Le versant féminin de l’Église
Marcello Azevedo, s.j.
N°1988-6 • Novembre 1988
| P. 323-336 |
Comment le « versant féminin » de l’Église peut-il aujourd’hui se manifester dans toute sa beauté ? Fondée dans l’Incarnation du Verbe, la réflexion de l’auteur s’oriente aussi vers l’essentiel : la présence effective de la femme dans les domaines théologique, exégétique, spirituel, pastoral et administratif indique à l’Église les chemins d’une intégration du masculin et du féminin d’où découle une meilleure intelligence du mystère du Christ. La récente Lettre apostolique de Jean-Paul II Mulieris dignitatem (15 août 1988) et la préparation de la lettre des Évêques des U.S.A. sur le même sujet montrent l’actualité d’une contribution que nous sommes heureux d’offrir à nos lecteurs.
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La nature de la présence et de la mission de l’Église dans le monde est nécessairement liée de façon intime à la présence et à la mission de Jésus dans l’histoire. Avec Jésus et en lui, Dieu se fait l’un de nous. Ce Dieu n’est ni une idole créée par nous, ni un mythe dans lequel nous nous projetons. Il ne s’agit pas non plus d’une exaltation de l’homme prenant la place de Dieu, comme dans certaines traditions orientales, ou devenant à lui-même son propre centre, comme l’imagine l’humanisme athée moderne. Dans la perspective judéo-chrétienne, le Dieu de Jésus-Christ est le transcendant, celui qu’on ne peut représenter, le tout-autre, mais il est aussi le créateur et le sauveur de l’homme. Il est un Dieu vivant, personnel (multipersonnel et interpersonnel). Il est un Dieu-amour, qui se rend proche des hommes et fait alliance avec l’humanité. Dans son Fils, il nous fait participer et communier à sa propre vie, par notre assomption comme fils et filles dans le Fils.
Tout ce processus de libération de l’humanité par Dieu et de communion avec lui a son point de référence et sa médiation décisive dans le Verbe fait chair. Jésus, le Christ, est pleinement humain. Il devient l’un de nous, très concrètement : il naît en un temps et un lieu définis, dans le contexte identifiable d’une culture et d’une société, dans le cadre d’une descendance et d’une généalogie dont on peut repérer les traces ; il fait partie d’une tradition religieuse, à un moment identifiable de l’évolution historique, spirituelle et culturelle de celle-ci. Jésus assume donc totalement ce qui est le propre de tout être humain naissant dans notre monde, à l’exception de la limite morale du péché, comme le rappelle la Lettre aux Hébreux. Jésus communie à toutes les limites qui sont la conséquence des formes multiples de l’existence humaine concrète. Si l’incarnation doit être prise au sérieux dans l’intention divine, dans sa réalisation humaine et dans sa portée divino-humaine pour l’humanité dans son ensemble, on ne pouvait, ce semble, trouver de meilleure formule.
Les dilemmes de l’incarnation
Voir l’incarnation de cette manière typiquement concrète ne suffit cependant pas à surmonter deux dilemmes réellement inévitables.
L’universel et le particulier
L’intention salvifique universelle de racheter et libérer l’humanité de tous les temps et de toutes les latitudes à travers le Fils de Dieu fait homme requérait un Jésus pleinement humain. Ceci était impossible s’il n’apparaissait pas en un temps et un lieu déterminés, dans une culture et une tradition. Sans cela, il aurait été anhistorique ; le sens et la crédibilité de l’incarnation se seraient volatilisés. Jésus devait donc émerger dans l’histoire humaine comme un être particularisé dans le temps et l’espace. Ce fut le cas, nous l’avons rappelé ci-dessus. Cependant, tout particularisé que soit cet événement, nous savons que le mystère de salut des hommes et de communion divine avec eux a une portée universelle, dans le temps et dans l’espace. Ce donné biblique et théologique n’a pas besoin d’élaboration ultérieure. Je désire seulement souligner ici que l’incarnation ne serait pas un fait authentiquement enraciné dans la réalité humaine si le dilemme entre l’universel et le particulier n’était pas affronté et résolu, dans sa réalisation comme dans son interprétation. Il l’a été, et de façon remarquable : le Verbe incarné en Jésus est à la fois particulier dans sa réalisation humaine concrète, et universel dans la portée sans limite de la projection de sa présence et de sa mission. C’est de la sorte qu’il a été compris et continue à l’être dans la perception anthropologique et théologique de l’Église. Cette solution divino-humaine du dilemme inévitable entre l’universel et le particulier fait partie de notre foi ; elle a été amplement scrutée et explicitée par la théologie au cours des temps, et ce depuis l’âge apostolique.
Cependant, il convient de pas oublier qu’à partir du premier quart du second millénaire, surtout à partir de l’ère des découvertes, et pratiquement jusqu’à Vatican II, l’Église a absolutisé de fait une seule vision culturelle et en a fait le paradigme unique et la médiation exclusive pour la diffusion de l’Évangile. Ce fut le modèle cultuel « non moderne » [1] de la civilisation européenne occidentale, née de la gestation des grandes synthèses médiévales. Après environ un millénaire d’inculturation effective dans les traditions juive et hellénistique, dans les espaces culturels gréco-romain et nord-africain, dans l’assimilation des peuples barbares et, dans l’Orient chrétien, des civilisations byzantine et slave, l’Église a réglé sa mission universelle presque durant un autre millénaire selon les canons exclusifs d’une culture déterminée. Or la théologie et la pratique actuelle de l’inculturation sont en train de récupérer devant nos yeux une dimension christologique humainement fondamentale de l’expérience ecclésiale vécue et vivante du dilemme entre l’universel et le particulier, en construisant l’unité dans la diversité et non dans l’uniformité d’un unique modèle culturel.
Le masculin et le féminin
Il y a un autre dilemme, également impossible à éluder. Étant totalement autre et transcendant, Dieu n’a, avec la réalité matérielle de la création et de l’humanité qui en fait partie, aucun point commun qui impliquerait en lui la dimension sexuelle, élément central de la vie au plan du créé. Cependant, pour s’incarner de façon concrète et devenir réellement l’un de nous, le Christ devait nécessairement assumer ce paramètre fondamental de la réalité humaine qu’est la sexualité. La science nous fait aujourd’hui prendre conscience que l’humanité se concrétise non dans une dichotomie irréductible, mais bien dans la distinction et l’intégration du masculin et du féminin, sans qu’une de ces dimensions puisse prétendre à l’exclusivité, à l’hégémonie ou à la supériorité. Dans leur diversité impossible à nier, le masculin et le féminin sont des expressions différentes de la même réalité humaine. Qui plus est, l’anthropologie, la biologie et la psychologie nous montrent, dans leur état actuel, quelle réciprocité existe entre le masculin et le féminin, combien l’un est présent et agissant dans l’autre, quelle influence l’un exerce sur l’autre, comment l’un ne peut être compris sans l’autre. Toutefois, malgré cette intime corrélation, il est évident que la concrétisation anthropologique, biologique et psychologique de l’humanité se réalise en fait dans des êtres qui sont des hommes ou des femmes.
Pour mettre en œuvre son plan de salut dans l’incarnation, Dieu – qui n’est en lui-même sujet à aucune connotation sexuelle, que ce soit en termes anthropologiques, biologiques ou psychologiques – n’avait pas d’autre possibilité que de s’incarner dans un être humain sexué. En Jésus, le Verbe divin devient homme au masculin. Cette détermination masculine de sa spécificité humaine l’insérerait de manière également inévitable dans le contexte socio-culturel de son peuple, de son temps et de son pays, avec les conséquences qui en découlent.
Par rapport à la solution de ce second dilemme, les développements doctrinaux ou pastoraux, théoriques ou pratiques, n’eurent pas la même clarté, dans la vie de l’Église au cours de son histoire, que ceux qui concernaient le couple particulier-universel. Insérée elle-même dans l’histoire, l’Église reçut et adopta le courant socio-culturel dominant, nettement masculin, d’analyse et de compréhension, d’interprétation et de structuration de l’humanité et de son expression dans la société civile et religieuse. Jusqu’il y a peu, l’hégémonie masculine pluriséculaire n’avait pas encore été mise en question ou modifiée de façon significative dans la société humaine.
En conséquence, la question de la présence, de la signification et du rôle de la femme dans le mystère total de Jésus et de sa mission n’avait pas encore été thématisée comme telle dans son ensemble. Assurément, cette réflexion avait été menée sur des points particuliers, surtout dans deux domaines distincts. Le premier et le plus explicite – mais il n’englobe pas le féminin dans sa totalité – fut l’importance donnée, de très bonne heure, à la composante mariologique dans la compréhension du mystère du Christ et de l’Église. L’autre point, qui n’a pas toujours reçu l’explicitation théorique répondant à son importance, fut la présence et l’action féminines effectives, amples et diversifiées dans l’histoire et la croissance de la foi chrétienne. On les trouve déjà dans la vie terrestre de Jésus ; les écrits néotestamentaires témoignent aussi ouvertement du rôle des femmes dans l’Église primitive. Par la suite, ce rôle connut d’innombrables vicissitudes au cours des siècles. Il en résulta des situations complexes, conflictuelles en bien des cas ; mais le donné ecclésiologique réel qu’est la présence de la femme demeura le plus souvent implicite. Aujourd’hui, la conscience socio-culturelle croissante, surtout en Occident, et de nombreuses études récentes révèlent toujours mieux la signification et le rôle de la femme dans les deux mille ans de l’histoire de l’Église et, plus particulièrement, à notre époque.
Précisions sur le thème de cette étude
Pour centrer ma réflexion sur le versant féminin de l’Église, mon intention n’est pas de partir de l’immense production bibliographique sur la femme en général et dans l’Église en particulier. Je ne veux pas considérer certaines questions disputées, qui sont encore l’objet de vives polémiques et de divisions. Je n’examinerai pas non plus le thème de l’ordination des femmes. C’est une question brûlante aujourd’hui dans le Premier Monde, surtout aux États-Unis. Mais c’est aussi un problème qui est perçu de façon différente sous d’autres latitudes : il n’y est pas toujours ressenti comme une priorité qui s’impose ou une urgence absolue pour l’Église dans son entièreté. L’optique dans laquelle cette question devrait être examinée et les motifs pour le faire ne sont pas non plus universels ni identiques, lorsque l’on compare des contextes ecclésiaux différents, tels que l’Amérique du Nord et l’Amérique latine, par exemple. Enfin, du point de vue structurel de l’identité de la vocation à la vie religieuse, l’éventualité d’une future ordination de religieuses apparaîtrait assurément – comme c’est le cas pour des religieux clercs – comme une expression ministérielle sans lien direct ni d’ailleurs essentiel avec la vocation religieuse en elle-même. Nous savons tous que certains instituts masculins – concrètement les Franciscains – ressentent aujourd’hui, comme à leurs débuts, une tendance en sens contraire : valoriser toujours davantage la vocation religieuse en elle-même, sans privilégier la dimension cléricale du ministère ordonné de bon nombre de ses membres. Au reste, notre principal motif pour ne pas aborder ici le thème de l’ordination des femmes est d’éviter que la charge émotionnelle fréquemment liée à cette considération ne perturbe une vue pondérée d’autres données significatives de la conscience ecclésiale à son stade actuel.
Indépendamment donc de ce problème spécifique de l’ordination des femmes et de l’évolution que pourra connaître son traitement scripturaire, théologique ou anthropologique, je pense que nous vivons aujourd’hui un moment crucial pour l’Église en ce qui concerne le versant féminin du Peuple de Dieu. Il est fondamental pour l’Église d’être attentive aux conséquences pratiques du présupposé évangélique et théologique qu’hommes et femmes sont également fils et filles dans le Fils. Aujourd’hui, il n’y a, au niveau des principes et encore moins à celui du contexte actuel de la vie, aucun fondement pour une supériorité, une exclusivité ou une discrimination des hommes par rapport aux femmes. L’Église ne doit pas avoir peur de le dire ni d’adopter, dans sa pratique, une attitude cohérente avec cette prise de position théorique, par crainte de ne pas être préparée aux critiques qui viendraient à lui être faites. L’Église ne doit pas taire ce point à cause du risque éventuel que l’on en tire des conséquences plus larges que celles qu’elle est actuellement disposée à envisager et à accepter. Comme l’expérience nous l’apprend, il arrive souvent que, dans la recherche sincère de la vérité, nous explicitions des prémisses que nous jugeons prudemment pouvoir exprimer à ce moment. D’autres se chargent ensuite d’établir entre elles des liens logiques d’induction potentielle. Cela peut amener à des conclusions que, consciemment ou non, nous entrevoyons tout en les redoutant. Cela s’est produit à maintes reprises. L’histoire a toujours montré qu’il est difficile ou même impossible de réprimer ou de contenir le dynamisme interne de la vérité. C’est donc un non-sens que de cacher tactiquement cette partie de la vérité que nous percevons, par crainte que celle-ci ne vienne à entraîner et faire apparaître l’aspect que nous craignons de cette même vérité.
Tout au long de l’histoire, le versant masculin a admis, sans aucun problème, dans les domaines culturels et religieux, que les femmes aient à recourir à l’activité professionnelle des hommes, qu’ils soient directeurs spirituels, psychologues, professeurs, médecins, avocats ou travailleurs dans de nombreux métiers et professions. Au niveau actuel de la conscience ecclésiale et socio-culturelle sur l’égalité évangélique des hommes et des femmes, il ne devrait pas exister de raison objective pour que les hommes ne soient pas, en contrepartie, amenés à faire appel aux services professionnels des femmes en ces matières comme en d’autres domaines.
À égalité de compétence professionnelle, rien ne justifie une répugnance, théorique ou pratique, à admettre des femmes comme chercheurs et professeurs en de multiples domaines, y compris la théologie, comme directrices spirituelles, accompagnatrices de retraite, membres des conseils de direction dans la formation religieuse, l’action pastorale ou les activités administratives. D’un mot, je vise des programmes et des projets dont les bénéficiaires sont non seulement des femmes, mais aussi bien des hommes, y compris des séminaristes et des prêtres. Les dispositions et les précautions que les femmes prenaient et continuent à prendre dans leurs relations avec les hommes à l’occasion de ces types de rencontre devraient être observées à leur tour par les hommes lorsqu’ils recourent à l’activité professionnelle des femmes. Mais il n’y a aujourd’hui, au niveau socio-culturel et théologico-ecclésial où nous nous trouvons, aucune raison valable pour justifier que les femmes continuent à recourir à des services masculins dans ces divers secteurs professionnels et que l’équivalent ne puisse se vérifier en sens contraire. Dans la résistance ouverte ou latente à cette ouverture se cache un préjugé masculin réducteur, qui est insoutenable aujourd’hui. Ce préjugé s’est traduit sous forme de barrières culturelles dans de nombreuses cultures « non modernes ». Bien qu’il contredise l’inspiration culturelle fondamentale, ce préjugé s’est néanmoins affirmé et maintenu, avec plus ou moins d’intensité, dans la culture occidentale elle aussi. Cette résistance est particulièrement sensible dans le sous-groupe culturel ecclésiastique.
Je n’ai pas l’intention de justifier cette affirmation au plan théorique ou à celui de la statistique. La chose a été faite aussi bien dans les écrits récents sur la femme que dans les groupements, mouvements, symposia et congrès de ces dernières années. Je désire seulement attirer l’attention sur l’incidence, pour l’Église, de la présence et de l’activité qui sont déjà le fait de son versant féminin. Je veux aussi marquer combien il importe que les conséquences de ce fait soient sereinement légitimées et intégrées dans la pratique ecclésiale normale, en évitant des traumatismes qui consument les énergies et retardent un processus anthropologique irréversible.
La présence de la femme dans l’Église d’aujourd’hui
Le domaine théologique et biblique
Pour la vision du monde propre aux chrétiens, on ne peut négliger la présence croissante des femmes dans le domaine théologique. Depuis la seconde guerre mondiale et, plus concrètement, à partir des années soixante, on relève dans la recherche, la réflexion, les publications, l’enseignement théologique, la présence de femmes, religieuses et laïques, de grande valeur. Le fait que la femme commence à formuler et exprimer sa réflexion sur la révélation nous éveille à des données nouvelles et à des aspects non soupçonnés de cette révélation. Jusqu’il y a peu, par exemple, l’exégèse et la théologie biblique étaient un domaine réservé aux hommes. La lecture et l’interprétation de l’Écriture et leurs conséquences pour la vie de l’Église reflétaient naturellement cette exclusivité. Par ce moyen s’explicitaient bien sûr les valeurs, mais aussi les limites et les préjugés du versant masculin dominant. L’accès croissant de la femme aux études bibliques proprement dites, avec son habilitation par des titres académiques identiques à ceux des hommes, tout autant que le sérieux et la rigueur scientifique de la production féminine sont en train de mettre davantage en lumière des aspects qui n’avaient pas été perçus auparavant. Des textes laissés dans l’ombre ou interprétés de façon unilatérale retrouvent leur pleine valeur. La théologie et l’exégèse, tout comme la conscience ecclésiale des fidèles, peuvent ainsi bénéficier de cette contribution, qu’on ne peut ni passer sous silence ni refuser de prendre au sérieux.
Le domaine méthodologique
Le contenu de la recherche n’est pas seul en cause. On ne peut pas non plus oublier ou sous-estimer la dimension méthodologique. La manière dont la femme étudie, réfléchit et fait de la théologie se révèle caractéristique. Le monde englobant et intégrant que la femme révèle au plan de la biologie et de la psychologie se fait également sentir au niveau de sa méthode de travail. Une femme sépare difficilement la rigueur de la recherche de la dimension affective de son existence - ce qui se produit plus facilement chez un homme.
L’hégémonie accordée par la modernité à la méthode scientifique – et surtout à celle d’inspiration positiviste qui s’est de plus en plus imposée à partir du XIXe siècle – et la prétention d’objectivité absolue que lui attribue la culture occidentale se voient fortement relativisées par les études récentes. Celles-ci montrent la marge de subjectivité, le poids de l’intérêt, des charges idéologiques ou discriminatoires au cœur même de l’investigation scientifique et de ses expressions technologiques ultérieures.
La théologie faite par la femme rejoint les points de vue de cette critique de fond envers l’illusion scientifique d’une objectivité « aseptique ». Cette théologie s’est parfois exprimée de manière compatissante et passionnée. Sans perdre de sa précision ou de sa valeur, elle sourd du cœur et enrichit par là la stricte perception rationnelle de l’esprit. Ceci ne veut pas dire que l’homme soit incapable d’une démarche analogue. Mais, dans les conditionnements culturels que l’on trouve surtout en Occident et que celui-ci commence seulement à surmonter, une vue englobante de la réalité a davantage caractérisé les femmes que les hommes. Elles ont moins tendance à la censurer ; par là, elles enrichissent la réflexion théologique [2]. Cette démarche répond d’ailleurs à une tendance significative du changement culturel en cours, qui nous mène de l’époque « moderne » à l’âge « postmoderne ». La modification survenue dans des paradigmes qui étaient restés les mêmes depuis deux ou trois siècles, la reconnaissance d’autres épistémologies et d’autres discours, et pas seulement ceux qui découlent de la méthode scientifique de la modernité, l’apparition d’une nouvelle échelle des valeurs, tout cela est l’indice d’une transformation significative. L’émergence de l’élément féminin en est une composante importante.
Le domaine spirituel
Dans le domaine de la spiritualité, la femme commence à prendre une place de plus en plus importante. Sa présence dans la direction spirituelle, dans l’accompagnement des retraites, dans l’établissement autonome de programmes de formation initiale ou permanente à l’intention de communautés religieuses ou de mouvements laïcs est un fait nouveau et de grande portée. C’est le fruit normal de la meilleure qualification théologique acquise par la femme ; c’est aussi une application adéquate de sa méthodologie caractéristique.
Une tradition millénaire réservait ces fonctions au clerc masculin ; c’était une conséquence directe du privilège de l’accès à l’éducation qui, durant des siècles, a distingué dans l’Église (et longtemps aussi dans la société civile) la socialisation des hommes par rapport à celle des femmes. A cela s’ajoute, comme l’une des principales raisons en faveur de cette exclusivité masculine, l’identification indue du directeur ou de l’accompagnateur spirituel avec le confesseur. La claire distinction que saint Ignace de Loyola met entre eux, dans les Exercices Spirituels par exemple, a longtemps subi une éclipse. Ce n’est que depuis peu, grâce à l’étude des sources, qu’est réapparue la conscience qu’il n’est pas nécessaire et même, dans certains cas, pas toujours indiqué que confesseur et directeur spirituel soient la même personne. La fonction de ce dernier concerne davantage le tout de la personne dans son réseau de relations interpersonnelles et sociales. Elle requiert souvent une compétence technique, d’ordre spirituel, psychologique ou psychosocial, qu’on ne doit pas nécessairement postuler chez tout confesseur. L’étude récemment reprise de l’histoire des instituts et de leurs origines, à l’occasion des chapitres de renouveau et de l’élaboration des nouvelles constitutions, a provoqué une prise de conscience renouvelée des charismes de la vie religieuse. Leur connaissance est indispensable pour le directeur spirituel, homme ou femme, d’une communauté religieuse ; il ne sera pas toujours possible à tous les confesseurs de l’acquérir. La complexité des programmes actuels de formation académique de directeurs spirituels (une discipline nouvelle dans quelques universités des États-Unis) et l’abondante littérature récente sur le sujet montrent clairement le caractère distinct de ces deux fonctions. Rien n’empêche qu’une même personne soit parfois capable de les exercer l’une et l’autre avec compétence. Mais il importe de percevoir leurs frontières respectives et de se rendre compte qu’il est possible et même convenable que ces responsabilités incombent à des titulaires distincts.
L’histoire de la direction spirituelle au long de cette tradition d’exclusivité masculine révèle certes ses bienfaits et sa grande richesse. Mais, pour pénible que soit la constatation, on doit aussi relever des cas implicites ou explicites de domination, de répression et d’oppression, quand ce n’est pas l’imposition indue de certains actes de docilité ou d’obéissance. Il est clair que la femme n’est pas à l’abri de pareilles tendances ; bien au contraire, l’exercice de l’autorité par des femmes, dans les communautés religieuses ou la vie civile, révèle çà et là des aberrations similaires. Mais l’expérience actuelle de la participation féminine au domaine spirituel manifeste l’accentuation consciente d’une autre direction : celle d’une tendance plus sapientielle et plus englobante.
À cette évolution, je vois deux raisons principales. La première vient du moment où les femmes ont accédé à cette forme de service. C’est une étape de la réflexion critique d’une humanité qui a mûri au point de vue socio-culturel. C’est une étape qui prend conscience de la crise de la modernité. Cette étape a été précédée par la diffusion et le règne du paradigme moderne, en net contraste avec le modèle « non moderne » des cultures et des sociétés qui dominait auparavant. Avant la phase actuelle de transition, il y a eu, en fait, deux poussées évolutives de longue durée. Toutes deux affectèrent la femme plus que l’homme. Dans la conscience de ces impacts et des souffrances qu’ils ont causées, ainsi que dans les études récentes qui en ont été faites, je vois la deuxième raison pour que les femmes en soient venues à une nouvelle manière d’exercer ce ministère spirituel. De plus, le fait que ce ministère soit habituellement exercé sans en exclure les hommes, mais dans une équipe où hommes et femmes travaillent de concert, enrichit la perspective globale dans laquelle l’Église prend conscience de l’action de l’Esprit. Il y a dans l’agir divin des délicatesses que la femme perçoit et vit de façon intense. Elle complète ainsi la perception masculine ; ensemble, ils nourrissent le contenu de la vie spirituelle et religieuse de l’Église dans sa totalité. En alternant les uns avec les autres et en se complétant mutuellement dans les rôles de maître et de disciple, hommes et femmes se rendent compte que, devant Dieu, nous sommes et restons des apprentis, qui ont besoin les uns des autres.
Le domaine de la pastorale
On ne peut nier non plus la présence qualifiée de la femme dans la pastorale. Mais il est parfaitement exact qu’on ne lui a pas encore garanti, dans la phase de décision et de planification, une place proportionnelle à celle qui lui est demandée aux étapes de l’exécution, de l’achèvement et de l’évaluation des projets. Or il est évident aujourd’hui, tout spécialement dans les pays du Tiers Monde, que l’action apostolique de l’Église serait inviable sans la présence et la collaboration, quantitative et qualitative, des femmes, religieuses et laïques. A ce niveau, la femme se révèle créative, persévérante et pédagogue. Une large partie de l’initiation chrétienne et de l’éducation à la foi, dans ses formes individuelles et communautaires, est confiée aux femmes d’une façon prépondérante ou totale dans l’Église actuelle. Par là, elles continuent spirituellement et symboliquement à donner la vie aux nouvelles générations chrétiennes et à les éduquer dans la foi.
Les femmes, qu’elles soient religieuses ou laïques, se distinguent encore par la manière cohérente dont elles traduisent dans la vie les choix plus radicaux de l’Église. L’option préférentielle pour les pauvres, axe central de l’action pastorale de l’Église en Amérique latine, a rencontré chez la femme un accueil particulièrement courageux. Plus que les hommes, elles sont venues s’installer dans les régions défavorisées, à la campagne ou en ville. Elles sont présentes dans les communautés ecclésiales de base, comme dans les zones de pauvreté extrême des pays en développement. Les femmes sont arrivées et restées à des endroits où les hommes n’ont pas pu parvenir à s’implanter, à cause d’un manque de personnel ou des difficultés d’une présence stable. Cette articulation entre la présence aux avant-postes et l’action éducative de la foi met en évidence l’importance de l’annonce de l’Évangile par les femmes, annonce qui serait souvent inexistante ou impraticable sans leur activité au sein du Peuple de Dieu. Certes, on ne peut mettre en question le lien entre la parole et le sacrement dans la mission apostolique du ministre ordonné. Mais peut-on réellement justifier que des laïcs, hommes et femmes, ayant acquis la compétence requise, soient exclus de fait de la possibilité d’annoncer, eux et elles aussi, la parole de Dieu qui leur a été accordée par l’Église elle-même (canon 766) ? À la lumière de la théologie actuelle de la mission et de la responsabilité de tout chrétien dans l’édification du Royaume en vertu de son baptême, pouvons-nous, comme Église, nous permettre d’ignorer et de maintenir dans l’inaction un personnel humain si qualifié ? Dans une ère de communication et d’information intenses et sophistiquées, exigeant l’une et l’autre une formation adaptée, pouvons-nous continuer à écarter de la possibilité de distribuer, au nom de l’Église, le pain de la parole de Dieu des chrétiens, hommes et femmes, parfaitement capables de le faire ?
Le domaine des responsabilités administratives
Enfin, la collaboration féminine mérite attention au plan des responsabilités administratives dans l’institution ecclésiastique. Dans l’Église, les hommes répugnent encore souvent à ouvrir aux femmes l’accès à une réelle participation, comportant initiative, à l’exercice du pouvoir. Cependant, ils savent combien l’apport féminin est éclairant et valable dans l’élaboration des décisions et le choix concret des moyens d’action et de communication. Les instances ecclésiastiques où hommes et femmes ont collaboré sur pied d’égalité à la prise de décisions reconnaissent l’enrichissement qui en est résulté dans la méthode et la qualité des processus opératoires. Une identification s’est développée, de fait, dans la tradition ecclésiastique entre l’exercice du pouvoir et l’habilitation sacramentelle de son titulaire par l’ordination. Mais il vaudrait la peine d’étudier sur nouveaux frais le caractère universel et exclusif attribué à cette disposition.
Dans l’Église actuelle, se rencontre une tendance évidente à l’accueil, en vue d’une plus grande communion et participation dans les divers secteurs de la vie ecclésiale. Il importe que cette tendance trouve le moyen de se traduire aussi au plan de l’exercice évangélique du pouvoir. Cette affirmation est d’autant plus pertinente que la nature du pouvoir dans l’Église est, de nos jours, perçue sous l’angle du service, du dévouement, du don de soi, de l’identification avec les petits et les pauvres. Contrairement à ce qui s’est passé à d’autres époques, le pouvoir dans l’Église apparaît beaucoup moins comme l’exercice d’une domination de grand seigneur sur les personnes et les institutions, comme un privilège et une dignité humaine, comme un titre ou un bénéfice au profit d’une personne, d’une famille ou d’un groupe. Pourquoi ne pas reconnaître aux femmes, au niveau du droit, la place qu’elles occupent en fait depuis longtemps et parfois avec de meilleures qualifications professionnelles et plus de disponibilité que certains détenteurs masculins du pouvoir officiel ? Certes, il y a tout un domaine où pouvoir sacramentel et pouvoir de juridiction sont liés. Mais n’est-il pas vrai que la pénurie de prêtres nous a amenés à admettre paisiblement des choses que nous excluions jadis ?
Conclusion
La présence effective de la femme dans l’Église actuelle, dans les domaines de la théologie, de l’exégèse, de la méthodologie, de la spiritualité, de la pastorale et des charges administratives nous fait prendre conscience de sa signification et de sa portée, réelle et potentielle, pour le service et l’éducation du Peuple de Dieu, pour la croissance de l’Église et l’édification du Royaume. Pratiquement dans chacun de ces domaines, nous pouvons reconnaître aussi bien le sens et la qualité de la contribution féminine que l’absence de fondement ou de justification pour un rejet ou une discrimination structurelle à leur égard de la part de l’Église. A divers niveaux dans ces différents domaines, nous avons dû admettre que ne se légitimait pas l’appel exclusif au versant masculin de l’Église, ce qui fut le cas au long de l’histoire et l’est encore de nos jours. Nous pouvons donc dorénavant accorder valeur au versant féminin de l’Église et reconnaître la signification d’une manière d’agir ecclésiale qui intègre pleinement le masculin et le féminin. Le constater et le traduire en acte font partie de la vérité qui est seule capable de contribuer à la croissance de l’Église et à la réalisation de l’entière portée apostolique de l’Évangile. C’est un pas de plus dans le processus ininterrompu de l’histoire du salut. Sous l’action de l’Esprit, cette prise de conscience fait son chemin dans notre tissu ecclésial pour une meilleure intelligence du mystère de Jésus-Christ. Par l’élimination des tensions indues dans les domaines mentionnés ci-dessus, nous pouvons contribuer à faire jaillir plus de lumière sur la question. Ceci aidera l’Église à situer le dilemme de la sexualité dans l’incarnation, comme elle a déjà pu le faire beaucoup plus tôt – et le fait maintenant pour l’inculturation – pour le rapport entre l’universel et le particulier dans le Christ. Après des siècles de ce que l’on peut considérer comme un « hiatus » de tendance uniformisante, l’Église se tourne de nouveaux vers la mise en valeur d’une unité de la foi réalisée dans la diversité culturelle de l’humanité.
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[1] « Non moderne » et « moderne » sont deux catégories techniques de l’anthropologie culturelle, la première de ces expressions désigne les civilisations « classiques », mais aussi les cultures tribales, la civilisation pré-colombienne, etc.
[2] Je dois quelques aspects de cette réflexion sur les domaines théologique et méthodologique à un échange avec Maria Clara L. Bingemer, brésilienne, mariée et mère de trois enfants, professeur de théologie à l’Université catholique et à l’Université Sainte-Ursule, à Rio de Janeiro, Brésil.