Le religieux en profession salariée, une figure dépassée ?
Marie-Hélène Le Bihan
N°1988-6 • Novembre 1988
| P. 369-373 |
L’article du P. M. Dortel-Claudot « Qui sont les pauvres ? » (VC, 1987, 323-329) a soulevé diverses réactions dans les Instituts religieux, notamment en France. Nous avons déjà publié, dans un sens complémentaire, le texte de Sr Michelle Barrot, « S’engager pour la justice... » (VC, 1988, 306-318). Plus largement, la Revue, qui s’est toujours préoccupée des questions de pauvreté (cf. le mot « pauvreté » dans nos Tables 1965-1984) a donné récemment divers éclairages sur ce point (cf. VC, 1987-5, 1988-2, 1988-4). Dans ce dernier texte, se donne à percevoir le sens des religieux présents aux pauvres dans le travail salarié.
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Personne ne nie aujourd’hui le nombre des pauvres, principalement du fait de la précarité de l’emploi.
Nous estimons que des réponses concrètes doivent être apportées à ces situations d’urgence. Des réponses immédiates qui nécessitent de l’ingéniosité, de la générosité, du courage, un sens aigu du respect de l’autre, de l’amour, une charité vraie.
Il est souhaitable et nécessaire que nos Congrégations, créées pour « servir les pauvres », répondent à ces appels d’aujourd’hui.
Les manières sont diverses : nous avons sans doute à être partie prenantes des organismes existants, et peut-être aussi à inventer des manières qui nous soient propres, et qui soient signes pour tous. Nous connaissons des personnes capables de rompre des engagements pour prendre en compte les pauvretés d’urgence qui se présentent.
Engagées aujourd’hui en Monde Ouvrier, religieuses en usines, dans le commerce, dans les services divers, intérimaires, en emploi précaire, nous prenons bien conscience de tout cela.
Cette réflexion d’un groupe de salariées situe notre propos.
Notre engagement
Il est bon de souligner tout d’abord, que les religieuses en Monde Ouvrier sont allées au travail en usine « pour répondre à un appel d’Église » (l’appel à une présence à ceux dont l’Église est loin, une présence aux frontières). C’est ce que nous a amenées à vivre des situations comme celle de M.J. qui fait quarante et une heures trente par semaine à passer les serpillières dans les lycées, ou comme C. qui vit l’isolement : parce que déléguée, on la faisait travailler seule sur les chantiers.
Il s’agit de l’engagement dans une classe ouvrière exploitée, pour en être solidaire. Ne font-ils pas partie des plus démunis, ces travailleurs marqués par l’insécurité, par les dures conditions de travail pour un salaire dérisoire ?
Pour les religieuses, il s’agit bien de vivre les mêmes réalités, les mêmes conditions que les autres travailleurs. Voici comment elles s’expriment :
Nous travaillons, durons, dans des emplois souvent sans qualification. Nous partageons l’exploitation des femmes au travail, les travaux durs, le rendement, les bas salaires. Dans le travail, nous prenons position pour et avec « les pauvres ». D’abord par le travail lui-même en partageant des situations de totale insécurité.
Une action à long ternie, dans des emplois à risques
Nous prenons position pour et avec les « pauvres » dans nos engagements syndicaux, en luttant contre la précarité, les bas salaires, les mauvaises conditions de travail, la répression. C’est un travail de longue haleine, sans doute, une action à long terme, mais n’est-ce pas une manière de respecter la dignité de la personne ?
Ce n’est pas chose facile dans un monde où le pouvoir patronal est souverain. Nous subissons nous-mêmes la répression.
Ce n’est pas chose facile, dans un contexte où l’individualisme est de plus en plus favorisé, d’être là pour faire « prendre conscience de l’importance d’une lutte collective ». Même si la lutte ne débouche pas toujours, « ce n’est pas rien d’être dans cette relation avec les gens, de tenir dans la durée malgré l’apparente inefficacité, de subir la répression ».
Notre expérience a été rude : licenciements, démissions, chômage, recherche difficile d’un nouveau travail. Plusieurs d’entre nous, à un moment donné de leur histoire de sœurs ouvrières, ont vécu ces situations :
- L’attente comme les autres, quotidienne, d’une lettre d’embauche, et à chaque fois une déception, une blessure : peut-être demain ?
- Le chemin de l’Agence Nationale Pour l’Emploi.
- La présence aux chômeurs : « Tous les lundis, j’allais voir Bernard et Ronan. J’étais à l’aise pour parler avec eux. Je savais ce qu’il fallait dire ou faire, les paroles qui peuvent blesser un chômeur ».
- La présence aux emplois précaires parce que partageant la même situation.
Voici ce que certaines d’entre nous expriment :
Je ne trouvais rien, je pensais prendre n’importe quoi et je me suis dit : c’est donc bien vrai qu’il n’y a pas de travail. Je suis comme les autres ; je ne trouverai pas de travail.
J’ai mal vécu mon chômage. Je ne pouvais pas m’asseoir pour lire. Je n’étais jamais bien à la maison. J’allais tous les jours à l’ANPE. Pendant longtemps j’ai pris des somnifères. Je n’étais plus de nulle part, je n’avais de liens avec personne, j’avais honte de dire que j’étais au chômage.
Faire une heure ici, une heure là, travail et horaires irréguliers avec trois employeurs. Je suis comme éclatée.
Il nous semble que dans ces lieux, ces situations, les religieux, les religieuses peuvent encore aujourd’hui être des prophètes !
Le travail salarié, privilège ou droit pour tous ?
Le travail salarié, la lutte collective, c’est aussi ne pas se satisfaire d’une société qui fabrique le chômage, la précarité, en se disant : « C’est inéluctable ».
On cesse alors de contester les causes de ces situations et on est là pour « colmater les brèches », pour donner bonne conscience aux pouvoirs publics.
Sans doute le combat à long terme ne résout-il pas la question de ceux qui ont faim aujourd’hui, mais il y a une manière d’être avec les plus démunis qui les humilie en les maintenant dans la dépendance de ceux qui possèdent.
Ne faut-il pas lutter sans relâche, pour qu’ils aient les moyens de leur subsistance ? Ne pas considérer le salariat comme un privilège mais comme un droit pour tous. Ceux qui mènent un combat collectif à l’intérieur de ce salariat rappellent la dignité de l’homme, la font advenir, et par là, permettent un peu d’espoir pour tous.
Là où nous sommes, nous ne nous contentons pas de nous pencher sur les pauvres, mais nous essayons, avec nos organisations, d’analyser les causes et d’apporter des solutions sans doute bancales mais qui permettent de répondre aussi à l’immédiat.
Quelques exemples :
- une association (conforme à la Loi de 1901) mise en place par des militants syndicaux (nous y sommes présentes) pour prendre en compte la formation des femmes les plus défavorisées ;
- une association pour les chômeurs de longue durée ;
- dans la lutte pour l’emploi, l’une de nous fait l’expérience du prix à payer pour « reprendre » avec d’autres l’entreprise, et éviter trente chômeurs supplémentaires : « Mon boulot : trouver la matière première la moins chère, à qualité égale, pour ne pas rogner sur la main d’œuvre. La boîte ne tient que parce qu’on est là » ;
- la bagarre que nous menons pour transformer les contrats partiels en contrats à durée déterminée.
L’avenir de la vie religieuse apostolique ne se joue-t-il pas là aussi où des religieuses permettent un avenir pour des gens ?
Qui fera vivre nos Congrégations ?
Les Congrégations inventant de nouvelles œuvres, même « légères », risquent d’être encore les riches qui donnent et maintiennent les pauvres dans une dépendance qui les humilie.
Croyons-nous à l’originalité d’une immersion dans la classe ouvrière ? Il ne s’agit pas de vivre la pauvreté en donnant ce que nous avons en trop, mais de la vivre en n’ayant pas la maîtrise de notre vie, de la vie des autres, de l’action pour que tous vivent.
Par le mouvement ouvrier, nous entrons dans un mouvement qui nous précède, un mouvement qui cherche de nouvelles formes d’action pour répondre aux situations d’aujourd’hui, un mouvement dans lequel nous pouvons être actives pour inventer des manières de prendre en compte les « nouvelles pauvretés ».
Pouvons-nous aujourd’hui quitter le salariat sans nous poser la question de l’avenir ? Qui fera vivre nos Congrégations ? Le salariat nous rend libres. De qui dépendrons-nous si nous ré-instituons le bénévolat ?
Dans ce sens, l’histoire de nos Instituts n’a pas eu que des périodes glorieuses. Nous risquons de dépendre de ceux qui ont la richesse, donc le pouvoir, de ceux qui briment le pauvre et ne font rien pour qu’il puisse se mettre debout et dire sa propre parole.
Conclusion
Alors, « le religieux en profession salariée, une figure dépassée » ? Il nous semble que c’est une affirmation hâtive.
Nous acceptons d’entendre la question au lieu où nous sommes, mais nous refusons qu’elle soit posée en termes d’alternative : ou le travail salarié, ou la solidarité avec les pauvres.
Nous disons aujourd’hui que nous croyons à notre place de religieuses et à notre mission dans le salariat, une mission qui nous amène à rencontrer en vérité les pauvres. Même si dans le salariat nous ne sommes pas avec les personnes « totalement démunies », mais plutôt avec les « gens modestes », les « petites gens », nous ne choisissons pas la facilité, nous semble-t-il. De plus il ne faut pas oublier l’insertion de nos communautés, qui rejoignent, nous l’affirmons, les plus démunis, et de toutes celles qui font exister les permanences-précarité et les clubs d’enfants défavorisés.
Notre mission est peut-être de continuer à faire, de ces lieux de vie nouveaux pour nous, des lieux où nous essayons de rencontrer Dieu et où nous allons à la rencontre des travailleurs, des chômeurs, comme un signe de la Passion de Dieu venant à leur rencontre avec, au cœur, l’Amour « inutile » de Dieu.
14, rue de Kerlan-Vian
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