Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Méditation chrétienne et méditation orientale

Simone Vroonen, f.c.m.

N°1990-3 Mai 1990

| P. 153-165 |

Écrit avant la récente Lettre du Saint-Siège sur “Quelques aspects de la méditation chrétienne” (14 décembre 1989), l’article a pour objet de nous introduire sommairement aux enjeux et aux difficultés de la rencontre de ces deux “démarches”. On n’y cherchera donc par autre chose qu’un témoignage averti des impasses, mais aussi des possibilités, de l’apport oriental à notre quête de l’Absolu.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Les deux démarches

Il y a méditation et méditation

Méditer ne signifie pas la même chose pour tout le monde. Un occidental pense qu’il médite lorsqu’il prend un temps d’arrêt pour réfléchir, et sa réflexion influencera sa pensée et son action pour l’avenir. La méditation chrétienne peut être dans la même foulée, mais elle se fait dans la foi et en présence de Dieu. Lorsqu’il s’agit de méditation orientale, il n’est plus question de cette réflexion. Si l’oriental médite, c’est précisément pour prendre ses distances à l’égard de la vie courante, pour transcender le mental et la sensibilité, pour s’intérioriser, se spiritualiser.

Mais la méditation chrétienne n’est qu’un commencement. Si la relation à Dieu s’approfondit, la méditation se simplifie et s’unifie. La “réflexion” devient regard, le dialogue tend à l’union. La méditation, alors, s’appelle oraison. À un stade assez avancé, elle se passe sur le même terrain psychologique que la méditation orientale, car sur un même “terrain” peuvent se présenter des expériences fort différentes. Pour prendre un point de repère connu, disons que la méditation orientale est au même niveau psychologique que la Montée du Carmel de saint Jean de la Croix.

Les deux démarches

Le chrétien qui fait oraison cherche à approfondir sa foi et à nouer une relation plus intime avec son Dieu, qui est le Dieu révélé, le Dieu de Jésus-Christ. Ce Dieu appelle chaque être humain à une relation unique avec lui et il invite toute l’humanité au Royaume. Ce Dieu s’intéresse aux affaires des hommes. Il appelle à collaborer à son grand projet d’amour ; il aime, soutient, écoute, pardonne, transforme. Le sommet de la relation est une profonde union interpersonnelle.

Rien de tout cela pour l’oriental. Mais d’abord de quel “oriental” parlons-nous ? En schématisant très fort, on peut dire que la méditation orientale dont on parle en Occident est pratiquée de l’Inde au Japon surtout, dans l’Hindouisme, le Bouddhisme, le Taoïsme notamment, et à travers des techniques très diverses dont les plus connues ici sont le zen et le yoga.

La “foi” d’un hindou n’est pas celle d’un bouddhiste. Mais, en matière de “méditation”, nous pouvons considérer que chacun croit à une transcendance au fond de lui-même. Il veut rejoindre sa nature ou son origine, qu’éventuellement il croit divine. Nature, origine ou Être suprême appellent la notion de transcendance mais, généralement, pas celle de relation. L’oriental vise donc à une transparence absolue jusqu’à une radicalité parfois inhumaine dans ses exigences de renoncement.

Les franges de chaque culture

Les deux perspectives sont fort différentes. Il y a cependant dans le christianisme des démarches tendant à une telle union au Dieu Un que les expériences intérieures ressemblent à l’expérience orientale. Il y a aussi, dans certains courants orientaux, notamment dans la foulée de la Bhagavad-Gita (textes sacrés hindous, plus ou moins contemporains du Nouveau Testament) des situations, des sentiments de style “évangélique”. Les franges des deux cultures se recouvrent plus ou moins. Dans un esprit œcuménique fort louable, mais à courtes vues, beaucoup s’attardent à souligner les ressemblances. Cela aboutit surtout à fausser les perspectives !

Incarnations et manifestations de “Dieu”

Dans l’optique chrétienne, Dieu s’intéresse tellement aux hommes qu’il s’est fait homme. Il a partagé la vie humaine, a montré le chemin, a pris sur lui le plus onéreux. Bref, le christianisme n’a de sens que si l’on admet l’incarnation, une unique incarnation de Dieu : un Sauveur des hommes qui est un Homme-Dieu.

Pour l’oriental, tout ce qui existe est manifestation de l’être, du “divin”. (Le Bouddhisme, généralement, ne parle que de l’être, pas du divin). L’oriental n’éprouve guère de difficulté à accepter Jésus-Christ et même à le vénérer : c’est une manifestation de plus du divin. Jésus est donc mis au même rang que tout grand homme, tout grand prophète de n’importe quelle religion.

Mais ce qui, pour l’oriental, est impensable et intolérable, c’est la prétention d’un Homme-Dieu qui serait l’unique incarnation de Dieu. L’occidental de son côté trouve impensable de croire à de nombreuses incarnations et il considère les “divinités” orientales comme “païennes”. Il y a là un malentendu, car un oriental fait la distinction entre l’Être suprême et ses manifestations, un peu comme le chrétien distingue parfaitement Dieu et ses saints.

Salut ou libération

Dans le christianisme, il est bien clair que l’homme est pécheur pardonné ; il va vers le Père dans l’Esprit, par le Christ Sauveur. L’oriental ne connaît pas ce que nous appelons la rédemption, l’histoire du salut : il n’y a pas “péché”, mais ignorance ou erreurs. La libération dégage l’homme de l’“impermanent”. Si l’idée de grâce d’en haut n’est pas absente de l’optique orientale, l’artisan de la libération est surtout l’homme lui-même.

Quand on considère les démarches du chrétien et de l’oriental vers la divinité, on peut dire que tous deux ont le sens du Créateur. Mais, pour l’oriental, le but est le retour à la source, à l’origine, tandis que, pour le chrétien, ce n’est là que le point de départ de l’union au Verbe incarné, mort et ressuscité, Roi de gloire. Et il y a une grande différence entre l’adoration du Créateur de toutes choses “qui est à la racine de tout ce qui est” comme dit Shankara (philosophe hindou, VIIIe siècle), et la relation à Dieu jusqu’à l’union mystique.

La foi ou l’expérience ?

Pour le chrétien, la foi prime et l’expérience est secondaire. Pour l’oriental, c’est l’inverse. Or il s’agit ici d’expériences intérieures, au-delà du mental, au-delà du sensible et de l’esprit.

Le cheminement classique du chrétien est de partir de la “Parole de Dieu”. Il médite l’Évangile avec toutes ses capacités de connaissance et cherche à le faire passer dans sa vie. Mais peu à peu sa prière se spiritualise. Il passe par les nuits des sens et de l’esprit (termes de saint Jean de la Croix). Il n’y a plus “rien” (nada). Des expériences intérieures surviennent, et ce n’est pas là l’affaire de celui qui médite, mais celle de Dieu. Et le critère d’avancement n’est pas l’expérience mais l’amour.

L’oriental a la seule “révélation” de l’être. Il n’a pas l’idée d’un Dieu en relation étroite avec chaque homme. Il cherche donc d’emblée le “rien” où se passent des expériences devant aboutir à percevoir un jour l’être, à le rejoindre. Pour l’oriental, la recherche d’expérience est un moyen indispensable. Tandis que le chrétien cherche d’abord à assimiler ce que la Révélation lui dit de Dieu, et ce Dieu se rencontre dans la foi, l’espérance et la charité (et éventuellement, dans des expériences intérieures).

Le chemin des expériences

Le chrétien qui se recueille pour se centrer en Dieu prend ainsi ses distances par rapport aux sens et à l’esprit, mais sa relation à Dieu remplit au fur et à mesure l’espace ainsi libéré. La concentration orientale prend les mêmes distances, mais en vue du rien, du vide qui permettra un jour de rejoindre le Tout. L’oriental a donc conscience de l’espace intérieur qu’il libère. Ceci explique que le chrétien qui se recueille (comme l’occidental qui se plonge dans de profondes réflexions) n’éprouve pas le besoin d’analyser son espace intérieur. L’oriental, lui, l’analyse. Toute la culture védique est imprégnée de cette prospection de l’espace intérieur et de ce qui s’y passe avant l’illumination.

Pratiquement, nous chrétiens, avons tout à apprendre au sujet de la psychologie humaine au-delà du mental. Nous ignorons ces divers états successifs de réceptivité qui se créent, et qui sont des états de conscience nouveaux. Ces états de conscience, tous les mystiques chrétiens les ont vécus, autant que les orientaux, mais ils ne s’en sont pas souciés, car, pour eux, l’expérience religieuse prenait toute la place. Des traités spécialisés sur la psychologie des mystiques abordent une partie du sujet. La psychologie des profondeurs, la psychanalyse sont sur un tout autre terrain.

Cependant, le P. Enomyia Lassalle, s.j., dans Le zen, voie de l’expérience de Dieu (Cerf), donne de longs extraits de textes de Carl Albrecht, psychologue allemand, décrivant l’au-delà du mental, abstraction faite de toute religion. Une telle analyse est neuve pour les occidentaux et il est certain que l’Église, dans les années qui viennent, devra en tenir compte par rapport à l’oraison chrétienne. Mais maintenant nous en sommes à l’a,b,c, et les orientaux sont beaucoup plus avancés que nous. Il faut souligner aussi que l’oraison chrétienne amène naturellement à des états de conscience nouveaux, tandis que des techniques orientales les provoquent. Elles le font par des moyens d’ordre physique (rétention du souffle, postures influençant la circulation sanguine ou l’activité glandulaire...) ou d’ordre spirituel : tout ce qui tend au “vide”.

Mais le chrétien trouverait-il un atout supplémentaire pour sa rencontre avec Dieu en provoquant des états de conscience nouveaux et des expériences intérieures ?

À quoi mènent ces états de conscience nouveaux ?

Un état de conscience provoqué en vue d’une expérience intérieure met en état de réceptivité accrue. Ce qui encombre habituellement le mental, l’affectivité, est en veilleuse. Alors que se passe-t-il ? Les faits sont là, et ils sont très divers. Beaucoup de chrétiens ont trouvé, grâce à des techniques orientales, un état de conscience nouveau, dans lequel leur relation à Dieu s’est approfondie. Ils ont découvert une présence et une relation nouvelles, et toute leur vie religieuse en a été vivifiée. Ces chrétiens-là sont des enthousiastes des techniques orientales, et à juste titre. Cependant, s’ils avaient été formés et guidés dans leur oraison, ils auraient pu arriver au même résultat... sans techniques. Il n’est même pas certain que les états de conscience obtenus aient été “sur mesure”. Peut-être étaient-ils prématurés ? Peut-être les expériences intérieures ont-elles été mal interprétées ?

Pour d’autres, l’état de conscience nouveau a permis à des aspirations profondes de se développer, lentement, graduellement : l’aspiration à l’épanouissement personnel, par exemple, à la paix et au calme intérieur, ce qui est bon en soi. Mais que conclure si, à la longue, cela aboutit à un repli dangereux sur soi-même, désintérêt à l’égard d’autrui, de la famille, de la profession ? Au lieu d’un épanouissement dans le don de soi, c’est l’isolement dans la tour d’ivoire ou dans l’autosuffisance.

Chez certains enfin, un traumatisme profond refait surface et un déséquilibre se marque dont on ne parvient pas à déceler la cause. En résumé : les motivations profondes de chacun prennent corps. Mais il se peut aussi que l’inconscient interfère de façon inattendue, ou qu’une influence extérieure agisse.

Bref, on ne “joue” pas avec les états de conscience. Et un occidental est beaucoup plus vulnérable qu’un oriental, car sa culture “ignore” singulièrement le fait.

Le nœud du problème : présence réelle ou irréelle ?

Un hindou, swami Siddheswarananda, a écrit en 1976 Pensée indienne et mystique carmélitaine (Maisonneuve). Il a lu à fond l’œuvre de saint Jean de la Croix et le Nouveau Testament, et il compare le cheminement de La montée du Carmel avec ses propres expériences hindoues, qui sont incontestablement au même niveau psychologique. Cet ouvrage est remarquable : l’auteur est un mystique authentique ; il aborde la mystique carmélitaine avec une très grande sympathie ; ses remarques sont des plus nuancées. Il a voulu “entrer” au maximum dans la pensée et l’esprit chrétiens. Cependant l’ouvrage réserve une surprise de taille : l’auteur majore et durcit la présence eucharistique et semble ignorer la présence de Dieu dans le chrétien. A lire son livre il paraît clair que, pour un chrétien, c’est dans la seule Eucharistie qu’il rejoint Dieu et pas autrement.

Le langage chrétien connaît l’expression “présence réelle” à propos de l’Eucharistie. Toutefois un chrétien n’imaginera jamais que l’on puisse qualifier toute autre présence d’irréelle. Peut-être swami Siddheswarananda a-t-il trouvé cela tout naturel ? Mais il ne l’exprime pas. Ce qui paraît certain, c’est que, pour l’auteur, la présence divine est transcendante. L’Absolu ne s’occupe pas des affaires des hommes. Mais l’homme, lorsqu’il est purifié, peut s’abîmer dans l’Absolu. Les textes chrétiens parlant de l’adoration du Saint Sacrement expriment cette attitude profonde. C’est donc là le sommet de l’expérience chrétienne.

Swami Siddheswarananda reconnaît là son attitude devant l’Absolu. Mais il ne peut la reconnaître dans ce qui suppose une relation entre Dieu et l’homme : quand, dans l’Évangile, l’homme prie, s’offre à Dieu, lui demande pardon, quand l’âme, dans La montée du Carmel, connaît divers types de relation à Dieu, tout cela n’est pour lui qu’une sorte de scénario dont le chrétien a besoin pour se hausser jusqu’à l’Absolu et enfin s’abîmer en lui. S’abîmer, c’est l’attitude devant la Présence Réelle. Tout ce qui y amène... c’est irréel ! C’est encore “l’impermanence” terrestre. Et ceci est tellement élémentaire pour Siddheswarananda qu’il ne sent même pas la nécessité de s’en expliquer. Or nous avons là une réplique remarquable de l’attitude de beaucoup de chrétiens engagés dans des “voies” orientales : la Présence seule compte. La relation... c’est de l’utopie. Alors que devient la vie chrétienne, vie avec le Christ et en lui, vie vers le Père ?

Chrétiens et expériences orientales

Il est souvent question actuellement de trouver une atmosphère spirituelle. La littérature d’une part, les techniques à un autre niveau, mettent en condition pour parvenir à des attitudes intérieures peu connues jusqu’ici. Concrètement, un occidental, chrétien ou non, fait du zen, du yoga ou s’engage dans une autre “voie” orientale. S’il le fait sérieusement et avec persévérance, à un moment donné il peut percevoir une sorte de présence. Cette expérience authentique correspond à ce que C. Albrecht décrit, en dehors de toute préoccupation religieuse, et à ce dont témoignent les expériences orientales. La grande question réside dans l’interprétation de l’expérience.

En fait, des chrétiens qui ne priaient plus ont retrouvé le sens de la prière chrétienne. D’autres ont approfondi leur prière et découvert une nouvelle relation à Dieu. D’autres ont abandonné leur christianisme ou l’ont réduit à presque rien ; ils ont rebâti leur idéal humain et religieux sur ce dont ils avaient pris conscience, ou ils ont adhéré à une religion nouvelle. Quand on lit le journal du P.H. Le Saux, o.s.b. (La montée au fond du coeur, OEIL, 1986), on s’aperçoit que l’auteur a toutes les peines du monde à situer son expérience intérieure. Il ne suffit donc pas d’avoir une formation et une vie chrétienne au départ pour se permettre d’entrer de plain pied dans des expériences orientales.

Actuellement, le problème est un peu mieux posé que lors des expériences du P. Le Saux. Des livres sérieux donnent les premiers éléments nécessaires de discernement. Mais il y a encore beaucoup de choses à clarifier. Naïvetés, ignorances, préjugés foisonnent. Les cultures sont trop différentes et le brassage n’en est qu’au point de départ. Les personnes les mieux intentionnées peuvent se leurrer. Il y a toute une sensibilisation indispensable à plusieurs niveaux et qui est à peine amorcée.

Ébauche d’évaluation

Les éléments semblables

Celui qui médite, oriental ou chrétien, cherche dans la méditation un dépassement de l’atmosphère matérialiste et périphérique et il a des aspirations “spirituelles” (Notons en passant que “spirituel” ne signifie pas nécessairement religieux). L’un et l’autre ont tout avantage à trouver plus de liberté d’esprit par une bonne relaxation et en vivant au rythme de la respiration. En fait, la pratique d’une technique orientale commence presque toujours par une période très bénéfique.

La méditation fait partie intégrante de la vie : donc une certaine ascèse est indispensable pour la préparer. L’oriental attache beaucoup d’importance à ce point, mais, pratiquement, lorsqu’on exporte des techniques orientales en Occident, on passe fort souvent cet aspect sous silence. Remarquons, à ce sujet, que le Bouddha et saint Jean de la Croix recommandent tous deux, presque dans les mêmes termes, de mortifier craintes et désirs, joies et douleurs.

Réactions actuelles à l’apport oriental

L’Occident a une soif profonde d’intériorité. D’où l’engouement de certains pour les spiritualités orientales. Nous limitant ici à l’aspect de la prière, nous constatons à la fois euphorie et réticences. L’euphorie s’exprime hautement et fait une sorte de propagande. Les réticences sont souvent vives mais s’avouent surtout en circuits fermés.

L’apport positif de l’Orient est incontestable, mais il va de pair avec des risques très sérieux. Il s’agit donc d’accueillir ce qui nous est offert avec beaucoup de discernement. Or les éléments de discernement sont encore assez nébuleux. Le problème est trop récent et n’a pas encore été bien cerné.

La littérature

Toute une littérature se développe concernant l’Orient. Le brassage des cultures ne fait que commencer. La tendance est surtout de viser au rapprochement, et les auteurs de tous bords s’ingénient à souligner les parallélismes des Écritures sacrées, des croyances, des rites. C’est très sympathique pour la fraternité humaine et l’œcuménisme, mais, en fait, cela n’aide pas à se situer objectivement, au contraire. Dans le domaine religieux, notamment, on relève très fréquemment le parallélisme entre l’expérience fondamentale orientale (le Soi) et celle que décrivent les mystiques rhénans et anglais des XIIIe et XIVe siècles (Maître Eckhart, Ruysbroeck, Hadewijch, l’auteur anonyme du Nuage de l’Inconnaissance, etc.). Ces parallélismes d’expériences, soulignés en dehors d’un ensemble, faussent singulièrement les perspectives. L’oriental a certainement le sens de la Présence divine dans laquelle l’homme s’abîme. De là à considérer cette expérience comme l’expérience ultime de toute religion, il n’y a qu’un pas. Et ce pas est en faveur du syncrétisme.

À côté de cette littérature concernant la pensée, il y a celle qui se rapporte à l’oraison, à la prière profonde aidées par les techniques orientales. Il y a beaucoup de témoignages discutables. Mais certains auteurs ont donné le fruit d’expériences sérieuses (W. Stinissen, Enomyia Lassalle, W. Johnston, notamment).

Nécessité d’un guide

Si le chrétien a besoin d’un guide, c’est-à-dire d’un accompagnement humain, ou, au moins, d’une bonne information orale ou livresque, c’est pour oser évoluer vers une oraison plus profonde qui tend à l’idéal contemplatif, et pour savoir comment orienter sa prière.

À signaler ici la merveilleuse intuition de swami Siddheswarananda, qui découvre que le “guru” de saint Jean de la Croix, c’est... son Église !

Les techniques orientales

Des techniques telles que zen et yoga (il y a encore bien d’autres “voies” inspirées du même esprit) se basent sur des expériences millénaires et une psychologie très profonde. Elles tendent à la libération de l’être humain s’abîmant dans le fond de lui-même, le Soi, le Divin. Pour en arriver là, le moyen par excellence est de se vider de tout ce qui n’est que “impermanent”, provisoire, irréel. Au total, les techniques orientales ont pour fondement la philosophie védique et sont ordonnées à une fin bien déterminée.

D’autre part, une chose est certaine : un état de conscience plus profond que l’état de veille habituel rend réceptif, donc vulnérable. On est “ouvert”, mais à quoi ? Car il ne faut pas oublier que les états de conscience profonds nous font perdre la protection de la vie sociale, de l’apport des sens et de la raison. Ils nous laissent momentanément démunis. Mais ce qui s’est passé en ces moments-là laisse des traces profondes.

En résumé, les techniques sont des moyens d’ouverture. Elles ont été conçues pour des orientaux et selon leur philosophie. L’occidental et le chrétien ont certainement de grandes leçons de psychologie à recevoir de l’Orient et peuvent adapter ses techniques - mais à condition de bien en connaître les rouages et de préciser nettement à quoi l’on veut “s’ouvrir”.

Il ne s’agit donc jamais de s’embarquer à l’aventure, mais de bien préciser au départ sa philosophie, sa religion. Le chrétien doit approfondir la foi et connaître assez “les voies de Dieu” pour ne pas dévier. A ce propos, trois grandes déviations sont possibles.

Le christianisme dévalué

Rappelons-nous Siddheswarananda. Il est arrivé fréquemment que des chrétiens engagés dans des “voies” orientales fassent une expérience de “Présence” au fond d’eux-mêmes. Ils se font ainsi une “idée de Dieu” et, à longueur d’année, ils se rebâtissent une religion, basée sur leur expérience intérieure. Ils n’ont même pas eu conscience de ce qui se passait et petit à petit leur christianisme s’est effrité. Christ ? Église ? Sacrements ? Tout cela n’a plus de place dans leur pensée et dans leur vie. La “sensation” de présence, si l’on ose employer ce mot, rejette à l’arrière-plan tout ce qui est relation concrète et la collaboration de l’homme avec Dieu est gommée. Dieu n’est plus que celui dans lequel on “s’immerge”. C’est le retour à la source. Il n’y a plus d’élan vers le Père, par le Christ, dans l’Esprit. La philosophie qui sous-tend les techniques a triomphé.

Le syncrétisme

Rappelons-nous les parallélismes des textes orientaux avec ceux des mystiques rhénans : la vision du Dieu Un serait l’expérience ultime, celle à laquelle devrait tendre tout homme, de quelque religion qu’il soit.. Un œcuménisme universel bâti sur cette idée est très à la mode et très attirant. Mais si le chrétien croit au Dieu révélé et à “Celui qu’il a envoyé, Jésus Christ”, il saisit tout de suite à quel nivellement par le bas conduit le syncrétisme. L’expérience du Dieu-Un est une réalité. Des chrétiens font cette expérience de Dieu dans son unité. Mais Dieu se manifeste de mille façons qui ne se contredisent pas, et il n’y a pas une expérience ultime de Dieu ; il y a autant d’aventures d’amour avec Dieu qu’il y a d’êtres humains.

Il y aurait toute une théologie à revoir en tenant compte de l’expérience orientale de l’être. Il faudrait préciser les notions de “présence” et de “relation”. Dieu est réellement présent, comme créateur, à la racine de l’être humain. Autre est sa présence lorsqu’il “habite” l’homme et l’appelle à collaborer à son grand projet d’amour, au Royaume. L’Orient conduit au Dieu-Créateur, à l’origine. Le chrétien ne peut en rester là.

Les pouvoirs

La parapsychologie a un objet réel : des faits incontestables sont très bien décrits, mais très mal expliqués. Certes, imagination, illusions, charlatanisme interviennent et jettent le discrédit sur ce domaine. Soyons lucides : il y a des faits bien réels. En découvrant certains états de conscience on arrive à prendre conscience des pouvoirs qui les accompagnent : fluide, magnétisme, pouvoir de guérison, télépathie, lecture de pensée, pour ne citer que les plus connus. Même les performances des fakirs ne sont pas sans fondement...

Les sages orientaux disent qu’il faut choisir entre les pouvoirs et la quête de l’Absolu. Non parce que les pouvoirs sont mauvais, mais parce que l’homme qui les possède est accaparé par autre chose que l’Absolu. Le dilemme est le même pour le chrétien. Et les pouvoirs auxquels on n’est pas préparé sont un piège.

En conclusion

La Congrégation pour la Doctrine de la Foi a publié le 14 décembre 1989 une lettre aux évêques : Quelques aspects de la méditation chrétienne, signée par le Cardinal Ratzinger et Mgr Bovone (Osservatore Romano du 19-12-1989).

Cette lettre est un jalon marquant pour le problème de l’apport oriental à la méditation chrétienne. Elle contient la solution théorique du problème ; le chrétien peut employer les méthodes qui sont dans la ligne de la méditation chrétienne, celle-ci étant la rencontre de deux libertés et dans le Christ. Dans la présentation du document, le Cardinal note très justement que la méditation porte en soi des possibilités contradictoires : cheminement vers Dieu ou égarement.

La lettre met le doigt sur les éléments de discernement les plus importants. Très brièvement, relevons quelques points essentiels. “Saint Augustin dit : Rentre en toi-même. Ne demeure pas en toi-même... Surpasse-toi car tu n’es pas Dieu” (n° 19). Le danger est donc de demeurer en soi-même. Or il y a deux niveaux, et il ne faut pas “rabaisser la grâce au niveau de la psychologie naturelle, comme ‘connaissance supérieure’ ou ‘expérience’” (n°10)... “identifier comme les messaliens la grâce de l’Esprit avec l’expérience psychologique de sa présence dans l’âme” (n°9). Le n° 14 précise le sens de la divinisation de l’homme. Les numéros 22-25 précisent les marques de la véritable expérience chrétienne d’union mystique. Le n°28, signale, à propos des méthodes, que des sensations peuvent être confondues avec des expériences religieuses, etc.

Cette lettre est une mine quant au fond de la question. Mais, pour atteindre les principaux intéressés, elle devra être complétée par des approches qui tiennent compte de leurs expériences positives ou négatives, de leurs aspirations profondes et de certaines orientations spirituelles orientales.

Rue de l’Abondance, 23
B-1030 BRUXELLES, Belgique

Mots-clés

Dans le même numéro