité ?

À propos de semblables questions, qui lui sont posées par des bénédictins de Chartres, Bernard rédigea un long traité Sur le précepte et la manière de l’administrer [1]. L’ouvrage est rempli de distinctions subtiles, mais nécessaires, car, pour la première fois dans l’histoire, de tels problèmes étaient abordés de front. Les solutions proposées auraient ensuite à être adaptées en d’autres institutions, appliquées à d’autres législations. Mais, du moins, des principes valables avaient-ils été énoncés.

Les moines font profession d’obéir « selon » une Règle, qui est celle de saint Benoît. L’auteur de celle-ci est donc, spirituellement, leur Père : il a été choisi par Dieu comme médiateur entre eux et lui ; il est pour eux, comme un nouveau Moïse, leur « législateur ». Aucune autorité ne peut donc dispenser de lui obéir. La Règle elle-même limite le pouvoir de l’abbé, chargé de la faire observer. Tout au plus peut-il interpréter des prescriptions de détail, déterminer la manière dont la Règle sera appliquée à chaque religieux particulier. Elle est une norme à observer aussi bien par le supérieur que par les moines. Il n’y a donc pas de limites à l’obéissance, qui est une disposition intérieure à se soumettre à la volonté de Dieu en toute générosité. Il en va autrement de l’autorité du supérieur, lequel ne peut rien ordonner qui soit non seulement « contre » la Règle, mais « au-dessus » d’elle (supra), « en dehors » d’elle, allant « au-delà » d’elle : elle est la loi « selon » laquelle, au jour de sa profession, le religieux a passé un contrat avec Dieu. En principe donc, les excès dus au relâchement, aux concessions faciles ou à l’abus de pouvoir, se trouvaient exclus.

Quoi qu’il en soit des précisions que la législation canonique devait apporter durant les siècles suivants, Bernard avait, pour toujours, formulé, fondé doctrinalement, ces deux convictions : l’autorité a des limites ; l’obéissance n’en a pas d’autres que celles de la charité. On ne doit cesser d’obéir qu’en cessant de vivre. C’est l’exemple que nous a donné, avec tant d’autorité, le Fils unique de Dieu, quand il obéit à son Père jusqu’à la mort.

Identité et statut juridique

À partir de la fin du XI. siècle et pendant tout le XII., de nombreuses femmes entrent dans la vie religieuse. Là, elles avaient accès à un développement personnel, à une vie spirituelle, dont le désir était l’un des effets de l’action de l’Esprit en ce temps et en cette société. On a pu voir affirmer, avec beaucoup de qualité littéraire, que l’on n’avait alors, pour la condition féminine, monastique ou autre, aucune estime. Même la prière des nonnes aurait été censée n’avoir point de valeur : l’intercession ne pouvait sortir que de lèvres masculines. Il suffit de parcourir des cartulaires et des chroniques contemporains pour constater que cette interprétation ne correspond pas à la réalité [2].

Il ne pouvait manquer que des chrétiennes désirassent vivre associées aux cisterciens. De fait, peu de temps avant 1120, l’abbé de Cîteaux, Etienne Harding, fonde pour elles un monastère, près du village de Tart. Il est placé sous sa juridiction ; il est donc qualifié de cistercien. D’autres suivront, en plus grand nombre qu’on ne l’a dit parfois. Tardivement, un nouveau critère déterminera le caractère cistercien d’une abbaye de moniales : sa reconnaissance par le chapitre général. Ce sera le cas, en 1187, pour Las Huelgas, en Espagne, et l’on a découvert, récemment, que cela avait aussi été le cas du monastère de Saint-Thomas-sur-la-Kyll, au diocèse de Trêves, vers 1170 ; là comme à Las Huelgas, cela s’était fait sous l’influence de pressions politiques [3]. Des mentions de telles « incorporations » d’abbayes féminines deviendront plus fréquentes au XIII. siècle, à partir de 1213.

Saint Bernard ne pouvait manquer de s’intéresser au monachisme féminin de son temps, ni d’exercer de l’influence sur lui : le fait est bien connu pour l’abbaye du Paraclet fondée par Abélard [4]. Et Bernard appuya, obtint qu’on approuvât cette nonne vraiment extraordinaire qu’était l’abbesse sainte Hildegarde. Or dès le début de l’histoire du monachisme féminin comme associé à la vie cistercienne s’était produit un fait dont la constatation a été, de longue date, qualifiée de « troublante » [5]. Entre 1118 et 1132, Bernard, assisté de trois abbés cisterciens qui avaient été ses compagnons lors de son entrée à Cîteaux, fait promulguer des statuts pour les moniales de Jully, qui étaient sous la juridiction de l’abbé de Molesmes [6] : elles étaient donc bénédictines, comme on n’a cessé de le dire en notre temps, bien que le mot n’existât point alors. C’est là qu’étaient entrées les parentes de saint Bernard et les épouses de ceux de ses compagnons qui l’avaient suivi à Cîteaux ; c’est là que se présenta, sans aucun doute sur son conseil, sa sœur Hombeline, après sa conversion. Bernard ne cessa de s’intéresser à cette communauté, qu’il visita, sur laquelle il fit confirmer la juridiction de Molesmes par le premier pape cistercien, Eugène III, dès la première année de son pontificat, en 1145.

Dans les statuts qu’il leur avait fait imposer par l’abbé de Molesmes, une des clauses était contraire à ce qui avait été prévu par la Règle de saint Benoît et maintenu par toute la tradition : on n’accepterait pas d’enfants de moins de quinze ans. Un chroniqueur de Liessies, vers 1204, a appelé Jully « l’Ordre clarevallien » : il se multiplia.

Depuis, tout au long du XII. siècle, il exista ainsi des monastères de moniales qui étaient reconnues officiellement comme cisterciennes, et « beaucoup d’autres qui adoptaient, de façon non officielle », les coutumes cisterciennes [7]. Celles-ci étaient donc cisterciennes sans la juridiction de l’Ordre. Et il en fut ainsi jusqu’à nos jours. Deux études récentes viennent de le mettre en lumière. En l’une d’elles, le P. A. Roberts, abbé de la Trappe de Spencer, a retracé l’histoire d’un monastère de Lima, au Pérou [8]. En 1580, ces Bernardines, comme on les appelait, « voulaient suivre la Règle de saint Benoît et la tradition cistercienne malgré l’absence totale d’aucun moine bénédictin ou cistercien ». « Elles n’étaient pas juridiquement attachées à l’ordre de Cîteaux, mais, simplement, leurs fondatrices avaient décidé d’embrasser la manière cistercienne de vivre..., les Coutumes des Moines blancs ». En 1614, un visiteur compétent certifia « l’authenticité de leur observance, en tout conforme à celle qui était pratiquée en Espagne dans l’ordre de Cîteaux... ». La conclusion est obvie : « en ce temps-là, le fait d’appartenir à l’ordre cistercien n’impliquait nullement des liens juridiques avec l’Ordre tel qu’il existait alors, c’est-à-dire avec Cîteaux ou avec l’une de ses Congrégations régionales. Cela se rapportait seulement à une orientation générale de la vie communautaire [9] ». Les mêmes affirmations d’authenticité cistercienne se sont maintenues jusqu’à nos jours, sans aucun rattachement à l’ordre de Cîteaux, ou à l’un des ordres de Cîteaux, depuis qu’il y en a deux.

Quant aux Cisterciennes d’Esquermes, diverses expressions ont été utilisées, depuis leur fondation en 1799, à propos de leurs relations avec Cîteaux : « affiliation spirituelle », « agrégation », « incorporation », jusqu’à ce que, en 1938, l’un des deux Ordres, celui de la Stricte Observance, leur accordât la « reconnaissance juridique [10] ». Auparavant n’avaient manqué ni leur « appartenance à Cîteaux », ni le fait qu’elles se conformaient aux Usages de Cîteaux, ni surtout cette conviction, formulée au siècle dernier : « C’est par le fond de nos entrailles, par le plus profond de notre cœur, que nous tenons à Cîteaux » : « attachement viscéral », a-t-on pu commenter, « volonté – fortifiée par l’épreuve – d’être de Cîteaux ». Toujours, « les écrits de saint Bernard étaient lus et priés ». Désormais, peuvent-elles dire, nous avons « des Constitutions où le droit exprime la rencontre de notre histoire et de notre spiritualité cisterciennes ». Auparavant, elles avaient eu, comme celles du Pérou, tout ce qui fait l’être cistercien, sauf la connexion canonique.

De tels cas ne laissent pas de soulever des questions sur l’identité d’une forme de vie monastique. Pour désigner ces religieuses qui étaient cisterciennes réellement, mais non officiellement, on a utilisé diverses expressions. Un historien a même, récemment, proposé d’introduire une distinction entre Cisterciennes et « Cisterciennes » (entre guillemets) [11]. Une désignation, qui fut souvent attribuée à toutes, a été celle de « Bernardines » ou de « Filles de saint Bernard ». De fait, elles se nourrissaient toutes de la doctrine de saint Bernard, et celui-ci avait été le premier, en son Ordre, à favoriser un monachisme féminin qui ne fût pas cistercien. Pourquoi n’avait-il pas voulu que sa sœur devînt cistercienne ? Question « troublante », on l’a dit, parmi celles qu’il commence à poser aux historiens de son institution. Selon les cultures, le label canonique revêt plus ou moins d’importance.

La paternité de saint Bernard

Régulièrement, on a l’occasion de redire que saint Bernard n’est pas le fondateur de l’Ordre cistercien. Ce n’est pas lui qui a fondé l’abbaye de Cîteaux. Mais sa légende, écrite de son vivant, reconnaissait déjà ce qu’un de ses fils vient de formuler ainsi : « Il est probable que, sans saint Bernard, le nom de Cîteaux ne serait actuellement pas prononcé au-delà de quelques cercles étroits, érudits, monastiques et ultra-spécialisés, car quelque quinze ans après sa fondation, le Novum monasterium se mourait de consomption, totalement incapable d’assurer son recrutement, de retenir en son sein les quelques candidats qui s’y aventuraient [12] ». Aussi n’a-t-on cessé de le vénérer comme le « Père » de son Ordre. Ce titre figure plusieurs fois dans l’office liturgique par lequel, très tôt, on célébra sa fête. Et il n’a pas cessé de lui être appliqué depuis, jusqu’à nos jours. Il n’y a pas ici à retracer l’histoire de cette désignation.

Du moins soulève-t-elle une question au sujet de ce qu’on a pris l’habitude, surtout depuis Vatican II, d’appeler le « charisme des fondateurs ». Aux historiens d’établir qui a « fondé » l’ordre cistercien. Ce n’est peut-être là qu’un problème juridique auquel les générations successives prêteront plus ou moins d’attention. Il reste que Bernard en a été et en demeure le Père : c’est là un fait dont le IXe centenaire de sa naissance peut offrir l’occasion de dégager les implications.

Abbaye
L-9737 CLERVAUX, Luxembourg

[1Le texte est dans S. Bernardi Opera, III, Rome, 1963, 253-294. Sous le titre « S. Bernard dans l’histoire de l’obéissance » dans Recueil d’études sur S. Bernard, III, Rome 1969, 267-298, j’ai développé ce qui est ici résumé.

[2Des preuves sont apportées par Pénélope D. Johnson, « Mulier et Monialis. The Medieval Nun’s Self-Image », dans Thought, 64 (1989), 242-253.

[3H. Rissel, « Entdeckung einer Inkorporationsurkunde für ein frühes Frauenkloster im 12. Jahrhundert », dans Cîteaux, 39 (1988), 43-64.

[4David Luscombe, « From Paris to the Paraclete : The Correspondance of Abelard and Heloise », dans Proceeding of the British Academy, 74 (1988), 273-276.

[5Jean de la Croix Bouton, « Negotia Ordinis », dans Bernard de Clairvaux, Paris 1953, 175.

[6Dans « Études sur S. Bernard et le texte de ses écrits » (Analecta Sacri Ordinis Cisterciencis, IX, 1-2 (1953), 192-194, j’ai publié ces statuts. Dans une étude intitulée « Cisterciennes et Filles de S. Bernard », à paraître, j’apporte des informations complémentaires.

[7D. Luscombe, article cité, 262.

[8A. Roberts, ocso, « The Cistercian Nuns of Lima », dans Word and Spirit. A Monastic Review, 11 (1989), Women in Monasticism, 116-127.

[9Cf. note 8.

[10Soeur Bernadette-Marie, Cistercienne, « Un rameau de l’arbre cistercien : Esquermes », dans Collectanea Cisterciensia, 51 (1989), 281-282.

[11Sharon K. Elkins, Holy Women of Twelfth-Century England, Chapel Hill-Londres 1989, 84 : « Cistercian Priories ».

[12Lê Hun Tù, L’Esprit Saint dans l’œuvre de S. Bernard de Clairvaux, Fribourg 1988, 17.

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