Les rites et la télévision
Guy Martinot, s.j.
N°1989-6 • Novembre 1989
| P. 349-362 |
L’action rituelle ne trouve-t-elle pas dans le spectacle médiatique son dernier avatar ? Mais l’expérience religieuse se suffit-elle des mythes et des rites que nous offre par exemple la télévision ? L’analyse va ici aux racines des perversions et des chances d’un univers que le réalisme eucharistique, la prière et la pratique sacramentelle peuvent vraiment humaniser.
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Dans notre monde industriel, et même dans nos communautés religieuses, beaucoup de rites ont disparu ou disparaissent. Simultanément, la télévision occupe de plus en plus de temps et prend de plus en plus d’importance. Après avoir développé un peu cette constatation, nous voudrions, dans cet article, nous demander si la télévision ne devient pas le rituel majeur. Mais dans quelle mesure est-elle capable d’assurer ce relais ? Pour le savoir, nous chercherons quel est le sens profond du rite. Et comme Jésus Christ, et l’Église à sa suite, sont apparus comme bouleversant la pratique rituelle, la question de la fonction rituelle de la télévision sera posée alors plus précisément pour les rites et les sacrements chrétiens.
La télévision dans les communautés religieuses
La « consommation » de télévision dans les communautés religieuses est fort variable suivant les maisons. Dans certains groupes, elle est pratiquement inexistante, ailleurs, elle rejoint ou dépasse la consommation moyenne en Europe, deux heures par jour, ce qui est encore de loin inférieur à la moyenne aux États-Unis, où le téléviseur fonctionne six heures par jour. La pratique varie aussi suivant les personnes : tel religieuse ou religieux restera devant le téléviseur jusqu’à la fin des programmes, alors que tel autre n’y sera pratiquement jamais.
Simultanément, nous pouvons remarquer que les rites liturgiques ou communautaires sont en recul : moins de célébrations du Carême ou de la Toussaint, moins de fêtes communautaires ou d’anniversaires. Pour certaines communautés, le journal télévisé est devenu le seul rite imprescriptible, le seul « office » qui rassemble toute la communauté dans un silence respectueux. Certaines émissions de prestige sont suivies comme des « grands-messes ».
Cette disparition ou cette mutation des rites peut avoir, croyons-nous, de profondes conséquences pour un groupe humain. Une sentence juive montre bien l’importance sociale du rite : « Ce n’est pas Israël qui garde les rites, mais les rites qui gardent Israël ». La vie religieuse a été marquée par la crise de la démythologisation, la « déritualisation » qui lui succède pourrait avoir des conséquences aussi importantes. C’est pour voir comment réagir dans nos communautés que nous voudrions maintenant étudier de plus près ce qu’est le rite.
Le rite : « une chose trop oubliée »
« Qu’est-ce qu’un rite ? » demandait le Petit Prince au renard. « C’est aussi quelque chose de trop oublié », répondait celui-ci, « c’est ce qui fait qu’un jour est différent des autres, une heure des autres heures ». C’est ainsi, par exemple, qu’en observant le repos rituel du dimanche nous le différencions des autres jours de la semaine. Mais le rite peut aussi fonctionner dans l’autre sens : entourer un événement imprévu de gestes stéréotypés pour en amortir le choc, par exemple les rites qui entourent la mort dans toutes les civilisations.
Cet amalgame de répétition et de nouveauté, première caractéristique du rite, rejoint la psychologie profonde de l’homme qui ne peut supporter ni la monotonie ni l’agression de l’imprévu. Comme le faisait dire Paul Claudel à un de ses personnages dans le Soulier de Satin : « Nous voulons du neuf, nous voulons du neuf... qui soit semblable à l’ancien ! » Gustave Le Bon, dans sa Psychologie des foules, note bien que nombre de gouvernements se contentent « d’habiller de mots nouveaux la plupart des institutions du passé [1] ». C’est la répétition d’un geste, créant l’habitude, qui est à la base de tous les apprentissages et même de la nouveauté : « Je n’ai pas eu le temps de préparer assez pour improviser », annonçait avec humour un orateur anglais. Rite et rire ne sont pas éloignés l’un de l’autre ; Henri Bergson définissait le mécanisme du rire comme du mécanique plaqué sur du vivant. Ce mélange de répétition et de nouveauté est probablement la manière dont l’homme est capable de vivre la liberté et son histoire. Nous le retrouvons d’ailleurs dans la nature où les jours et les nuits se succèdent selon un rythme sans surprise, mais où une belle journée ensoleillée reste toujours imprévisible. La plupart des rites s’appuyaient sur un cycle naturel, souvent celui des saisons. Actuellement, dans un marché d’abondance, il n’y a plus de période de disette et, grâce aux facilités de transport, la plupart des aliments sont disponibles en toutes saisons.
La « gratuité » est une seconde caractéristique du rite. C’est un geste qui ne « sert à rien » ou, plus exactement, dont l’utilité n’est pas contrôlable et mesurable. Il rattache l’homme à cet essentiel dont Saint-Exupéry écrivait qu’il est invisible pour les yeux. Il se réfère symboliquement à un au-delà qu’expriment les mythes. Il est ainsi une des rares démarches qui ouvrent un horizon au-delà de la mort. Les vestiges de rites qui nous restent, vacances, soldes, fête du travail, fête des mères, saint Nicolas, Nouvelle Année ou même Noël perdent de leur signification, car ils sont récupérés commercialement ou politiquement.
L’action rituelle est aussi unifiante des différents niveaux de l’existence humaine. Nous venons de le voir pour le temps. Mais il unifie aussi le groupe humain parce qu’il est un signe, un code de reconnaissance et d’appartenance : les militaires se saluent et les chrétiens font le signe de la croix. Parce que les rites sont transmis de génération en génération, ils unifient les hommes à travers l’histoire. Parce que le rite est actif et physique, manger, marcher, chanter, danser, il unifie le corps et l’esprit. Gustave Thibon, dans un de ses derniers écrits [2], cite la pensée de Pascal : « Prenez de l’eau bénite, cela vous abêtira et vous croirez », autrement dit la pratique rituelle entraîne l’adhésion de la foi. On croit à ce qu’on pratique, on croit à l’étoile tant qu’on marche vers elle. Cela n’est pas uniquement négatif, car le corps donne à l’esprit une stabilité, mais il faut aussi des temps d’arrêt, de contemplation pour orienter la pratique.
C’est en approfondissant ces caractères unifiants et actifs du rite que nous découvrirons maintenant toute sa signification religieuse.
Le rite et l’expérience religieuse
La religion n’est pas vécue d’abord par les idées, les concepts ou les images ; c’est dans l’activité rituelle, ou plus exactement dans le caractère rituel de toute activité, que l’homme découvre le sens et l’unité de sa vie constamment déchirée par la mort. Par le rite, en effet, l’homme peut « agir » le sacré et entrer en harmonie non seulement avec lui-même, mais avec la société, son environnement et même l’au-delà. Le rite religieux fondamental, c’est le sacrifice qui ne consiste pas à « rendre sacré » mais à « faire le sacré ». L’action sacrée par excellence, c’est le repas dans lequel l’homme ressource sa vie à ce qui lui est donné par la nature. Cette nourriture donnée lui fait pressentir que sa vie même, dont l’origine lui échappe, est un don. Parce que le repas devient partage, il découvre qu’il ne peut recevoir le don de la nourriture qu’en entrant dans cette générosité du don. Il fait ainsi, de manière dynamique et indistincte, l’expérience de Dieu créateur. Parce que c’est dans son action que l’homme fait l’expérience de cette transcendance, il peut être tenté de l’utiliser à son profit par une démarche magique. La fonction du mythe, par rapport au rite, sera de distinguer plus nettement l’action divine de l’action humaine. Cette distinction comporte un risque d’idolâtrie qu’une démarche rationnelle écartera.
Nous avons ainsi décrit brièvement [3] comment par les rites, les mythes et le langage rationnel, vécus socialement, l’homme découvre une « matrice » qui non seulement lui permet de subsister matériellement, mais alimente aussi son esprit et son cœur. Toutefois, il découvre aussi qu’il est personnellement une conscience individuelle neuve et originale, qu’un simple déterminisme social ne peut engendrer. La société est à la fois le lieu où l’on naît et le lieu d’où l’on naît. En d’autres termes, ce caractère maternel de la société renvoie à une mystérieuse paternité. En la reniant, la société se clôt sur elle-même et devient incapable de rassembler ses membres, vivants ou morts, sans les écraser et les confondre.
C’est l’expérience que vit l’homme dans un repas partagé et précédé de la prière. En découvrant qu’il reçoit sa nourriture de la nature, il est amené à reconnaître sa vie comme un don de Dieu et cet amour gratuit de Dieu lui apprend à partager tout ce qu’il reçoit. Mais il ne vit pas seulement de la nature ; le pain, le vin sont le fruit du travail des hommes. Il est porté par tout un organisme dont il n’est pas seulement un membre soumis. Dans sa liberté, il découvre qu’il est la fin et le sens de ce corps social qui le fait vivre. Mystère de la personne qui se découvre à l’image de Dieu.
Cette expérience rituelle fondamentale peut-elle se vivre par les médias ? Il y a une grande différence entre la participation directe et l’expérience télévisuelle : assister à la retransmission d’une messe lors d’un voyage du Pape ou y participer dans la foule. Lorsqu’on veut participer sur place, il faut se décider, souvent on n’y va pas seul, il faut faire l’effort de se rendre sur place, risquer les bousculades, attendre, affronter la pluie ou la chaleur, être pris dans la foule, courir le risque, même minime, d’un attentat ou d’une bousculade ; tout cela est fatigant, prend du temps et coûte de l’argent. Alors que pour suivre le « même » événement à la télévision, il suffit de s’asseoir et de pousser un bouton pour allumer ou éteindre le téléviseur.
À travers tout cela, l’homme découvre que, dans une situation vécue, sa présence et son action peuvent modifier le cours des événements : avec le Pape, c’est la foule des fidèles qui constitue l’événement. Alors que, lorsque nous suivons une émission de télévision ou une projection de film, nous pouvons être affectivement aussi engagés que si nous étions présents, tout en sachant que nous n’avons pas de prise sur les événements, soit qu’ils se déroulent à distance, soit qu’ils soient présentés en différé. Confrontés à une souffrance, nous ne pouvons intervenir. Lorsqu’un homme vit cette expérience plusieurs heures par jour à longueur d’années, il finit par transposer cette attitude d’impuissance dans la vie ordinaire en renonçant à l’action même lorsqu’elle est possible. On assiste en spectateur à un accident de la circulation, on ne dit pas la vérité en face d’une injustice et on n’en est que plus révolté contre celui qui nous semble responsable, la société, l’État, Dieu. Peu importe ce que nous ressentons ou voulons, tout se déroule comme si nous n’existions pas. Ici l’existence ne nous est plus donnée dans une action sacrée, mais niée dans une fiction. L’homme alors n’est plus tenté d’utiliser la puissance de Dieu par la magie mais de se suicider dans sa révolte. Lorsque ce sont les médias qui relaient les rites, l’homme peut donc être privé de cette action du sacré par laquelle il faisait l’expérience indistincte de Dieu. Les mythes qui naissent de cette existence avortée, de ces pseudorites, ne sont que des fictions à jeter après usage, au gré des modes et des sondages. Rites et mythes ne sont plus transmis de génération en génération pour les rendre solidaires, au-delà des prises de conscience personnelles.
Cette analyse peut paraître trop pessimiste pour les médias et idéaliser les rites ; il y a aussi dans le rite tout un aspect de pesanteur sociale. C’est en dégageant des conclusions pratiques, après avoir envisagé le rite à la lumière de l’évangile, que nous pourrons apporter plus de précisions. Avant d’y arriver, il est utile de voir, par deux autres exemples, comment la télévision reprend la fonction des rites.
Westerns et policiers
Comment ce genre d’émission distrayante peut-il avoir une fonction rituelle ? Les hypothèses de René Girard peuvent nous le révéler. Pour cet auteur, on s’en souvient, c’est la mimèsis qui est à la base de l’agir humain. Selon lui, l’homme n’agit pas, comme le prétendait Marx, parce qu’il a besoin d’un objet, mais il imite celui qui possède un objet. Il veut être heureux comme celui qui possède cette maison ou cette voiture et il croit que c’est par la possession de cet objet qu’il y arrivera. Si Marx était le penseur social d’une période d’industrialisation, Girard est bien celui de la production en série, de la publicité et de la société duale. De modèle, le prochain devient rival pour la possession de l’objet convoité et la violence se développe en chaîne par contagion. Toutefois, lorsque cette violence menace son existence même, le groupe va se chercher un « bouc émissaire » ; il faut que ce soit quelqu’un qui fasse partie du groupe, pour qu’on puisse lui endosser la responsabilité collective, mais en même temps, il doit s’en distinguer par une caractéristique qui lui appartienne en propre : être immigré, handicapé, leader, en sorte que cette responsabilité ne s’étende pas aux autres membres du groupe. En l’excluant ou en le mettant à mort, le groupe retrouve dans la complicité sa cohésion perdue. Par une ambiguïté fondamentale, le bouc émissaire apparaît donc comme sacré : il est à la fois maléfique, car il est considéré comme responsable de la violence qui a menacé le groupe, et bénéfique, car c’est par lui que la « paix » est revenue. La fonction des rites sera, dans de nombreuses civilisations, de commémorer ces événements en rappelant le risque toujours présent d’un déchaînement de violence et en occultant progressivement, par l’autojustification, l’injustice fondatrice.
N’est-ce pas la fonction des westerns et des policiers ? Toute la violence de la conquête de l’Ouest, le massacre des Indiens et le mythe du bon cow-boy. Ou, plus proche de nous, toute la violence des structures économiques d’exclusion, la poursuite et l’arrestation du malfaiteur, la paix sociale retrouvée par l’emprisonnement.
Mais n’est-il pas paradoxal de prétendre enrayer la violence née de la mimèsis par une forme de mimèsis qu’est le spectacle ? René Girard est bien conscient de la difficulté : « Il n’y a pas de mimèsis innocente, de mimèsis sans danger. On ne peut pas singer la crise des doubles comme le font les rites sans courir le risque de la violence véritable [4] ». Le drame du Heysel nous en a donné une tragique illustration : l’affrontement entre pays, mimé par le jeu de football, a dégénéré en violence véritable. René Girard estime que, lorsque la violence renaît dans les rites, elle cessera d’être mimèsis d’appropriation pour devenir mimèsis d’antagonisme. En d’autres termes, elle oublie l’objet pour se concentrer sur une personne que le groupe éliminera. C’est ce qui s’est passé au Heysel et s’est peut-être poursuivi dans le procès.
René Girard a, par ailleurs, montré que ces mécanismes victimaires n’opèrent plus bien à partir du moment où le christianisme en a dévoilé le fonctionnement caché. Les rites, et les médias à leur suite, couvrent beaucoup d’injustices sur lesquelles la société est fondée. Les mettre au jour peut être déstabilisant si d’autres bases ne sont pas offertes. Avant de les envisager à propos des rites chrétiens, nous pouvons encore découvrir un autre exemple de relais de rites par la télévision.
Accidents et catastrophes
C’est Jean Cazeneuve qui a mis en lumière l’aspect rituel de tous ces événements sanglants présentés aussi bien dans les fictions que dans l’information télévisée [5]. Selon lui, l’homme primitif cherchait, par le système de rites et de tabous, à exorciser sa peur de la nouveauté, sa difficulté à vivre sa liberté. Car si tout homme veut être libre, il craint encore plus la responsabilité qui en découle. Il va donc entrer dans un système de rites, de tabous, qui le dispense d’affronter continuellement le risque de la nouveauté. Paradoxalement, il aura tendance à voir, dans celui qui ose enfreindre ces règles, un représentant de la puissance divine sur laquelle il fonde son système. Dans de nombreuses civilisations primitives, l’homme écarte comme impur, tabou tout ce qui est accidentel, imprévu, marqué par le sang et le feu, mais il considère le sorcier qui enfreint ces règles comme relié à la puissance divine.
Dans les médias, la télévision en particulier, l’homme moderne retrouverait cette antique fonction rituelle. Ce qui est tabou dans les civilisations primitives, accidents, meurtres, catastrophes, est fréquemment présenté à la télévision. Est-ce parce que l’homme moderne aurait vaincu ses peurs ancestrales ?
Non, car en réalité, comme le fait remarquer Jean Cazeneuve : « L’humanité se donne seulement l’illusion de maîtriser son historicité par le spectacle des assassinats, des hold-up, des inondations, des massacres, des collisions meurtrières, des accidents d’automobiles, des chutes d’avions. En fait, il ne s’agit que de la menue monnaie de l’histoire et c’est le résidu ou la caricature de la liberté humaine qui nous est livrée par l’information spectaculaire. L’inversion du tabou est un moyen pour les sociétés prométhéennes d’accepter le rôle angoissant de la condition humaine grâce à la transformation du numineux (le sacral) en spectacle [6] ». La glace de l’écran protège encore plus sûrement qu’un système de tabous. Ces nouveaux magiciens apparaissent à l’écran avec les hommes d’État, garants d’un ordre qui peut tout intégrer. Il y a bien sûr de grandes différences entre l’homme primitif qui vit ses rites et tabous en ayant recours à un sorcier et l’homme moderne devant son téléviseur, mais l’un comme l’autre cherchent les moyens d’assumer sans risque leur liberté et l’incertitude de leur existence.
Les rites et la télévision
Ces exemples de fonction rituelle reprise par la télévision font apparaître l’appauvrissement qui en découle. S’il garde son caractère répétitif, le rite n’est plus ni gratuit ni unifiant. L’utilisation de l’image, le caractère spectaculaire comportent d’importantes limites. Beaucoup d’auteurs ont attiré l’attention sur ce caractère « mortifère » de l’image qui stérilise l’invention et la liberté en les braquant sur une copie dégénérée de l’être [7]. L’électronique offre une surprenante parabole de cette dégénérescence dans ce qu’on appelle l’accrochage ou l’effet Larsen. Lorsqu’un micro est placé dans la zone de diffusion d’un hautparleur, celui-ci se met à siffler. Le son, repris en boucle, vrille à l’aigu. C’est bien ce qui se passe dans le système du spectacle : les informations sont reprises parce qu’elles sont à la mode et elles se dégradent de plus en plus. À la limite, ce sont des « pseudo-événements » qui n’ont de réalité que par l’ampleur de leur diffusion.
Lorsque le spectaculaire devient prépondérant, un glissement s’amorce vers l’idolâtrie combattue par tous les prophètes parce que, dans la Bible, Yahwé se révèle comme le tout-autre dont on ne peut faire aucune image. C’est en Lui que toute différence est respectée.
Est-ce à dire que les médias sont totalement inaptes à reprendre certaines fonctions rituelles ? Il est trop tôt pour le dire. Il a fallu des siècles pour passer, du geste d’un chasseur affamé qui mordait dans sa proie, aux rites du repas. Il est permis d’espérer qu’avec le temps l’usage des médias s’humanisera et que l’interactivité entre émetteur et récepteur offrira des possibilités d’action.
Pour aller dans ce sens, il est possible de développer pour les médias des comportements comparables à ceux qui humanisèrent les repas. Comme il existe des traditions de jeûne, Carême ou Ramadan, il faudra trouver des périodes de jeûne télévisuel. Pour les repas, il existe un rythme horaire et toute une politesse ; pour la télévision aussi, il est possible de fixer des modes d’usage qui humanisent les instincts. Dans la cuisine, en passant « du cru au cuit », se fait toute une appropriation de la nourriture ; caméras et magnétoscopes permettront une transformation analogue de la matière télévisée. Il est très utile dans les communautés religieuses d’avoir un choix de quelques très belles vidéocassettes et d’organiser une tournante avec d’autres communautés. Inviter des amis pour suivre ensemble une belle émission choisie pour eux, éteindre la télévision pour donner le temps de digérer, voilà quelques rites sociaux à mettre en pratique. C’est par la bénédiction et l’action de grâces que le repas trouve tout son sens ; des médias aussi la prière peut faire des lieux de célébration.
Jésus Christ et les rites
Dans l’Ancien Testament, les rites sont souvent institués pour commémorer l’intervention de Yahwé : parce que Yahwé t’a donné la victoire, parce qu’il t’a délivré, tu élèveras un autel, tu célèbreras une fête, tu prendras un repas. Nous voyons que, d’une part, Jésus observe ces prescriptions, il n’est pas venu abolir mais accomplir : il est circoncis, il fait le pèlerinage à Jérusalem, il va à la synagogue, il prend le repas de la Pâque. Mais, d’autre part, il se montre très libre : il défend ses disciples qui ne jeûnent pas ou qui cueillent des épis le jour du sabbat, il met en question les purifications rituelles, il guérit le jour du sabbat. La réponse qu’il donne à ce moment est éclairante : « Le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat [8] ». Par cette réponse, Jésus libère l’homme de la contrainte sociale du rite, celui-ci n’a d’autre raison d’être que l’amour de la personne pour Dieu et les autres.
Jésus ne supprime pas les rites, malgré toutes les déviations possibles, il institue de nouveaux rites qui accomplissent les anciens. Au cours d’un repas-rite, sacrifice fondamental – au cours du repas de la Pâque – mémorial de la libération d’Égypte – Jésus, sachant que tout pouvoir lui a été remis par le Père, qu’il vient du Père et retourne auprès de lui, Jésus prend du pain, dit la bénédiction, rompt le pain en signe de sa mort et pour le partager entre tous, et dit : « Ceci est mon corps livré pour vous ». De même, il prend la coupe de vin, la fait passer à ses disciples et dit : « Ceci est la coupe de mon sang, le sang de l’Alliance nouvelle et éternelle qui sera versé pour vous et pour la multitude pour le pardon des péchés. Vous ferez cela en mémoire de moi [9] ». Jésus crée un nouveau rite qu’il nous demande de garder. Mais ce rite n’est pas uniquement symbolique : quelques heures plus tard, ce corps va être livré et ce sang versé pour nous : il accomplit ce qu’il signifie. L’Eucharistie, comme le sabbat, est pour l’homme, « pour vous » : Jésus donne sa vie aux hommes qui la prennent. C’est bien la volonté du Père et la logique de l’incarnation.
C’est parce qu’il est physique, incarné – ceci est mon corps –, que le don de l’Eucharistie est réel pour les hommes. Il est donc accompli une fois pour toutes : Jésus meurt parce qu’il a donné sa vie. L’efficacité de ce rite ne tient plus à un mythe ou à une conception cyclique du temps mais à la foi et à l’amour qui nous unissent à Jésus mort et ressuscité. Dieu agit divinement « dans les limites humaines ». Le réalisme de l’action de Dieu dépend d’un peu de pain, d’un peu de vin, d’un prêtre ordonné, d’une foi humaine qui l’accueille. En recevant le corps livré par amour, nous sommes entraînés à nous livrer aussi, comme la nourriture reçue de la nature nous apprenait à partager.
Ce n’est pas notre image ou notre esprit qui meurent, mais notre corps ; le réalisme du rite eucharistique dépend de cette communauté corporelle, d’une communauté de destin où mort et vie peuvent être partagées.
Télévision et rites chrétiens
C’est ce réalisme communautaire de l’incarnation qui manque à tous les ersatz rituels que les médias peuvent offrir. Le cinéma, par exemple, reprend la fonction du sacrement de réconciliation. Le spectateur quitte son « chez-soi » pour un lieu public, il paie sa place et sera introduit par une ouvreuse dans un lieu obscur où toute son attention va se concentrer sur un écran lumineux. Quitter, expier, se rassembler, passer par une médiation, entrer dans l’obscurité pour découvrir la lumière, voilà autant d’éléments qu’on retrouve dans les rites de pardon. Dans l’obscurité, le spectateur va être délivré de son passé en s’identifiant à un acteur. Quel que soit son passé, il sera pendant deux heures jeune, beau, riche et courageux. Mais les lumières vont se rallumer, les ombres s’évanouir et la foule se disperser en silence.
La radio et la télévision sont aussi des pseudo-sacrements de la présence, une « téléprésence réelle [10] ». Un des slogans de Radio Télé Luxembourg n’était-il pas : « Jamais seul avec RTL ! » Par la prière, devant le Saint Sacrement, nous parlons à Dieu et il nous écoute en silence. La radio ou la télé nous parlent continuellement sans nous écouter. Elles ne peuvent que nous offrir l’illusion d’une présence.
Les faux espoirs qu’ont éveillés les « évangélistes des ondes », les scandales dans lesquels ils ont été impliqués, aux USA d’abord, puis ailleurs, montrent bien le danger des rites médiatiques pour l’évangélisation. Ce qui distingue, entre autres, leurs émissions des retransmissions des voyages du Pape, ce sont les liens avec une communauté locale ancrée dans une tradition.
Que faire ?
Nous avons constaté que, dans de nombreux cas, les médias sont utilisés pour répondre à des besoins que les rites satisfaisaient autrefois. Comme ils sont incapables de remplir ces fonctions et que, par conséquent, le besoin persiste, la consommation de médias gonfle. La télévision est rarement mauvaise quand on la regarde un peu, mais lorsque certaines personnes passent jusqu’à dix ans de leur vie devant le petit écran, c’est grave ! Il faut chercher le moyen de répondre dans une communauté vivante aux besoins qui se manifestent ainsi.
En distinguant les sacramentels pour lesquels la présence par les médias est suffisante, la bénédiction urbi et orbi par exemple, des sacrements pour lesquels la présence physique est nécessaire, la pratique ecclésiale confirme l’analyse proposée ci-dessus [11]. Comme nous l’avons vu, il est probable qu’avec le temps, les médias pourront mieux remplir des fonctions rituelles limitées, car l’usage les délivrera de certains aspects magiques et les inscrira dans une pratique plus humaine.
L’image et la vision ne sont pas étrangères à l’incarnation. C’est même la contemplation de Dieu qui sera dans l’éternité la source de notre bonheur. Il ne faudrait pas retomber dans une tentation iconoclaste [12]. Mais notre réflexion et toute la tradition prudente de l’Église montrent bien que les médias ne peuvent répondre aux besoins humains profonds que les sacrements révèlent et comblent dans l’homme.
Cela marque nettement les limites dans lesquelles l’intégration de certains rites mineurs dans les médias sera possible. La Constitution conciliaire sur la Liturgie rappelait pour les adaptations un certain nombre de principes qui sont éclairants dans ce domaine. La communauté ne se donne pas ses rites, cela deviendrait de l’auto-célébration, elle les reçoit de Dieu dans son histoire. La dimension hiérarchique et la référence à l’Écriture en sont les garants.
Toucher aux rites, c’est toucher à l’activité fondamentale de l’homme et à la vie même de la communauté ecclésiale, cela requiert un discernement attentif. Nous avons tenté de poser ici quelques jalons. Pour les communautés religieuses, la question se pose d’une manière un peu différente car elles doivent être à la fois insérées dans le monde par le biais des médias et être signe d’espérance prophétique en y renonçant [13].
Rue de la Houe, 1
B-1348 LOUVAIN-LA-NEUVE, Belgique
[1] G. le Bon, Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1946, 79.
[2] G. Thibon, L’ignorance étoilée, Paris, Fayard, 1974, 52.
[3] Cf. Louis Bouyer, Le rite de l’homme, Coll. Lex Orandi, Paris, Cerf, 1962.
[4] R. Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Recherches avec J.-M. Oughourlian et Guy Lefort, Paris, Grasset, 1978, 30.
[5] Jean Cazeneuve, L’homme téléspectateur, Paris, Denoël Gonthier, 1974, 65-85.
[6] J. Cazeneuve, ibid., 77.
[7] Cf. le beau petit livre de Christiane Singer, Les âges de la vie, Paris, Albin Michel, 1984.
[8] Cf. Mc 2,27 ; Lc 6,5.
[9] Cf. Mt 26,26-29 et 1 Co 11,23-25.
[10] A. Moles et Cl. Zeltmann, « La communication », Dictionnaire du savoir moderne, Paris, 1971, 557.
[11] Cf. Michel Dubost, « Média et lieu sacramental », Communio, XIII, 6 (1987) 59-73.
[12] Cf. Chr. Schönborn, O.P. « La tentation iconoclaste » (ou le refus de la communication de la foi par l’image), Communio, XII, 6, (1987) 74-85.
[13] Sur le rite et les médias, on trouvera de pénétrantes réflexions dans Pierre Emmanuel, L’arbre et le vent, Paris, Seuil, 1981 ; pour les lecteurs familiers de la problématique de J. Habermas, Jean Greisch : « Du rite à l’agir communicatif, une interprétation post-wéberienne de la modernité » dans J. Doré, Dieu, Église et Société, Paris, Centurion, 1985, 165-187.