Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Pierre de Clorivière

Un témoin de Dieu dans la tourmente

François Morlot

N°1990-2 Mars 1990

| P. 116-130 |

Dernier profès de la Compagnie de Jésus avant sa suppression, le P. de Clorivière traversa toute la Révolution française et rétablit, à la fin du Premier Empire, la Compagnie en France. Sa vie aventureuse nous est ici contée, en guise de prélude (nous parlerons de ses fondations et de sa spiritualité ultérieurement) et en signe de l’exigence chrétienne dans les temps difficiles - en sommes-nous si loin aujourd’hui ?

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Un témoin de Dieu dans la tourmente

Pierre-Joseph Picot de Clorivière est né à Saint-Malo le 29 juin 1735 [1]. Il était issu de deux anciennes familles malouines : les Picot et les Trublet. Les Picot étaient plutôt des commerçants en gros. Famille riche qui vit du trafic maritime entre la France et des pays lointains, les Picot ne sont pas des armateurs, mais ils ont des parts sur des navires et prennent de gros risques spéculatifs. Les Trublet par contre sont des marins : le grand-père Joseph est probablement le premier Français à avoir atteint le port de Lima en 1703. Les parents de Pierre-Joseph, Michel Julien Picot, qui avait hérité de son père le titre de Clorivière, et Thérèse Trublet de Nermont se marièrent le 12 août 1732. Huit enfants se succédèrent en moins de dix ans. La fille aînée, Jeanne-Rose, épousera Marc Désilles de Cambernon ; le second, Michel-Alain, deviendra propriétaire terrien et seigneur de Limoelan ; le troisième fut Pierre-Joseph ; la quatrième, ThérèseJulienne, entrera à la Visitation de Paris. Les quatre derniers moururent en bas âge.

Pierre-Joseph ne connut guère ses parents. Il faisait dès sept ans ses premières études chez une tante à Paris. C’est durant cette période que moururent son père en 1742, puis sa mère en 1744. Sans qu’il en ait parlé, on peut imaginer la déchirure intérieure que dut causer ce double deuil. Est-ce à cause de cela ? Est-ce pour d’autres raisons antérieures ? Il souffrait depuis son jeune âge d’un douloureux bégaiement qui ne le quitta jamais totalement et lui causa bien des épreuves.

Ses études primaires terminées à Paris, il s’en alla au collège des Bénédictins anglais de Douai faire ses humanités jusqu’à la philosophie. Au retour, ne sachant trop que faire, il s’essaya sans succès dans la marine, puis dans le commerce. Il entreprit alors des études de droit qui le ramenèrent à Paris : c’était une voie assez classique pour les jeunes nobles ; elle donnait accès aux carrières juridiques de notaire, de membre des parlements ou des divers conseils royaux.

Cependant Pierre Picot s’était mis sous la direction d’un saint prêtre parisien, Joseph Grisel. Une première retraite fut une étape de sérieuse conversion : la prière prit une place importante dans sa vie et de grandes grâces d’oraison lui furent données ; et son confesseur, très antijanséniste, l’amena rapidement à la communion quotidienne. C’est au cours d’une seconde retraite que lui vint fortement le désir d’être prêtre. Il en était là quand, le mardi de la Sexagésime, 23 février 1756, il se rendit contre son habitude à la chapelle du noviciat des Jésuites pour y entendre la messe. Au moment où il sortait, une dame inconnue l’aborde et lui dit : “Dieu vous appelle sous la protection de saint Ignace et de saint François Xavier. Voici le noviciat, entrez-y. Vous serez un saint Ignace et un saint François Xavier. Le Seigneur m’a fait connaître sa volonté au moment où vous entriez dans l’église”. La dame ayant disparu, il rentra à l’église et fut persuadé de l’origine surnaturelle de cette invitation : Joseph Grisel la confirma et les supérieurs de la Compagnie à qui il se présenta reconnurent en lui les signes d’une vraie vocation et il put entrer au noviciat le 14 août 1756.

Nous savons peu de choses sur ses deux années de formation, sinon celles-ci qui sont fort importantes : d’abord il dut prendre l’humble chemin des novices, se remettre à la méditation élémentaire alors que Dieu l’élevait souvent à une oraison de quiétude, ne pouvoir communier que deux ou trois fois la semaine, se soumettre à une rude obéissance qui amena un jour le maître des novices à lui dire qu’une lettre était arrivée pour lui mais qu’il l’avait jetée au feu. Et puis ce témoignage de deux de ses condisciples : “Il dépassa rapidement les autres par sa ferveur, son observance exacte des règles et son zèle pour stimuler au bien ses compagnons”. Ils ajoutent ceci qui nous fait mieux discerner son caractère : “Par sa nature, ses mœurs et le caractère de ses vertus, il se rapprochait plus de la manière de saint (François de) Borgia que de celle de saint Ignace”, ce qui signifie austérité et exigence plus qu’aménité. Il prononça ses premiers vœux le 16 août 1758.

Après une année de philosophie à Louis-le-Grand, il fut envoyé au collège de Compiègne. C’était une toute petite maison d’une quarantaine d’élèves. On lui confia les classes de troisième et de seconde. Malgré son bégaiement persistant il enseigne français, latin et grec. Son sens apostolique le pousse à rédiger des “Écrits satiriques sur l’encyclopédie de d’Alembert” alors en cours de parution ; il y est guidé par sa verve naturelle et son souci apologétique. Bien que ce texte ait disparu, on peut conjecturer par ses écrits ultérieurs que son souci est de se placer sur le terrain de ses adversaires, celui de la raison. Il ne les écrase pas avec des citations ou des dogmes : il veut prouver que la raison n’est pas du côté des nouveaux philosophes des “lumières”, mais que la raison bien maniée conduit aux portes de la doctrine chrétienne. Par là il est un homme de son temps.

Cette paisible régence ne dura pas trois ans. En effet la tempête qui montait depuis quelque temps en France contre les Jésuites atteint alors son paroxysme : la fermeture des collèges fut décidée par le parlement de Paris en 1761 ; elle fut effective le 1er avril 1762 ; les religieux furent expulsés de leurs maisons en mai. En juin le parlement déclarait les vœux non valables. Les supérieurs offrirent aux profès temporaires la dispense de leurs engagements. La réaction de Clorivière se manifesta par quatre gestes significatifs qui le dépeignent tout entier. Le jour de Pâques, à la fin de sa retraite annuelle, il fait vœu de ne prononcer aucune parole mauvaise, oisive ou inutile. Puis il fait un pèlerinage à Notre-Dame de Liesse pour demander la grâce de rester dans la Compagnie. Ensuite il entreprend des démarches pour être admis dans la province jésuite gallo-belge ; cela lui est refusé, mais peu après il est reçu dans la province anglaise au scolasticat de Liège. Et c’est là qu’il met en route ce qu’il appelle une “espèce de complot de vengeance évangélique” qui consistait à offrir prières et sacrifices pour la conversion des persécuteurs de la Compagnie.

C’est pendant le cours de ses études de théologie en Belgique qu’il fut ordonné prêtre à Cologne le 2 octobre 1763. Je reviendrai sur la spiritualité de Clorivière ; mais disons tout de suite que dès cette époque s’en révèlent les axes majeurs : un ardent attachement au Cœur de Jésus, une grande docilité à l’Esprit Saint, une tendre dévotion envers Marie.

Ses études terminées, il fait une retraite à Gand en 1766 et est envoyé à Londres. Il avait rêvé des missions du Canada, mais la conquête de ce pays par l’Angleterre ne permettait pas d’envisager pareil projet. A Londres il entreprit d’abord une cure pour son bégaiement : le succès fut réel mais pas durable. On lui confia un petit ministère dans une école. Puis il fut atteint d’une maladie très grave sur la nature de laquelle nous ne savons rien. Toujours est-il que beaucoup de ses confrères le prirent quelque temps pour un illuminé. Ce qui est certain, c’est qu’il reçut alors de grandes grâces : “Je suis comme né à nouveau, écrit-il peu après. La grâce surabonde ; les faveurs qu’on appelle gratuites sont en abondance dans mon âme [2]”. Il se sentait appelé à faire de grandes choses ; mais ses supérieurs, un peu inquiets, lui recommandèrent la voie de l’humilité : “Soyez un saint caché”.

Un an après, il était appelé à seconder le maître des novices à Gand, en réalité à suppléer un homme très pris par ailleurs. L’épreuve fut rude ; le bégaiement l’avait repris ; lorsqu’il commença à donner la grande retraite, le fou rire des jeunes gens fut tel qu’il dut faire lire ses instructions par l’un d’entre eux ; il passa alors par trois mois d’une douloureuse épreuve de découragement avec des tentations de suicide. Mais il la surmonta et se donna à sa tâche. Il écrit alors beaucoup : des sermons, des instructions, une explication du Credo. Et chaque jour il s’oblige à proposer à ses novices des sujets de conversation pour les récréations. Et à la lumière des discussions entendues il rédige le soir un petit résumé.

En 1770, il part pour Bruxelles comme aumônier et confesseur des Bénédictines anglaises. Certaines apprécient vite la profondeur de son enseignement et de sa direction spirituelle. D’autres le trouvent trop sévère et portant la perfection trop loin. Il réplique vigoureusement : “Est-ce que Jésus-Christ trahissait sa douceur, quand il donnait ses enseignements sur l’abnégation et le renoncement à toutes choses ? Saint Paul cessait-il d’être bon lorsque, parlant à tous les fidèles en général, il leur enseignait à crucifier leur chair, à mourir à eux-mêmes et à diriger toutes leurs pensées vers le ciel” ? Bientôt le couvent entier se rendit à ses exhortations et se mit à la communion fréquente.

C’est à cette époque que les adversaires de la Compagnie redoublèrent d’efforts. Le nouveau pape Clément XIV n’était pas favorable aux Jésuites ; soumis à des pressions par les Bourbons et toute une coterie, il finit par signer le 21 juillet 1773 le bref Dominus ac Redemptor qui supprimait l’Ordre (sous réserve toutefois de la promulgation du bref par les évêques). Or le temps était venu où Pierre-Joseph de Clorivière devait prononcer ses vœux solennels ; le père général venait de l’y autoriser. Il se rendit donc à Liège et, le 15 août 1773, il émit les quatre vœux ; il fut ainsi le dernier profès de la Compagnie avant sa suppression puisque le lendemain, le bref était notifié au général et que, le 5 septembre, l’évêque de Liège le promulguait pour son diocèse. Notons ici son attitude si évangélique d’abandon à Dieu : “J’émis ma dernière profession dans la Compagnie encore existante, ne me préoccupant pas du tout de ce qui pourrait arriver ensuite [3]”.

Il aurait pu continuer longtemps son ministère discret à Bruxelles si le gouverneur des Pays-Bas n’avait remis en vigueur un édit interdisant aux prêtres français de gouverner les monastères féminins de l’empire autrichien. Il fit signifier à l’aumônier des Bénédictines qu’il devait déguerpir sans délai. Fin septembre 1775 celui-ci se retrouvait en France pour la première fois depuis treize ans.

Il ne pouvait prétendre à des fonctions bien officielles, car les anciens Jésuites restaient encore suspects. Il séjourna quelques mois dans la banlieue sud de Paris chez les Bénédictines de Jarcy où il composa d’importants opuscules de théologie mariale. Puis il revint dans la capitale, où il se livra à des ministères discrets de prédication et de confession chez les Visitandines de la rue du Bac où sa sœur a fait profession, chez les Carmélites de Saint-Denis et leur prieure Thérèse de Saint-Augustin, fille de Louis XV et tante de Louis XVI, chez les Sœurs de Sainte-Aure si dévotes au Sacré-Cœur, chez les nouveaux convertis, chez les Madelonnettes, asile de prostituées repenties ou enfermées. Pour les ermites du Mont-Valérien il compose un traité sur la prière et l’oraison qui est son ouvrage le plus connu. Et il trouve encore le temps de rédiger, sous forme de roman, un traité du ministère presbytéral [4].

Selon la règle qui avait été établie en 1762, il devait revenir dans son diocèse de Saint-Malo. Il en connaissait l’évêque ; Monseigneur des Laurents, qui savait sa valeur, lui confia en novembre 1779 la paroisse de Paramé. Il y fit merveille pendant les six ans qu’il y passa. Sans réaliser d’œuvres extraordinaires il eut grand soin de son troupeau. D’abord par la prédication : dans son oraison il avait depuis longtemps reçu la promesse de sa guérison ; il fut exaucé une nuit après de ferventes prières ; s’il resta un peu bègue dans la conversation privée, il trouva l’aisance pour la parole publique. Puis par des œuvres de charité, en particulier la fondation d’une sorte de bureau de bienfaisance. En déracinant les mauvaises habitudes des bals et des cabarets, en instaurant la communion fréquente, le culte du Sacré-Cœur, la dévotion mariale. On dit qu’avant la fin de son pastorat plus un paroissien ne manquait la communion pascale. Et sa bonne connaissance de l’anglais lui permettait d’accueillir des protestants et même un commerçant juif convertis. Allant au-delà des frontières de Paramé, il participait à des missions paroissiales avec un prêtre de Saint-Brieuc, François Cormaux, apôtre au cœur de feu.

En 1786 le nouvel évêque de Saint-Malo lui confiait le collège de Dinan, important établissement d’enseignement secondaire du diocèse qui servait aussi de grand séminaire. Il acquit rapidement une grande autorité morale dans la ville la plus importante du diocèse et son ascendant spirituel sur le corps professoral n’était pas moindre. C’est là que devait le trouver la Révolution. Il était ouvert aux idées nouvelles : avec son frère il savait discuter de politique agricole et dénoncer certains abus de l’Ancien Régime ; c’était un homme éclairé à l’esprit large. Mais il était homme d’ordre et d’autorité, et il ne vit pas d’un bon œil les prodromes du bouleversement politique qui se dessinait. Il était surtout fidèle à Rome, disons ultramontain ; et ces États généraux, où des gens souvent imbus des doctrines gallicanes voulaient s’aviser de réformer l’Église de France, ne lui disaient rien de bon. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen lui apparut fondée sur une fausse notion de la liberté et de l’égalité. La coupe déborda quand, le 13 février 1790, la Constituante décréta l’abolition des Ordres religieux à vœux solennels et interdit à l’avenir les vœux religieux comme contraires à la liberté. Profitant du Carême qu’il prêchait à Dinan, il fit le 25 mars un sermon retentissant sur l’utilité et la nécessité des Ordres religieux dans l’Église : il dut s’en expliquer le lendemain devant le maire, un prêtre acquis aux idées nouvelles, qui lui reprocha son fanatisme. “J’accepte cette dénomination, répondit-il ; elle m’honore ; et dans votre bouche, elle est un témoignage de ma fidélité à mes devoirs. (...) Je n’en connais pas d’autres que (ceux) du ministère de Jésus-Christ ; j’espère les remplir toujours avec fidélité.”

On comprendra qu’après un tel esclandre il n’était plus persona grata auprès des autorités : il lui aurait été difficile de régir plus longtemps le collège où d’ailleurs certains grands jeunes gens prenaient fait et cause pour les idées révolutionnaires, manquaient les classes pour participer aux exercices de la garde nationale. Il offrit sa démission à Monseigneur de Pressigny et sollicita la permission de partir aux États-Unis travailler aux côtés de son ancien professeur de scolasticat, devenu le premier évêque de la nouvelle nation, Monseigneur John Carroll. Il songeait donc à partir pour Baltimore et essayer d’y rétablir la Compagnie de Jésus, lorsqu’un appel d’en haut l’amena à faire les fondations dont il sera question ultérieurement.

Ayant obtenu de son évêque une première approbation de ces fondations, il partit à Paris à la fin de septembre 1790. Il avait dessein d’aller à Rome pour solliciter une approbation pontificale ; mais il ne put y parvenir dans le court délai qu’il s’était fixé. Il en profita pour préparer le voyage qu’il projetait encore pour l’Amérique, s’accordant avec les Sulpiciens, qui allaient fonder le séminaire de Baltimore, pour affréter un bateau à frais communs. Il utilisait ses loisirs pour donner quelques retraites. Et surtout il cherchait des recrues pour ses fondations : il put ainsi réunir une huitaine de prêtres, un homme laïc et quelques femmes, désireux de se consacrer à Dieu en plein monde. Le pas décisif fut franchi le 2 février 1791 à Paris et à Saint-Malo.

Ce nouvel engagement l’obligeait à rester en France ; le 8 avril le “Saint-Pierre” emmenait vers le nouveau monde les Sulpiciens et le vicomte de Chateaubriand ; lui resta sur le port : il avait choisi la France, pressentant qu’il y aurait là de plus durs combats à mener. En effet, après un court séjour à Jersey, il se retrouve chez son frère de Limoelan. Le 12 juin, jour de la Pentecôte, il monte dans la chaire de Sévignac pour dénoncer l’élection de l’évêque constitutionnel des Côtes-du-Nord et le qualifier, lui et les prêtres qui accepteraient d’être élus curés, d’intrus et de schismatiques. Il n’eut que le temps de fuir sur un cheval prêté par son frère, et regagna Paris.

Il se livre alors à un apostolat intense. Si les églises paroissiales étaient entre les mains des prêtres constitutionnels et les chapelles des couvents fermées, il restait encore bien des possibilités à ce moment. Trois ou quatre chapelles restaient ouvertes aux réfractaires, des maisons particulières accueillaient des groupes. Ainsi le père de Clorivière put-il prêcher fréquemment ; il organisa même des retraites ecclésiastiques au séminaire des Irlandais où se côtoyaient des prêtres de nombreux diocèses. Avec l’aide d’un jeune Italien, il créa un réseau de presse : rédaction de brochures et de libelles qu’il réussit à faire éditer par une imprimerie clandestine, diffusion de livres religieux, etc. Cela put durer sans trop de mal jusqu’au 10 août 1792. La chute de la royauté, les décrets contre les prêtres réfractaires, l’obligation du serment de liberté-égalité, les massacres de septembre l’obligèrent à la clandestinité. Il faillit même être arrêté. Les policiers, montant l’escalier, l’y rencontrèrent et lui demandèrent : “Le citoyen Clorivière est-il chez lui ? - Je crois qu’il vient de sortir”, répondit-il sans sourciller. “Si vous voulez l’attendre, voici la clé”. Ils n’insistèrent pas.

Il fallait désormais se cacher. Il ne passa pas, comme on l’a dit, tout le temps de la Terreur dans un grenier sans air ni lumière : ce n’était qu’un refuge en cas d’alerte. D’ailleurs il changea plusieurs fois de domicile. Il vécut le plus souvent rue Cassette dans une maison avec beaucoup de va-et-vient. Il sortait parfois pour aller prêter assistance à un malade ou à un groupe de religieuses réfugiées dans un appartement : le saint sacrement caché dans une poche, une minuscule statue de la Vierge dans la main, il partait en invoquant son ange gardien et saint Joseph. Bien qu’il n’ait jamais eu ni certificat de civisme ni passeport, il ne fut jamais inquiété. Le temps qu’il ne passait pas en prière ou en mission, il l’occupait à écrire. C’est alors qu’il commença un volumineux commentaire de l’Apocalypse qui, selon lui, décrit à l’avance la persécution de l’Église et singulièrement la grande Révolution qui vient de commencer et où sont déchaînées les forces de l’enfer désireuses d’une apostasie générale. Il ne perd pas confiance pour cela et se plaît à tracer les grandes lignes d’une reconstruction religieuse de la France quand des temps plus calmes seront revenus.

Le 9 thermidor passé, il retrouva plus de liberté, put reprendre sa correspondance avec les associés de ses sociétés, entreprendre même quelques voyages à Étampes ou à Chartres. En 1799 un membre de la société masculine put se rendre à Londres rencontrer les évêques français en exil pour leur exposer l’existence des fondations : il reçut un accueil bienveillant. Cette même année, on crut presque l’Église anéantie : Pie VI, fait prisonnier par les troupes du Directoire, fut cahoté sur les routes d’Italie et de France et vint mourir épuisé à Valence. Avec bien des difficultés cependant les cardinaux se réunirent à Venise pour élire en mars 1800 le pape Pie VII qui rentra à Rome en juillet suivant. Aussitôt Clorivière, sentant l’apaisement qu’allaient créer les négociations en vue du Concordat, entreprit les démarches pour obtenir une approbation pontificale. Munis d’une ample documentation, de recommandations diverses et même d’une lettre de Bernier pour le pape, deux envoyés partirent pour Rome au début novembre. Le dossier étudié par la curie, ils furent reçus par Pie VII le 19 janvier 1801 ; le pape approuva oralement les fondations, ne voulant pas encore faire un acte officiel à cause des circonstances politiques.

Ce même jour, la fidèle collaboratrice du fondateur, Adélaïde de Cicé, était arrêtée. Que s’était-il passé ? Le 3 nivôse, 24 décembre 1800, une machine infernale avait failli coûter la vie à Bonaparte. Le propre neveu de Clorivière, Joseph de Limoelan, était mêlé à l’affaire et il y mêla son oncle. Sans avoir pris part directement à l’attentat, il était ami des deux exécutants. Ayant su que Saint-Réjent avait été sérieusement blessé dans l’explosion, il emmena son oncle à son chevet, sans lui dire de qui il s’agissait, pour qu’il entende sa confession. Quelques jours plus tard, il amenait Carbon rue Cassette ; le faisait passer pour un émigré sans papiers, il demanda un asile pour lui. Mademoiselle de Cicé lui trouva un refuge chez des amies. L’imprudence de Carbon le fit arrêter avec ses logeuses et il fut facile à la police de remonter la filière. Par bonheur, personne ne mentionna Clorivière qui était absent de Paris ce jour-là. Au procès on parla beaucoup de Limoëlan qui avait pu se dissimuler ; les deux complices furent condamnés à mort ; mais la bonne foi d’Adélaïde de Cicé fut reconnue, prouvée par la multitude des pauvres qui vinrent témoigner en sa faveur. Quand on l’avait questionnée sur celui qui lui avait présenté Carbon, elle avait refusé de le nommer. Mais une dénonciation à la police permit de l’identifier : pour Fouché et surtout pour Bonaparte, Clorivière était et restera l’oncle de Limoelan.

Pressentant le danger, il se réfugia d’abord à Rouen, puis après un bref séjour à Paris, il partit avec un confrère pour Aix-En-Provence dont le frère d’Adélaïde, Monseigneur Jérôme de Cicé, venait d’être nommé archevêque. Pendant l’automne de 1802 et l’hiver qui suivit, il donna des retraites aux prêtres et aux religieuses d’Aix, de Marseille, de Toulon et d’Arles. Il aurait voulu profiter de son séjour pour établir ses sociétés en Provence, mais Monseigneur de Cicé, craignant le gouvernement qui voyait d’un mauvail œil les Ordres religieux masculins et encore plus tout ce qui sentait le Sacré-Cœur ou le Jésuite, fit la sourde oreille. Le fondateur partit donc visiter les groupes. A Besançon et à Orléans il rencontra les quelques prêtres qui avaient adhéré. De là il passa à Tours, à Poitiers où il put de nouveau prêcher. Par Chartres, il était de retour à Paris en janvier 1804.

La police de Fouché continuait à le rechercher et finit par obtenir son adresse. Le 5 mai 1804, il fut arrêté et conduit à la préfecture. On l’interrogea beaucoup sur son rôle dans l’attentat de nivôse et il nia toujours y avoir été directement mêlé. Après un séjour à La Force, il fut enfermé sans jugement à la prison du Temple pendant près de quatre ans, jusqu’au 21 mai 1808. Aucune intervention n’eut de succès ; en fait ni Fouché ni Réal n’y pouvaient rien : l’ordre venait de l’empereur et personne n’osait proposer un élargissement. Même Pie VII, venu à Paris pour le couronnement, ne fut pas entendu. Il fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur ; l’esprit surnaturel du père de Clorivière fit plus que cela : ce fut pour lui un temps d’abandon entre les mains du Père ; ce fut aussi un temps d’apostolat parmi les codétenus, il réussit même à convertir un jeune protestant. La plus dure privation était de ne pouvoir célébrer l’Eucharistie ; mais deux fois par semaine des femmes dévouées apportaient un panier : sur le dessus, des provisions de bouche, car le régime pénitentiaire n’était pas fameux : dessous, le courrier ; au-dessous encore, une boîte très plate avec des hosties consacrées. Les surveillants ne découvrirent jamais le stratagème ou ne voulurent pas le découvrir ; pas plus qu’ils ne firent semblant d’apercevoir le tabernacle aménagé dans la cellule. En prison Pierre de Clorivière écrit beaucoup : d’abord une correspondance abondante pour régler toute sorte de problèmes qui demandent son intervention ; puis un commentaire des épîtres de saint Pierre ; et il termine son commentaire de l’Apocalypse.

En 1808 on entreprit de démolir la prison du Temple. Il n’était pas encore question d’élargir le prisonnier ; on ne voulut pas le mettre à Vincennes, mais il fut interné en maison de santé, un hôpital psychiatrique de l’époque. Il devait y passer onze mois. Il fut l’objet de bien des vilenies de la part des pensionnaires qui faisaient tomber son bréviaire ou lui chantaient des refrains orduriers. Sa douceur et sa patience - qui n’étaient pas ses vertus dominantes - en vinrent à bout. Au moment où il fut relâché, le 9 avril 1809, tous les malades étaient à la porte pour l’empêcher de partir : “Mon bon père, qui donc maintenant nous écoutera et nous consolera, si vous nous quittez ?” Il avait alors presque 74 ans. On n’a jamais su ce qui détermina Napoléon à ouvrir la porte de la geôle : peut-être avait-il été rassuré en apprenant que Joseph de Limoelan venait d’entrer au séminaire de Baltimore.

L’oncle vint résider aux Carmes, rue de Vaugirard, où Madame de Soyecourt logeait quelques prêtres. Il aurait aimé partir aux États-Unis où Mgr Carroll l’appelait de nouveau. Mais il n’était plus libre. Le jeune protestant converti au Temple avait pu porter une lettre au vicaire général de la Compagnie de Jésus qui subsistait à Saint-Pétersbourg, et celui-ci l’avait réadmis parmi les Jésuites. Le nouveau préposé Brzozowski souhaitait qu’il continue son action auprès des fondations. Il reprit donc sa correspondance et ses voyages, ses confessions et ses directions spirituelles. Il eut aussi la joie d’accueillir aux Carmes certains des “cardinaux noirs” mis en disgrâce pour avoir refusé d’assister au second mariage de l’empereur. Lorsqu’ils furent enfermés à Vincennes et que Pie VII fut à son tour consigné au château de Fontainebleau en 1812, Pierre de Clorivière et des membres des sociétés assurèrent la liaison entre le pape et ses conseillers. Pendant les quelques semaines de 1813 où, le pape ayant cédé sur ce qu’on a appelé le concordat de Fontainebleau, la surveillance se relâcha, le père de Clorivière put, le 17 mars, obtenir une audience : il rappela l’approbation de 1801 et demanda la bénédiction ; on ne sait ce que répondit le pape ; alors très affaibli par ses épreuves, mais il fut très bienveillant.

Cependant, le père Brzozowski voulait mettre en route un projet qui lui tenait à cœur : rétablir la Compagnie en France. Il lui fallait pour cela des hommes sûrs, qui connaissaient bien l’esprit des Jésuites et aussi la situation française. Des Jésuites de 1762 il ne restait que quelques survivants : certains étaient fort vieux, d’autres en Angleterre ; le seul sur qui on pouvait compter était Pierre-Joseph. Il accepta de grand cœur malgré ses 79 ans. Dès le 19 juillet 1814 il recevait les premiers candidats ; ils furent bientôt soixante. Beaucoup étaient prêtres depuis longtemps, des hommes mûrs et formés. Et les besoins apostoliques étaient grands. Clorivière n’hésita pas : il entreprit de fonder des collèges baptisés petits séminaires pour obéir à la loi : Amiens, Soissons, Bordeaux, Montmorillon s’ouvrirent dès 1814 ; un peu plus tard Auray et Forcalquier et il fallut en refuser neuf autres. Les prêtres novices se formaient tout en enseignant ; c’était un risque qu’il fallait courir et il paraît que ce fut bénéfique. Les jeunes, par contre, étaient formés à Paris, rue des Postes, dans une maison fort étroite. D’autres pères furent envoyés prêcher des missions paroissiales, une entreprise générale dans la France de la Restauration où il fallait réparer les brèches faites par la Révolution. Avec un immense succès on vit les Jésuites à Laval, à Mayenne, à Gonesse, à Saint-Brieuc, à Bourges, à Nevers, à Vannes, à Saint-Malo, au Mans, à Auray ; une maison de résidence pour missionnaires fut installée à Laval. Et le père de Clorivière ne craignit pas d’entreprendre plusieurs voyages pour visiter ses frères ; le plus long est de l’automne 1816 : Bordeaux, Montmorillon, Nantes, Auray, Laval et Mayenne en furent les étapes.

Cependant Pierre-Joseph vieillissait ; il était à peu près aveugle et devenait un peu sourd. Plusieurs fois il avait offert sa démission. Elle devint effective le 28 janvier 1818 quand fut arrivé d’Angleterre le père Simpson, qui avait été au noviciat avec lui mais était plus jeune et qui reprit le gouvernement de la Compagnie en France. Dès lors le père de Clorivière se consacra davantage à la prière et à la méditation auxquelles il donnait environ six heures par jour. Levé un peu avant trois heures, il faisait une heure d’oraison dans sa chambre toujours sans feu, descendait à la chapelle pour une demi-heure d’adoration du saint sacrement, puis remontait dans sa chambre pour une seconde heure d’oraison. Il célébrait la messe vers six heures ou sur la fin y assistait, ne pouvant plus lire dans le missel. Suivait une longue action de grâce. A la place de l’office il récitait le rosaire en marchant dans sa chambre. Entre-temps il se faisait lire des passages de l’Écriture ou des commentaires ; et il en profita pour mettre au point le commentaire du discours après la Cène qu’il avait composé pour les Visitandines.

Le samedi 8 janvier 1820 il partagea le souper et la récréation de la communauté et se confessa comme chaque semaine. Levé le lendemain à son heure habituelle, il était à la chapelle dès 4 heures. Contrairement à son habitude il s’agenouilla sur le banc de communion devant l’autel. Vers 4hl5 les frères qui étaient là entendirent un léger bruit : la statuette de la Vierge qu’il tenait dans la main lui avait échappé. Ils le virent s’affaisser doucement. Le temps d’appeler les pères, de lui donner une dernière absolution, il avait expiré. Son collaborateur le plus proche en ces dernières années, Joseph Varin, écrivait quelques jours après : “Purifié par une admirable patience, agréable à Dieu et aux hommes, mûr pour le ciel, il y fut transféré comme nous le pensons pour continuer l’oraison à laquelle il s’adonnait à ce moment même du temps, par l’éternelle contemplation. (...) Nul d’entre nous ne le pleura, car nous pensions qu’il avait évité les flammes du purgatoire et était passé directement au Royaume des cieux. Mais nos esprits étaient pleins de douleur de la perte d’un homme si remarquable, d’un prêtre si saint, d’un père si excellent [5]”.

3, rue du Cloître
F-10042 TROYES Cedex, France

[1Cf. J. Terrien, Histoire du R.P. de Clorivière, Paris, Devalois, 1891.

[2Lettre à Charles Fleury, 16 mai 1767.

[3Lettre à Paccanari, fin octobre 1800.

[4Le modèle des pasteurs ou précis de la vie de M. de Sernin, curé d’un village dans le diocèse de T..., Paris, Valade et Laporte, 1779.

[5Litterae encyclicae de morte P. Josephi Picot de Clorivière, 31 janvier 1820.

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