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La patience de Dieu

Sur la question du mal

Philippe Deschuyteneer, s.j.

N°1990-3 Mai 1990

| P. 139-152 |

En s’attachant à l’insoluble question du mal, l’auteur nous conduit, grâce au langage de l’Écriture et d’ailleurs des contemporains, à la protestation de Dieu qui précède la nôtre puis à la réponse désarmante de la miséricorde – car l’impatience de Dieu surprendra même notre espérance. Une méditation qu’il faut lire sans hâte, pour mieux goûter cette patience où nos vies se refont.

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Souvent, nous sommes interpellés par le problème de la non-intervention de Dieu, face au mal. La plupart du temps, les circonstances se prêtent mal à une réflexion vraie. Il vaut la peine de l’entreprendre ici, après tant d’autres [1].

Je n’aurai pas l’impudence d’emprunter les paroles d’Elihou, apostrophant Job et ses amis : “Je suis plein de mots et le souffle de mon ventre me presse” (Jb 32,18).

Il vaut mieux confesser, avec Jb lui-même : “J’ai abordé, sans savoir, des mystères qui me confondent” (Jb 42,3).

Le mal et la croyance

C’est au moment où l’on ne souffre pas qu’il faut réfléchir au problème du mal. Quand sa morsure meurtrit la sensibilité, comment conduire une réflexion sereine, débarrassée de ce que Job appelle “le poids de ma hargne” (Jb 6,11) ?

Le raisonnement établi dans un calme relatif n’empêchera pas la souffrance. Le souvenir d’une réflexion peine à exorciser le malaise ou la tentation de la révolte. Mais peut-être pourra-t-il empêcher le douleur de s’ensauvager. Il faut ensuite essayer de “ne pas nier aux heures d’obscurité, ce que l’on a perçu, un jour, dans la lumière” (Keats).

Nous nous proposons de raisonner sur le mal. Mais comment raisonner l’irrationnel ?

Sa radicale irrationalité apparaît bien dans l’échec de toutes les philosophies, quand elles tentent de résoudre son énigme.

Peut-on me convaincre, en effet, que le mal n’est qu’une illusion ?

Nous pourrions, dit-on, nous en affranchir si nous étions plus dépouillés.

Mais comment me détacher de mon corps et de mon cœur, qui sont moi-même ? Comment dénouer les liens et les affections qui sont ma noblesse ? Faut-il renier mes raisons de vivre, pour vivre sans souffrir ?

Le stoïcisme veut trouver dans la souffrance l’occasion d’une maîtrise de soi. A travers meurtrissures et infortunes, le stoïcien tente d’assurer la possession de soi-même : compos sui.

Amère grandeur qui m’abandonne à la solitude de l’orgueil, ipse mecum, pour ne plus aimer qu’un moi dérisoire et desséché !

“Ô mendiant qui viens frapper à ta propre porte, ô paralytique qui essaies de te porter sur tes propres épaules”, pour reprendre les mots du poète Tagore.

Mais le propos n’est pas ici de confronter les philosophes au problème du mal.

Il est de confronter ce problème avec la foi en Dieu : la foi peut-elle résister à l’épreuve du mal, sans être aveugle ou puérile ?

La question nous gêne et nous rusons pour qu’elle ne surgisse pas en nous.

Nous préférons entamer un débat avec l’incroyance, la nôtre et celle des autres, en soulignant l’absurde d’un monde sans Dieu. Il vaudrait mieux assumer un débat sur l’absurde du monde avec Dieu, “malgré Dieu”.

La foi est-elle un tranquillisant ?

Pour certains, la foi devrait agir comme un anti-douleur : “Tu as de la chance, ta foi t’empêche de souffrir”, m’a-t-il été dit à la mort de ma maman. Mais quelle serait la valeur d’une foi qui rendrait insensible ? Bien des tempéraments, par leur vigueur ou leur faiblesse, peu importe, seraient incapables d’appliquer cet analgésique.

Il faut prendre au sérieux le scandale de la souffrance et constater que notre foi vient s’y heurter (scandalum : ce contre quoi l’on vient buter)...Le tout est de ne pas tomber - ou de ne pas rester prostré sur le sol.

Il faut aborder ce problème pas à pas. Ce n’est pas une question que l’on peut aborder dans un salon, un verre à la main, entre deux potins sur la météorologie ou sur la politique.

C’est notre sang qui se joue.

La victime ou l’adversaire du mal devient-il un adversaire de Dieu ?

Pendant la guerre, une femme, devant les ruines de sa maison, gémissait : “Il n’y a plus de Bon Dieu !”. Que Dieu n’ait pu ou n’ait voulu empêcher cette catastrophe amenait à conclure qu’il était disparu, qu’il n’existait pas. Sous une forme populaire, c’est l’objection classique : l’existence du mal prouve la non-existence de Dieu.

L’expérience du mal en a conduit plus d’un à l’athéisme. Peut-être pas à la négation radicale de Dieu, mais au rejet d’un Dieu personnel.

Le scandale atteint son paroxysme quand il s’abat sur des innocents ou des enfants : “Rachel pleure ses enfants et refuse d’être consolée” (Mt 2,18). La longue plainte annoncée par Jérémie nous parvient du fond des âges, à travers les relais de tous les Bethléem.

Si Dieu se tait devant ces cris déchirants, c’est qu’il est sans voix. Et que m’importe un Dieu muet ! Le thème du silence de Dieu et du ciel est un thème obsessionnel de la littérature ou du cinéma contemporains (Albert Camus, Ingmar Bergman...)

Un Dieu qui passerait son éternité “dans la félicité stupide des cailloux”, serait pire qu’une idole de pierre grimaçante. Ce serait même un Dieu pervers, mauvais riche dont le confort n’est pas gêné par la détresse des pauvres.

Refuser le Dieu ainsi aperçu, ce n’est pas nier son existence : je ne supprime pas le mal parce que je le refuse. Les mots prononcés dans la souffrance peuvent aller jusqu’au blasphème, mais c’est moins un cri contre Dieu qu’un cri contre le mal.

“Il est bien vrai que la foi serait plus limpide s’il n’y avait pas le mal... A la limite, il faut savoir gré à l’athéisme de refuser un Dieu mauvais... L’incroyant estime honorer Dieu davantage en disant qu’il n’existe pas, qu’en disant que Dieu a voulu ou permis le mal... Il défend Dieu contre son œuvre, la jugeant indigne de lui” (A.G.).

On rejoint la confidence de Rieux, dans La Peste de Camus : “Puisque l’ordre du monde est réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux qu’on ne croie pas en lui, et qu’on lutte de toutes ses forces contre la mort, sans lever les yeux vers ce ciel où il se tait [2]”.

Il faudra, impérieusement, examiner sur quoi nous appuyons notre conception de Dieu et de sa personnalité. Nous pourrons alors nous demander non pas si nous lui accordons le droit d’exister (est-ce en notre pouvoir ?), mais si nous lui accordons une place dans nos vies. “Ceux qui croient en Dieu y pensent-ils aussi passionnément que nous, qui n’y croyons pas, pensons à son absence ?” (Jean Rostand, cité par A.G.)

Le croyant peut-il prendre la défense de Dieu ?

Pour garder sa foi et son Dieu hors d’atteinte, le croyant se voit amené à plaider la cause de Dieu. On connaît les arguments de ce plaidoyer.

Dieu n’est pas responsable du mal moral. Il le permet parce qu’il prend au sérieux la liberté par laquelle l’homme se construit - même quand il en fait un mauvais usage. Le désordre moral provoqué par l’exercice dévié de cette liberté entraîne des conséquences qui peuvent être ruineuses.

Le mal physique peut s’expliquer, parce que le monde doit collaborer à son propre devenir. Les dynamismes qui le développent ou le complexifient peuvent s’enrayer ou dévier. Il y a là, déjà, une sorte de “pré-liberté”. À ce niveau aussi, Dieu respecte l’exercice des forces évolutives qu’il a déposées dans le cosmos. Il prend au sérieux l’achèvement de la matière par elle-même, les essais des structures biologiques, l’éclatement de la vie végétale et animale et l’aboutissement des tropismes et des instincts.

Quels critères avons-nous, quels sont nos a priori, pour juger du “meilleur des mondes” ? Sommes-nous capables de deviner l’harmonie prodigieuse de l’ensemble ?

Mais ces réponses pertinentes, nous touchent-elles autrement que dans notre intelligence abstraite ?

Ce n’est pas là-dessus que le débat peut s’engager de façon vitale. Cette procédure, légitime, risque trop souvent l’impasse. A tout le moins, “elle n’aboutit souvent qu’à une suspension du prononcé” (A.G.).

De plus, ce discours intelligent sur Dieu donne l’impression de vouloir trop vite l’innocenter. Nous semblons pressés de tirer Dieu sain et sauf hors de la discussion, avant que la cause soit entendue : “En voulant lui faire trop d’honneur, nous risquons de le desservir” (A.G.).

Ensuite, ce discours “intempestif” sur Dieu nous réduit aussitôt au silence. Notre protestation se voit condamnée d’avance. L’homme n’a plus le droit de crier sa souffrance, de clamer qu’il refuse cet absurde.

Or, la meurtrissure qui nous atteint, si profondément parfois, ne pourrions-nous pas la dire à Dieu, avec les paroles qui nous jaillissent des entrailles ? S’il est Dieu, il comprendra “la voix de notre sang qui crie vers lui du sol” (Gn 4,10). Il ne se préoccupera pas, d’abord, de mesurer la convenance protocolaire des mots que nous jetons, même devant sa face obscurcie.

Depuis mon adolescence, il me souvient d’une grand’mère qui pleurait sa petite fille, écrasée par un chauffard ivre : “J’espère que Dieu ne m’en voudra pas de pleurer ; c’est plus fort que moi”. En voulant sauver la Toute-Puissance, cette aïeule la transformait en mesquinerie.

Telle peut être la conséquence d’une apologie de Dieu qui reste jalouse et bornée, comme s’il s’agissait d’un potentat humain.

Quel est le Dieu impliqué dans le problème du mal ?

D’ailleurs ce plaidoyer tient-il compte de toutes les données ?

Le croyant, comme l’athée, part trop souvent d’une conception a priori de ce qu’est Dieu. “Mais Dieu n’est pas précédé par nos définitions” (A.G.).

Nous n’avons pas à modeler Dieu à partir de nos idées, à la façon du païen dont se moque Isaïe : “Il a pris du bois pour se chauffer... et il a cuit son pain... Avec le reste du bois, il fait un dieu, son idole ; il se prosterne et dit : Sauve-moi, car tu es mon Dieu” (Is 44,15-17).

Ainsi, nous nous laissons entraîner à façonner Dieu à partir de nos concepts et à parler à sa place, en supposant qu’il se tait.

Mais Dieu a parlé. Ne vaut-il pas mieux l’écouter lui-même et le laisser être Dieu ? Un Dieu déroutant et fascinant : “À quoi m’assimilerez-vous ? À qui serai-je identique ?” (Is 40,25).

Nous opposons notre notion de Dieu à la réalité du mal. Nous substituons nos réponses aux siennes, à travers les maximes que notre intelligence nous fournit quand nous nous questionnons sur lui. Comment nous étonner, ensuite, d’être déçus par ce que nous nous enseignons ?

De fait, notre raison risque fort de sculpter un visage aseptique de Dieu, un Dieu “gratuit” à force d’être transcendant, un Dieu “en-soi, pour-soi”. “Un Dieu qui répond à nos demandes n’est plus un Dieu”, avait écrit l’auteur de Citadelle.

Mais voilà que Iahvé bouleverse les prévisions rationnelles ; il se fait annoncer sous le nom d’Emmanuel, c’est-à-dire “Dieu-avec-nous”.

La raison reconnaît, à juste titre, un Dieu immuable et éternel.

Pourtant, ce même Dieu a compromis son éternité en créant l’histoire du monde et de l’homme ; il a rendu sa transcendance accessible à nos critiques en intervenant dans cette histoire. Il s’est même vidé de sa Toute-Puissance dans l’humilité de l’Incarnation.

L’apologétique nous laissait croire que Dieu n’est pas concerné par le mal.

Dès la première Alliance, au contraire, l’Écriture nous révèle un Dieu étonné et choqué, “dont les entrailles s’émeuvent”.

La raison raisonnante se devra d’expliquer qu’il s’agit d’anthropomorphismes. Elle n’a pas tort ; il ne faut pas prêter à Dieu les passions de l’homme. Mais ces anthropomorphismes - tellement fréquents -, signifient des aspects de la personnalité de Dieu qui sont vite évacués par la raison pure. Les simplicités de l’Écriture offrent l’avantage irremplaçable de nous faire découvrir un Dieu animé, ému et non pas immobile, un Dieu personnel et non pas un principe rationnel. Le discours biblique, mieux que le discours philosophique, nous fait pressentir un vivant.

Dès lors, il s’agit de ne plus discourir sur Dieu en parlant de lui à la troisième personne, (A.G.) comme s’il s’agissait d’un absent : “Pourquoi abandonne-t-il l’homme aux puissances des ténèbres ?”

La piété de l’Alliance s’adresse à Dieu et ose en attendre une réponse : “J’attends le Seigneur et sa parole, avec la même impatience qu’un veilleur de nuit attend l’aurore”. (Ps 130,5-6)

Elle transforme le doute du monologue en une interpellation personnelle. Elle ose non pas murmurer mais clamer, “avec un cri puissant”, sa répugnance et sa protestation à Dieu : “Pourquoi m’as-tu repoussé ? Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?” (Ps 43,2 ; 22,2) Jésus lui-même a utilisé les cris des Psaumes toute sa vie et jusque sur la croix.

Des profondeurs, je crie vers toi

Le saint homme Job, dans son affliction, “pousse loin son instance” : “Au Puissant de me répondre ! C’est à lui que je parlerai ! Je vais m’époumoner vers lui”.

Certaines expressions de Job, isolées de sa souffrance et de sa prière, frisent le blasphème : “Sachez que c’est Dieu qui a violé mon droit (19,6). Il me dénie justice, le Puissant qui m’a aigri le cœur” (27,2). Pourtant le Seigneur approuvera les paroles du poème : “Mon serviteur Job a parlé de moi avec droiture” (42,8).

La véhémence de ces interpellations a été guidée par l’inspiration et assumée par l’Esprit. Voilà ce qui peut consoler ceux à qui le choc du mal arrache des mots dont ils s’épouvantent. Le Dieu de la Révélation est assez magnanime pour entendre les paroles mal contrôlées de ceux que la douleur affole. “Dieu est plus grand que notre coeur, et il discerne tout” (1 Jn 3,20).

On voit quel changement s’est opéré : “la monologie est devenue théologie” (A.G.). La contestation qui interpelle Dieu laisse ensuite la parole au Dieu interpellé.

Les hommes du XXe siècle, plus que jamais, sont sensibles “au juste exercice de la justice”. Les procès où condamnation est prononcée sans avoir donné la parole au condamné, suscitent l’indignation. Pourtant, aujourd’hui encore, Dieu est condamné “par contumace” (A.G.), sans qu’on ait entendu “ce qu’il nous a dit à maintes reprises et sous maintes formes, jadis par les prophètes et, en cette période finale où nous sommes, par son Fils qui est l’expression de son être” (He 1,1-2). Ce Fils dont il est écrit : “Il est capable d’avoir compassion pour ceux qui ne savent pas et qui s’égarent, car il est, lui aussi, atteint de toute part par la faiblesse” (He 5,2).

Ce Dieu là, non seulement ne nous oblige pas au silence, mais lui non plus n’est pas resté silencieux. C’est lui, et non une idole ébauchée par nos concepts, qu’il faut oser plonger dans le problème du mal. Ou plutôt, il faut constater qu’il s’y est plongé (cf. A.G.).

Mais l’expression reste insuffisante : Dieu n’a pas rencontré le mal comme un problème, mais comme une réalité qu’il a assumée.

La descente de Dieu en nos profondeurs

L’Agneau de Dieu prend sur lui, “porte” le mal. Le Verbe incarné “l’a porté, sur le bois, dans son propre corps” (1 P 2,24) : tout le mal, sauf le péché, mais y compris les conséquences du péché.

Il a voulu faire l’expérience de notre vulnérabilité : “Puisque les enfants avaient en commun la chair et le sang, lui aussi partagea la même condition... Il a été éprouvé en tous points à notre ressemblance... Au bénéfice de tout homme, il s’est fait une obligation de goûter la mort” (He 2,14 ; 4,15 ; 2,9).

Notre questionnement devient alors différent. Non plus “Que pouvons-nous penser de Dieu, face au mal ?” ni même : “Que pense Dieu du mal, maintenant qu’il y a goûté ?” C’est lui qu’il faut interroger : “Seigneur Jésus, devenu en tout semblable à tes frères, comment réagis-tu, toi, à l’expérience que le mal t’a infligée ?”

L’homme- et le chrétien - se figure trop vite que sa protestation est un blasphème. Nous essayons alors, maladroitement, pour ne pas maudire Dieu, d’étouffer nos cris et “d’enterrer la question comme on enterre des déchets radio-actifs” (A.G.).

Ou bien, enfermés dans notre contestation, nous concluons, à tort, que nous sommes séparés de Dieu.

La foi nous montre qu’une autre protestation précède la nôtre : celle de Dieu lui-même. Face à cette énigme, intolérable pour nous, Dieu ne laisse pas aller les choses, mais il veut y être confronté.

Sur le plan rationnel, dans la perspective d’un Dieu “en-soi, pour-soi”, la théorie de la permission du mal semblait la réponse dernière. Il est vrai qu’elle garde une valeur certaine, tant que nous cherchons Dieu “à tâtons” (Ac 17,27).

Mais nous sommes alors tentés de dire qu’il est facile pour Dieu de permettre le mal, puisqu’il n’en subit aucune conséquence.

La Révélation, elle, nous montre que “Dieu ne se pose pas la question du mal comme on pose quelque chose à côté de soi, mais qu’il la porte : qui tollit (A.G.). Dieu ne nous adresse pas une réponse d’explication et de permission, mais de patience et d’action.

La patience de Dieu

L’Écriture n’emploie pas le mot permission mais le mot patience. Encore faut-il distinguer. Quand il s’agit de l’homme, le texte grec la nomme hypomonè : attitude de celui qui reste en dessous, qui supporte sans révolte. Appliquée à Dieu, elle signifierait résignation à la souffrance (des autres), tranquillité d’attente. Mais, quand il est question de Dieu, les mots sont différents : anokhè et makrothumia : Dieu se tient ferme, il suspend son intervention par grandeur d’âme. Il laisse faire et lui seul peut agir ainsi sans compromission.

Il laisse “loyalement” leur chance aux déterminismes et aux tâtonnements de la matière et de l’instinct, il ne veut pas forcer les libertés.

Mais, selon l’expression de Job, “il pâlirait pour l’œuvre de ses mains” (Jb 14,15), s’il ne savait comment sauver, au dernier jour, toute cette détresse et la monnayer en trésor d’éternité. Son opposition au mal prend la forme d’un salut. Sa réussite finale utilisera même les échecs.

Dans la parabole de l’ivraie, le maître dit “non” aux serviteurs qui veulent arracher sans tarder le mauvais grain. La parabole prévoit que nous serons décontenancés et demanderons une intervention immédiate.

Mais il ne faudrait pas conclure que la patience de Dieu est celle d’un observateur qui trouve bon de surseoir à son action dans l’attente d’un résultat global.

Car Dieu est intervenu, mais d’une façon que nous n’aurions jamais imaginée : sa patience est devenue passion, en son Fils qu’il n’a pas épargné.

“Je conduirai l’aveugle par un chemin qu’il ne connaît pas” (Is 42,16)

Cependant, notre discours sur Dieu s’obstine : pourquoi la protestation de Dieu n’est-elle pas plus efficace ? D’où est venue à Dieu l’idée de cette patience déraisonnable ?

Y a-t-il autre réponse que l’avertissement donné aux Corinthiens : “La sagesse de Dieu, mystérieuse, demeurée cachée, est folie et scandale aux yeux des hommes” (1 Co 1,23 ; 2,27) ?

Évitons de forger une explication que nous ferions endosser à Dieu. Mais je suis sûr qu’un jour Dieu m’expliquera, le jour où il estimera bon de mettre fin à l’histoire humaine, quand toute l’humanité - et non seulement le Christ et sa Mère - emportera le temps dans l’éternité.

La tradition appelle cette intervention décisive “le Jugement dernier” : “Il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts”. Il nous est difficile d’imaginer ces assises solennelles et notre imagination nous joue des tours.

La représentation doit être épurée pour que la signification se dégage.

Ce second avènement du Christ est donc représenté comme un jugement dans les livres de la première et aussi de la seconde Alliance. Le mot est prononcé dans le Credo et chanté dans le Dies Irae. Mais cette analogie prête à équivoque, surtout par les détails dont elle s’accompagne : “Un registre couvert de notes sera apporté - où tout se trouve consigné - à partir de quoi le monde sera jugé”.

Dieu semble ainsi amené à calculer le résultat d’additions et de soustractions ; après ce bilan, quoiqu’il en ait, il devra se prononcer.

Nous projetons alors en Dieu la procédure d’un tribunal humain. Un juge humain se doit, en effet, de rencontrer les conclusions du réquisitoire et de la plaidoirie, sous peine de voir son arrêt infirmé. Il doit préserver le droit, en rétablir la suprématie face aux infractions que les faits ont infligées à la règle. Lui-même est soumis le premier, dans cette procédure, au droit dont il n’est pas l’auteur mais le serviteur.

Mais il faut débarrasser la Justice de ses limites humaines, avant de trouver son analogie en Dieu.

On représente souvent la Justice une balance à la main et les yeux bandés.

Transportant l’allégorie jusque dans la Parousie, l’iconographie chrétienne a souvent peint la pesée des âmes : un ange officie pour comparer le poids des mérites et le poids des fautes.

Mais est-il possible de chosifier ainsi les orientations d’une liberté ?

C’est elle qu’il faut prendre en compte. La justice humaine, elle, doit considérer les actes sans tenir compte des personnes : c’est pour cela que, outre la balance, on lui inflige le bandeau sur les yeux. C’est une imperfection - obligée - qu’elle s’efforce de dépasser, au stade de nos civilisations. Elle tâche, aujourd’hui, de rejoindre les personnes à travers les faits et les actes. C’est un progrès merveilleux, mais d’application limitée, délicate et parfois inefficace.

Il n’empêche : le rôle dernier de la justice humaine elle-même, mieux perçu maintenant, n’est pas d’exercer une vengeance mais d’obtenir une conversion.

Le jugement dernier

A fortiori, le Jugement final, exercé par Dieu, ne se préoccupera pas de sauvegarder un droit, de préserver un pouvoir par un prononcé “exemplaire”. Dieu n’aura pas à craindre d’établir des précédents dangereux. Tous seront éblouis de découvrir l’excellence du plan divin, tous voudront imiter la miséricorde divine et seront acquis à sa charité. La multitude se réjouira de voir offrir à tous une occasion de conversion définitive. Le seul étonnement serait de voir quelqu’un la refuser - ce qui reste, en soi, la terrible possibilité de notre liberté, s’obstinant dans son orgueil.

La perspective est totalement inversée : le Jugement dernier ne consistera pas, essentiellement, à convaincre les hommes de leurs injustices et à leur infliger un châtiment.

Il sera d’abord manifestation de la Justice de Dieu.

Comprenons bien : seront révélées sa protestation contre le mal, la justesse et la générosité de son dessein, la magnificence de son pardon, les réussites prodigieuses de sa grâce (dans la personne de la Vierge Marie et des mères de famille, dans le courage des martyres, dans l’humilité des pécheurs...).

Nous ne devrons pas affronter un Dieu mesquin et tatillon qui passe son temps (son éternité) à collationner nos fautes. Nous paraîtrons devant le Dieu fort et saint, qui fait maintenant rayonner sa sainteté éblouissante.

C’est dans cette lumière-là que nos fautes seront manifestées et regrettées, “jugées” par simple comparaison de ce que nous sommes et de ce qu’est le Dieu enfin découvert... Nous connaîtrons nos péchés en découvrant qu’ils nous sont pardonnés, si nous voulons nous ouvrir au pardon.

Au Jugement final, c’est nous qui rendrons justice à Dieu ! Nous pourrons enfin lui rendre grâce pour son immense gloire, désormais manifeste. Nous le remercierons pour sa patience.

Dans cette perspective, on comprend mieux les multiples cantiques que nous fait entendre l’Apocalypse : “Tu es digne, Seigneur, de recevoir la gloire, l’honneur et la puissance” (4,9-11 ; cf. 5,13 ; 7,7-12).

Tous ces cantiques chantent la joie de ceux à qui le Seigneur aura expliqué - quand son jour sera venu - la sagesse de son œuvre, les motifs de sa patience et de sa générosité. Au lieu de protester, nous louerons l’exercice de son pouvoir.

D’ici-là, “ne jugeons pas avant le temps, avant que vienne le Seigneur. C’est lui qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres. Alors, chacun recevra de Dieu la louange qui lui convient” (1 Co 4,5).

Mais il faut compléter l’exhortation de saint Paul : “Alors, Dieu surtout recevra de chacun la louange qui lui convient”.

Nous nous apercevrons que les souffrances endurées au temps de la patience étaient gardées en mémoire par la miséricorde divine. (“Tout ce que vous avez fait de bien et souffert de mal”, comme dit le prêtre après l’absolution).

Dieu sera notre consolateur : “Notre consolateur dès l’origine, tel est ton nom”, chantait déjà le prophète (Is 63,16). Pour nous rendre “Dieu sensible au coeur”, l’Écriture propose une image de familiarité affectueuse : “Dieu lui-même essuiera toute larme de nos yeux” (Is 25,8 ; Ap 7,17 ; 21,4).

Le jour béni de sa venue et de notre joie

Voilà ce qui oblige mon impatience à accepter humblement la patience de Dieu. Je ne comprends pas Dieu. Heureusement ! Il faudrait pour cela qu’il soit mon égal.

Il est vrai que sa façon d’agir “me bouscule... me pourchasse... me terrasse...”, comme parle Job (16,12 ; 19,22 ; 30,11). Et je le vois parfois arracher comme un arbre nos espérances” (Jb 19,10).

Mais, par ailleurs, Dieu m’en a fait connaître assez sur lui-même pour que je lui garde ma “confiance”. La foi ne consiste pas à réciter des articles. Elle est une démarche vers quelqu’un. La faute grammaticale de la formule grecque et latine du Credo est pleine de sens, en utilisant un accusatif de direction : credo in Deum, pisteuô eis Theon.

Je ne fais pas fi des définitions de la foi : elles m’aident à deviner quel est le Dieu vers lequel je me dirige - ou plutôt tel qu’il est venu à ma rencontre. La vraie rencontre n’a pas encore eu lieu : “j’appelle le jour béni de sa venue et de ma joie”. Quelle magnifique expression la nouvelle liturgie me prête là pour désigner ma mort (Canon I pour la réconciliation).

Aux cris de Job, Iahvé avait répondu par une théophanie “du sein de l’ouragan” et le crieur avait conclu : “Je ne te connaissais que par ouï-dire. Maintenant, mes yeux t’ont vu”. La révélation dont Job avait eu la pré-expérience s’accomplira vraiment à la fin des temps.

Ce jour-là, je verrai mon Dieu non plus à la lumière de ma raison, ni même à travers les textes inspirés. Je n’aurai besoin “ni du soleil ni de la lune pour m’éclairer. C’est la gloire de Dieu qui m’illuminera et mon flambeau sera l’Agneau” (Ap 21,23). L’Apocalypse annonce la réalisation de la vieille bénédiction de la première Alliance : “Ils verront sa face” (22,4).

Ainsi, dans une fresque de Giotto, saint Jean, à sa mort, est aspiré par les rayons qu’irradie le visage de Jésus penché sur lui et la main du Christ, plus prompte, a déjà saisi le poignet de l’Apôtre.

“Au devant de mon impatience, son impatience accourra” : le défi blasphématoire que lance à Zeus le Prométhée enchaîné d’Eschyle, devient le cri de mon espérance émerveillée.

Boulevard Saint-Michel 24
B-1040 BRUXELLES, Belgique

[1Ces réflexions sont un écho à un article d’Adolphe GESCHÉ, “Topiques sur la question du mal”, Revue Théologique de Louvain, 17, 1986, 393-418. Je lui ai emprunté une partie de la démarche suivie ici, et même certaines de ses expressions : elles sont marquées, sans doute pas toujours, du sigle A.G. Le lecteur soucieux d’un exposé plus rigoureux gagnera à se reporter à l’article dont je me suis inspiré, et à l’auteur duquel il me plaît de dire ma reconnaissance.

[2A. Camus. La Peste, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1985, 121.

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