La parabole du griot
Martin Neyt, o.s.b.
N°1990-1 • Janvier 1990
| P. 7-22 |
Comme la grâce d’une rencontre, les exigences d’inculturation du monachisme en Afrique passent par le regard mutuel qui conduit à l’écoute, puis à la parole ; le parcours initiatique proposé par saint Benoît indique ainsi comment l’accueil de Dieu et l’accueil de l’hôte ne font qu’un. C’est que la voie de l’hospitalité demeure l’archétype d’un dialogue interculturel fondé sur les quatre dimensions de l’initiation liturgique : de même que le griot africain annonce la Parole de vie, les belles pages du P. Neyt nous ouvrent à la rencontre de l’hôte de Mambré.
Version abrégée de la conférence inaugurale prononcée par l’auteur lors du Colloque international « Vie monastique et inculturation, à la lumière des traditions et situations africaines » (Kinshasa, 19-25 février 1989), tenu à l’initiative de S.Ém. le Cardinal J.A. Malula, décédé depuis, et de S.Exc. Mgr T. Tshibangu, lesquels nous ont aimablement autorisés à publier ce texte. Les Actes du Colloque sont confiés aux éditions de l’Archidiocèse de Kinshasa et aux soins de l’Aide à l’Implantation Monastique. À tous nos vifs remerciements.
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De nos jours, le griot de l’Afrique noire, suivant des traditions bien antérieures à celles de l’Égypte, puise dans les rythmes musicaux et dans la poésie des mots les images et les symboles qui pénètrent jusqu’à la division de l’âme et de l’esprit, passant au crible les mouvements et les pensées du cœur humain pour y déposer une parole de vie, de paix ou de guérison.
« Toute rencontre humaine possède quatre dimensions. Devant toi, il y a les circonstances et les personnes qui ont rendu la rencontre possible. À ta droite, il y a les visages que tes yeux découvrent. À ta gauche, habite la parole : c’est elle qui, par l’écoute et la magie des mots, engendre la communication entre les hommes. Derrière toi enfin, se cachent l’intérêt et la profondeur de la rencontre. Cette dimension-là est infinie car elle te modèle, te transforme et tu repars différent, riche des événements et des personnes rencontrées [1] ».
La grâce de la rencontre, le face à face de nos cultures respectives, l’écoute mutuelle d’une Parole de vie, l’intérêt et la profondeur infinie de toute relation, telles sont les quatre dimensions du dialogue interculturel que nous aborderons tour à tour.
Puissent-elles engendrer en nous la vie de la même manière que le griot qui s’accompagne de sa kora, instrument de musique provenant de trois cadavres : le bois du manche, tiré du tronc d’arbre, la calebasse évidée provenant d’un fruit, la peau de l’antilope abattue. Trois cadavres, et pourtant le griot fait chanter la kora. Nos cultures elles-mêmes sont empreintes d’éléments de vie et de mort. Même l’Évangile du Christ, s’il ne s’incarne pas dans nos cultures, demeure lettre morte.
La grâce de la rencontre
Elle se situe au carrefour de l’histoire africaine au moment où les Églises africaines préparent un Synode important.
Le monachisme est un fruit de l’Esprit Saint donné à l’Église locale et à l’Église universelle. Témoins du mystère de cette vocation, moniales et moines témoignent du don qui leur est fait. S’il y a eu, dans l’histoire, des moines qui tournaient résolument le dos aux cultures pour se retirer au désert dans la prière, les Bénédictins, par contre, ont transformé la culture occidentale au point que, dans le haut Moyen Age, on parlait de « culture bénédictine ». Et en 1964, le pape Paul VI déclarait saint Benoît « Patron de l’Europe, maître de culture et de civilisation ».
Les moines ont donc vécu de façon originale la parole du Christ : « Vous êtes dans le monde, mais vous n’êtes pas du monde ». La fuga mundi est alors une attitude critique du moine face à la culture ambiante, mais en même temps, les moines, dans leur style de vie propre, participent à la création d’une culture nouvelle où l’Évangile est reconnu. Ce sont précisément ces exigences d’inculturation et d’évangélisation que nous allons considérer.
Un regard réciproque
Les exigences d’inculturation du monachisme passent d’abord par le regard : celui du postulant africain qui découvre des moines européens vivant ensemble, celui de la communauté qui accueille des jeunes en recherche de Dieu.
Le Docteur Moussa Sow, directeur du Département des Traditions Orales de l’Institut des Sciences humaines du Mali, à Bamako, écrit dans une lettre :
Pour un Africain, être convié à « regarder » l’Europe est, l’aurais-tu imaginé, une formidable angoisse. Car, en définitive, ce n’est pas de l’Europe qu’il s’agit mais bien de nous. Regarder l’Europe, c’est mettre en branle les vieux dispositifs de nos systèmes axiologiques séculaires, si efficaces dans nos systèmes agraires – multiséculaires – et qui ont su résister à toutes les sécheresses du monde. Comment, en effet, pourrions-nous regarder l’Europe si nous ne nous replongeons dans notre vieux regard sur le monde : sagesse rugueuse que les vieux tentent de dire en agitant des bras calleux ; cette sagesse-là, ceux de ma génération ont besoin de se la remémorer, au travers peut-être d’une longue psychanalyse, au bout de laquelle émergera le premier fouet reçu par l’enfant qui a enfreint une norme posée par une sagesse fouetteuse parce que simple et profonde.
De son côté, le Président Senghor constate :
Depuis si longtemps, l’Europe regardait le monde. Depuis si longtemps, elle croyait être seule à le voir. Mais ce ‘regard éloigné’, trop loin des hommes, trop loin de la vie, ne voyait qu’apparences et fausses certitudes. Et il en résultait des malentendus qui ont fabriqué cette vision du monde à sens unique. « Car, dit encore Novalis, ce n’est pas à la science seulement que l’homme est destiné. Il est destiné à l’humanité et c’est par l’homme que le monde de l’homme tient sa cohérence ». Et les Peuls lui donnent raison qui disent : Neddo ko gimbe, (L’homme, c’est les hommes), c’est-à-dire que l’homme n’est rien sans le regard des autres hommes.
Ainsi, pour la première fois, l’Europe s’ouvre à l’écoute des savoirs différents : d’autres modes de connaissance de l’Autre. Pour la première fois, elle se dispose à entendre, de leurs propres voix, comment diverses civilisations de notre planète Terre se comprennent mutuellement [2].
Ces textes portent en eux quelques principes fondamentaux du dialogue interculturel. Quel regard le monde non occidental porte-t-il sur le monachisme bénédictin, constitutif d’une mentalité occidentale ?
Accepter le regard d’autrui
La première exigence, pour nous moines européens, est d’abord d’accepter le regard d’autrui sur nous-mêmes et d’accueillir ce regard comme source d’échange et de communications réciproques.
Sauvegarder son identité
Le monde africain, de son côté, doit puiser dans sa propre tradition les forces nécessaires pour sauvegarder son identité et se retrouver lui-même face à l’Europe. Par la connaissance de ses diverses traditions, l’Africain prendra conscience de son identité. Il y découvrira tant de valeurs humaines et sacrées qu’il se sentira en connivence avec l’univers de la Bible et il comprendra mieux l’originalité de sa culture dans le concert des peuples et des nations.
L’homme est le remède de l’homme
Le respect des modes d’expression et des modes de connaissance dans nos différentes cultures nous ouvre l’accès à l’humain dans toutes ses dimensions. « L’homme est le remède de l’homme », dit le proverbe sénégalais, et avec lui le poète Novalis : « Les hommes ne seraient-ils pas seuls à pouvoir guérir les hommes, employés comme médicaments [3] » ?
Dans son discours à l’O.N.U., le pape Jean-Paul II déclare :
La culture est ce par quoi l’homme devient davantage homme, « est » davantage, accède davantage à l’être... La culture se situe toujours en relation essentielle et nécessaire à ce qu’est l’homme, tandis que sa relation à ce qu’il a, à son avoir, est non seulement secondaire mais entièrement relative. Tout l’avoir de l’homme n’est important pour la culture que dans la mesure où l’homme, par l’intermédiaire de son avoir, peut en même temps être plus pleinement comme homme, devenir plus pleinement homme dans toutes les dimensions de son existence, dans tout ce qui caractérise son humanité.
L’homme ne pourra devenir pleinement homme que s’il accepte le regard d’autrui et sa présence comme source de guérison et de croissance.
Deux écueils : rationalité occidentale et malentendus culturels
Deux écueils apparaissent souvent dans le face à face entre l’Occident et l’Afrique : celui de la rationalité et celui des malentendus.
La culture occidentale est marquée par la raison. C’est à la fois sa force, quand elle en mesure la limite, et sa faiblesse, lorsque la raison envahit complètement le champ de l’être et de la culture.
En survolant la terre africaine en avion, on est immédiatement frappé par l’irrégularité de la division des champs contrastant avec les rectangles et les carrés des champs européens [4]. Autoroutes et voies rapides s’opposent aux chemins de brousse et aux sentiers qui épousent la nature du sol, suivent le cours des rivières, contournent le relief des termitières.
Cet exemple nous amène à une première distinction. La pensée rationnelle de l’Occidental est valable lorsqu’il s’agit d’accroître notre connaissance du monde et notre manière de le faire fructifier. Elle l’est moins lorsqu’on essaie de comprendre les problèmes qui engagent notre existence véritable, en l’occurrence l’écologie. La manière dont l’Occidental découpe ses champs reflète une forme de pensée, fondée sur le concept, de façon abstraite, détachée de soi. La façon dont l’Africain cultive reflète sa situation concrète et sa façon de s’intégrer lui-même dans une réalité qui est plus grande que lui. L’Africain est toujours impliqué personnellement dans les idées qu’il développe et il ne voit pas les réalités dont il discute comme des concepts abstraits, indépendants et détachés de lui-même. On ne peut discuter de l’avenir de l’humanité à l’âge atomique en termes purement académiques.
La pensée conceptuelle s’exprime en termes de doute, de détachement, d’objectivité ; dans la pensée où la situation concrète de l’homme est prise en compte, l’étonnement, la peur, l’engagement font partie de la pensée. D’un côté, on peut s’interroger sur la façon dont le moine (de manière abstraite) peut vivre les valeurs d’inculturation ; de l’autre, comment nous pouvons nous-mêmes entrer dans ces valeurs.
De plus, le savoir occidental a pu engendrer un savoir positiviste réducteur : il a cru enfermer l’Afrique dans des réseaux de parenté, de mythes et de traditions, en faisant fi de son histoire. Le vivant était cloué sur une table de dissection et le découpage culturel se faisait sous l’éclat des lumières de la raison objective.
De façon plus large, on peut se demander si la pratique expérimentale n’a pas amené les cultures occidentales à abandonner les principes d’équilibre écologiques, démographiques et éthiques qui gouvernent les cultures traditionnelles : respect de l’environnement, de l’homme dans son grand âge, de la transmission de la vie, respect de soi-même. La raison ne doit pas nous faire oublier les lentes germinations de l’histoire. Elle ne peut prendre la place du mystère et de l’homme. L’Afrique traditionnelle a toujours sauvegardé le sens du sacré, du discernement et de la « double vue » où l’essentiel demeurait caché et invisible.
Que le regard d’autrui, nous révélant à nous-mêmes, dévoile du même coup nos illusions occidentales et nous incite à l’humilité, c’est-à-dire à une juste mesure de nous-mêmes dans le concert des cultures et des formes de pensée.
Une des étapes du dialogue passe nécessairement par l’exploration des malentendus culturels. Trop d’images stéréotypées, d’illusions, de quiproquos déforment notre regard et notre compréhension de l’autre. Que de mirages et d’éclipses de sens peuplent le cœur de l’Européen que l’on interroge sur son imaginaire de l’Afrique noire !
Le philosophe Wittgenstein s’est attaché à décrire ces situations de méprise provenant d’habitudes et de références, d’usages et de jeux de langage différents, parfois sciemment provoqués, parfois inconscients [5].
Il choisit pour illustrer son analyse la célèbre figure du « canard-lapin ». Selon l’angle sous lequel on le considère, le même dessin représente un canard ou un lapin ; qui voit le canard ne voit pas le lapin et réciproquement. L’illustration révèle bien des illusions et des malentendus interculturels. Et quand il s’agit de construire un monastère et de l’habiter, ferons-nous un monastère-lapin ou un monastère-canard ? Ce qui apparaît aux uns n’apparaît pas nécessairement aux autres sous le même angle. Aussi celui qui veut s’engager dans la voie d’un dialogue fécond et authentique doit s’attacher à lever les ambiguïtés et les équivoques du langage et du comportement.
Les jeux de miroirs
Africains et Européens, nous ne nous regardons pas seulement dans un face à face, mais les jeux de miroirs de la connaissance de soi et de la découverte d’autrui se développent à l’échelle planétaire.
Américains ou Chinois, Occidentaux ou Africains, où que nous allions, l’Univers nous reflète notre propre vision des choses et celle d’autrui. Quelle est la perception des Japonais en Afrique ? Le regard africain sur le comportement des gens dans le métro parisien ? Les religions africaines au Brésil ? Ou encore comment les habitants d’un village chinois, « village de la Paix Éternelle », percevaient-ils, à l’époque de la grande ruée vers l’Ouest, les Américains que les émigrés de Chine localisaient dans la « Montagne d’Or » ? De fines analyses illustrent les surprises et les illusions qui jalonnent leurs relations mutuelles. Retenons simplement cette conclusion d’un paysan chinois :
Ils ont la science, nous avons l’histoire. Ils possèdent la force physique, nous sommes souples et agiles. Ils savent comment construire des machines, nous savons comment nous comporter en société. Ils sont intelligents, mais immatures. Nous sommes à la fois intelligents et mûrs.
De nos jours, chaque image culturelle, chaque comportement spécifique est relayé par les mass-media et diffusé dans le monde entier comme les reflets de miroirs opposés. L’univers de l’homme s’ouvre sur plus de diversité et à la fois sur plus d’unité (diversité biologique et culturelle et principes communs moraux, esthétiques et religieux).
Cette unité et cette diversité à travers les jeux de miroirs des cultures et de leur histoire touchent aussi la vie du moine.
Le monachisme nous vient d’Égypte, d’Israël, de Cappadoce, de Constantinople, de Russie, d’Europe, mais aussi, dans ses racines, de l’Inde, de Thaïlande, de Chine et du Japon. Au prisme des traditions monastiques, le moine africain, surpris des images qu’il y voit, devra y trouver la confirmation de son identité irréductible et unique.
La grâce de la rencontre met en présence des visages. Si la rencontre est vraie, le visage se fait Écoute. L’image se lie à la Parole qui est première. Les Lega disent, de leurs admirables figurines taillées dans l’ivoire, que la sculpture renvoie au proverbe, et le proverbe à l’objet dans un va-et-vient incessant. En Orient, l’icône rend visible l’invisible, mais dans les réalités de la foi, la parole l’emporte toujours sur l’image et la vision.
Le regard interculturel conduit à l’écoute et à la parole. Les Africains l’ont toujours su d’instinct, car toute sculpture est un ensemble de signes qui introduit à une dramaturgie. Et la musique, avec ses possibilités inouïes, exprime à sa manière l’écoute, la parole et l’au-delà de toute parole.
L’écoute et la parole
La parole naît du silence et de l’écoute. De même que la découverte du visage d’autrui suppose l’acceptation du regard de l’autre sur soi, de même le dialogue interculturel commence par l’accueil d’autrui dans le silence et l’écoute. Pour devenir moine, le disciple de saint Benoît est invité à faire silence en lui et à se mettre à l’écoute d’un maître spirituel. La Règle bénédictine commence par ces mots : « Écoute, ô mon fils ».
Il est intéressant pour nous de relever que cette tradition du fils à l’écoute de son père, saint Benoît la trouve dans le livre des Proverbes de la Bible, aux chapitres 1 à 9 ; et la Bible, à son tour, a puisé cette sagesse dans la culture africaine.
Les recommandations d’un père à son fils sont en effet un thème courant de la sagesse égyptienne, personnifiée dans la figure de Maat, la « Justice-Vérité ». L’écoute trouve ainsi sa source dans la tradition orale de l’Afrique et nous conduit aux sources mêmes de la sagesse de la justice, de la vérité et du sacré [6].
Ces principes fondamentaux de la formation monastique appellent cependant de nouvelles exigences dans la relation interculturelle. La première consiste à respecter la langue d’autrui et le génie d’un peuple dont elle est le réceptacle.
La connaissance de la langue
Le génie d’un peuple est vraiment inscrit dans sa langue et aujourd’hui il n’est plus permis à des moines européens de nier cette réalité, en affirmant par exemple : « Nous apportons aux Africains la tradition monastique qui est la nôtre ; ce sera à eux plus tard de l’adapter à leur culture ». Cette affirmation facile est une façon de contourner aujourd’hui le dialogue interculturel et ses implications réciproques en le reportant dans l’avenir. Et pourtant chaque mot, chaque expression reflète la mentalité d’un peuple, et peut, d’une certaine façon, oblitérer son identité quand il est forcé de penser et de s’exprimer dans la langue d’une autre culture.
Quand un Africain dit à son interlocuteur : Je suis avec toi ou qu’il entend dans la liturgie le prêtre nous dire : Le Seigneur est avec vous, l’expression « être avec » revêt un sens fort [7]. Dans les langues africaines, le verbe avoir n’existe pas ; l’homme est avec les choses et les êtres, il ne les possède pas et cette façon de s’exprimer souligne une solidarité et une communion avec l’univers et les êtres que l’Européen est loin de soupçonner.
Pour entrer dans un authentique dialogue interculturel, il faut donc convenir d’emblée de l’importance primordiale de la langue. Celle-ci porte en elle des mots et des concepts qui témoignent du génie particulier d’une culture. Il faut d’emblée reconnaître cette différence fondamentale pour accueillir en soi le tout autre dans ses dimensions essentielles.
La façon dont les expériences des premiers moines d’Égypte ont été recueillies et transmises en Occident est révélatrice à la fois du génie égyptien et de la manière dont l’Occident l’a compris.
Langage et culture
Partons d’un vieux texte monastique africain qui sera traduit plus tard en latin à l’usage des Occidentaux. Nous y trouvons une vision de l’homme marquée par sa culture. L’Afrique a le sens du concret, de la vie, des relations interpersonnelles, des situations. L’Occident a le sens du concept, des idées, des doctrines et d’une systématisation de la pensée. Ainsi, un même texte lu dans des cultures différentes s’est trouvé profondément modifié. Ce vieux texte monastique décrit un conflit qui oppose un moine à sa communauté. Celui-ci fait appel au discernement des Anciens, Paphnuce et Antoine :
Un frère, dans un coenobium, avait été accusé de fornication. Se levant, il se rendit chez Abba Antoine. Et les frères du coenobium vinrent pour le guérir et le ramener ; et ils entreprirent de le convaincre qu’il avait agi ainsi. Mais lui affirmait au contraire n’avoir rien commis de tel. Or, Abba Paphnuce se trouvait là ; et il leur dit cette parabole : « J’ai vu sur la rive du fleuve un homme enfoncé dans la vase jusqu’aux genoux, et quelques hommes, venus lui tendre la main, le firent enfoncer jusqu’au cou. » Et Abba Antoine leur dit à propos d’Abba Paphnuce : Voici un homme véridique, capable de guérir et de sauver les âmes. Alors, remplis de componction à la parole des Anciens, ils firent la métanie au frère et, exhortés par les Pères, ils ramenèrent le frère au coenobium.
Ce qui est premier dans la vision africaine, ce sont les relations d’autorité charismatique qui unissent Paphnuce et Antoine. Le premier prononce une parole de vie : « J’ai vu sur la rive du fleuve un homme enfoncé dans la vase... ». Le second, Antoine, confirme l’autorité spirituelle de Paphnuce : « Voici un homme capable de guérir et de sauver les âmes ».
Ici, la vie précède la doctrine et ces événements de vie relus par les Anciens à la lumière de l’Évangile ont été conservés dans des recueils qui portent le nom de Collections Alphabétiques et Collections Anonymes. Ces termes expriment bien que les Apophtegmes étaient conservés sous le nom de la personne qui les avait engendrés (Antoine, Paphnuce, Macaire, Poemen...) et, par conséquent, classés par ordre alphabétique. Les Collections Anonymes regroupent les textes d’Anciens dont on a perdu l’identité.
Traduits en grec et en latin entre 526 et 556 par les futurs Papes Pélage, encore diacre, et Jean, sous-diacre, ces textes sont repris dans la culture occidentale. On commence par changer le titre des recueils qui deviennent des Collections systématiques, comprenant 1200 textes classés en vingt-et-un chapitres.
Ces chapitres se répartissent par thèmes : obéissance, humilité, pauvreté... L’intention des compilateurs est d’en faire surgir une doctrine, de baliser les étapes de la croissance de l’homme selon l’Esprit de Dieu. Les relations interpersonnelles et la vie qui habitent ces textes passent à l’arrière-plan ; ce qui est premier pour les Latins c’est l’enseignement, la doctrine qui seront répercutés à leur manière par Cassien.
Cet exemple suffit à révéler l’importance de la langue et du langage dans une culture déterminée. L’écoute interculturelle exige le respect de ces valeurs conscientes et inconscientes qui habitent l’âme d’un peuple. Saint Benoît développe dans le Prologue de sa Règle une psychologie de l’écoute. Ce processus va de l’attention toute extérieure de celui qui prête l’oreille à l’écoute de l’« oreille du cœur » pour que le moine mette joyeusement en pratique ce qu’il a entendu.
Lectures africaines des traditions bibliques
Les cultures traditionnelles de l’Afrique noire ont d’emblée intégré à leur perception de l’univers le sens du mystère, des forces qui dépassent le monde visible et l’idée même de Dieu. Considérant l’homme comme un homo religiosus, s’appuyant sur deux sources fondamentales de la connaissance, la mémoire et l’intuition personnelle, elles ont été, dans l’histoire de l’humanité, des chemins de la Révélation divine. Évoquons brièvement quelques traditions africaines qui apparaissent comme des archétypes de l’univers biblique :
- Le statut même de la parole dans les traditions orales. Cette parole est vivante et dynamique lorsqu’elle est annoncée le soir, au coin du feu, dans l’assemblée du village. Elle redonne vie et prolonge les symboles fondateurs de la vie même du groupe humain.
- L’importance accordée aux relations humaines, à la référence paternelle ou maternelle, à la famille, au sang, à la vie.
- De façon plus significative, les analogies troublantes rencontrées dans de nombreux textes bibliques. Par exemple : le récit de la création, le mythe de la tour de Babel, les récits des pasteurs peuls et masaï racontant comment Jacob, aidé par sa mère, reçut la bénédiction d’Isaac et hérita du droit d’aînesse d’Esaü, et comment les fils de Jacob vendirent leur frère Joseph et furent sauvés par lui. Fondamentalement, des traditions relient les Pasteurs peuls aux traditions sémitiques abrahamites.
Inculturation
« Le fossé entre l’Évangile et la culture est sans doute le drame de notre époque », a écrit Paul VI. Non seulement les chrétiens forment une minorité, mais « les critères de jugement, les valeurs déterminantes, les points d’intérêt, les lignes de pensée, les sources inspiratrices et les modèles de vie de l’humanité sont en contraste avec la parole de Dieu et le dessein du salut [8] ».
Les relations interculturelles, dans la société et dans l’Église, nous poussent aujourd’hui à devenir des hommes qui connaissent plusieurs cultures et y participent. De nouvelles possibilités s’ouvrent ainsi à l’homme. Entrer en dialogue avec plusieurs cultures ne peut qu’aider l’homme à mieux se connaître et à découvrir la pleine mesure de sa vocation dans le plan de Dieu [9].
Intérêt et profondeur de la rencontre
Face aux exigences de l’inculturation pour une vie monastique en Afrique noire, l’intérêt et la profondeur de notre rencontre se situent entre deux pôles : le moine dans sa recherche de Dieu et l’accueil de l’hôte qui survient. Ces deux pôles sont sacrés et entre les deux apparaît un étonnant parcours initiatique dont saint Benoît nous livre le secret.
Ne rien préférer à l’amour du Christ
Saint Benoît invite le moine à ne rien préférer à l’amour du Christ. Telle est bien l’exigence de l’Évangile où toute valeur culturelle demeure sans cesse subordonnée au mystère révélé. Dieu est Dieu, au-delà de toute image et Jésus est l’Image du Dieu invisible. Ici encore, les Africains, dans leur écoute du sacré et du mystère, nous ont précédés.
Saint Benoît cependant, dans sa préférence pour le Christ, témoigne d’un immense respect pour les relations humaines, le travail et la culture : « Prie et travaille au milieu de tes frères ». Cette inculturation appelle de nouvelles exigences à la lumière des traditions et des situations africaines. Plus le moine sera un homme de Dieu, plus il sera libre d’incarner le message chrétien dans sa propre culture, mais cela suppose qu’il reste pleinement fidèle à ses racines profondes sur le chemin initiatique qui lui est proposé.
Le parcours initiatique
Abordons le parcours initiatique que nous propose saint Benoît en considérant le monastère de Praglia, à quinze kilomètres de Padoue. Quatre grandes étapes jalonnent l’initiation du moine et ces étapes sont admirablement inscrites dans l’architecture qui reflète la dynamique du chemin à parcourir.
Le lieu le plus protégé du monastère, c’est le cloître de la vie personnelle, comprenant l’ensemble des cellules, celles des plus jeunes au rez-de-chaussée, celle des profès solennels au premier étage, comportant un cloître double favorisant la circulation.
Vient ensuite au centre du monastère le cloître de la vie commune qui recueille et oriente le parcours des moines vers les grands lieux communautaires traditionnels : église, chapitre, réfectoire et salle de récréation.
Entre ces deux cloîtres, se trouve, en saillie, un lieu privilégié d’ouverture vers la montagne : c’est le belvédère méditatif.
Le troisième cloître est celui de la « solidarité ». Il prolonge le petit hall d’entrée du monastère, la porterie, les parloirs, la boutique. On y trouve aussi l’économat et une salle de conférence. C’est le cloître botanique offert aux visiteurs de passage.
Enfin, le dernier cloître, avec son vaste préau, est celui de l’hospitalité. Il abrite le logement des hôtes, l’infirmerie et un centre de congrès.
Ces lieux, qui forment ensemble le monastère, constituent un étonnant parcours initiatique. Le moine et l’hôte le parcourent en des sens inverses : du silence devant Dieu jusqu’à l’hospitalité et de l’hospitalité jusqu’à partager cette recherche de Dieu. Le moine doit s’initier ainsi à la véritable solitude devant Dieu, il doit apprendre à vivre en homme de communion, à s’ouvrir concrètement sur l’Église et sur le monde, à pratiquer largement l’hospitalité. Il doit apprendre la compassion et la patience (infirmerie), la prière (église, oratoire, cloître). Il s’initie à l’écoute des autres et à la prise de la parole (chapitre), à la lecture et au métier d’écrire (bibliothèque), à la convivialité de la table et du repas, à l’affabilité (salle de récréation) et au travail (ateliers).
À chaque moment et dans le parcours global que lui propose la tradition monastique, l’initiation proposée le conduit à la méditation, à la marche en avant, à dilater son cœur pour courir le chemin que Dieu lui montre.
L’hôte
Dans son initiation à l’accueil, saint Benoît récapitule le meilleur de la tradition chrétienne occidentale. Dans le beau chapitre 53 de la Règle bénédictine, l’hôte est accueilli comme le Christ, conduit à l’oratoire, honoré par l’abbé et les frères, tout spécialement dans les pauvres et les pèlerins, car c’est en eux surtout que le Christ est reçu et servi.
Nous y trouvons deux traits fondamentaux de tout accueil, et par conséquent de tout dialogue interculturel : l’hôte est reçu pour lui-même, l’hôte est conduit à l’oratoire.
L’accueil de l’hôte implique un immense respect d’autrui dans son irréductible différence. L’hôte n’est pas moi-même ; il n’est pas « chez lui » : il est toujours plus étranger à moi-même que je ne le pense. Et l’acceptation de cette différence, notamment dans le dialogue interculturel, est le meilleur chemin pour que l’hôte soit reconnu pour lui-même et que simultanément je puisse à mon tour être et devenir moi-même.
Saint Benoît invite le moine à conduire l’hôte à l’oratoire. L’hôte est sacré. Plus encore, ensemble, lui et moi, nous entrons dans le mystère même de l’accueil qui trouve sa source en Dieu-Hôte. Dans un merveilleux tableau, Chagall a peint la scène de Mambré où Abraham s’empresse d’accueillir chez lui l’Étranger qui se présente à l’entrée de la tente, au plus chaud du jour, sous la forme de trois anges (Gn 18,2). La tradition chrétienne a vu dans l’apparition de ces trois anges l’image même du Dieu-Trinité. Chagall est un des rares peintres à représenter les trois anges de dos. J’y découvre l’immense respect d’un peintre pour Dieu que nous ne pouvons voir sans mourir – Dieu irréductiblement différent – ; j’y découvre aussi l’icône même de l’accueil monastique et de l’accueil interculturel parce que Dieu et l’hôte ne font qu’un ; j’y découvre surtout combien l’hôte et moi-même, nous avons chacun à nous laisser accueillir par Dieu et combien cette voie de l’hospitalité, qui inclut la dimension religieuse de l’être, demeure l’archétype de tout dialogue culturel [10] et un extraordinaire signe d’évangélisation.
Conclusion
De la recherche de Dieu à l’accueil de l’hôte, la tradition monastique nous offre un merveilleux chemin d’initiation chrétienne. Ce chemin ne peut ignorer les exigences du dialogue interculturel.
Le griot a chanté la grâce de la rencontre, il a révélé les malentendus et les richesses d’un véritable face à face, il a souligné l’importance de la langue et de la culture dans l’Écoute et la Parole et relevé l’intérêt et la profondeur de la rencontre. À sa manière, l’Église, dans ses sacrements et ses traditions, reprend ces quatre dimensions : mise en présence de l’essentiel, par la grâce de Jésus Christ, l’amour de Dieu le Père et la communion de l’Esprit Saint ; elle nous met face au Dieu de toute miséricorde, nous fait entendre la parole de vie, commentée ensuite dans notre culture et enfin, elle nous nourrit de cette présence qui nous transforme et nous introduit dans les réalités du Royaume à venir.
Les quatre dimensions du dialogue interculturel, dans une mystérieuse connivence, se fondent sur les quatre dimensions de l’initiation chrétienne dans la liturgie et dans la vie. En serons-nous surpris ? La tradition monastique y trouvera ses propres chemins de vie et d’inculturation. Il peut devenir une belle caisse de résonance d’une foi enracinée dans la culture et l’Église locale.
L’hôte de Mambré était l’image des trois Personnes divines. Et si le griot, à sa manière, préfigurait déjà celui qui est le Chemin, la Vérité et la Vie ?
Monastère Saint-André
Allée de Clerlande 1
B-1340 OTTIGNIES, Belgique
[1] Monsieur et Madame Soundioulou Cissoko-Kouyaté, lors du colloque de Transcultura à l’Université de Bologne en septembre 1988.
[2] Voir Connaissance et Réciprocité, Actes du Colloque organisé par l’Institut International pour une Connaissance Réciproque des Civilisations, Transcultura, Louvain-la-Neuve, 25-27 mai 1987, Presses Universitaires de Louvain (U.C.L.) CIACO éditeur, 1988, 21 sv.
[3] Ibidem.
[4] W. Fagge, « De l’art des Yoruba », dans Présence Africaine, 1951, 100-101.
[5] Voir Alain Le Pichon, « Raison poétique, raison nomade », dans Connaissance et Réciprocité, op. cit., 98.
[6] Les « Conseils d’un père à son fils » ont été retrouvés également dans un texte akkadien d’Ugarit en Asie mineure. Mais les références les plus évidentes viennent d’Égypte. Voir Cahiers Évangile, n° 28 et Supplément au Cahier 46, « Sagesse de l’Égypte ancienne ».
[7] Matungulu Otene, Être avec. Heurts et lueurs d’une communion, Lubumbashi, 1981.
[8] Exhortation Apostolique Evangelii Nuntiandi, 20.
[9] Question abordée dans un rassemblement des Bénédictins italiens sur la « Médiation culturelle du monachisme », cité par le Père Abbé Primat Dammertz (voir note 4, ci-dessus). Voir aussi Monseigneur Tshibangu, La théologie africaine. Manifeste et Programme pour le développement des activités théologiques en Afrique. Éditions Saint-Paul Afrique, Kinshasa, 1987.
[10] Pierre de Béthune, « Réflexions sur l’hospitalité interreligieuse », dans Bulletin du Secrétariat pour les Non-chrétiens, 1988 - XXIII/1, n° 67, 49-67.