Une filiation vincentienne
Hubert Jacobs, s.j.
N°1989-4 • Juillet 1989
| P. 213-225 |
Comment découvrir, grâce aux anciennes constitutions, la spiritualité où s’enracine le charisme d’un institut ? À travers le fondateur et son modèle apparaissent, au fil de cette recherche exemplaire, les figures de Vincent de Paul et de François de Sales dont l’influence ouvre, au XVIIe siècle, un âge de la vie consacrée dont nous avons trop peu parlé.
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Ce que nous savons de la fondation, en 1688, par Maître Jean Herbet (1645-1718) [1], de la Congrégation des Sœurs de la Providence de Gosselies (Belgique), nous éclaire sur le charisme de cet Institut. Face aux Récollettines, établies à Gosselies en 1663, cloîtrées et vouées à l’éducation des jeunes filles des classes privilégiées, Jean Herbet a voulu rassembler des « filles dévotes » [2] en une communauté sans cloître, pauvre, vivant du travail de ses mains, et entièrement consacrée à la formation religieuse et humaine des enfants de milieux populaires. À ces petites filles, on enseignerait tout ce qui est nécessaire pour les aider à devenir de vaillantes mamans chrétiennes, capables de tenir leur ménage, de transmettre la foi dans leur foyer et de se débrouiller dans la vie. Option pour les pauvres, engagement féminin dans la catéchèse et l’apostolat paroissial, soin des malades, souci effectif de « libération » humaine et de promotion sociale axées sur la famille, telles sont les lignes de force d’un charisme dont la pertinence pour l’Église d’aujourd’hui apparaît frappante.
Pour soutenir pareil projet, la Charte de Fondation (1691) définit avec une sobriété limpide un idéal que caractérise la volonté de s’appuyer uniquement sur la Providence de Dieu, en menant en commun une vie de pauvreté très stricte, de désappropriation de soi et de travail. Ainsi précisé, le charisme des Sœurs de Gosselies les orientait comme spontanément vers une spiritualité semblable à celle dont avait vécu Madame de Pollalion (1599-1657), disciple de saint Vincent de Paul (1581-1660) [3].
Comment Jean Herbet a-t-il connu les Filles de la Providence de Paris ? Aucun document ne nous permet de répondre à cette question. Ce qui est sûr, c’est qu’il envoya quelques-unes de ses filles dévotes à Paris (1712 ou 1713) se former chez elles, et que cette audacieuse initiative reposait sur une convergence des deux fondations, voire sur le caractère peut-être déjà vincentien de l’œuvre entreprise à Gosselies [4].
Madame de Pollalion
Les Filles de la Providence de Dieu avaient été rassemblées par Madame de Pollalion dès 1629-1630, formant ainsi, semble-t-il, dans la France du XVIIe siècle, avant même les Filles de la Charité fondées en 1633, la première des « communautés séculières », c’est-à-dire de femmes consacrées à Dieu sans cloître ni vœux solennels. Ce ne fut toutefois qu’en 1643 que Louis XIII accorda ses lettres patentes à la Maison de la Providence, reconnue en 1651 comme communauté séculière par l’archevêque de Paris. Celui-ci en indiquait clairement le but : « recevoir des filles destituées de moyens et de conduite pour les élever et instruire aux exercices de la piété, vertu et honnêteté, et à divers ouvrages, pour les rendre capables de gagner leur vie dans quelque honnête condition, et se garantir des périls où la nécessité pourrait engager leur pudicité ». Un historien n’a pas manqué d’observer que les femmes « élevées par la Congrégation de la Providence excellaient dans la lingerie et le point coupé » [5]. La fondatrice avait songé à se faire capucine (1615). Les circonstances l’ayant conduite au mariage, elle était entrée dès son veuvage (1625) dans le Tiers Ordre dominicain, alors désigné sous le nom de Congrégation de sainte Catherine de Sienne. Un Frère Prêcheur, le Père Dominique le Brun (1611-1688), rencontré à Paris en 1630, était devenu son confesseur ; c’est lui qui prononcera en 1657 son oraison funèbre [6].
Il ne semble pas, cependant, que la spiritualité franciscaine ou dominicaine ait marqué Madame de Pollalion de façon particulière. En revanche, c’est très vraisemblablement sous l’inspiration de son Tiers-Ordre qu’elle se mit à consacrer sa vie aux pauvres et aux malheureux. A Toulouse, dès la fin du XVIe siècle, les Tertiaires dominicaines se dévouent dans les hôpitaux et leur Règle, écrite en 1595, exigeait qu’à l’exemple de sainte Catherine de Sienne, « toutes les Sœurs de cette Congrégation pour s’exercer à l’humilité s’excitent toute leur vie à visiter avec grande charité les pauvres de l’hôpital et y faire les services les plus vils, mêmement à voir et à panser les blessés » [7].
Le Tiers Ordre dominicain devait cette orientation à la réforme du Père Sébastien Michaelis o.p. (1543-1618), que suivait également le Tiers Ordre parisien [8].
L’influence de Vincent de Paul
Du point de vue spirituel, l’influence exercée sur Madame de Pollalion par saint Vincent de Paul fut déterminante. C’est dans son sillage qu’elle devint à Paris et dans la région parisienne l’une des plus actives Dames de la Charité [9]. Dès 1632, elle participait avec sainte Louise de Marillac (1591-1660) à la Mission de Villeneuve-Saint-Georges, non loin de Créteil. Monsieur Vincent suivit de près la croissance et l’évolution des Filles de la Providence au point que c’est avec quelques-unes d’entre elles qu’il envisagea, en 1648, le projet réalisé en 1652 de l’Union Chrétienne, qui deviendra un nouvel Institut. Surtout, c’est lui qui, en 1656, remit à la fondatrice les Constitutions des Filles de la Providence de Dieu. D’après M. Collin, biographe de Madame de Pollalion, celle-ci « n’entreprenait rien sans l’aveu de Monsieur Vincent, son directeur » [10]. C’est lui qui l’envoya à la campagne faire le catéchisme aux enfants, établir ou visiter des confréries de la Charité, et lui-même la consultait au sujet des Filles de la Charité.
Au cœur de la spiritualité qui animait Madame de Pollalion dans son intense dévouement au service des pauvres, il y avait l’obéissance à Dieu et l’abandon à sa Providence. A l’occasion de son décès, le Père le Brun révéla qu’elle avait fait vœu de continence perpétuelle, de viduité et d’obéissance à ses directeurs spirituels. Il précisa que de « son obéissance à la volonté de Dieu procédait l’obéissance exacte et continuelle qu’elle rendait à ceux qui avaient le droit de la commander ». L’évêque de Saintes, s’exprimant dans les mêmes circonstances, nous a tracé de cette fidèle disciple de Monsieur Vincent un admirable portrait spirituel : « Nous croyons avoir satisfait à ce que nous nous sommes proposé, de représenter Madame de Pollalion dans ses différents états et nous sommes assurés que personne ne lui refusera cette justice, qu’elle en a rempli tous les devoirs dans un souverain degré de perfection. En rapprochant les caractères de sa vie de ceux de Jésus-Christ, on y voit la fidélité avec laquelle elle suivait en tout ce divin Sauveur, comme l’auteur et le consommateur de sa foi : elle parcourait, comme lui, les villes et les bourgades, pour les remplir de ses bienfaits. Secourable aux malades, remplie de compassion pour les faibles, miséricordieuse envers les pécheurs, elle brûlait du zèle de la maison du Seigneur, jusqu’à sacrifier tout ce qu’elle avait de plus cher pour la conservation de ses temples vivants, renonçait à tout plaisir, vivait dans son corps comme si elle eût été sans corps, quittait tout pour son Dieu, vivait de peu, presque de rien, et attendait ce peu de la Providence. Mais ce qui rend cette ressemblance plus parfaite, c’est cet amour qu’elle avait pour ses souffrances. Pénétrée de ces paroles de l’Esprit Saint que les membres ne peuvent arriver à la gloire que par le même chemin qui y a conduit leur chef, c’est-à-dire par la Croix, elle est demeurée victorieuse de tant de maux qui l’ont assaillie, prenant part de tout son cœur au calice de la passion de Jésus-Christ, pour participer à sa couronne » [11].
A la suite de saint Vincent, l’imitation de Jésus-Christ dans sa charité, sa pauvreté, sa Passion était ainsi le ressort profond de toute la vie de Madame de Pollalion. Un lien indissociable unissait, chez elle, mystique et charité apostolique, spiritualité et charisme, ardeur à suivre et à imiter le Christ, et abandon total et confiant en la Providence de Dieu. Ces traits, caractéristiques de sa vie spirituelle, recouvrent très exactement les directives les plus fondamentales que Monsieur Vincent ne cessait de donner à ceux et à celles qu’il dirigeait, en particulier les Prêtres de la Mission et les Filles de la Charité. Quand Louis Abelly, premier biographe du Saint, voulut définir l’esprit vincentien, il le fit par deux vertus fondamentales qui, à ses yeux, n’en faisaient d’ailleurs qu’une seule : l’imitation de Notre-Seigneur et la conformité à la Volonté de Dieu. La systématisation conventionnelle rejoignait ici la vérité profonde.
L’esprit de François de Sales
Formé à une spiritualité austère qui insistait sur le néant de la créature et sa misère face à la grandeur et à la sainteté de Dieu, Monsieur Vincent aurait sans doute sombré dans le désespoir s’il n’avait, en 1618 et 1619, rencontré saint François de Sales [12]. Celui-ci lui révéla l’amour et la bonté de Dieu. En 1621, Vincent fit à Soissons sa retraite avec le Traité de l’Amour de Dieu, demandant au Seigneur de le libérer de son humeur sèche et rébarbative, et de lui donner « un esprit doux et bienveillant ». S’il demeura toujours chez saint Vincent une trace de pessimisme augustinien, il faut néanmoins reconnaître qu’il fut exaucé. L’esprit salésien l’imprégna désormais si largement qu’en 1622 François de Sales lui confia la Visitation de Paris et sainte Jeanne de Chantal elle-même. Celle-ci reçut peu après de l’évêque de Genève cet encouragement : « Monsieur Vincent vous conseille bien ». Nous avons conservé la lettre postulatoire (1659) de saint Vincent au pape Alexandre VII pour demander la béatification de François de Sales. Il y souligne l’étonnante bonté du saint. Son témoignage, durant le procès, est encore plus éloquent : il estime avoir vu en lui « l’homme qui a le mieux reproduit le Fils de Dieu vivant sur la terre » [13]. Après l’Écriture, l’Introduction à la vie dévote fut l’ouvrage que saint Vincent ne cessa de lire et de recommander. À l’école de saint François de Sales, il apprit que la sainteté consiste à entièrement former le Christ en notre cœur et dans nos actions par l’imitation de sa vie [14]. Il apprit de lui que le Sauveur « veut que nous soyons si parfaitement siens, que rien ne nous reste, pour nous abandonner entièrement à la merci de sa Providence, sans réserve » [15]. À son tour, saint Vincent fit de ces insistances salésiennes son enseignement le plus constant. A un prêtre de la Mission, saint Vincent fait de nombreuses recommandations ; elles s’inscrivent toutes dans cette exigence fondamentale : « avoir une grande dépendance de la conduite du Fils de Dieu » [16]. De même, l’abandon à la Providence est au centre de ses exhortations spirituelles : « Apprenez à ne vous appuyer en aucune façon sur vos forces..., mais à mettre toute votre confiance en la Providence » [17]. Mieux encore, pour saint Vincent, la conformité au Christ et la confiance en la Providence forment un tout infrangible : « Oh ! qu’il y a de grands trésors cachés dans la sainte Providence et que ceux-là honorent souverainement Notre-Seigneur qui la suivent et n’enjambent pas sur elle » [18] !
Dirigée par saint Vincent dans un tel esprit, Madame de Pollalion a dû le transmettre à ses filles et celles-ci, à leur tour, y auront progressivement initié les jeunes Sœurs de Gosselies que Maître Jean Herbet avait eu l’intelligence de leur confier. Quand elles furent revenues au pays, le moment sembla venu de leur rédiger de nouvelles Constitutions plus amples et spirituellement plus étoffées. Sont-elles l’œuvre de Jean Herbet lui-même ? Ce qui est sûr, c’est que les Règles approuvées en 1735 par l’évêque de Namur apparaissent toutes nourries de l’esprit vincentien de Madame de Pollalion, en même temps qu’elles recueillent le meilleur de ce qui a été vécu à Gosselies depuis les commencements de la communauté et qui s’y insère de façon remarquable.
L’article premier est particulièrement éloquent : « Ces filles prenant le nom de Filles de la Providence doivent se livrer entièrement à la Providence divine et y mettre leur unique appui ». A cette exigence fondamentale est immédiatement conjointe celle de désappropriation et de pauvreté, présente dès la Charte de Fondation, et qui reçoit ici sa pleine signification théologale : « afin de pouvoir dire en toute confiance au Seigneur : vous êtes mon Dieu et mon Tout ». Cette dernière formule, d’origine franciscaine, est peut-être l’écho de la présence toute proche des religieuses Récollettines. L’imitation du Christ se trouve, elle aussi, au cœur des Règles de 1735 : le renoncement au jugement propre et à la volonté n’a-t-il pas pour but « d’honorer l’obéissance de Jésus-Christ » (art. 14) ?
Mais il faut noter une perspective nouvelle, qui n’apparaissait pas dans le texte de 1691, et qui rend presque manifeste l’influence de l’esprit de Monsieur Vincent. L’article 9 insiste, en effet, sur le devoir spécial des Sœurs de s’attacher au culte filial envers la Vierge Marie, leur mère, et l’obligation spéciale de l’imiter davantage dans quelques-unes de ses principales vertus. Comment ne pas nous souvenir ici de saint Vincent demandant aux Filles de la Charité d’agir comme elles imagineraient que Marie ferait, considérant sa charité et son humilité ? Comment ne pas évoquer celle des Règles communes des Lazaristes qui leur enjoint, outre de rendre tous les jours, avec une dévotion particulière, quelque service à Marie, Mère de Dieu et la nôtre, d’imiter autant que possible ses vertus, notamment son humilité et sa chasteté [19] ?
Les Règles de 1735
Le lecteur des Règles de 1735 ne peut pas ne pas être frappé par la densité spirituelle des motivations qui s’y trouvent données aux nombreuses observances très concrètes qu’elles contiennent. Que l’on relise, par exemple, les articles 15 et 16 avec leur appel à « un plus grand désir de s’unir à Dieu, une grande attention de converser avec lui intérieurement », à marcher « autant que faire se pourra toujours en sa présence », à « l’amour de la solitude, du silence, du recueillement ». Présence à Dieu, appui unique sur la Providence divine (mentionné une seconde fois dans l’article 25), tels sont aussi les thèmes sur lesquels revenait fréquemment saint Vincent qui ne se lassait pas de répéter que d’abord il faut regarder Dieu, et qui invitait les Filles de la Charité à mettre toute leur confiance en la Providence. Vincentienne encore l’insistance sur le travail de ses mains, que Jean Herbet demandait déjà en 1691 et qui, reprise dans l’article 4, nous rappelle une célèbre conférence de Monsieur Vincent [20]. Vincentienne enfin la désignation des malades comme les « membres souffrants de Jésus-Christ » (article 6) ; contrairement, en effet, à saint François de Sales qui n’y fait guère allusion, ou à Bérulle qui s’en tient à des considérations abstraites, saint Vincent aimait enraciner la charité dans notre commune appartenance au Corps Mystique du Christ.
Nous pensons que l’on pourrait encore noter bien d’autres points d’ancrage des Règles approuvées en 1735 dans la tradition vincentienne. Les quelques traits ici relevés suffiront à montrer à quelles sources spirituelles se sont abreuvées les premières Sœurs de Gosselies.
L’auteur du Directoire Spirituel à l’usage des Sœurs de la Providence de Gosselies (1904), suivi par les Constitutions de 1980, a parfaitement caractérisé leur spiritualité par quatre traits qui, en même temps, forment la substance de la pensée de saint Vincent et reçoivent de celui-ci, comme de la vie de Madame de Pollalion, leur meilleur commentaire.
L’abandon à la Providence
G. Hermant, écrivant en 1710, déclare à propos de la fondatrice des Filles de la Providence : « Dès qu’elle fut veuve, elle se vit bientôt chargée de cent filles, dont elle eût été fort embarrassée sans le secours de la Providence. Elle y avait une confiance si particulière, qu’elle n’eut presque point d’autre ressource dans ses besoins. Jamais aussi cette Providence ne lui a manqué, et elle fut si reconnaissante des faveurs qu’elle en reçut, qu’elle ne voulut point faire porter d’autre nom à sa communauté que celui de Filles de la Providence » [21]. On se souvient qu’un jour, à ceux qui la mettaient en garde contre les difficultés de son projet d’ouvrir un asile pour les jeunes filles, Madame de Pollalion avait répondu : « Il est vrai que je ne possède plus de revenus personnels, mais ma grande ressource sera dans la Divine Providence et j’ai le ferme espoir qu’elle ne me manquera jamais pour une œuvre dans laquelle je ne cherche que la gloire de Dieu et le salut d’une infinité de (jeunes filles) exposées aux plus affreux malheurs [22] ». Jamais, témoigne le Père le Brun, on ne la vit « ébranlée dans sa confiance », sans cesse « regardant Jésus-Christ représenté par le pauvre, elle donnait ce qui lui était de réserve s’appuyant sur la Providence de Dieu ». Elle vivait ainsi de l’enseignement de Monsieur Vincent qui disait : « Confiance et espérance, c’est presque la même chose. Avoir confiance en la Providence, cela veut dire que nous devons espérer que Dieu prend soin de ceux qui le servent... [23] ». Aussi a-t-on justement noté, à propos de sa fondation : « C’est la maison, qu’on appelle de la divine Providence... à qui on a donné ce beau nom, parce que c’est sur ce fond intarissable, et non sur les prévoyances incertaines des hommes, qu’elle a été commencée, et soutenue... [24] ».
Une humble simplicité
Au dire du Père le Brun, Madame de Pollalion « semblait être pleinement, et selon sa portée, toute remplie de la paix du Sauveur » : rien, ajoutait-il, « ne pouvait la diviser ». Sa richesse était de n’avoir « que Dieu en vue, ses lumières dans l’esprit, son amour dans la volonté..., la charité du prochain dans le cœur,... les pauvres à ses côtés et la main toujours ouverte pour leur faire du bien ». C’était là encore suivre la leçon de saint Vincent. « La simplicité, disait-il, je l’appelle mon Évangile » [25] ; Dieu est très simple, ou plutôt il est la simplicité même ; et partout où est la simplicité, là aussi Dieu se rencontre » [26]. Aux Filles de la Charité, il recommandait de s’efforcer de conserver toujours leur premier esprit « d’humilité et de simplicité » [27].
Le recueillement
Aux mêmes Filles de la Charité, saint Vincent disait avec force : « Mes chères Sœurs, il faut que vous et moi prenions résolution de ne jamais manquer de faire tous les jours l’oraison. Je dis tous les jours, mes filles ; mais, s’il se pouvait, je dirais : ne la quittons jamais et ne passons point de temps sans être en oraison, c’est-à-dire sans avoir notre esprit élevé à Dieu. (Et quoi que la charité et l’obéissance fassent faire) votre âme ne laissera pas d’être toujours en la présence de Dieu » [28]. Dans l’oraison funèbre de Madame de Pollalion, le Père le Brun rappela qu’elle « était continuellement parmi le monde, mais elle n’était pas dans le monde. C’était une solitaire occupée, mais d’une telle occupation, que faisant toutes choses parmi le monde, elle était toujours abîmée dans la divine Providence, pour y vivre de cœur, de présence et d’amour » [29]. L’article 15 des Règles approuvées en 1735, qui recommande l’union à Dieu et « l’amour de la solitude », n’évoque-t-il pas ces traits de la vie de Madame de Pollalion, « toute adhérente à Dieu » (Père le Brun) ?
Le zèle
« Le zèle, écrit saint Vincent, est ce qu’il y a de plus pur dans l’amour de Dieu ». Comment ne pas rappeler à ce propos l’inoubliable conférence où il s’écria : « Aimons Dieu, mes frères, aimons Dieu, mais que ce soit aux dépens de nos bras, que ce soit à la sueur de nos visages » [30]. C’est « l’amour effectif » qu’il prêchait aux Filles de la Charité tout autant qu’à Madame de Pollalion et à ses filles auxquelles, au dire de M. Collin, il demandait de « se vider d’elles-mêmes et de se revêtir de Notre-Seigneur pour accomplir ses œuvres ». Madame de Pollalion avait pleinement accueilli cet appel, puisque le Père le Brun nous dit qu’elle avait « éprouvé, dans le temps de sa vie, l’humilité et l’amour de la pauvreté chrétienne en sa personne, se dépouillant de toutes choses pour les donner aux pauvres ». « L’esprit de zèle et de charité » qui l’animait, « lui avait donné une générosité merveilleuse » pour ne se laisser rebuter par rien, et la rendait « infatigable ».
Ce dernier point nous ramène de la spiritualité de Monsieur Vincent au charisme qu’elle engendre et qu’elle anime, charisme de Madame de Pollalion, charisme des filles de Jean Herbet : être les instruments de la bonté de Dieu, faire toute action « par charité, humilité et simplicité dans l’assistance du prochain ».
L’humilité du fondateur
Évoquant les sources spirituelles de l’Institut des Sœurs de la Providence de Gosselies, nous avons à peine parlé de leur fondateur. L’absence de documents nous impose ce silence. On aura cependant remarqué que c’est au génie de son humilité et de son zèle pastoral que les Sœurs de la Providence de Gosselies doivent de se rattacher aux filles de Madame de Pollalion et d’être, à travers elles, d’authentiques filles de Monsieur Vincent. Nombreuses, en effet, étaient à cette époque les filles dévotes dirigées par des religieux. Quand les circonstances les conduisaient à s’organiser en congrégation religieuse, c’est tout naturellement qu’elles adoptaient la spiritualité franciscaine, ignatienne, etc. à laquelle le plus souvent elles avaient déjà été initiées. À Gosselies, les filles dévotes, rassemblées par le dynamisme apostolique de leur curé, n’avaient point cette chance. Jean Herbet se rendit compte de la difficulté et choisit délibérément les Filles de la Providence de Paris pour la formation spirituelle et religieuse de ses Sœurs. Après les Filles de la Charité, arrivées en Belgique en 1672 [31], il permettait ainsi à saint Vincent de voir jaillir en ce pays une nouvelle source de son esprit. En outre, les Filles de la Providence de Paris n’ayant pas survécu à la Révolution [32], l’œuvre de Madame de Pollalion demeure néanmoins aujourd’hui vivante, grâce à la Congrégation de Jean Herbet.
Rue Grafé 4
B-5000 NAMUR, Belgique
[1] Né à Nassogne, dans les Ardennes belges, Jean Herbet fit probablement ses études de théologie à Louvain et fut curé à Nalinnes (1681) puis à Gosselies (1683). A l’exception de quelques documents administratifs et de son testament, rien ne nous permet de développer un peu sa biographie. Certainement pas les traits hargneux que lui décocha le fameux Père Louis Hennepin, un moment confesseur des Récollettines à Gosselies. Cf. A. Louant, Le cas du Père Louis Hennepin, récollet, dans Annales du Cercle Royal d’Histoire et d’Archéologie d’Ath, XLVII, 1978-1979, p. 199. Sur les origines des Sœurs de la Providence, on pourra consulter : Dom Ursmer Berliere, o.s.b., Recherches historiques sur la ville de Gosselies, tome I, Maredsous-Gembloux, 1922, pp. 193-213 ; Une Sœur de la Providence, Les Sœurs de la Providence de Gosselies (1688-1938), s.l., 1938 ; Vivre la Transcendance de Dieu. Les Sœurs de la Providence de Gosselies 1688-1963, Gosselies 1963 ; Jean Herbet et les miséricordes de la Providence, Paris, Univers-Media, 1984.
[2] Aux 17e et 18e siècles, les « filles dévotes » n’étaient ni des béguines ni des tertiaires, mais constituaient une forme spécifique de vie consacrée au service de l’Église. « Ce sont des femmes non mariées, faisant vœu de chasteté et travaillant comme aides laïques du clergé dans l’enseignement ou le service des pauvres et des malades » : Jos. Andriessen, Pays-Bas, Dictionnaire de Spiritualité, XII, 751. Plusieurs de leurs groupements donnèrent naissance à des Congrégations religieuses : Ph. Annaert, « Les Filles dévotes dans le Hainaut et le Tournaisis aux XVIIe et XVIIIe siècles », dans De Leiegouw, XXIX, 1987, pp. 3-10.
[3] Sur Madame de Pollalion et les Filles de la Providence, voir R. Darricau, Le jaillissement d’une vie : Madame de Pollalion, Bordeaux 1977 ; R. Darricau, « Pollalion (Marie de) », Dictionnaire de Spiritualité, XII, 2, 1858-1860, et Catholicisme, XV, 593-594 ; Marie de l’Enfant-Jésus, « Dans la mouvance de M. Vincent : Mademoiselle de Pollalion et la Providence de Dieu (1630-1657) », dans Mission et Charité, 1968, pp. 145-183 ; R. Darricau, « Une étape inconnue dans l’apostolat de saint Vincent de Paul. Les débuts de la Maison de la Providence... » dans Bulletin de la Société de Borda, 1982, pp. 525-536 ; Ch. Berthelot du Chesnay, « Filles de la Providence de Dieu », dans Dict. Hist. Géogr. Eccl. XVII, 93-94.
[4] Il n’est pas impossible que Jean Herbet ait été touché par le rayonnement vincentien, notable en Picardie, en Champagne et dans les Ardennes françaises. Cf. Revue Historique Ardennaise, I, 1969, p. 41.
[5] G. Fagnize, La femme et la société française dans la seconde moitié du 17e siècle, Paris, 1929, p. 112. Cité par Marie de L’enfant-Jésus, art. cit., p. 174.
[6] P. Raffin, « Le Brun (Dominique) », Dictionnaire de Spiritualité, IX, 458-459.
[7] M. T. Porte, « Esprit social et charité : le Tiers Ordre dominicain à Toulouse au 17e siècle », dans Annales du Midi, t. 70, n° 42, avril 1958, pp. 161-180 ; Sœur Diane du Christ, Le monastère sainte Catherine de Sienne à Toulouse, Toulouse, 1976, pp. 115-116. « Règle des Sœurs du Tiers Ordre de la Pénitence de Sainct Dominique et de Saincte Catherine de Sienne », Toulouse 1599, publié dans Documents pour servir à l’Histoire de l’Ordre de St Dominique en France, 1970, n° 5, B 15-27.
[8] B. Montagnes, « Michaelis (Sébastien) », Dictionnaire de Spiritualité, X, 1165-1171.
[9] P. Coste, Vincent de Paul et les Dames de la Charité, Paris 1917, pp. 59-61.
[10] M. Collin, Vie de la V. Servante de Dieu Marie Lumague, veuve de M. Pollalion, Paris, 1744, p. 55.
[11] L. Teillet, Histoire de la Congrégation de l’Union chrétienne de Fontenay-le-Comte (Vendée), Fontenay-le-Comte, 1898, pp. 348-349.
[12] A. Dodin, François de Sales et Vincent de Paul, les deux amis, Paris, 1984 ; R. Devos, « Le salésianisme et la société au XVIIe siècle », dans Mémoires et Documents publiés par l’Académie salésienne, LXXX, 1968, pp. 225-226 ; A. Dodin, La légende et l’histoire. De Monsieur Depaul à saint Vincent de Paul, Paris, 1985, pp. 179-180.
[13] La vie et l’âme de Monsieur Vincent. Textes choisis par le R. P. Chalumeau, lazariste, Paris 1959, pp. 24-26 ; A. Dodin, François..., pp. 99-118 ; G. Pochet, François de Sales et la Pauvreté, Paris, 1988, pp. 224-241.
[14] Saint François de Sales, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969 ; Introduction à la Vie dévote, p. 136.
[15] François de Sales, Correspondance : les lettres d’amitié spirituelle, Paris, DDB, Bibliothèque européenne, 1980, p. 852.
[16] La vie et l’âme..., p. 193.
[17] Ibid., p. 214.
[18] Ibid., p. 224 ; voir aussi p. 219 ; « Le Fils de Dieu, qui doit être votre exemple, a eu une si grande confiance en son Père éternel... »
[19] E. Crapez, « La dévotion mariale chez saint Vincent de Paul et les Lazaristes »..., dans Maria, tome III, Paris, 1954, p. 98. Voir aussi A. Dodin, « La dévotion de M. Vincent à la Vierge Marie », dans En prière avec Monsieur Vincent, Paris, 1982, pp. 200-220.
[20] Conférence aux Filles de la Charité du 28 novembre 1649, sur l’amour du travail, dans La vie et l’âme..., pp. 252-263.
[21] G. Hermant, Histoire des ordres religieux..., tome 4, Rouen, 1710, p. 128.
[22] L. Teillet, op. cit., p. 3. Selon le Père Helyot, Histoire des Ordres monastiques, tome VIII, 1721, p. 143, Madame de Pollalion avait répondu que « son fonds serait la divine Providence ». (Cité par P. et M.-L. Biver, Abbayes, monastères, couvents de femmes à Paris des origines à la fin du XVIIIe siècle, Paris, 1975, p. 313).
[23] La vie et l’âme..., p. 211.
[24] L’Année dominicaine, Première partie de septembre. Amiens, 1702, p. 125.
[25] Saint Vincent de Paul, Œuvres, Paris, éd. P. Coste, 1920-1925, IX, p. 606.
[26] Ibid., XI, p. 50.
[27] Ibid., X, p. 103. Voir Au temps de saint Vincent de Paul... et aujourd’hui, cahier 29, 1983, La simplicité.
[28] Saint Vincent de Paul, Œuvres, éd. P. Coste, IX, pp. 415 et ss.
[29] « L’amour de Dieu duquel notre vertueuse défunte était si fortement animée, faisait comme un miracle perpétuel dans son âme, puisque dans ses plus grandes occupations, elle semblait être en solitude. L’exercice de l’oraison lui était si familier que le grand poids de ses occupations n’y apportait aucun divertissement » (Père Le Brun). Toutes nos citations du Père le Brun proviennent de R. Darricau, Le jaillissement..., cité note 3.
[30] La vie et l’âme..., p. 209 ; sur l’amour effectif, voir Œuvres, édit. citée, IX, p. 593.
[31] G.-X. Cornet, « L’’Hôpital Nouveau’ et les Filles de la Charité », dans Bulletin de la Société Verviétoise d’Archéologie et d’Histoire 50 (1963), pp. 63-77.
[32] Jean Boussolade, Moniales et Hospitalières dans la tourmente révolutionnaire, Paris, 1962, pp. 13, 14 et passim.