Monachisme : quel renouveau ?
Madeleine Gendry, o.c.s.o.
N°1989-5 • Septembre 1989
| P. 299-310 |
Après J.M.R. Tillard (VC 1986, n° 6, 323-340) et E. Bianchi (VC 1988, n° 2, 67-88), c’est une moniale cistercienne qui nous apporte son diagnostic sur le renouveau postconciliaire, tel qu’il lui est apparu. Au-delà du bilan personnel, l’analyse courageuse des éléments fondamentaux de la vie monastique peut susciter un nouvel élan, tant il est vrai que nous sommes, plus de vingt ans après le Concile, toujours au commencement d’un véritable renouveau.
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Il ne se passe guère d’année désormais qui ne soit marquée par le souvenir de telle figure ou de tel événement important pour la vie de l’Église : millénaires, centenaires, cinquantenaires se succèdent pour raviver la mémoire, susciter l’action de grâces et reprendre élan à partir des dons reçus. En 1985 le Pape Jean Paul II a convoqué un synode extraordinaire à l’occasion du 20e anniversaire de la clôture du Concile Vatican II. Peu de temps après, des religieux se sont réunis en convegno pour faire le point sur « la vie consacrée à vingt ans du Concile ». Qu’il soit permis ici à une simple moniale de livrer les réflexions qui montent de son cœur après vingt-cinq ans de vie monastique. Cette période a été d’une densité exceptionnelle dans l’Église et dans la vie de ceux qui ont vécu au cœur de ses institutions, fortement interpellés par les textes de Vatican II et par la dynamique qu’ils ont mise en route.
Ce témoignage est celui d’une histoire personnelle mais, peut-être son expérience est-elle partagée, d’une manière ou d’une autre, par quelques moines et moniales de ma génération. Génération charnière en quelque sorte, qui a connu l’observance d’avant le Concile, sans en être généralement des nostalgiques irréductibles comme certains de la génération précédente. Ceux-ci parfois, comme d’anciens combattants, se complaisent à évoquer devant la jeune génération l’héroïsme des temps antiques. Oui, un monde s’en est allé !
L’espérance offerte par le Concile
Parce que nous sommes entrés dans la vie monastique durant le Concile, nos yeux et nos cœurs se tournaient pleins d’espérance vers l’avenir. Sans impatience cependant au début, car nous savions aussi reconnaître toute la richesse de la tradition monastique qui nous était transmise, parfois – il faut bien le dire – de façon étroite ou même faussée. Mais justement, des mots aggiornamento, rénovation, retour aux sources dans la fidélité au charisme des fondateurs, étaient à l’ordre du jour. On entrait dans un nouveau printemps de l’Église ! Les documents du Concile et du Magistère concernant la vie religieuse étaient expliqués, commentés.
Certaines voix s’élevèrent alors vigoureusement pour rappeler les exigences de ce renouveau et calmer les enthousiasmes trop faciles, en montrant le sérieux de la tâche. Comment ne pas nommer ici le P. Régamey ! D’autres, comme Thomas Merton, stigmatisaient davantage les erreurs d’un passé récent et offraient une vision prophétique stimulant la créativité. D’autres encore offraient leur vaste connaissance de l’histoire pour relativiser les tensions et encourager les efforts (voir les nombreux articles de Dom Jean Leclercq). Mais de quelle rénovation s’agissait-il ? Très vite, en effet, est apparue la difficulté de l’entreprise. Avec beaucoup de bonne volonté partout – sauf rares exceptions – pour se lancer dans l’aventure, on fit beaucoup de choses dans ces dix premières années d’après Concile. Dans le monde monastique la rénovation adaptée se manifesta surtout dans la célébration de l’office et dans le style de la vie commune. Je reviendrai sur ces deux points.
Après une période intense d’expériences diverses, les années suivantes, les énergies furent orientées vers l’élaboration et la rédaction des nouvelles Constitutions à la lumière de ce qui avait été expérimenté. Tâche ingrate et laborieuse. Peut-être aurait-il fallu plus de transparence réciproque entre communautés pour reconnaître les vraies difficultés et être capable d’inventer de nouvelles solutions, avant d’écrire des textes. Ceux-ci sont souvent fort beaux mais sans la « musique intérieure » de chacun, ils ne pourront susciter la vitalité renouvelée de la tradition monastique. Les derniers documents officiels (en particulier celui de la CRIS de 1983) semblent plus attentifs à déclarer close une période difficile qu’à promouvoir un nouveau souffle de créativité. Ils mettent décidément l’accent sur la rénovation spirituelle par laquelle il aurait fallu sans doute commencer.
Un bilan
Peut-on tenter un bilan personnel ? Le premier sentiment est celui d’une immense gratitude pour le don reçu, pour la gratuité de l’appel chaque jour nouveau et impérieux : « Viens, suis-moi ! » Alors comment ne pas reconnaître la faiblesse de sa propre réponse, dans la vive conscience de n’être pas encore entré avec décision dans ce chemin de metanoia continuelle, de renouveau quotidien ! Une immense cohorte de saints, moines et moniales, nous précède et nous montre la route à suivre. Je voudrais évoquer ici sainte Thérèse de l’Enfant Jésus découverte, reconnue dans sa vérité, durant mes premières années de vie monastique, grâce à l’édition critique de ses manuscrits autobiographiques. Cette « petite-grande sœur » m’a souvent été proche dans les combats, me rappelant que la « petite voie » est praticable partout, à toute époque, dans toute situation. Cela suffit-il à me tranquilliser dans l’unique désir de « pénétrer plus avant dans l’épaisseur » (saint Jean de la Croix) ? Pas tout à fait... Car le contexte historique est différent. Sainte Thérèse et l’Église de son temps avaient plutôt une vision stable des institutions et de leurs structures.
Or, aujourd’hui, l’Église nous a confié le renouveau de la vie monastique. C’est une tâche ecclésiale à laquelle nous ne pouvons pas nous dérober et à laquelle nous devons consacrer toutes nos énergies, dans l’écoute attentive de l’Esprit. Il ne s’agit pas d’opérer une véritable réforme comme l’ordre monastique en a connu tant au cours des siècles. Il ne serait pas juste de parler de décadence de la vie des communautés actuelles. Je peux attester que la vie monastique, telle qu’elle m’a été présentée à travers les ‘exemples des anciens’, était généreuse, imprégnée d’un profond esprit de foi et d’un grand amour pour la personne de Jésus. L’esprit de sacrifice y était, certes, plus robuste qu’aujourd’hui. La vie quotidienne était fixée dans le détail par la Règle et les us. Il n’était pas de bon ton de poser des questions sur le ‘pourquoi’.
Cependant, après le Concile, il nous était demandé de nous interroger sur les éventuels éléments désuets de nos institutions. Il fallait prendre ensemble des décisions. La tâche des supérieurs à cette époque (1965-1975) n’a pas été facile. Personne n’était préparé à ce grand examen de conscience communautaire. Personnellement, je comprenais difficilement les peurs et les résistances qui se manifestaient. La mise en œuvre du Concile s’avérait ardue. Mais quelque chose bougeait : les rencontres et les sessions diverses se multipliaient, on entendait parler de monachisme « simplifié ». Le véritable renouveau était-il en marche ? D’où j’étais alors, j’avais peine à le voir. Ce fut pour moi une période de longue patience et de solitude. Tentation de découragement devant l’inertie d’un grand nombre et la lenteur des réalisations concrètes... Nous étions – faut-il parler au passé ? – saturés de documents, exubérance du mental, et de dialogues souvent houleux. C’est peut-être ce qui a brisé un certain élan et conduit au calme relatif dans lequel nous nous trouvons...
Période complexe et tourmentée, bien difficile à juger globalement. J’en fais pourtant l’anamnèse. Dieu est fidèle. Dans le désert il conduit son peuple et il conduit chacune de nos vies. Pour moi ce fut certainement l’occasion d’un approfondissement dans la foi et d’une croissance dans la maturité humaine. Plus concrètement je voudrais montrer maintenant les répercussions de cette période sur les éléments fondamentaux de la vie monastique.
L’office divin
Le changement le plus spectaculaire concerne la célébration de l’office divin. Là où tout était fixé, immuable, hiératique, l’usage de la langue vernaculaire a engendré une certaine libération. Il faut reconnaître cependant que, dans ce domaine, la spontanéité, la créativité ne peuvent fonctionner à jet continu. Nous succombons parfois sous l’avalanche de nouvelles productions, de valeur très inégale d’ailleurs. Qui, un jour ou l’autre, ne s’est perdu (impatienté ?) devant les classeurs, livrets, fiches, feuillets, de formats et de couleurs variés qu’il faut consulter pour chanter l’office ? Plus grave : le concept a envahi le champ de la conscience, et Forant peine à maintenir l’unité intérieure nécessaire à la prière paisible, intériorisée. C’est peut-être une étape obligée. Mais il est grand temps de retrouver plus de sobriété et de simplicité.
Je note aussi un certain engouement pour la liturgie de style byzantin. Personnellement, tout en me réjouissant du rapprochement, de la connaissance réciproque et des nombreux contacts qui existent désormais entre le monachisme oriental et le monachisme occidental, je crois qu’il nous faut rénover notre style de prière chorale, selon la tradition et notre mentalité propres.
Un autre facteur a joué dans ce renouveau liturgique de nos communautés : l’accueil. On sait combien les Papes ont insisté pour que cet élément traditionnel de la vie monastique se manifeste dans un plus grand partage de la prière afin que les monastères soient vraiment des écoles de prière. Est-ce le cas aujourd’hui ? N’a-t-on pas cédé parfois à un certain activisme liturgique, plus soucieux de la forme extérieure que de l’attitude intérieure ! Nos offices sont en général appréciés, mais ils doivent rester la manifestation, l’épiphanie du mystère de Dieu révélé en Jésus-Christ, à travers ce groupe d’hommes ou de femmes en quête de lui. La prière est une fête, oui, mais elle est aussi labeur et combat, et elle demande persévérance et ascèse. De cela moines et moniales devraient surtout témoigner.
La lectio divina
On en a beaucoup parlé, on a écrit de très belles choses à son sujet depuis vingt ans environ. La liturgie rénovée a mis en relief la Parole de Dieu et les commentaires qu’en ont faits les Pères de l’Église. C’est peut-être là la plus grande grâce de ce temps. Certainement la conscience de l’importance de la lectio au cœur de la journée monastique s’est raffermie. Mais qu’en est-il, dans la pratique ? Beaucoup de nos communautés, féminines surtout, ont connu au début du siècle une très grande pauvreté. Pour y faire face elles ont été très marquées par une spiritualité du travail, de dévouement à la communauté. Peut-être les péchés d’omission concernant la lectio étaient-ils absous un peu trop facilement. Pour moi, cet activisme débordant a été une grosse pierre d’achoppement sur mon itinéraire monastique. Quand la valeur de la lectio n’est pas franchement reconnue et mise en pratique par l’ensemble de la communauté, on a toujours l’impression de « voler » du temps (quand cela reste possible !) pour pouvoir se mettre à l’écoute de la Parole. Difficile tension devant les sollicitations en tous genres, alors que l’on désire conserver un réel esprit de service et de disponibilité.
Pourtant, de très gros efforts ont été faits. Nos bibliothèques se sont enrichies d’ouvrages et de revues de qualité en Écriture Sainte, patrologie, théologie, etc. En particulier, les excellentes collections des « Sources Chrétiennes » et de « Spiritualité orientale et Vie monastique » nous donnent accès aux œuvres fondamentales de la tradition monastique. Il y a désormais une mine inépuisable. Mais ne faudrait-il pas commencer par une éducation à la lecture et à l’attention qu’elle requiert ? Que lire ? Comment lire ? Quand lire [1] ? Les réponses ne peuvent pas être données génériquement, il y faut un accompagnement personnalisé. Les perspectives sont immenses, surtout devant l’obligation de prendre en considération l’influence de la civilisation de l’audio-visuel sur les nouvelles générations et son entrée dans les monastères.
L’office, la lectio et le travail
J’ai dit combien le troisième terme de ce trio fondamental de la journée monastique a souvent été survalorisé. Pour sauvegarder leur séparation du monde dans la fidélité à la Règle de saint Benoît, les communautés se sont organisées en autarcie économique. Or le système économique de la société actuelle rend très difficile la gestion et le rendement des petites industries mises en place dans les cent dernières années. Elles nécessitent souvent des exigences en personnel coûteuses pour les communautés, surtout si celles-ci connaissent un ralentissement dans le recrutement. Le risque est grand alors d’attendre les entrées pour pouvoir faire front. Il est légitime pour une communauté de désirer se perpétuer dans le temps, mais les vocations restent toujours des dons gratuits de Dieu et la vie de la communauté devrait pouvoir s’adapter sans tensions si les effectifs baissent.
Le travail artisanal semblerait répondre mieux à cette situation mais il n’est généralement pas suffisant pour subvenir aux besoins d’une communauté relativement nombreuse au sein de laquelle il y a quelques personnes âgées ou malades. Je ne fais que mentionner le problème qui reste pour moi un des plus urgents à affronter car il conditionne beaucoup d’éléments de l’ensemble. J’ai conscience de sa complexité. Le travail salarié à domicile peut être une solution plus facilement réalisable par une communauté à proximité, ou au sein même, d’un centre urbain. C’est un domaine où notre imagination devrait s’exercer et où le conseil et la collaboration de laïcs expérimentés est grandement souhaitable. Il s’agit d’un travail sérieux qui puisse être exécuté sans tension (ce qui ne veut pas dire sans efforts !) et assure à la communauté un minimum vital tout en laissant suffisamment de temps à chacun des membres pour la lectio et la prière. Toutes les activités du moine doivent lui permettre de demeurer paisiblement dans le ‘ souvenir de Dieu’. C’est une exigence primordiale sans laquelle la vie monastique perd son sens.
Cela signifie aussi une option pour un style de vie réellement pauvre. E. Bianchi l’a rappelé avec force : « Une vie religieuse qui ne vit pas la pauvreté jusqu’à la privation, manque de foi ; elle n’est plus en marche à la suite du Christ qui, de riche qu’il était, s’est fait pauvre (Cf. 2 Co 8,9). Il s’agira... d’une pauvreté réelle, enracinée dans le quotidien, et qui lie la vie religieuse aux humbles, aux plus pauvres, aux derniers » [2]. Notre pauvreté communautaire se reconnaît-elle là ? N’avons-nous pas trop tendance à ‘spiritualiser’ le concept de pauvreté ? À ramener sa pratique à l’usage modéré des biens sans jamais connaître une situation de gêne, de manque réel ? Dans notre société de consommation effrénée, l’austérité joyeuse devrait être, plus que jamais, le signe de ceux qui n’ont rien de plus cher que le Christ. Nouveau champ immense de renouveau !
La vie fraternelle
Le mouvement conciliaire demanda une certaine concertation. Paul VI avait invité tous les hommes au dialogue. Les moines, les moniales se mirent donc à dialoguer. Pour ceux qui avaient reçu une formation de type légaliste, qui avaient dû vivre un silence rigide, c’était un art nouveau et périlleux. La diversité des mentalités s’y révéla, chacun étant marqué par son passé (séculier et monastique) par des souffrances souvent portées dans une grande solitude, par des blessures non encore reconnues comme telles pour pouvoir être guéries. Tout cela bloque souvent le chemin d’une vraie écoute mutuelle. Trop de choses étaient mises en question simultanément et peu étaient capables de soutenir dans la sérénité ces chocs successifs. D’où assez vite une grande lassitude. Mais les problèmes posés ne sont pas tous résolus. Il y a là un travail patient, de longue haleine, à poursuivre. Travail urgent aussi car c’est de ce dialogue vrai, respectueux, serein, que dépendra la qualité du silence dans nos communautés.
Un commencement
Le diagnostic est-il trop dur ? N’ai-je retenu que les aspects négatifs ? Tout ceci demanderait à être beaucoup plus nuancé, mais mon but est de montrer que nous avons à peine fait les premiers pas dans le renouveau souhaité par le Concile.
Certains diront peut-être que les monastères contemplatifs ne connaissent pas la même crise que les communautés apostoliques, car les jeunes s’y présentent en plus grand nombre. Cela est un indice de la recherche spirituelle de la jeunesse actuelle. Mais aujourd’hui, le discernement des vocations doit se faire avec beaucoup de lucidité car peut-être que « pour beaucoup de candidats de nos jours le monastère est un port d’arrivée où se termine un voyage difficile et parfois tourmenté sur la mer orageuse du monde. Ils comptent passer leur vie au port, comme dans une sorte de camp de réfugiés spirituels » [3]. La responsabilité des générations précédentes s’en trouve accrue.
Que faire alors ? En premier lieu, ne pas céder au découragement ou à la tentation de fuite. Quel cénobite n’a pas été tenté, un jour ou l’autre, de prendre sa ‘melote’ et de se retirer dans quelque ermitage pour retrouver l’essentiel de ce qui l’avait attiré au monastère ? Le mouvement vers l’érémitisme est assez significatif de notre époque, mais il ne faudrait pas qu’il soit animé par des déçus de la vie communautaire. Dans une ligne de vie solitaire plus accentuée, c’est une joie de constater aujourd’hui le bel essor de la jeune famille monastique de Bethléem : mais notre temps a aussi besoin du témoignage de communautés intégralement cénobitiques, solides et vivantes : de frères, de sœurs, qui veulent rester unis dans l’amour du Christ qui les a rassemblés, malgré leur diversité d’âges, de tempéraments, de milieux, de cultures. C’est une mission ecclésiale très importante dans un monde déchiré par les divisions.
Beaucoup d’essais de ‘monachisme simplifié’, nés dans les premières années de l’après-Concile ont fait naufrage. Leurs débuts étaient peut-être trop marqués par la contestation. Un article récent [4] ne signale, pour la France, que deux communautés nouvelles (de type cénobitique) « désireuses de renouveler la vie monastique en conservant les éléments essentiels de la Tradition ». C’est peu. Souvent ceux qui s’y risquent ne trouvent pas l’appui nécessaire de leurs communautés d’origine. Seules les communautés très nombreuses – et elles sont rares aujourd’hui – peuvent envisager un prieuré ou une maison annexe, petits foyers monastiques permettant une plus grande marge de créativité.
L’avenir n’est-il qu’aux « nouveaux moines », « nouveaux disciples », « communautés nouvelles qui innovent résolument [5] » ? Et les communautés existantes ? Nous avons mentionné déjà quelques-uns des problèmes qu’elles doivent affronter. Mais il faut noter aussi leur réponse généreuse à l’appel du Tiers-Monde dans la ligne du décret conciliaire sur l’Activité Missionnaire de l’Église (Ad Gentes n° 18). Le nombre de fondations réalisées en Afrique, en Amérique Latine et en Asie durant ces vingt-cinq dernières années est assez impressionnant.
Mon expérience personnelle dans une de ces fondations me pousse cependant à dire que la grâce de renouvellement offerte par tout projet de fondation, dépend beaucoup du contexte particulier de chacune de ces jeunes Églises. On affirme couramment aujourd’hui que l’Europe sera rechristianisée par des missionnaires venant de ces jeunes chrétientés. Comment ne pas souhaiter aussi la naissance de nouvelles fondations monastiques en Europe, de la part des pays où l’on était parti semer ? Ce serait le signe de la vitalité de ces jeunes communautés. Mais elles devront auparavant trouver leur visage propre et il y faudra peut-être plusieurs générations. L’Europe ne pourrait que bénéficier de cet apport nouveau à sa longue tradition monastique.
Notre responsabilité
Mais cela ne dispense pas de faire aujourd’hui œuvre d’imagination et de créativité, dans la fidélité à nos racines au sein de cette Europe vieillie, trop souvent indifférente ou incapable d’entendre le message évangélique dans le brouhaha des opinions et des modes qui s’y succèdent. Nous ne pouvons que désirer y voir se multiplier les foyers de vraie vie monastique.
Chaque moine, moniale, doit se poser la question : « comment puis-je, comment pouvons-nous, aujourd’hui, ici, mieux répondre à l’appel du Christ et de son Église » ? Notre génération est responsable d’un patrimoine à transmettre dans un monde en évolution accélérée, dans cette Europe nécessitant une nouvelle évangélisation, comme ne cesse de le rappeler Jean Paul II. Des communautés, en particulier celles issues du Renouveau Charismatique, ont relevé le défi et sont pleines de vitalité. Il est frappant de voir combien même celles qui sont de type plus ‘ actif’ retrouvent souvent certains éléments essentiels du monachisme : forte obéissance au responsable de la communauté (berger !), vie commune, lecture de la Parole, solide vie liturgique et sacramentelle, etc.
La vie monastique veut favoriser la réponse à un appel pour se mettre en mouvement (sequela), pour entrer résolument dans une vie de conversion, de renouvellement permanent (cf. Ep 4,23 et tant d’autres textes de saint Paul). Pas seulement au plan personnel, mais aussi au plan communautaire. Or, trop souvent, nous l’avons vu, l’institution engendre des rigidités, des pesanteurs. Le monastère devient forteresse inaccessible plus que tente dans le désert. C’est une de mes convictions : il nous faut retrouver plus de souplesse dans nos structures, sans les éliminer pour cela. Elles sont indispensables et incarnent des options spirituelles. Mais elles doivent rester au service des grandes orientations, comme canal qui permet à la spiritualité de s’écouler dans le sens de l’identité reconnue.
Une question très pratique se pose alors : comment réaliser cela ? Les communautés anciennes ne peuvent le faire qu’avec beaucoup de prudence et de lenteur afin de respecter les personnes qui les composent. Il y faut toute une nouvelle éducation pour arriver à un consensus entre les diverses générations. Nous savons que beaucoup de communautés s’y emploient avec courage. Nous savons surtout que l’Esprit est donné à ceux qui le demandent au Père avec insistance. Lui seul peut opérer le véritable renouveau des communautés décidées « à ne rien céder à l’orientation contemplative de leur vie et faisant tout ce qui est en leur pouvoir pour se faire le milieu vital pouvant la favoriser » (P. Régamey).
Le monde environnant exige de nous une vitalité nouvelle. Il nous faut être plus exigeants, plus rigoureux, plus ‘excessifs’ dans notre témoignage du Règne et dans notre contestation de la mondanité qui risque de s’infiltrer même dans nos rangs...
Sentinelle sur les murs de Jérusalem, guetteur de l’aube, tiens-toi éveillé !
Monastero Trappiste
I-01030 VITOR CHIANO (VT), Italie
[1] Cf. J. Leclercq, « Lecture, culture et vie spirituelle », in La vie des communautés religieuses 30 (1972) 205-218.
[2] « Vingt ans après le Concile. Lumières et ombres », Vie consacrée, 1988, 83.
[3] A. Veilleux, « Chenouté ou les écueils du monachisme » dans Collectanea Cisterciensia 45 (1983) 124-131.
[4] R. Darricau et B. Peyrous, « Les communautés nouvelles en France (1967-1987) » dans Nouvelle Revue Théologique 109 (1987) 712-729.
[5] Ibid. Parmi celles-ci les plus connues, de type nettement monastique, sont celles de la fraternité de Jérusalem (Saint Gervais), du Lion de Juda, de Bose (Italie).