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La vocation religieuse du Père Damien

Edouard Brion, s.s.c.c.

N°1989-2 Mars 1989

| P. 69-79 |

Comment un religieux devient-il missionnaire et même “apôtre des lépreux”, par fidélité à la profession religieuse qu’il prononça “sous le drap mortuaire” ? Le centenaire de la mort du Père Damien nous vaut ce bel article du Père Brion, père des Sacrés-Cœurs lui aussi, qui vient précisément d’éditer en français la correspondance des dernières années de Damien lépreux (Un étrange bonheur, Cerf 1988) : les méandres d’une vocation nous sont ici contés, avec l’enracinement liturgique et eucharistique d’une vie religieuse missionnaire qui nous interpelle et un temps qui connaît, comme chaque époque, sa “terrible maladie” (cf. la préface du Cardinal Danneels au livre précité).

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La célébration du centenaire de la mort du Père Damien fournit une bonne occasion de découvrir, au-delà des clichés, divers aspects d’une personnalité et d’un style de vie que l’éloignement dans le temps, voire même la célébrité, ont contribué à obscurcir. Ainsi vaut-il la peine d’examiner la place de la vie religieuse dans l’histoire de l’apôtre des lépreux : l’éclosion de sa vocation, d’une part, et d’autre part le lien entre sa condition de religieux et le don total de sa personne aux lépreux.

Les méandres de sa vocation

À la source de la vocation religieuse du P. Damien, on trouve une motivation plus ascétique que missionnaire : pour lui, la vie religieuse est un saint état permettant à celui qui y est appelé de parvenir au bonheur éternel. Rien d’étonnant que sa première idée fut d’entrer chez les Trappistes. C’était l’aboutissement d’une longue imprégnation dans l’ambiance familiale. Il y avait chez ses parents une vie de saints écrite en vieux flamand et imprimée en caractères gothiques. Un vrai monument de 60 sur 45 centimètres ! La maman, qui était la seule à pouvoir déchiffrer cette écriture, avait l’habitude de lire à haute voix les récits édifiants que les enfants écoutaient avec avidité. L’histoire des martyrs et des anciens ermites, tels que saint Paul et saint Antoine surtout, retenait leur attention.

L’ascèse

On comprend alors l’épisode suivant, vécu par Damien lorsqu’il devait avoir environ huit ans. Voici comment son frère aîné Auguste le raconta plus tard :

Nous étions quatre enfants. Notre cousin, Henri Vranken, qui vivait avec nous et qui avait le même âge que moi, notre sœur Pauline, plus âgée de deux ans, et Joseph (nom de baptême du futur Père Damien), plus jeune de deux ans. Nous avions tous l’habitude d’aller à l’école et d’apporter dans un panier nos tartines pour le dîner. Un jour, en chemin vers l’école, l’idée nous vint d’être ermites. Il était sept heures et demie du matin : nous nous dirigeâmes vers un bosquet situé le long de la route et nous nous mîmes à genoux. Nous restâmes là, seuls et en silence. A l’heure de midi nous ouvrîmes le panier et nous prîmes chacun notre part, mais tout cela sans dire un mot. Nous restâmes ainsi, gardant toujours le silence. Le soir arriva ; il était déjà neuf heures lorsqu’un passant nous vit. Il en avertit la maison et on envoya un domestique pour nous ramener.

L’influence familiale se fera également sentir d’une autre manière. En 1848, au moment où nos anachorètes improvisés entamaient leurs macérations, il y avait six ans que leur sœur aînée, Eugénie, était devenue religieuse chez les Ursulines de Tildonk, à une dizaine de kilomètres de la maison natale. En 1854 déjà, elle mourait du typhus à Uden, en Hollande, à l’âge de 29 ans. Deux ans plus tard, Pauline, la sœur chérie de Joseph, la suivait dans la même congrégation. Et l’année suivante, c’était le tour d’Auguste, qui prenait l’habit et le nom de Pamphile (en souvenir des lectures maternelles ?). Autant d’exemples à imiter. Et c’est l’argument qui revient dans une des premières lettres de Damien que nous avons conservées. Celui-ci, âgé de 18 ans, se trouve alors depuis deux mois à l’école moyenne de Braine-le-Comte, où son père l’a envoyé apprendre le français afin de le seconder dans son commerce de grains et de sangsues. A la fin de la lettre en question, écrite en français, Joseph passe brusquement au flamand en plein milieu de la phrase :

Quel bonheur pour elle (Pauline) chers parents, elle a eu le bonheur de mener à bonne fin l’œuvre la plus difficile que nous ayons à faire ici-bas. J’espère, chers parents, que ce sera maintenant mon tour de choisir le chemin que je devrai emprunter. Serait-ce pour moi impossible de suivre votre fils Pamphile ?

On voit que déjà à ce moment, il ne semble plus être question de la vie trappiste. C’est Pamphile, suivant son témoignage rapporté par le Père Raepsaet, qui avait convaincu son cadet de le suivre chez les Pères des Sacrés-Cœurs à Louvain. Certains, comme G. Daws, affirment que « entre l’ancien désir d’être trappiste et le moment où il entra comme postulant dans la Congrégation des Sacrés-Cœurs, il s’était enquis d’une place comme étudiant au Collège américain de Louvain [1] ». Contrairement à son habitude, G. Daws ne mentionne pas sa source. Peut-être se réfère-t-il au témoignage d’Aldyth Morris. Dans sa pièce de théâtre The Damien Letter (Honolulu, 1964) elle met les paroles suivantes dans la bouche de Damien : « On m’en a refusé l’entrée (du Collège américain). » La raison ? On la trouve dans les archives : « ... à cause de la grossièreté de ses manières et de son apparence. A cause également de son ignorance foncière des langues, sauf de la sienne. Quant au peu de français qu’il sait, il le soumet aux tortures les plus raffinées [2] ».

Qu’en penser ? Matériellement, un tel contact avec le Collège américain aurait été possible : celui-ci existait depuis peu : il s’était ouvert le 19 mars 1857 avec huit étudiants [3]. Or, selon, toute vraisemblance, Damien avait passé ses vacances d’été de 1858 auprès de son frère à Louvain, pour perfectionner son français. Il aurait donc pu profiter de ce séjour pour présenter sa candidature à ce Collège. De plus, une telle demande n’aurait pas été tout à fait contraire aux aspirations de Damien à la vie religieuse. En effet, bien que les pensionnaires du Collège fussent destinés à devenir des prêtres diocésains, c’est à la vie missionnaire parmi les Indiens qu’ils étaient appelés, avec tous les sacrifices et les privations qu’avaient connus les ermites et les anciens Pères du désert et qu’on pouvait trouver chez les Trappistes : toutes formes de vie qui correspondaient aux aspirations de Damien.

Il me semble cependant que cette hypothèse ne doit pas être retenue. D’abord parce que le futur Père Damien s’orientait très nettement vers la vie religieuse. Sa présence, dès cet été 1858, chez les Pères des Sacrés-Cœurs à Louvain, auprès de son frère, se comprend mieux dans cette perspective. De plus, les arguments avancés pour refuser Damien ne correspondent pas à la réalité. Sans atteindre la perfection, celui-ci faisait preuve d’une grande facilité dans l’apprentissage des langues. D’autre part, en affirmant que Damien se signalait par la grossièreté de ses manières et de son apparence, Aldyth Morris s’inspire très clairement de la lettre ouverte écrite par le romancier Robert-Louis Stevenson en 1890 pour réfuter les allégations d’un théologien protestant, le pasteur Hyde. D’après celui-ci, Damien était « un homme grossier, malpropre, entêté et sectaire », voire même un débauché. L’auteur de L’île au trésor, afin de mieux faire ressortir la splendeur surnaturelle de sa sainteté et de sa charité, concède que Damien soit un « paysan ignorant ». Il semble bien qu’il exagère. Certes, la formation de Damien n’avait pas été très approfondie, comme on l’a vu. Mais il avait quand même pu poursuivre ses études pendant quelques années et être introduit aux règles de la bienséance ecclésiastique.

La vie religieuse

Dans une lettre du 25 décembre 1858, Joseph n’envisage pas encore une vocation missionnaire, mais seulement une vocation religieuse. Maintenant, annonce-t-il à ses parents, sa décision est prise, il veut devenir religieux, et il leur fait bien sentir qu’il ne ferait pas bon de s’y opposer :

Chers parents, je ne saurais omettre de vous écrire en ce beau jour de Noël, jour qui m’a confirmé que la volonté du bon Dieu est que je quitte le monde pour embrasser la vie religieuse. Je vous demande, chers parents, que vous acquiesciez à cela, car sans votre consentement je n’oserais m’engager dans un tel état, parce que le bon Dieu commande d’obéir à ses parents dans l’adolescence comme dans les années de l’enfance. Ne croyez pas, chers parents, que c’est ma propre volonté d’embrasser ce saint état, mais je vous assure que la Divine Providence le veut. Vous ne refuserez pas, car c’est Dieu qui m’appelle et je dois lui obéir. Si vous refusiez à votre enfant de suivre sa vocation, vous seriez ingrats envers lui, et le bon Dieu pourrait vous punir terriblement. Quant à moi, je serais exposé à perdre la vocation à laquelle j’ai été appelé dès mon enfance et à me perdre pour l’éternité. Vous savez, chers parents, que nous devons tous choisir l’état pour lequel le bon Dieu nous a prédestinés afin d’être heureux éternellement, voilà pourquoi vous ne pouvez vous affliger à cause de ma vocation.

Quelques mois auparavant, en octobre, une mission paroissiale avait été prêchée à Braine-le-Comte par des Rédemptoristes et il n’est pas impossible qu’elle ait contribué à affermir la résolution de Damien qui, on l’a vu, remontait plus haut dans le temps.

Dans la même lettre de décembre 1858, Damien donne des précisions sur son futur état de vie, qui semble déjà réglé dans les détails :

Auguste m’a écrit que je serai certainement reçu chez eux comme frère de chœur ; que je dois me présenter sans délai à son supérieur pour la nouvelle année, pour commencer sous peu mon noviciat.

À cette époque, la Congrégation comprenait trois types de religieux : des prêtres, des frères convers affectés aux travaux manuels, et des frères de chœur. Prévus à l’origine pour assurer l’adoration et l’office divin, ceux-ci se voyaient souvent commis à des tâches d’enseignement ou au soin de la chapelle du couvent. Dans les communautés, ils étaient l’exception : au temps du P. Damien, sur les 400 membres que comptait la branche masculine de la congrégation, ils étaient à peine une dizaine. Lorsqu’on les supprima en 1908 ils n’étaient plus que trois. Si l’on a pensé à cette solution pour Damien, c’est que son ignorance du latin faisait obstacle à son accession au sacerdoce ; mais sa formation, toute rudimentaire qu’elle ait été, et ses capacités lui permettaient d’espérer mieux qu’une existence toute confinée aux travaux d’intérieur.

Vu le ton pressant de la lettre que nous venons de citer, on comprend que Joseph arriva à Louvain au début de janvier 1859 comme postulant. Le 2 février suivant, il prenait l’habit sous le nom de frère Damien et commençait son noviciat.

Le sacerdoce et la mission

Entre son entrée au couvent et son départ pour les îles, cinq ans plus tard, la vocation de Damien allait connaître toute une évolution : elle intégrerait deux dimensions nouvelles, la prêtrise et la vie missionnaire.

En ce qui concerne le sacerdoce, rien n’indique que Damien y avait pensé d’emblée ni que, comme l’affirme le P. Vital Jourdan [4], il lui en ait coûté « de renoncer à la sublime dignité du prêtre dont serait un jour investi son frère ». Mais la facilité qu’il montra à apprendre les rudiments du latin, à l’instigation de Pamphile, amena les supérieurs à le faire passer dans la catégorie des novices étudiants destinés à l’ordination. Que la vocation sacerdotale de Damien se double d’une vocation missionnaire ne doit pas nous étonner : sans être exclusivement missionnaire, la Congrégation des Sacrés-Cœurs avait très vite fait de l’apostolat outre-mer la principale de ses activités. D’ailleurs, si elle était venue s’établir à Louvain en 1840, c’était très nettement dans ce but, suite notamment aux instances du Cardinal Sterckx.

On comprend dès lors l’anecdote suivante rapportée par le Père Verhaeghe, le maître des novices.

A la tribune de la chapelle de la communauté, devant une fenêtre murée, il y avait un store en papier peint, portant l’image de saint François Xavier, l’apôtre des Indes. Il était représenté comme missionnaire, avec le crucifix entre les mains. Je surpris un jour le frère Damien en prière devant cette image, et lui demandai ce qu’il faisait là. « Je supplie le bon Dieu, me répondit-il, par l’intercession de saint François Xavier, de m’accorder la grâce d’être un jour envoyé en mission ! » Pendant son noviciat, il vint chaque jour, à la même heure, réclamer la même faveur en se prosternant devant l’image du grand apôtre des Indes.

Après son ordination et son départ à Hawaii, les mots de « prêtre-missionnaire » accompagneront souvent la signature de Damien, montrant par là combien ils le définissaient. Au moment du départ, d’ailleurs, à l’intention de la famille, le jeune missionnaire se fit photographier le crucifix à la main, dans la posture de saint François Xavier. Cela ne veut pas dire que la vie religieuse comme telle avait perdu de sa signification à ses yeux, comme nous allons le voir.

Aux sources d’une présence

Et la venue de Damien à Molokaï, et sa détermination d’y rester, d’y tenir bon ne s’expliquent que par sa condition de religieux.

Le 25 novembre 1873, sept mois après son arrivée à la léproserie, il écrit sa première lettre à son frère Pamphile, son confident de toujours. Il commence par raconter une plaisanterie bien connue des habitants de Tremelo, son village natal. C’est l’histoire d’un jeune villageois mal dégrossi ; parti faire son service militaire, il écrit maladroitement sa première lettre à ses parents - et Damien reprend ses termes à son compte : « Je vous fais savoir l’état de ma santé et espère de vous la pareille : depuis sept mois je suis à l’hôpital ! » On le voit, Damien ne se prend pas très au sérieux et fait montre de sa légendaire gaieté, depuis ses années de formation. Même s’il avait parfois des idées noires, rien ne lui était plus étranger que la masochisme ou la délectation morose. C’est ce même homme qui, sur un tout autre ton, explique sa venue quelques lignes plus loin dans la même lettre :

Cet établissement avait absolument besoin d’un prêtre, mais ce n’était pas chose facile. Toute communication était strictement défendue, à moins de s’y enfermer avec eux. Ayant déjà passé sous le drap mortuaire le jour de mes vœux, j’ai cru de mon devoir de m’offrir à sa Grandeur (le Vicaire apostolique, Mgr Louis Maigret), qui n’eut pas la cruauté (comme il le disait) de commander un tel sacrifice.

On voit donc le lien très net établi par Damien entre sa profession religieuse et son départ pour Molokaï.

Sous le drap mortuaire

Cette profession qui, au temps du Père Damien, était toujours perpétuelle (les vœux temporaires datent de 1908), se passait de la manière suivante.

Après une instruction, suivie de l’émission des vœux selon une formule sur laquelle nous reviendrons, les nouveaux profès « se prosternent ensuite devant l’autel et on étend sur eux le drap mortuaire, qui est tenu par quatre Pères profès ; quatre autres profès ont à la main des cierges allumés [5]. » On chante le Miserere, ensuite le célébrant les asperge d’eau bénite en récitant le Pater à. voix basse, et après quelques invocations à voix haute, termine par une oraison qui dit notamment : « Dieu éternel et tout-puissant, toi qui commandes que, morts au monde, nous vivions dans le Christ, dirige tes serviteurs dans la voie du salut éternel. Que leur vie soit cachée en Christ, pour que, en le recevant de toi, ils désirent ce qui te plaît et l’accomplissent de toutes leurs forces. » Ensuite les profès se relèvent au chant du Te Deum.

C’est le 7 octobre 1860 à Paris, dans la maison-mère de la rue de Picpus ou au noviciat d’Issy, qu’eut lieu pour Damien l’impressionnante cérémonie. Lorsqu’elle fut terminée, c’est d’une main énergique que Damien signa le registre officiel : l’écriture épaisse contraste avec toutes les autres, comme avec les modestes paraphes au bas des lettres qu’il écrit à ses parents. C’est le souvenir toujours vivant de ce geste qui, treize ans plus tard, lui permettra de faire le pas décisif pour l’exil à Molokaï. « Vous connaissez mes dispositions », écrivait-il à son Provincial le 12 mai 1873, deux jours après y être arrivé : « je veux me sacrifier aux pauvres lépreux ». Lorsque Damien se découvre lui-même atteint par la terrible maladie, vers la fin, il y voit la conséquence de sa décision prise dans le prolongement de ses vœux :

C’est bien par le souvenir d’avoir été couché sous le drap mortuaire il y a vingt-cinq ans, le jour de mes vœux, que j’ai bravé le danger de contracter cette terrible maladie en faisant mon devoir ici, en tâchant de mourir de plus en plus à moi-même.

Aussi peut-il ajouter immédiatement :

Au fur et à mesure que la maladie avance, je me trouve content et heureux à Kalawao.

Cet engagement à la vie à la mort était d’ailleurs également mentionné dans la formule même des vœux : « Moi, N, conformément aux Constitutions, Statuts et Règles approuvés et confirmés par le Saint Siège apostolique, fais, pour toujours, entre vos mains, mon très Révérend Père, (le Supérieur Général), vœu de Pauvreté, de Chasteté et d’Obéissance, comme Frère de la Congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie, au service desquels je veux vivre et mourir [6]. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. »

Les vœux sont en quelque sorte un moyen d’intégrer la mort à la vie, à la fois comme expérience à venir (dans la formule des vœux, et comme une expérience déjà faite (le drap mortuaire), si bien que Damien n’éprouve aucune crainte à affronter ce risque, voire même à s’enterrer en quelque sorte avec les lépreux.

Bien plus, si Damien vit sa lèpre comme une expérience pascale de mort et de passage à la vie en union avec le Christ, c’est toujours en référence à la cérémonie de ses vœux. Dans une lettre du 16 juin 1886 à Mgr Koeckemann, on reconnaît sans peine derrière la citation adaptée (Col 3,3) l’oraison finale citée plus haut.

Toujours résignés à la sainte volonté du Bon Dieu dans nos souffrances de plus en plus poignantes, soyons, Monseigneur, mortui in Christo et vitae nostrae sint absconditae in Deo (morts en Christ et que nos vies soient cachées en Dieu).

On voit combien la profession religieuse de Damien eut une influence déterminante, sa vie durant et particulièrement au moment décisif où il s’offrit volontairement pour s’enfermer avec les lépreux. Mais pour l’accompagner et le soutenir dans cette dure épreuve qui allait durer seize longues années, dont quatre avec la lèpre, cette référence à sa vie religieuse n’aurait pas empêché Damien de perdre cœur si, dans ce que sa congrégation religieuse lui avait transmis, il n’avait pas trouvé un autre point d’appui capital : l’eucharistie.

L’adoration eucharistique

Il ne s’agissait pas tellement de la célébration quotidienne de la messe et de la communion, où Damien puisait force et consolation, mais de l’appui irremplaçable qu’il trouvait dans l’adoration eucharistique, à laquelle sa congrégation était spécialement vouée.

C’est seulement, semble-t-il, à partir du moment où il se retrouva seul au milieu des lépreux que Damien découvrit ou redécouvrit l’importance de l’adoration. De 1864 à 1873, il avait été un très zélé missionnaire dans la grande île d’Hawaii, où il eut successivement la charge des districts de Puna (1864-1865) et Kohala (1865-1873). Pendant les cinq à six mois qu’il vécut à Puna, l’adoration eucharistique pouvait difficilement signifier quelque chose pour lui : il passait le plus clair de son temps à parcourir à cheval son district, qui ne comprenait ni église ni chapelle. Il lui était donc matériellement impossible de faire adoration. Il n’avait pas non plus de résidence propre : son port d’attache, si l’on peut dire, était situé à la ville de Hilo, chez le Père Charles Pouzot, chargé du district du même nom, où il passait quelques jours entre deux tournées. Celles-ci lui prenaient un mois : de Hilo il se rendait en quinze jours jusqu’à Hilea, auprès du Père Nicaise Ruault, chargé du district de Kau, d’où il revenait à son point de départ.

La grande mobilité du Père Damien ne fit qu’augmenter lorsqu’il reçut la responsabilité pastorale d’un district beaucoup plus étendu, qui pendant quelques années était même double puisqu’il comprenait Kohala et Hamakua. Et quand ce dernier fut repris par le Père Gulstan Ropert, Damien continua à y venir pour construire des chapelles. En effet, outre les tournées missionnaires, bâtir était devenu sa grande activité, à laquelle il prit goût de façon particulière.

Il commença par faire réparer par le Frère Calixte Lecomte la chapelle de Waiapuka, lieu de sa résidence. Ensuite il fit construire une toute nouvelle chapelle par le même frère dans un autre endroit de son district. Après cela, comme il trouvait le caractère du frère par trop insupportable, il se mit lui-même à l’ouvrage et, entre 1868 et 1873, il construisit quatre chapelles. De dimensions modestes, mesurant environ 12 mètres de long sur 5 de large, elles étaient entièrement en bois et couvertes de bardeaux. On peut comprendre, dès lors, que dans les lettres que Damien trouve le temps d’écrire au milieu d’une vie si remplie, il ne fasse jamais allusion à l’adoration.

On allait assister à un revirement complet lorsqu’il se retrouva en quelque sorte immobilisé sur l’étroite langue de terre de Molokaï, seul blanc et seul religieux au milieu de canaques lépreux. Ce qui lui était le plus pénible, c’était l’impossibilité de se confesser plus souvent. Environ tous les trois mois, parfois moins souvent encore, un confrère venait de l’île voisine de Maui dans ce but. Mais cela ne satisfaisait pas Damien. Au cours de ses cinq dernières années à Kohala, il avait encore rencontré chaque mois son voisin, le Père Gulstan Ropert, avec qui il s’entendait à merveille.

Nous avons la consolation, écrit-il à son frère, de nous voir tous les mois pour nous confesser et nous consoler mutuellement. Quoique le missionnaire sente d’une manière toute particulière l’assistance du bon Dieu, le cœur demande cependant cette espèce d’assistance extérieure d’un confrère pour faire disparaître les idées noires que le contact journalier avec un monde corrompu engendre. Aussi pendant les quelques jours que nous sommes ensemble, nos poumons se dilatent par un excès de gaieté. Après cela nous nous sentons de nouveau plus forts pour nous appliquer au saint ministère. (22 septembre 1870).

L’impossibilité de se confesser et de se confier à un confrère va amener Damien à se tourner vers l’adoration, qui lui deviendra alors une nécessité vitale, comme il l’écrit à Pamphile le 13 décembre 1881 :

Pendant 6 mois, défense absolue de voyager d’une île à l’autre. Comme j’étais temporairement seul prêtre dans l’île de Molokaï, j’ai dû prendre pour confesseur le Grand-Prêtre notre Seigneur résidant habituellement dans le tabernacle. Hélas, mon cher frère, c’est au pied de l’autel que nous trouvons la force nécessaire dans notre isolement. C’est là aussi que je me rencontre tous les jours avec vous et tous les bons Pères de notre chère Congrégation. Sans le Saint Sacrement, une position telle que la mienne ne serait pas soutenable. Mais ayant notre Seigneur à mes côtés, eh bien je continue d’être toujours gai et content, et avec cette gaieté de cœur et le rire sur les lèvres, on travaille avec zèle au bien des pauvres malheureux lépreux et petit à petit, sans trop d’éclat, le bien se fait.

Devenu lépreux et ayant reçu de son provincial, sur un ton comminatoire, l’ordre formel de ne plus quitter l’île, il écrit :

Je me résigne cependant à la divine Providence et trouve ma consolation dans mon unique compagnon qui ne me quitte plus, c.-à-d. notre Divin Sauveur dans la Ste Eucharistie. C’est au pied de l’autel que je me confesse souvent et que je cherche le soulagement aux peines intérieures (à son frère Pamphile, 21 novembre 1885).

Au pasteur anglican Chapman, curé de St Luc à Londres, qui lui avait envoyé un très important don en argent :

Le Saint Sacrement est vraiment le stimulant pour nous tous, pour moi comme pour vous, qui pousse à renoncer à toutes les ambitions du monde. Sans la présence continuelle de notre divin Maître sur l’autel de mes pauvres chapelles, je n’aurais jamais pu persévérer à jeter mon sort avec les lépreux de Molokaï (lettre du 26 août 1886).

On le voit, pour Damien, l’adoration lui tenait lieu de confession et de tête-à-tête intime où il pouvait épancher son cœur. Sur ce dernier point, il rejoignait la tradition de sa famille religieuse. Dans ses Avis sur l’adoration, le Père Coudrin, fondateur de la Congrégation, disait notamment à propos du Dieu rencontré dans l’adoration : « C’est le plus tendre des amis avec les âmes qui cherchent à lui plaire. Sa bonté sait se proportionner à la plus petite de ses créatures comme à la plus grande. Ne craignez donc pas, dans ces conversations solitaires, de l’entretenir de vos misères, de vos craintes, de vos ennuis, de ceux qui vous sont chers, de vos projets et de vos espérances ; faites-le confidemment et à cœur ouvert [7] » Quelques années auparavant, en 1879, le P. Damien avait instauré à Molokaï cette forme de prière si importante chez les Pères des Sacrés Cœurs :

J’espère que nos frères et sœurs de notre chère Congrégation ne se fâcheront pas en apprenant qu’ils ont des imitateurs même parmi les lépreux et qu’ils ne les rebuteront pas de leurs rangs au ciel où, j’en ai la douce espérance, un bon nombre de mes enfants nous ont déjà devancés (lettre au supérieur général, 4 février 1879).

Il renouait ainsi avec la ferveur eucharistique dont il avait fait preuve durant son noviciat à Louvain. Après sa mort, un de ses anciens compagnons se rappelait :

« Il se distinguait par un zèle incomparable pour l’adoration de nuit. Grâce à sa robuste constitution - avantage dont il savait se prévaloir, parce que cela rassurait complètement ses supérieurs - durant de longs mois, il faisait cette garde nocturne à trois heures ou même à deux heures du matin, sans jamais prendre la peine de retourner au lit. Celui qui aurait pu entendre les effusions de son âme devant le Saint Tabernacle, ne s’étonnerait sans doute pas des merveilles de Molokaï ; car les doux et fréquents colloques du jeune Damien avec le Dieu de l’Eucharistie lui auraient révélé quelle vive flamme embrasait dès cette époque l’âme du futur missionnaire. Que de fois je me suis édifié de son recueillement et de sa ferveur ! Comme Saint Paul premier ermite, il avait coutume de pousser, en priant, de légers soupirs qui frappaient doucement l’oreille et excitaient la dévotion dans l’âme.

Si, comme tout missionnaire, le Père Damien est souvent « présenté essentiellement comme un homme actif peu tourné vers le monde intérieur [8] », on doit reconnaître à la base et au cœur de sa vie l’importance de sa vocation religieuse, conçue comme un état de perfection et caractérisée par une forte charge ascético-mystique. Depuis lors, l’Église a traversé le Concile Vatican II et une autre optique de la vie religieuse s’y est fait jour, davantage ministérielle. Pourquoi ne pourrait-elle pas, elle aussi, fournir les éléments nécessaires à un don total de soi tel que celui du Père Damien ?

Rue de Marchienne 12
B-6000 Charleroi, Belgique.

[1Nous autres, lépreux, p. 32.

[2Traduction française dactylographique, p. 43.

[3A. Simon, Le Cardinal Sterckx et son temps, Wetteren, 1950, t. 2, p. 404.

[4Le Père Damien De Veuster, Braine-le-Comte 1931, p. 42.

[5Cérémonial à l’usage des Frères de la Congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie et de l’adoration perpétuelle du très Saint Sacrement de l’Autel.

[6« et mourir » : nous soulignons.

[7Cité dans Antoine Hulselmans, Exposé historique sur le chapitre préliminaire de la Règle de la Congrégation des Sacrés Cœurs, Braine-le-Comte, 1948, p 143.

[8Jean Pirotte, Périodiques missionnaires belges d’expression française, reflets de cinquante années d’évolution d’une mentalité (1889-1940), Louvain, 1973, p. 272.

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