Accompagnement et croissance spirituelle dans la vie consacrée
Claude Viard, s.j.
N°1988-6 • Novembre 1988
| P. 346-359 |
Parler de l’accompagnement spirituel dans le cadre de la vie consacrée, c’est évoquer un contexte nouveau qui suppose plusieurs conditions : l’exigence de croissance passe par la culture biblique et spirituelle, et l’intégration personnelle demande le discernement de certaines étapes que les données de la psychologie peuvent éclairer. Le service de l’accompagnement devient langage de liberté et joie de la désappropriation au prix du respect de tels enjeux.
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Me proposant de parler de l’accompagnement spirituel dans le cadre de la vie consacrée, je commence, en guise d’introduction, par deux courtes réflexions, l’une sur la vie consacrée et l’autre, sur l’accompagnement.
La vie consacrée. C’est le cadre retenu pour situer ici l’accompagnement spirituel, qui certes déborde ces limites. L’expression évoque de façon générale tout projet de vie poursuivi de façon stable dans le cadre d’un institut religieux ou de vie apostolique ou séculier, etc., c’est-à-dire un projet de vie évangélique qui engage un type particulier de rapports à l’existence et à ses conditions. Or ce type de rapports touche aux expressions du vouloir vivre humain fondamental, autrement dit au domaine des pulsions fondamentales : le besoin d’avoir, le besoin d’aimer, le besoin de pouvoir. Un choix est fait par une personne, au nom de l’Évangile, au nom du Christ, qui la conduit à mobiliser ses forces vives, à investir en priorité son dynamisme vital dans une direction privilégiée pour « suivre le Christ », et, ce faisant, se donner à Dieu et aux autres. Cet engagement qui conduit à exister d’une certaine manière, qui touche aux racines profondes de l’être dans la manière de se rapporter aux choses et aux autres, est pris au nom de la foi, autrement dit au nom d’une non-évidence qui dit sa fragilité. Ainsi au cœur de ce projet de vie, l’enjeu humain redouble en quelque sorte l’enjeu spirituel et engage des problèmes spécifiques de croissance spirituelle. De par même son enracinement humain, brièvement évoqué ici, le projet de vie consacrée, quelles qu’en soient les formes canoniques, a des exigences précises et donc des besoins et comme des impératifs qui sont à prendre en charge dans l’accompagnement spirituel, si l’on veut que celui-ci soit au service d’une vraie croissance spirituelle – qui soit aussi croissance humaine et non régression.
L’accompagnement spirituel. L’expression fait fortune aujourd’hui, remplaçant des expressions plus anciennes comme direction spirituelle, etc. Ce changement est le témoin d’une certaine évolution, qui correspond pour une part aux modifications intervenues, depuis une vingtaine d’années, dans les conditions et le contexte du projet de vie consacrée. Il fut un temps où, par exemple, la confession fréquente jouait pour beaucoup de religieuses un certain rôle de direction spirituelle. Mais il n’est pas sûr que dans le même temps la parole personnelle était suffisamment favorisée, c’est-à-dire la parole sur sa propre expérience spirituelle.
Il y a vingt ans, les retraites annuelles de religieuses se faisaient en groupes nombreux et compacts, sous une forme qui ne prévoyait pas forcément l’expression d’une parole personnelle sur l’expérience en cours. Et dans l’exercice d’un tel ministère de retraites, ou en d’autres occasions, on pouvait rencontrer des personnes qui avaient une parole assez pauvre sur leur expérience pourtant riche, ou qui avouaient se confier ainsi personnellement sur leur expérience pour la première fois depuis des années. Depuis lors, une certaine évolution a eu lieu. On a vu se développer à l’intérieur de certaines congrégations le service fraternel de l’accompagnement. On observe chez des jeunes religieux ou religieuses la capacité de rendre compte, assez tôt, d’une expérience spirituelle commencée. De nouveaux types de retraites annuelles ont été proposés, aux auditoires moins nombreux et qui permettent un accompagnement au sein même de l’itinéraire proposé. Et dans le même mouvement des sessions de formation à l’accompagnement sont programmées avec une certaine insistance. Ce genre de propositions, qui ne va pas parfois sans une certaine inflation, semble correspondre à un besoin. Et dans les discours généralement tenus, on met l’accent sur le sens de la parole et de l’écoute avec tout ce que cela comporte d’exigences. En cela, on perçoit d’ailleurs l’impact des études et de la réflexion contemporaines sur la parole et l’écoute, sur la relation interpersonnelle, dans des professions étrangères elles-mêmes au secteur religieux, comme sont les professions des travailleurs sociaux.
Nous nous trouvons donc dans un contexte où la prise au sérieux des conditions du dialogue interpersonnel est une chance pour l’approfondissement des enjeux de l’accompagnement spirituel lui-même. Mais accompagner une personne engagée dans un projet de vie consacrée, être au service de sa croissance spirituelle, ne consiste pas seulement à se mettre en position d’écoute ni à mettre l’autre en position de s’exprimer personnellement. Il faut aller plus loin en ayant conscience des véritables enjeux de la vie consacrée, ce qui invite à se référer à certains paramètres et à tenir compte de certains facteurs. Sans prétendre être complet, j’ai retenu sept points que je vais développer dans cette perspective : le chemin spirituel de croissance, dans un projet de vie consacrée, ne va pas sans le souci d’une cohérence (1), ni sans culture biblique (2), ni sans culture spirituelle (3) ; il passe par l’intégration de toute la vie (4), ce qui suppose aussi le discernement spirituel (5) ; il serait intéressant de le considérer comme articulé en deux étapes, l’une plus pratique, l’autre plus contemplative (6) ; enfin les données de la psychologie aident à parler de ce chemin (7).
Croissance et cohérence
L’aventure spirituelle, dans la vie consacrée comme dans toute vie chrétienne, est de l’ordre de la vie, c’est-à-dire que son enjeu est de croissance. Il y a donc des étapes à franchir, des crises à traverser. Mais cette aventure se vit aussi au sein d’un groupe constitué où la foi est reçue dans une tradition et où l’expérience spirituelle est vécue avec des résonances et des consonances propres. Autrement dit, l’expérience proposée ne va pas sans une certaine cohérence, qui à la fois informe et rend féconde la croissance. Chaque groupe a un projet qui traduit une manière de vivre l’Évangile et qui s’exprime dans des choix caractéristiques de la manière de s’impliquer dans l’existence, de se rapporter au groupe et au monde, de rendre un culte à Dieu au coeur de cette existence et par cette existence même. Vivre et grandir spirituellement – selon l’Esprit – dans ce type d’existence, passe ainsi par une cohérence qui a révélé sa fécondité dans le fait même de donner naissance à un groupe capable de soutenir le projet de consécration de ses membres.
Dans ces conditions, les moyens à mettre en œuvre pour vivre le projet de vie consacrée ne sont pas une espèce de fourre-tout, dans lequel on puiserait selon les besoins et les modes du moment. Il ne s’agit donc pas de vouloir tout vivre, de choisir n’importe quoi ou n’importe comment, mais bien de se servir de certains moyens de préférence à d’autres, parce qu’ils prennent sens dans le tout qu’ils forment, unis à d’autres avec lesquels ils sont en cohérence. Ainsi, par exemple, la prière chorale du moine s’articule dans un ensemble qui comporte aussi bien le rythme d’une journée proche de celui de la nature que la stabilité dans un même lieu, la part donnée au travail en même temps qu’à la lectio divina, qui permet l’intériorisation de la parole de Dieu. Autre est la manière monastique de prier, autre celle du religieux en plein vent ; et même si ce religieux pratique alors la prière chorale, entre autres moyens, il ne se retrouve pas identiquement dans la situation du moine. Les moyens auxquels recourt tel religieux sont-ils bien en cohérence avec ce qui est au cœur de son projet de vie ? Voilà une question à lui poser, pour lui épargner les désillusions, les courses vaines, les dispersions inutiles, les écartèlements qui finissent par provoquer des épuisements [1].
Culture biblique
L’engagement de vie consacrée, vie à la suite du Christ, comporte un investissement de toutes les forces vives de l’être humain qui n’a, en définitive, son fondement dernier que dans la foi, et la foi au Christ. Or nous sommes dans un monde – du moins en ce qui concerne notre monde occidental – où cette foi est mise à rude épreuve. Cette situation postule plus que jamais de se donner les moyens de vivre une foi qui ait un contenu solide et qui plonge ses racines dans un véritable humus. En effet, quand on parle de la foi au Christ, une question légitime est à poser que Jésus posait déjà à ses disciples : « Mais pour vous qui suis-je ? » (Mt 16,15). L’expérience religieuse ne va pas sans un contenu objectif, un élément cognitif. La ferveur, l’expérience du senti, qui semble parfois prendre de l’importance ici ou là aujourd’hui, ne remplace pas l’objectivité nécessaire du contenu de la foi.
Or le contenu de la foi au Christ renvoie à l’humus de son histoire, à l’épaisseur en quelque sorte de son histoire, telle qu’elle a été reçue à l’origine et s’est développée dans la réflexion croyante qui a fait travailler le rapport entre le Nouveau et l’Ancien Testament. L’intelligence chrétienne du mystère du Christ ne va pas sans refaire en quelque sorte le chemin de la foi elle-même en son origine, sans découvrir et comprendre comment Jésus accomplit les figures de l’Ancien Testament, en en révélant le sens dernier. Mais on ne peut entrer en profondeur dans ce mouvement de la foi sans avoir fréquenté ces figures dans les contextes où elles ont joué leur rôle premier. Comment entrer, par exemple, dans l’intelligence de l’« Agneau de Dieu » sans connaître le contenu de cette figure de l’Ancien Testament ? Comment être introduit à toute la dimension de la messianité de Jésus et comprendre le drame de la Passion, sans connaître le contenu des figures messianiques de l’Ancien Testament et la transformation que Jésus leur a fait subir ? Le croyant d’aujourd’hui, et donc à plus forte raison celui qui mise le tout de sa vie sur la foi au Christ, est dans la situation des disciples que Jésus enseignait après sa résurrection pour les faire accéder à la foi pascale : « Telles sont bien les choses que je vous ai dites quand j’étais encore avec vous : il faut que s’accomplisse tout ce qui est écrit de moi dans la Loi, les Prophètes et les Psaumes. Alors il leur ouvrit l’esprit à l’intelligence des Écritures » (Lc 22,44-45).
L’accompagnement spirituel ne va pas sans ce souci de l’ouverture de l’esprit à l’intelligence des Écritures.
Culture spirituelle
Je veux évoquer ici le rôle du contact bénéfique avec des auteurs spirituels. C’est le contact avec des témoins qui ont été capables de transmettre quelque chose de leur expérience de foi, de leur itinéraire de croissance dans la vie selon l’Esprit. La fréquentation de tels auteurs est nécessaire, mais est-elle toujours possible ? Ce n’est pas évident. Il ne suffit pas de recommander la lecture des auteurs spirituels, encore faut-il penser aux moyens à mettre en œuvre pour rendre cette lecture possible et réellement bénéfique, des moyens qui permettent de franchir la distance culturelle qui nous sépare de bien de ces auteurs, qui cependant ne doit pas nous faire renoncer à recueillir leur témoignage, lequel est aussi un héritage. Certes, ce n’est pas ceux et celles qui accompagnent qui auront à faire ce travail – des ouvrages d’initiation existent, des sessions peuvent être organisées... –, mais encore faut-il qu’ils soient conscients de l’enjeu de cette culture spirituelle nécessaire à ceux et à celles qui, aujourd’hui, se risquent dans l’aventure de ceux qui les ont précédés. Un héritage précieux est là qui, dans les richesses de la tradition spirituelle, élargit les horizons, nourrit le désir, indique des perspectives fondamentales, fait comprendre la fécondité toujours renouvelée de l’unique Esprit. Un héritage dont on est redevable à ceux et à celles qu’on prétend aider dans leur chemin de croissance spirituelle. Mais, en parlant d’héritage, me revient ce mot d’André Malraux : « L’héritage ne se transmet pas, il se conquiert. [2] »
L’intégration de toute la vie
Le lieu de l’expérience et donc de la croissance spirituelles est l’existence prise dans sa totalité avec tous ses enjeux. Certes dans cette existence, la prière a sa place. Elle requiert du temps et un investissement précieux. Elle est donc un lieu d’expérience spirituelle, un lieu et aussi un moyen de croissance spirituelle. Mais elle n’est pas à elle seule ce lieu. Le défi de la vie consacrée se joue en effet dans la totalité de l’existence, qui est existence corporelle. C’est en effet avec ce que son corps fait de lui, avec le besoin d’avoir, d’aimer, de pouvoir, et donc avec sa vulnérabilité et à la faveur de ses rapports multiples aux autres et aux choses, que celui qui a voué sa vie au Christ vit son engagement évangélique. Son projet de vie, avec les défis qu’il comporte, se développe ainsi dans les responsabilités exercées, dans les services assumés, dans les actions menées, etc., et, dans le même mouvement, lui fait rencontrer l’épreuve du silence d’un monde étranger à la foi comme le soutien des élans partagés avec d’autres.
Dans ce qui tisse ainsi l’existence de la personne consacrée, qu’est-ce qui est source de vie, d’édification ? Qu’est-ce qui est davantage expression de vie livrée ? Qu’est-ce qui est lieu de tristesse, occasion de repliement sur soi, cause de stérilité ? Autrement dit, qu’est-ce qui se passe là, dans l’épaisseur de son existence humaine, pour cet homme ou cette femme qui poursuit son projet de vie consacrée ? Qu’est-ce qui lui arrive, au cœur de son existence, qui concerne son projet ? Poser des questions de ce genre et dans cette perspective, c’est tout simplement parler de discernement spirituel, en rappelant que la démarche de celui-ci commence par une prise de conscience, qui ne va pas sans une attention précise portée à ce qui arrive dans le plus humble quotidien. Ce qui revient à dire que l’accompagnateur est au service de cette prise de conscience. En écoutant l’autre, il est en position de l’aider à prendre conscience de ce qui lui est arrivé au cœur de son existence. Cette aide est précieuse, car il arrive parfois que quelqu’un vive quelque chose d’essentiel dans l’ordre de son engagement radical, comme sans s’en apercevoir. Il s’agit bien d’aider l’autre à ressaisir son existence et le tout de son existence comme lieu de sa vie livrée à Dieu et aux autres, donc comme le lieu de sa croissance spirituelle et de la fécondité de son engagement.
Le discernement spirituel
Je viens d’évoquer le discernement spirituel. Je propose ici quelques réflexions d’ordre pratique pour le situer dans l’accompagnement spirituel et pour rappeler, dans le même mouvement, que le discernement n’est pas une simple analyse de situation mais qu’il comporte toujours une interprétation de sens ou un jugement. C’est-à-dire qu’il s’agit d’opérer une lecture ou une relecture de ce qui a été vécu, afin de pouvoir repérer ce qui est de l’ordre de la croissance spirituelle, ce qui a été source de vie, de croissance dans le sens de l’ouverture à Dieu et, à l’opposé, ce qui a été lieu de tristesse, occasion de régression dans le sens du refus ou de l’oubli de Dieu. En d’autres termes, en cette prière comme en cette rencontre ou initiative ou entreprise, quelle inspiration – quel « esprit » – a été à l’œuvre ? Et l’inspiration se révèle souvent aux signes qu’elle laisse d’elle-même, signes de vie, de croissance, qui sont pacifiants, unifiants et, à l’opposé, signes de régression, de mort, qui sont attristants, déstabilisants, déprimants. Ainsi la lecture qui met en œuvre le discernement spirituel est-elle lecture du sens ; c’est pourquoi j’aime l’appeler aussi « lecture spirituelle » de l’existence.
Parler du discernement spirituel, c’est aussi évoquer le repérage des illusions et des pièges de la générosité, qui guettent souvent celui qui est dans une phase de croissance spirituelle ou engagé dans le chemin de ferveur ouvert par la conversion. Ce sont les excès de zèle sous prétexte de bien et, davantage, de mieux, sous lesquels se cache la tentation de vouloir faire les choses, et ses propres progrès, par soi-même. Ce sont là des pièges bien connus des anciens maîtres spirituels ; dans les premiers milieux monastiques, on voit se développer très tôt les mises en garde contre le manque de « discrétion », c’est-à-dire tout simplement le manque de discernement dans la manière de viser le progrès spirituel tant dans la conduite de sa propre vie que dans l’action auprès des autres.
Enfin le discernement spirituel, c’est la réalité du combat spirituel. Chacun, dans son chemin de croissance spirituelle, est amené à reconnaître un lieu, dans le domaine de sa vie personnelle ou dans celui de son engagement apostolique, où l’enjeu de sa fidélité au don de Dieu est davantage engagé. Lieu où il peut être davantage piégé ou se piéger lui-même, parce qu’il y va de sa capacité à se laisser déprendre de lui-même pour s’en remettre à Dieu. Ce lieu n’est pas forcément son point faible, qu’il a appris à connaître et au sujet duquel il a pu faire l’expérience de la miséricorde de Dieu, mais parfois tout simplement son point fort, ses qualités, ses réussites, dans lesquelles il risque de se complaire, au vu desquelles il croit être arrivé, au nom desquelles il s’impose aux autres, ce lieu où de toute façon, il prétend devenir auteur alors qu’il n’y a de croissance spirituelle comme de fécondité apostolique que reçue. Il importe beaucoup que le repérage du lieu du combat spirituel fasse partie de l’accompagnement spirituel.
Le discernement spirituel, au total, est lecture qui repère le sens au long de l’itinéraire spirituel, il est ouverture à l’action de Dieu en même temps qu’attention portée aux obstacles qui contrecarrent cette ouverture. Il demande foi et prière, parce qu’il est grâce à accueillir en même temps qu’effort patient dans le travail de prise de conscience. Rappeler cette dimension spirituelle du discernement, qui s’accompagne de prière, qui est prière, c’est le distinguer nettement de certaines simplifications qui le réduisent bien rapidement à une simple analyse de situation, à une brève réflexion qui accompagne une décision sans que soit analysé le chemin intérieur ambigu qui conduit à celle-ci.
Deux étapes d’un chemin de croissance
En lisant les anciens auteurs de la tradition spirituelle, tel Jean Cassien (IVe -Ve siècles), héritier d’Evagre le Pontique (IVe siècle), on voit qu’ils distinguaient comme deux étapes dans l’itinéraire spirituel du moine, deux étapes articulées entre elles. La première étape, la « vie pratique », est celle de l’ascèse. Elle est consacrée à la purification du coeur ; le moine y apprend à se connaître, à lutter contre les mauvaises pensées, en discernant l’origine et le sens des multiples pensées et désirs qui l’habitent, en même temps qu’il tend à l’acquisition des vertus, entre autres par la fréquentation assidue des Écritures. La deuxième étape, préparée par la première, est connaissance ou contemplation. Elle est plus de passivité et conduit le moine à l’union à Dieu dans l’accueil de son amour prévenant. Cet itinéraire est bien exprimé, par exemple, par ces mots de Cassien : « La fin de toute la perfection est de faire en sorte que l’âme, se dépouillant tous les jours de tout ce qu’elle a de charnel et de terrestre, s’élève sans cesse de plus en plus vers les choses spirituelles, jusqu’à ce que toutes ses œuvres, toutes ses pensées et tous les mouvements de son cœur ne deviennent qu’une unique et continuelle prière » (Conférences, X, 7).
Je fais ici, au risque de simplifications abusives, cette rapide évocation de ce schéma de parcours en deux étapes, « vie pratique » - « contemplation », parce qu’il me semble que nous pouvons nous réapproprier quelque chose de ce qu’il indique en matière de pédagogie spirituelle ; quelque chose qui soit une aide pour baliser aujourd’hui un chemin de croissance spirituelle dans la vie consacrée.
Dans cette perspective, je risque quelques suggestions. Il y a de toute façon une première étape dans toute expérience de vie consacrée, et qui mériterait bien l’appellation de « vie pratique ». En effet, elle requiert du sujet un vrai travail sur soi : travail de connaissance de soi, de ses propres fonctionnements, pour apprendre à ne pas se laisser piéger, à connaître le fond de son cœur. C’est un travail qui conduit à la structuration de la personne. C’est encore un travail nécessaire pour entrer dans une véritable autonomie, qui est liberté et libération vis-à-vis de bien des dépendances, comme celles de l’opinion d’autrui, des modes environnantes, etc. C’est enfin un travail d’abnégation, au sens de se découvrir et de se vivre reçu d’un Autre tant dans son histoire que dans son projet de vie consacrée. Parler ainsi de travail avec une certaine insistance, sous les diverses formes évoquées, qui d’ailleurs ne sont pas limitatives, c’est une manière pour moi de parler de l’ascèse qui précisément marque pédagogiquement cette première étape. « L’ascèse, disait Jean-Claude Guy, c’est un travail qui transforme un matériau brut en œuvre d’art. » Il y place ainsi dans cette première étape à ce travail de transformation qu’exprime le terme d’ascèse, avec aussi ce que ce terme évoque d’engagement personnel, d’investissement décidé. Parlant d’investissement personnel, je préfère cependant mettre l’accent, en ce qui concerne l’ascèse, plus sur le sens de travail de transformation que sur celui d’effort, parce que le travail avec son sens de transformation rejoint le sens profond de la conversion. Certes il s’agit bien pour la personne de s’engager dans ce travail sur elle-même, mais c’est, en définitive, pour se laisser convertir, c’est-à-dire modeler par un Autre.
Ce travail ainsi évoqué est au service de l’entrée dans la deuxième étape, celle de la « contemplation ». Il s’agit, pour la personne engagée dans la vie consacrée, de devenir de plus en plus apte à vivre selon la grâce de Dieu dans toute son existence, quelles qu’en soient les formes canoniques, la consécration précisément. Or l’expression de cette consécration, c’est tout simplement l’existence vécue comme livrée à Dieu, devenue –du moins tendant à devenir – « culte spirituel » rendu à Dieu, selon l’expression de saint Paul dans l’épître aux Romains (12,1). Rendre par toute sa vie un culte à Dieu, c’est aussi bien accéder à la contemplation : vivre ses responsabilités, ses entreprises, son action, sa prière, pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire reçues de Dieu, et donc, dans le même mouvement contempler en tout cela l’œuvre de Dieu. Vivre la contemplation, c’est viser à faire de tout son être, prière et action, le langage de l’offrande et, dans le même mouvement, reconnaître le don de Dieu. C’est se recevoir en s’offrant et s’offrir comme reçu.
Ce schéma « vie pratique » - « contemplation » permet en outre de sortir de ce qu’il y a parfois de stérilisant et de caricatural dans la manière courante de parler d’une « vie religieuse active » opposée à « vie religieuse contemplative ». L’usage de ces épithètes « active » et « contemplative » ainsi mises en opposition pour distinguer diverses formes de vie religieuse, n’est pas très heureux. Il est plus conforme à la réalité de parler de vie érémitique, de vie monastique, de vie canoniale, etc. Quant à être contemplatif, toute personne engagée dans la vie consacrée est appelée à le devenir selon la mesure de la grâce de Dieu. Faisant le projet de se livrer totalement à Dieu, elle est amenée à passer d’une étape plus active – plus « pratique » – d’ascèse et de travail sur elle-même, à une étape plus contemplative, où sa vie, quelles qu’en soient les formes canoniques, le cadre, les investissements et les occupations, devient davantage prière, offrande, parce que vécue davantage comme livrée et d’abord reçue.
L’impact des données de la psychologie
Je veux évoquer ici quelques fruits que l’accompagnement spirituel peut tirer de la prise en compte des données de la psychologie contemporaine, y compris de la psychologie des profondeurs. D’ailleurs la psychologie n’a jamais été absente de la réflexion sur la vie spirituelle. Bien des auteurs de la tradition spirituelle, à commencer par les Pères du Désert, se sont montrés de fins psychologues ; et certains de leurs développements, entre autres en ce qui concerne le discernement spirituel, sont de véritables analyses psychospirituelles. M’en tenant à notre contexte culturel, je voudrais mettre en relief quelques acquis précieux pour la réflexion sur la vie spirituelle et donc sur l’accompagnement, que permet la prise en compte de ce que la recherche psychologique nous apprend sur le fonctionnement humain. Je vais procéder par quelques points successifs et davantage énumérés que développés.
- L’expérience spirituelle, qui est expérience religieuse d’un sujet humain, relève à bon droit de l’interrogation du psychologue de la religion. Un ouvrage comme celui du P. André Godin, Psychologie des expériences religieuses (Le Centurion 1981, 2ème édition 1986), est un bon témoin de ce genre d’interrogation, qui n’est pas sans apporter des éléments précieux pour approfondir, dans la culture de notre temps, les enjeux de l’expérience religieuse, sans prétendre en dire le sens dernier.
- Dans l’histoire d’une personne engagée dans la vie consacrée, et donc dans un processus de croissance, il peut se rencontrer des problèmes que l’aide spirituelle à elle seule est incapable de résoudre. Il convient que tout accompagnateur soit averti de certaines données psychologiques, pour éviter les fausses manœuvres, pour savoir se repérer et orienter, quand il le faut, vers un type d’aide qui n’est pas de sa compétence. Cela étant dit, il reste vrai que si des conseils inadaptés ou des conduites déplacées peuvent avoir des effets pathologiques, une vie spirituelle menée sainement peut avoir, elle, des effets thérapeutiques.
- Une ouverture aux données de la psychologie rend davantage sensible aux enjeux humains du projet de vie consacrée. Il convient en effet de regarder en face, par exemple, les problèmes qui sont à gérer pour vivre sainement le célibat pour le Royaume ou la relation d’obéissance, etc. Dans la même perspective il est bon aussi de réfléchir aux conditions de maturation d’une vocation, domaine où les ambiguïtés qui habitent chacun sont à prendre en compte pour aider à une meilleure expérience spirituelle.
- Cette ouverture aux données de la psychologie rend encore sensible à ce qui se joue d’ordre psychologique précisément à l’intérieur de la relation d’accompagnement elle-même. L’accompagnateur averti et sensibilisé en ce domaine comprendra mieux le sens d’un travail à faire sur lui-même qui le rendra plus apte à remplir sa fonction en sachant mieux gérer ses propres implications et mieux se situer par rapport aux demandes de l’autre. Ce faisant, dans son effort même pour respecter les exigences de la relation d’aide, il pourra faire l’expérience d’entrer dans plus de liberté spirituelle.
- Enfin la réflexion anthropologique appuyée sur les données de la psychologie présente un apport précieux pour articuler le discours toujours à reprendre sur l’expérience spirituelle, pour l’éclairer et en permettre l’intelligence dans notre culture. Je mets en relief ici quelques points dans cette perspective.
– Le rapport au passé. L’expérience spirituelle comporte une démarche essentielle, la réconciliation qui gère le rapport au passé. Il est des cas où des blessures sont là, traces d’une histoire douloureuse, qui font blocage. Parler de réconciliation ne va pas sans prendre au sérieux ce genre de blocage. Et la psychologie des profondeurs nous apprend qu’on ne peut pas en faire fi, si bien qu’elle nous aide à mieux comprendre que la réconciliation ne consiste pas à « faire comme si » le passé n’était plus là, avait été différent.
La réconciliation ne va pas sans assomption ; autrement dit, sans faire l’expérience de s’accepter en dépit du fait qu’on se sent inacceptable, ou encore sans renoncer au rêve illusoire d’une image de soi plus acceptable, plus innocente, plus réussie. Dans le respect du réel de l’expérience humaine, il s’agit bien de refuser de recouvrir la réalité de belles paroles, même évangéliques.
– Le rapport à Dieu. C’est tout le domaine des images qu’on se fait de Dieu avec les ambiguïtés inévitables qui s’y manifestent. Je renvoie ici au développement qu’André Louf a consacré à ce thème dans un article, publié dans cette revue, sur « l’accompagnement spirituel aujourd’hui », où il parle de « deux idoles de l’accompagnement spirituel » : « La première de ces idoles, c’est le Dieu qui n’est pas encore le ‘maître intérieur’ mais le ‘gendarme intérieur’. Il joue un très grand rôle dans la vie de la plupart d’entre nous. Et la seconde idole que nous avons souvent à combattre dans l’accompagnement spirituel, c’est un Dieu qui n’est encore qu’un reflet de notre propre image [3]. » Tout le développement de ce propos est à lire, il nous rejoint bien dans notre culture et, de la sorte, permet d’éclairer avec fruit le chemin spirituel du croyant dans son rapport à Dieu.
Parlant du rapport à Dieu, il y aurait aussi à réfléchir sur la notion du désir de Dieu, présente dans la réflexion de la tradition spirituelle. La recherche psychologique nous a appris à distinguer désir et besoin et donc à analyser de plus près certains discours ou certaines attitudes qui, même sous le vocabulaire du désir, reviennent à faire de Dieu une réponse à un besoin. Or c’est précisément une donnée de l’expérience spirituelle que de passer, en ce domaine comme en d’autres, du besoin au désir, ce qui ne va pas sans renoncement.
– Le renoncement. Je viens d’employer ce terme, avec lequel on n’est pas toujours à l’aise aujourd’hui. Il renvoie pourtant à une démarche qui est au cœur de l’itinéraire spirituel, et que l’on retrouve en certains passages à faire assez essentiels, qui marquent la croissance spirituelle ; tels sont ceux que j’exprime par les termes suivants : « se recevoir d’un Autre » et « accéder à l’altérité ». « Se recevoir d’un Autre », c’est une autre manière de parler de l’abnégation : accepter de n’être pas soi-même origine et, donc, renoncer à une telle prétention. Cela qui est déjà à vivre sur le plan humain, en quelque sorte, prend tout son sens sur le plan spirituel : vivre son existence comme reçue et accepter d’être sauvé – ce qui renvoie encore à la réconciliation. « Accéder à l’altérité », c’est vivre le rapport à soi-même, aux autres et à Dieu en acceptant de réaliser qu’on est soi-même autre que ce qu’on imagine ou voudrait être ; que les autres sont autres que ce qu’on voudrait, que les respecter c’est se rapporter à eux indépendamment du besoin qu’on en a ; que Dieu, en définitive, est bien autre que ce qu’on imagine et rêve. Faire ce genre de passage libérant, ne va pas non plus sans renoncement, d’autant plus radical qu’il est renoncement à des illusions, à des prétentions, à des rêves, à des images de soi, des autres et de Dieu [4].
Réfléchir aux conditions et aux facteurs d’un chemin de croissance spirituelle dans la vie consacrée – mais aussi dans la vie chrétienne –, invite à mesurer les exigences de l’accompagnement spirituel. La prise en compte de celles-ci, loin de décourager ceux et celles qui rendent ce service de l’accompagnement, devrait leur donner le goût et le désir de se former et de réfléchir à leur expérience, afin de se rendre plus aptes à la vivre au service des autres, tout en réalisant qu’elle est un lieu d’expérience spirituelle pour eux-mêmes. C’est un lieu d’action de grâce qui s’origine dans l’étonnement devant l’œuvre de l’Esprit dans les frères. C’est un lieu de désappropriation, où le respect des enjeux du service rendu peut devenir langage de liberté spirituelle et traduire la remise de soi-même à un Autre qui fait échapper à la prétention de ramener les autres à soi.
7 rue Beudant
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[1] Pour compléter cette réflexion et l’enrichir, je renvoie volontiers ici à un développement du P. Michel Rondet. Dans une conférence : « Croissance spirituelle et Institution », donnée au cours d’une session sur « La croissance spirituelle », il appelle la règle religieuse « l’expression d’une cohérence évangélique éprouvée ». Et il montre comment cette cohérence « met en relation organique quatre éléments fondamentaux » qu’il précise ainsi : « un visage du Christ vers lequel reviendront de façon privilégiée la prière et la pensée », « une forme privilégiée de service de Dieu », « une pédagogie spirituelle adaptée au but choisi », « des choix caractéristiques en harmonie avec le projet global ». Cf. La croissance spirituelle, Travaux et Conférences du Centre Sèvres n° 9, Paris 1986, 57-58.
[2] Au Congrès de la Mutualité, juin 1935, « Défense de la culture contre le fascisme », cité par Jean Lacouture, in André Malraux, Le Seuil, 183.
[3] André Louf, « L’accompagnement spirituel aujourd’hui » dans Vie Consacrée, 1980, 323-335 et 1981, 32-43 ; cette citation est extraite de l’article de 1981, 32.
[4] Pour un exposé plus développé de ce point, je me permets de renvoyer à la conférence que j’ai faite dans le cadre de la session citée dans la note 1 ; cf. op. cit., surtout 22-29.