Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Jésus et la communication

Xavier Le Pichon

N°1989-6 Novembre 1989

| P. 335-348 |

C’est la capacité de communion des personnes que les techniques de communication visent à servir et Jésus est notre maître en ce domaine comme en tous. Pour ouvrir cette livraison largement consacrée aux médias, l’auteur médite, à partir de son expérience dans un foyer de l’Arche, sur la manière dont Jésus rend libres ceux qu’il rencontre et se fait proche de chacun pour communier avec lui cœur à cœur.
Extrait de : Xavier le Pichon, Communication et Communion, Trosly-Breuil, Éd. de l’Arche, 1988, 22-37, avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Introduction : le danger des techniques de la communication

Skinner est un psychologue qui a enseigné à Harvard et qui a étudié la communication dans la perspective de l’apprentissage. Je me souviens avoir discuté avec lui. Il m’avait dit à peu près : « Donnez-moi un de vos handicapés et en cinq ans je lui fais apprendre n’importe quoi. » Et, effectivement, sur le plan scolaire, Skinner obtient des succès spectaculaires. Mais il traite la personne comme un objet. Sa méthode extraordinairement efficace est un outil de manipulation, parce qu’on ne considère plus la personne en tant que telle mais comme l’objet d’un dressage, en analysant la manière dont elle répond à la communication. Le système de Skinner est basé sur la récompense ; il n’y a jamais de punition. Mais quand j’ai discuté avec lui, je me suis rendu compte que la personne ne l’intéressait pas : c’est un objet à qui l’on apprend des choses.

Je crois que c’est la très grande difficulté que rencontre celui qui s’intéresse aux techniques de la communication et qui est conduit à en faire une analyse de l’intérieur. C’est une des choses qu’il va falloir approfondir, car il est important de comprendre effectivement les techniques de la communication, surtout quand on s’occupe de personnes qui ont des difficultés énormes à communiquer. Mais, en même temps, il ne faut jamais oublier que la technique n’est rien si elle n’est pas réinsérée dans le contexte de la personne. À toutes les étapes de la communication, il y a un substrat beaucoup plus profond : c’est la capacité de communion qui souvent court-circuite cette communication. Dans l’amour, une sorte de communion peut court-circuiter tout ce système d’échange.

La communion : un cœur à cœur

La communication est destinée à la communion. La communication est destinée à ce que le Père Thomas appelle le cœur à cœur ; le cœur compris au sens biblique, qui englobe tout le corps. C’est toute la capacité de communiquer, de s’exprimer pour aboutir à l’amour. Et ce cœur à cœur n’est pas statique mais dynamique. Nous touchons là au mystère de la Sainte Trinité dans le sein de laquelle se produit un échange continuel et très profond. De fait, nous qui sommes croyants, savons que la vraie communication, qui aboutit à la communion, n’est possible que par et dans l’Esprit Saint. Et cette communication, puisqu’elle est communion, englobe la totalité de notre être, corps, cœur, âme, esprit ; elle est totale et nous englobe dans notre totalité. Elle procède bien sûr grâce aux sens mais il y a un sixième sens qui est un sens interne propre à l’Esprit Saint.

C’est pour cela que Jésus est notre maître dans le domaine de la communication. Et j’ai voulu réfléchir un peu sur certains aspects de cette communication de Jésus, telle qu’elle nous est révélée par les Évangiles. Quand on regarde comment Jésus a communiqué, avec qui il a communiqué, il ne faut pas oublier que cela se passe avant la Pentecôte. On l’oublie sans cesse quand on lit l’Évangile. Quand Jésus communique avec ses apôtres, avec les gens autour de lui, il communique avec des personnes qui n’ont pas reçu la plénitude de l’Esprit Saint : c’est une communication d’évangélisation ou de guérison. Elle est faite pour amener les gens à la communion, c’est vrai, mais il n’y a pas encore cette capacité d’entrer comme naturellement dans la communion grâce à l’Esprit Saint. C’est l’Esprit Saint qui amène à la communion, au cœur à cœur, à l’ineffable. Et cela suppose un baptême dans l’Esprit Saint qui nous donne la capacité de nous faire entrer dans l’éternité, c’est-à-dire dans la communion, la vraie communion, qui fait qu’on communie d’essence à essence, de cœur à cœur. Et les apôtres n’ont connu ce baptême dans l’Esprit Saint qu’après la Pentecôte.

La communication entre Jésus et Marie

Dans les Évangiles, une seule personne avait pleinement l’Esprit Saint, c’était Marie. Alors, qu’apprend-on sur les communications de Jésus et de Marie ? Comme vous le savez, les Évangiles ne nous disent presque rien et cela déjà est une grande leçon. Que sait-on de la communication entre Jésus et Marie ? Il y a quatre paroles de Jésus à Marie qui nous sont rapportées et ce qui frappe dans ces paroles est qu’elles sont extrêmement solennelles. Personnellement, je ne peux pas croire qu’elles s’adressent uniquement à Marie. Je suis persuadé que, si elles sont rapportées, c’est parce qu’elles s’adressent aussi à nous et que le plus profond de toute la communication entre Jésus et Marie est resté dans un silence total.

Il y a d’abord le moment où Marie et Joseph retrouvent Jésus au Temple à l’âge de douze ans. « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » Ce sont des paroles qui nous paraissent un peu dures. Puis, il y a les Noces de Cana : « Que me veux-tu, femme ? Mon heure n’est pas encore venue ». La troisième parole est : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la mettent en pratique ». Il ne faut pas oublier que c’est au moment où l’on dit à Jésus : « Ta mère et tes frères sont là et ils t’appellent. » La dernière parole nous est donnée à la croix : « Femme, voici ton fils ».

Ce sont des paroles très solennelles, destinées à être rapportées au peuple de Dieu, et pas seulement à Marie. Car l’essentiel de l’échange entre Jésus et Marie reste caché. On ne peut pas en douter quand on voit ce qui se passe entre une mère et un enfant. La relation entre Jésus et Marie était évidemment encore beaucoup plus profonde ; mais tout reste caché. Cela ne peut être dit. Quand il y a une communication très profonde, les paroles ne peuvent qu’émerger de tout autre chose. La parole ne vient pas nue. Sinon elle choque et brutalise la personne et très souvent lui fait mal. La parole vient sur un terrain qui est préparé par autre chose, par une véritable communication. Et il y a bien des domaines où elle ne fait que préciser ou rappeler ; à la limite, elle semble inutile. Beaucoup de gens qui ont vécu très profondément leur union avec Jésus savent bien qu’il y a un stade où il y a de grandes paroles merveilleuses et puis un stade où il n’y a plus de paroles du tout. On entre dans le silence parce que la communion, cette communion tellement profonde, englobe tout. Il n’y a plus nécessité de la parole. En fait, je crois que ce silence sur la communication entre Jésus et Marie nous apprend qu’il est nécessaire, parce que cette communication est indicible. Elle est réservée à Marie, comme toute vraie communication est réservée à la personne qui la reçoit. Elle n’est pas transmissible. On peut faire une analyse de la communication entre Jésus et Marie, qui soit parfaitement correcte d’un point de vue scientifique, mais elle ne dirait rien sur la vraie communion entre eux.

Pour le comprendre, il nous faut revenir à ce « nom » dont parle l’Apocalypse, ce nom qui sera révélé dans le ciel, parce qu’il est révélé dans la communion. Chacun d’entre nous est destiné à une communion qui est indicible, qui se vit profondément dans l’Esprit Saint et que personne d’autre ne connaîtra jamais. Elle est pour l’éternité et ne sera révélée qu’au ciel. Il me semble que c’est la grande leçon de ce que nous dit l’Évangile sur Jésus et Marie. Si nous vivons profondément notre vocation, si nous la vivons jusqu’au bout, nous connaîtrons une communication, une communion, qui nous révéleront notre « nom », puisque nous sommes faits pour la communion. Nous ne sommes pas faits pour vivre seuls ; notre fin est la communion, mais une communion qui nous est spécifique, qui dit notre être. Personne d’autre n’a la même et n’aura jamais la même, et personne d’autre sinon l’Esprit Saint ne peut la connaître. C’est ce qui nous sera révélé dans l’éternité et c’est la limite à toute étude de la communication, à toute analyse technique : elle s’arrête avant le Saint des Saints. Dans le Temple de Jérusalem, se trouvait le Saint des Saints où seul le Grand Prêtre avait droit d’entrée une fois par an. Nous avons tous ce Saint des Saints où seul notre « je » a le droit d’entrer pour communier avec Dieu et personne d’autre : il est fermé. Chacun de nous est l’unique grand prêtre de cette communication, de cette communion.

Même saint Jean de la Croix ou sainte Thérèse ne parlent que de ce qui prépare à la communion, mais la communion elle-même est indicible. Elle est comme intouchable : c’est quelque chose qu’il ne faut jamais oublier quand on considère les tout petits qui ont déjà cette part de communion extrêmement profonde. Nous ne pouvons pas avoir accès de manière habituelle à cette partie la plus profonde qui est communion, communication et qui les définit le plus profondément. Nous ne pouvons y avoir accès que partiellement, dans la mesure où nous entrons en communication avec Dieu et que celui-ci nous le permet. Nous ne découvrirons pas en eux le secret le plus profond. Donc, il doit y avoir en nous la même attitude que devant un mystère. Quand on voit quelqu’un de La Forestière, on sait qu’au plus profond de lui réside un mystère qui ne nous sera révélé que dans le ciel.

La communication avec Jésus, dans l’Évangile, est totale

Mais regardons dans l’Évangile certains aspects de la communication de Jésus avec d’autres personnes que Marie. La première chose qui m’a frappé, c’est que cette communication, telle qu’on la rapporte, est totale. On ne peut pas dire que ce soit la parole, le toucher, la vue, non, elle est totale, elle s’insère dans une situation. Le plus bel exemple, peut-être, est donné dans le chapitre 13 de saint Jean : c’est le lavement des pieds. Jésus veut faire passer un message aux apôtres. C’est une communication très importante, celle de son nouveau commandement : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Comment va-t-il faire passer ce message ?

Il commence par le lavement des pieds. Il commence par immerger chacun des apôtres dans une situation qui pour eux est bouleversante, stupéfiante, choquante même. Il s’agit du Jésus qu’ils admirent, de celui dont ils ont même un peu peur. Il ne faut pas oublier qu’un peu avant, lorsque les Grecs viennent trouver Philippe pour demander s’ils peuvent voir Jésus, Philippe n’ose pas y aller tout seul. Il va demander à André d’y aller avec lui. On voit bien que ce n’est pas si simple pour eux d’aller voir Jésus. Il y a bien d’autres exemples où les apôtres parlent derrière son dos et quand Jésus leur demande : « Que dites-vous ? », ils se taisent. Pensons à l’autre épisode de la Cène, quand Jésus dit : « L’un de vous va me trahir » et que Pierre se penche vers Jean : « Demande-lui ». On voit bien qu’ils avaient envers Jésus du respect. D’ailleurs ils l’appellent Rabbi, Maître. Jésus était vraiment pour eux le Messie. Or le voilà qui dépose ses vêtements et se ceint d’un linge comme un esclave. À genoux, il va leur laver les pieds. La communication commence par le choc de la vue. Jésus se met nu pour prendre la place de l’esclave, lui qu’on appelle Maître. Puis il s’agenouille aux pieds de chacun d’eux ; et c’est alors la communication par le toucher, l’eau, l’eau qui devient sale dans le bassin. Il y a une situation de choc très grand. Jésus les amène dans une situation qui pour eux est intenable. Pierre ne tient pas : il éclate. Jésus les met dans cette situation-là, une situation où ils vont comprendre que « Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. Si donc moi, je vous ai lavé les pieds... » La parole vient après une immersion dans une situation qui va les toucher au plus profond, en récapitulant un peu tout ce qu’ils ont vécu avec lui. Le Maître, le Seigneur, brusquement, devant eux, devient le plus pauvre, l’esclave. Il ne s’agit pas d’une comédie : il leur lave les pieds. Ce n’est pas du théâtre, ils le savent bien. En même temps, il leur dit qu’il les purifie. Ils savent bien que ce lavement des pieds a un rôle très profond. Donc, tout est vécu en même temps et c’est seulement après que vient la parole « Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien car je le suis. Vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres ».

Cette parole vient après une mise en situation radicale par la vue, par le toucher, par tout. Mais Jésus ne s’arrête pas là. La parole les a vraiment ouverts ; ils ont été bouleversés, ils ont compris ce qu’il a voulu dire. Le maître devient l’esclave. Mais Jésus continue, il va plus loin. Tout cela préparait la suite, son commandement nouveau. Vous savez que les exégètes disent que, dans saint Jean, le lavement des pieds remplace l’institution de l’Eucharistie. Dans les autres Évangiles, on ne trouve pas le récit du lavement des pieds, mais celui de l’institution de l’Eucharistie. C’est le même sacrement de l’amour, mais signifié sous une autre forme. La parole de Dieu n’est pas parachutée ; sa parole, Jésus ne la donne pas tant que les cœurs ne sont pas prêts et il fait ce qu’il faut pour que les cœurs soient prêts. À ce moment, les apôtres commencent à l’être. Ils ont vu « leur Maître et Seigneur » leur signifier : « Faites comme moi, servez-vous les uns les autres ». Et c’est alors qu’il prononce la parole la plus importante : « Je vous donne un commandement nouveau, aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ; vous devez, vous aussi, vous aimer les uns les autres. » Et cette parole-là, immédiatement après, il la vivra sur la croix.

Remarquez comme la communication de Jésus avec ses apôtres a été personnelle. Il a lavé les pieds non pas d’une personne, ou de quelques personnes choisies pour représenter l’assemblée, mais il leur lave les pieds à tous, l’un après l’autre. C’est seulement ensuite qu’il leur parle du maître qui devient serviteur. Enfin, de manière solennelle vient le nouveau commandement : « Aimez-vous comme je vous ai aimés », qui précède directement la croix. Cette communication est à la fois personnelle et totale. La parole émerge du silence mais d’un silence qui n’est pas vide, d’un silence qui est action, d’un silence dans lequel l’amour agit. C’est extrêmement concret ; cela passe par le corps. Ce sont des regards, des touchers. Quand la parole arrive, elle ne fait que concrétiser ce qui précède. À la limite, il n’y aurait pas eu besoin de la dire. Et on ne peut comprendre cette parole si on ne l’immerge pas à nouveau dans ce qui s’est passé. Voyez quelle leçon Jésus nous donne. Une parole n’est jamais parachutée. Le plus beau discours ne sert à rien s’il n’est pas immergé dans un contexte qui dit déjà la parole. Mais il ne faut surtout pas voir Jésus comme un grand technicien de la communication, car cette communication émerge d’un amour. C’est l’Esprit Saint lui-même qui agit dans un très grand respect des personnes.

Jésus laisse les autres s’exprimer à leur manière avec leur corps

Le deuxième point que j’ai retenu est que Jésus laisse les autres communiquer à leur manière avec leur corps, car il a un grand respect pour eux. Pensez à l’épisode de la Cène où Jean, celui que Jésus aimait, était couché sur le sein de Jésus. Il était couché, la tête sur la poitrine de Jésus et le disciple se penche alors vers Jésus. Il était déjà couché sur sa poitrine et en plus il se penche. Vous voyez l’intimité corporelle, la simplicité que cela suppose. Jésus laisse faire. Ce n’est pas la première fois de sa vie. Il lui avait certainement laissé, de manière habituelle, la possibilité de communiquer avec son corps, de le toucher. « Celui que Jésus aimait ». Si Jésus l’aimait c’est bien sûr aussi parce que Jean l’aimait énormément. Il laissait l’amour de Jean s’exprimer. Jean apparemment était le plus jeune. Il avait besoin de trouver cette affection, ce soutien, et les autres le savaient bien. Ils n’en étaient pas jaloux, ils en usaient même : « C’est à toi de lui demander ». On aurait pu lui dire : « Attention, tu es avec douze personnes, pourquoi en fais-tu plus avec l’un qu’avec l’autre ? » Mais Jésus a discerné parmi les douze apôtres ceux qui en avaient le plus besoin. Il a laissé Jean avoir un privilège. Dans une famille, comme c’est difficile souvent de savoir ne pas être égalitaire, de savoir reconnaître qu’à un moment il y en a un qui a beaucoup plus besoin d’affection que les autres et qu’on peut le montrer sans choquer les autres. Dans un foyer, c’est la même chose. Pensez à cette liberté de Jésus dans la communication. Cela ne le gêne pas ; il laisse faire devant tout le monde. Oui, tu te penches sur ma poitrine... Nous avons souvent tant de mal à comprendre cela.

Mais l’autre épisode si beau est celui de Jésus et de la pécheresse. C’est cette prostituée qui entre pendant le festin « apportant un flacon de parfum en albâtre et se plaçant par derrière, tout en pleurs, aux pieds de Jésus, elle se mit à lui baigner les pieds de ses larmes ; elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers et répandit sur eux du parfum ». Nous connaissons bien cet épisode mais nous avons du mal à le resituer. Il faut plus de deux minutes pour se mettre à genoux, essuyer les pieds avec ses cheveux, les couvrir de baisers, répandre du parfum, tout cela devant une assistance critique qui sait qu’il s’agit d’une prostituée. Ils la regardent d’un drôle d’œil. C’est la liberté de Jésus. Il laisse la personne, en l’occurrence une prostituée, s’exprimer à sa manière : parfum, baisers, cheveux, caresses etc. Il la laisse parce que pour lui l’important est que la personne est venue lui dire quelque chose et il la laisse dire à sa manière. Il faut contempler cette liberté de Jésus et en même temps l’immense respect qu’il a devant l’autre personne qui vient communiquer. Je crois que c’est la deuxième leçon. La première leçon est la communication totale et la deuxième le respect de l’autre ; Jésus laisse l’autre communiquer, il lui laisse le temps.

Jésus restaure la dignité avant de communiquer dans un cœur à cœur

La troisième idée est que Jésus sait quand il ne peut pas communiquer avec la personne. Et à ce moment-là il commence par la mettre dans une situation où elle peut communiquer. Et, c’est vrai, en particulier dans tous les cas où la personne est humiliée, écrasée, se sent complètement rejetée et en fait ne peut pas entendre les paroles du cœur. Donc il faut la remettre dans une situation où elle retrouve cette dignité. Le pape, dans son encyclique sur la miséricorde du Père, l’a bien montré. Le geste du Père envers l’enfant prodigue est d’abord destiné à rendre la dignité au fils. Lorsque le fils a retrouvé sa dignité, le dialogue devient possible. Sinon, tout dialogue est impossible.

Je trouve que l’épisode peut-être le plus clair et le plus beau à ce sujet est celui de la femme adultère dans le chapitre 8 de saint Jean. Quand on amène la femme, Jésus ne la regarde pas. Il a les yeux tournés vers le sol et il ne va pas la regarder jusqu’à ce que les autres soient partis. Il ne la regarde pas dans cette situation où elle est profondément humiliée, blessée, avec une peur terrible. Il commence par humilier les autres, leur mettre le nez dans leur péché. « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre » et saint Jean ajoute : « et ils s’en allèrent un à un en commençant par les plus vieux ». Ce n’est pas d’abord pour eux qu’il parle car je ne suis pas sûr qu’ils en aient retiré grand chose. Mais c’est pour elle, pour qu’elle constate qu’elle n’est pas différente de ceux qui sont partis. Ils ont reconnu qu’ils avaient péché comme elle. De cette manière, elle retrouve sa dignité au lieu d’être exclue. Puis Jésus va la faire cheminer. La première parole qu’il lui adresse est pour lui faire constater qu’effectivement les autres sont pécheurs. « Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamnée », et c’est alors seulement qu’il la regarde. Le premier regard de Jésus vers elle arrive au moment où il lui a fait découvrir qu’elle n’est pas exclue. La parole encore une fois ne fait que concrétiser une situation acquise. Elle a d’abord découvert cette situation. Puis il lui dit : « Oui, oui, c’est bien cela, tu l’as découvert et tu as raison, c’est bien comme cela ». « Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamnée ? » Tu es pécheresse mais ils le sont aussi et ils n’ont rien à te dire. Ils n’ont pas à te condamner. Donc il la restaure dans sa dignité et il peut alors la regarder. L’échange devient possible, la parole est possible. C’est à ce moment que vient la parole : « Moi non plus, je ne te condamne pas, va et désormais ne pèche plus ». On pourrait prendre cet épisode un peu comme un épisode du sacrement de pénitence. Voyez comment il est mené et comment il n’est rendu possible que parce que Jésus restaure la femme dans sa dignité, comme fait le père de l’enfant prodigue pour son enfant. Jésus nous apprend que c’est la première condition d’une communication. On ne peut pas communiquer en vérité si on n’a pas en face de soi une personne qui est libre, c’est-à-dire qu’on a libérée de ses peurs, des condamnations, de toutes les entraves qui l’avaient bloquée. Le premier souci de Jésus est de rendre libre la personne en face de lui et d’abord par rapport aux autres qui lui ont mis des liens.

Un autre épisode très riche est celui de la Samaritaine. La Samaritaine va au puits à midi. Je ne sais pas si vous avez déjà réfléchi à ce que signifie aller chercher l’eau au puits, à midi, à l’heure la plus chaude. Il faut un bon bout de temps car apparemment la ville était loin. Dans tous ces pays on va au puits avant que le soleil ne se lève ou après que le soleil se soit couché. Elle y va à midi, pourquoi à midi ? Très probablement parce qu’elle veut y aller toute seule. Elle ne veut pas y aller avec toutes les autres femmes qui se moquent d’elle parce qu’elle a eu cinq maris. Elle a une vie qui la met à part des autres, qui l’exclut. Et que va faire Jésus ? Il commence par se placer en situation de demandeur. Il est là, près du puits, fatigué. « Femme, donne-moi de l’eau ». Puis, l’ayant mise dans cette situation où c’est elle qui peut discuter : « Pourquoi te donnerais-je de l’eau ? », il l’amène à aller vers ce qui est le plus profond en elle, sa vocation : « Si tu savais le don de Dieu ». Il lui rappelle ainsi cette vocation à laquelle elle devait avoir pensé, ce goût pour la prière, confirmé par sa réponse : « Vous adorez à Jérusalem, nous adorons ici ». Il y a donc deux étapes successives. D’abord il se fait demandeur. Pour se mettre dans une situation vraie vis-à-vis de quelqu’un qui a été humilié, il est bon de le solliciter, de lui demander un service. Puis il réveille ce qu’il y a de plus beau et de plus profond en elle et dont elle n’ose même plus parler parce qu’elle sait bien qu’on se moquera d’elle si elle parle de sa vocation de prière ou tout simplement de Dieu, avec la vie qu’elle mène : « Si tu savais le don de Dieu ».

Et c’est seulement après que Jésus ramène la Samaritaine à la réalité de son péché, mais dans une perspective où maintenant elle est prête à obtenir le pardon et à changer. Il y a donc la même démarche de restauration de la personne dans sa liberté, dans sa dignité. Une communication n’a de sens entre êtres humains que quand elle est libre. C’est la première condition d’une communication. Et seul l’Esprit Saint peut restaurer vraiment dans la liberté. Dans nos relations, avec nos enfants, avec n’importe qui, nous savons que la condition première est que la personne en face de nous se sente dans une situation de liberté, c’est-à-dire qu’elle n’ait pas de sentiment d’infériorité ou de culpabilité envers nous. Il faut se mettre devant elle comme Jésus au lavement des pieds devant ses apôtres. Ce n’est pas facile de déposer ses vêtements devant quelqu’un, physiquement, aussi bien que moralement.

Jésus et les guérisons

Regardons l’attitude de Jésus dans les guérisons. Chaque guérison est différente. Chacune correspond à une communication différente. J’ai pris un exemple de guérison dans saint Jean. Pourquoi prendre si souvent saint Jean ? Parce que saint Jean ne se contente pas de raconter le fait ; il le prend à son origine et le mène à son terme. Pendant cinquante ans il a médité tous ces faits, il les a pensés, il a prié. Il n’en raconte pas beaucoup. Il rapporte sept miracles, mais pour chacun d’eux, il les prend à leur début et les mène à leur terme. Il nous donne ainsi tout ce que l’Esprit Saint lui a révélé sur ces miracles durant ces cinquante années de prière. J’ai choisi l’aveugle de naissance. L’épisode se passe sur la place, devant le Temple. Les disciples passent. Avec leur manque habituel de délicatesse, ils disent devant l’aveugle : « Rabbi, qui a péché pour qu’il soit né aveugle, lui ou ses parents ? » C’est extraordinaire ! Malheureusement, nous avons souvent nous-mêmes cette attitude. Jésus commence par leur répondre devant l’aveugle : « Ni lui, ni ses parents, mais pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui ». Comme toujours, il retourne la situation. Il se sert de l’humiliation de l’aveugle qu’on considère comme un pécheur – que ce soit lui ou que ce soient ses parents – pour répondre : « Pas du tout, ce n’est pas pour cela. C’est parce qu’il est un instrument privilégié de l’œuvre de Dieu ». C’est quelque chose que nous connaissons bien à l’Arche. Les pauvres sont les instruments privilégiés de l’œuvre de Dieu, mais ce n’était pas su à l’époque de Jésus et cette parole de Jésus est d’abord destinée à l’aveugle-né. Elle n’est pas d’abord destinée aux disciples qui d’ailleurs ne la comprennent pas. C’est la première parole à l’aveugle-né, adressée avec une grande délicatesse. L’aveugle-né a dû être touché au plus profond. Son infirmité est pour la gloire de Dieu. C’est donc qu’il est très important, lui qui se disait que son infirmité était une malédiction, qu’il ne servait à rien en mendiant quelques sous sur la place. Jésus lui dit : « Ton infirmité est pour la gloire de Dieu ».

Et Jésus continue à le restaurer dans sa dignité. Puisqu’il est pour la gloire de Dieu, il va servir maintenant à manifester cette gloire. Jésus entre alors dans un contact très intime avec lui. C’est étrange comme ses gestes parfois nous choqueraient. « Il cracha à terre, fit de la boue avec sa salive et l’appliqua sur les yeux de l’aveugle. » Cela ne se fait pas en trente secondes. Il prend son temps. Il s’est accroupi en face de lui, il a craché à terre, il a mélangé la boue et l’a mise sur les yeux. Seule une maman peut faire des choses comme cela avec son enfant, et encore, pas devant tout le monde. Ce sont des gestes qui supposent une grande intimité. Le toucher intervient forcément, puisque l’homme est aveugle. Il ne se contente pas de lui prendre la main ; il veut qu’il y ait la salive et cette boue qui va rendre le contact plus intime, plus chaud. La salive est tiède. Jésus se conduit avec cet aveugle-né comme avec un tout petit enfant. Cet aveugle-né n’avait pas dû être souvent choyé dans sa vie. Il n’avait pas dû avoir beaucoup de contacts intimes et le premier contact de Jésus avec lui est le plus intime qui soit. Mais Jésus ne s’arrête pas là. Il laisse maintenant sa part à l’aveugle, lui qui mendie sans cesse. Tout ce qu’il avait, on le lui donnait. Sa contribution à la société était nulle. Il était exclu. Dans la guérison, Jésus lui laisse sa part. Il lui dit : « Va te laver à la piscine de Siloé ». Ce n’est pas si facile que cela. Il faut qu’il y aille, et toujours sans voir. Il faut donc qu’il ait la foi. C’est extraordinaire de voir comment Jésus se sert successivement de toutes choses et comment il les adapte à chaque personne, avec, pour chacune, une progression. Tout est centré sur la personne, pas sur les apôtres dont il ne se préoccupe pas à ce moment-là. Bien sûr, il sait qu’en fin de compte cela servira au témoignage. Mais tout est centré sur la personne, restaurée dans sa dignité. Il lui a montré que son infirmité était pour la gloire de Dieu. Il est entré en contact très intime avec lui. Il lui a montré qu’il l’aimait, qu’il avait droit à cet égard, à ce toucher, à cette affection et que lui, Jésus, prend plaisir à lui donner ces marques d’amour. Et puis il lui donne sa part. Qu’il se lève, qu’il aille se laver, qu’il ait la foi.

Il devait aimer énormément cet aveugle-né parce qu’il va encore beaucoup plus loin. Immédiatement après, il le met à l’épreuve. C’est tout l’épisode du témoignage devant les prêtres. Pierre, lorsqu’il va se trouver dans la même situation, Pierre, le futur chef de l’Église, va-t-il faire comme l’aveugle-né ? Pas du tout, il va renier Jésus. L’aveugle-né ne sait pas encore que Jésus est le Messie, mais, devant les prêtres, il sera beaucoup plus courageux que Pierre. Il ira beaucoup plus loin. Il a reçu de Jésus une grâce beaucoup plus profonde apparemment puisqu’il n’hésite pas. Il se fait jeter hors de la synagogue. Son courage est fantastique. Tout le monde avait peur. Vous vous rappelez comment ses parents ont répondu : « Nous ne savons pas qui l’a guéri mais nous savons que c’est notre fils ». Parce qu’ils avaient peur. Eh bien, ses parents avaient peur, mais lui témoigne. Jésus alors va jusqu’au bout. Saint Jean part du début et va jusqu’à la fin, jusqu’au bout. Jésus le rencontre à nouveau une fois chassé de la synagogue. Et c’est alors qu’il lui fait faire sa confession et son acte d’adoration : « Je crois, Seigneur, et il se prosterna devant lui ». Voyez tout le chemin franchi. C’est un raccourci phénoménal, mais dont on voit bien toutes les étapes. Il est bouleversant de voir comment Jésus est le maître de la communication parce qu’il aime, parce qu’il nous aime, parce qu’en face de chaque personne, il voit immédiatement ce secret qu’il y a au plus profond d’elle et il ne s’occupe plus que de ce secret, de le faire émerger. Il y avait au cœur de cet aveugle un courage, une capacité d’amour et d’adoration formidables. Jésus l’a vu tout de suite. Et il a fait en quelques heures tout ce qu’il fallait pour que tout sorte grâce à l’Esprit Saint. L’aveugle a franchi toutes les étapes : être restauré dans sa dignité, apprendre ce que c’est que d’être aimé avec affection, vivre de cette affection qu’il venait de recevoir, vivre dans la foi et aller jusqu’à la fontaine de Siloé tout seul ; ensuite, fort de cette guérison toute nouvelle, témoigner avec courage devant tout le monde, témoigner jusqu’à se faire rejeter et ne pas avoir peur de ce rejet. Puis enfin, après avoir vécu très profondément cette épreuve, rencontrer Jésus qui se révèle à lui : « Je le suis, moi ». Et c’est l’adoration et la confession : « Je crois, Seigneur ». Ce sont là toutes les étapes de la vraie conversion.

Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire. L’important est de bien voir que tout s’enchaîne logiquement et mène à la communion, à un mystère, celui de chaque personne que seul l’Esprit Saint connaît, et que Jésus, le Maître, qui ne fait qu’un avec l’Esprit Saint, voit tout de suite. Nous ne pouvons, nous, entrer dans ce type de communication qu’avec l’aide de l’Esprit Saint et nous devons tous avoir cet immense respect de la personne. Ceux d’entre nous qui étudient la psychologie et les techniques de la communication ont beaucoup plus besoin que les autres de prier l’Esprit Saint et de se mettre dans une attitude d’humilité en disant : « C’est vrai, je suis devant un mystère. Jésus, fais que je ne scandalise pas, que je ne devienne jamais un manipulateur ».

« Les Chemins de l’Arche-La Ferme »
F-60350 TROSLY-BREUIL, France

Mots-clés

Dans le même numéro